« On tue des instituteurs » : Camus et les impératifs pédagogiques
p. 297-309
Texte intégral
Au cours des années, les lectures critiques de « l’Hôte » ont oscillé entre deux positions diamétralement opposées. D’une part, la nouvelle est conçue en termes universels d’humanité et de justice, comme le suggère cette note du critique américain English Showalter :
The Guest has nothing to teach about the Algerian conflict, except insofar as its problems were those of all conflicts, in all ages and in all places, between all sorts of people and for all sorts of reasons1.
1D’autre part, selon le critique algérien Tayeb Bouguerra :
Historiquement située par rapport à la révolution algérienne, la nouvelle « L’Hôte » constitue l’armature anecdotique, le support d’une allocution d’ordre politique ayant pour objet de présenter « la question algérienne » et de définir la position symbolique d’Albert Camus vis-à-vis du « problème algérien »2.
2Peut-on évacuer l’ambiguïté politique de cette nouvelle à la manière de Showalter ? Faut-il saturer le texte littéraire de connotations politiques comme le fait Bouguerra ? Qu’on veuille l’admettre ou non, la question algérienne a fini par imprégner même les textes littéraires de Camus. Depuis l’essor du postcolonial dans le domaine littéraire, on ne peut plus séparer le littéraire du politique, et encore moins l’universel du local, l’humaniste de l’ethnocentrique. Le chapitre consacré à Camus dans Culture et impérialisme d’Edward Said est exemplaire à cet égard. Auparavant les textes littéraires de Camus restaient indemnes même si ses textes politiques étaient fort attaqués. Bref, on finissait par tolérer Camus l’écrivain humaniste ou universel, tout en attaquant Camus le penseur philosophique et politique. Depuis la vogue du postcolonial, on ne fait plus cette distinction. Le texte littéraire est devenu aussi suspect que le texte politique. Dans ses meilleures instances, la critique postcoloniale nous permet de mieux contextualiser la littérature par rapport à l’histoire et d’autres disciplines ; dans le pire des cas, elle reprend certains schémas du réalisme socialiste des années 50, contre lesquels Camus avait tellement lutté3. L’écrivain colonial prend la place de l’écrivain bourgeois comme cible de la critique progressiste.
3Malgré des interprétations aussi contradictoires que celles de Bouguerra et Showalter, de nombreux critiques semblent s’accorder sur le fait que les « Arabes » occupent une place beaucoup plus marquante dans « l’Hôte », « La femme adultère », et « Les muets ». nouvelles composées entre 1952 et 56, que dans les textes fictifs antérieurs de Camus4. Sans doute, les Arabes arrivent au premier plan, ne serait-ce que, d’après Bouguerra, parce qu’ils ne peuvent plus être ignorés par les Français d’Algérie depuis qu’ils sont devenus des interlocuteurs politiques grâce à la révolution (116, 148). Cela ne veut pas dire que Camus a négligé les Arabes dans ses écrits antérieurs. Il suffit de penser à ses textes pionniers, dont « Misère de la Kabylie », publiés dans Alger-Républicain à la fin des années 30, bien avant que Sartre et d’autres intellectuels français « découvrent » l’Algérie. Peu après, en 1942, Camus a publié L’Étranger où les Arabes n’avaient pas du tout le même statut que dans les textes journalistiques d’Alger-Républicaitv5. Étant donné sa préoccupation pour le sort des Arabes (ou du moins les Kabyles) dans son écriture journalistique, on peut certainement se poser des questions sur leur curieuse représentation dans l’espace romanesque. Pourquoi existent-ils des différences aussi frappantes entre l’écriture romanesque et l’écriture journalistique ? Quels rôles différents jouent-elles ? Quelles différences existent entre les obligations professionnelles du journaliste et la liberté artistique de l’écrivain ? D’autre part, vu que Camus a publié ses réflexions politiques sur l’Algérie dans Actuelles III, un ouvrage qui a été entouré d’un silence glacial lors de sa parution en 1958, pourquoi persister à déterrer des sous-entendus politiques.dans les nouvelles de L’Exil et le royaume, publiées presqu’en même temps (1957) que les écrits politiques ? On peut déjà donner deux réponses. Premièrement, parce que les Arabes occupent enfin un espace fictif réservé jusqu’ici aux Français d’Algérie. Deuxièmement, quoique certains critiques comme Bouguerra lisent la fiction de cette période à la lumière de Chroniques algériennes, les textes politiques et littéraires ne fournissent pas la même lecture de l’Algérie des années 50. Je soutiens que « L’Hôte » met en jeu – de manière dynamique – certaines questions que les textes politiques de l’époque n’arrivent pas à résoudre. Il ne faut pas oublier que « la ligne qui divise la révolution de la réaction dans le domaine culturel n’est pas la même que celle en politique6. » Et si la ligne qui divise en culture était plus pertinente ? La politique peut-elle être éclairée par les choix culturels qui sont là « dans son ombre, dans ses marges7 » Qu’est-ce que la poétique d’un écrivain peut nous enseigner au sujet de sa politique que cette dernière ne révèle pas nécessairement ?
4Sans négliger les lectures critiques précédentes, qu’elles mettent l’accent sur l’écrivain universel (Showalter) ou local (Bouguerra) – toutes deux valables – je voudrais toutefois placer la nouvelle dans un autre contexte critique informé non seulement par le fait que Camus amène un Arabe à l’avant-scène de l’histoire, mais qu’il donne aussi un nouveau rôle à son protagoniste Daru, un Français d’Algérie. Les études critiques n’ont pas suffisamment mis en relief le rôle capital joué par l’instituteur et l’école coloniale dans cette histoire. Car l’école finit non seulement par encadrer les grands soucis politiques de l’époque, mais aussi par démêler les contradictions de la position libérale soutenue par Camus. J’insisterai sur cette dimension de la nouvelle en m’appuyant sur une réalité historique et une préoccupation littéraire.
5Commençons par cette dernière. L’école coloniale joue un rôle fondamental dans les romans de la « Génération de 52 », c’est-à-dire les écrivains maghrébins autochtones qui ont commencé à écrire et se faire publier au début des années 50, anticipant de peu les grands bouleversements politiques de l’époque. On pourrait même dire qu’une révolution littéraire a précédé ou accompagné une révolution politique. L’école coloniale est au centre de La Grande maison de Mohammed Dib, Le Passé simple de Driss Chraïbi, Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun, et La Statue de sel d’Albert Memmi. Tout comme la « Génération de 52 », Camus se sert de l’école coloniale pour exprimer son désarroi face aux événements des années 50. Mais si l’école marque un début pour la « Génération de 52 »– car elle initie l’auteur maghrébin à la langue et la culture françaises et devient par conséquent un symbole chargé pour cette génération littéraire émergente – pour Camus, elle signale une fin pénible. Cependant, elle établit un point de rencontre. Une nouvelle génération littéraire naît là où l’ancienne meure. Camus serait-il donc le dernier grand écrivain français d’Algérie ?
6Dans « La littérature algérienne », essai publié en 1957 dans la Revue française, Feraoun décrit la naissance de sa vocation littéraire par rapport à l’image de l’instituteur qui regarde impuissant et le cœur serré l’Arabe qui se dirige vers la prison. Feraoun prétend que cet instituteur impuissant représente les écrivains européens tels que Marcel Moussy et Camus. Au lieu de critiquer ces écrivains pour leur représentation défaillante des Algériens, Feraoun, foncièrement généreux et tolérant écrit :
Ainsi ce refus délibéré de témoigner en notre faveur, qui peut paraître de prime abord décevant et immérité, trouve sa justification dans une honorable pudeur beaucoup plus que dans une prudente réserve. En tout cas, il a fait naître des vocations en nous encourageant à témoigner à notre tour et pour notre compte. Tout s’est passé comme si les écrivains d’origine européenne nous avaient conviés à une confession sans réticence, après nous avoir fait entendre la leur, afin que cet assaut de franchise fut l’éclatante affirmation d’une fraternité indestructible qu’il suffirait ensuite de traduire loyalement dans les faits. Et c’était là, notre espoir...8
7Un espoir qui n’allait guère se réaliser, comme l’assassinat abominable de Feraoun n’a fait que renforcer.
8Je voudrais aussi considérer le lieu fondamental occupé par l’école coloniale dans la littérature de l’Afrique du Nord par rapport à la réalité historique suivante : parmi les toutes premières victimes de la révolution algérienne, au milieu de ces bavures qui ont fini par toucher des civils, il y a un instituteur français, un enseignant de l’école primaire âgé de 23 ans qui s’appelle Guy Monnerot ; et parmi les dernières victimes de la guerre nous trouvons un instituteur kabyle, Feraoun, fusillé douze fois par l’OAS le 15 mars 19629. Un instituteur libéral de France est tué soi-disant par hasard par le FLN – qui cherche à rompre toutes relations avec la métropole en déclenchant une révolution ; un instituteur kabyle modéré (et cinq autres Inspecteurs des Centres Sociaux Educatifs dont trois Français et deux Algériens) est intentionnellement assassiné par l’OAS quelques jours avant la signature des accords d’Évian. Que dire d’une révolution dont le sang sacrificiel au début et à la fin appartient à des instituteurs – qu’ils soient Français ou Algériens ? Quel est le rapport conflictuel de l’instituteur à la révolution ? Certes le FLN n’avait rien à apprendre d’un jeune français libéral. D’autre part, l’OAS ne souhaitait guère admettre un Algérien à la « mission civilisatrice » française.
9Camus a certainement compris l’importance de la mission civilisatrice dont il a bénéficié lui aussi en tant que « pupille de la nation », même s’il ne pouvait pas prévoir les assassinats des instituteurs au début et à la fin de la révolution. Cependant, il partage, de manière troublante, avec les assassins à qui il s’opposait, c’est-à-dire à la fois avec le FLN et l’OAS, situés aux pôles opposés de l’éventail politique, mais tout de même réunis par une violence commune, une reconnaissance de l’importance stratégique de l’école dans la société civile, et plus particulièrement l’école coloniale dans l’histoire de la colonisation française. C’est peut-être ce terrain commun qui nous permettra de comprendre pourquoi Camus a choisi un instituteur comme protagoniste pour exprimer l’angoisse profonde qu’il ressentait au début des années 50. Ceci explique peut être aussi pourquoi un instituteur doit administrer la justice. C’est-à-dire, en termes gramsciens, Camus nous donne un protagoniste à qui l’on demande de franchir la ligne entre la société civile et la société politique. Car dans « L’Hôte », l’école devient une prison et un lieu d’exécution éventuelle : « Tu as livré notre frère. Tu paieras »10 est une inscription sur le tableau noir. On ne saura jamais qui exactement a écrit cette phrase. Un « silence de craie » cerne Daru comme il cernera Feraoun11. Car Feraoun et ses collègues ont été assassinés à Château-Royal, le centre du CSE, une organisation dont le but était la scolarisation totale de l’Algérie et qui avait été menacée pendant des années par les supporters extrêmes de l’Algérie française.
10Camus connaissait trop bien les dangers de l’endoctrinement implicite au projet pédagogique. Dans son message de mai 1954 au « Comité pour l’amnistie aux condamnés politiques d’outre-mer » il demande s’il est « possible de prétendre au titre d’instituteur de civilisation lorsqu’on se présente avec la Déclaration des droits de l’homme dans la main gauche et, dans la main droite, le gourdin de la répression ? » (Essais 1862). Pour Camus, « cette singulière pédagogie constitue en effet le paradoxe et l’infirmité profonde du colonialisme français. » Il est symptomatique que Camus emploie une métaphore pédagogique pour démêler les contradictions inhérentes à la mission civilisatrice et « l’Hiroshima des valeurs » (Christian Descamps) qui la soutiennent, étant donné que le contexte de son message concerne l’amnistie aux prisonniers politiques. Quoiqu’il soutienne que ce ne sont pas seulement les libéraux qui ont aperçu cette contradiction, mais aussi « les éléments actifs et militants du colonialisme », il est significatif qu’il souligne la position libérale. Car c’est la position idéologique qui sous-tend « l’Appel pour une trêve civile » du 22 janvier 1956, une position qui a été sévèrement attaquée par les nationalistes, les marxistes, et les tiers-mondistes. Il s’agit aussi de la position idéologique qui empreint « l’Hôte ». Ce n’était guère une position populaire et Camus le savait depuis le début. Dans un autre texte « Terrorisme et amnistie », paru en juillet 1954 dans « Libérons les condamnés d’outre-mer », Camus se rappelle que peu après la deuxième guerre mondiale, un groupe de nationalistes algériens lui ont dit que leurs pires ennemis n’étaient pas les Français colonialistes mais plutôt les libéraux comme lui qui leur donnaient « une idée trompeuse parce que conciliante » de la France et des Français. Cette dernière les affaiblissait dans leur volonté de lutter. Camus écrit : « Nous autres Français libéraux prêchons la fraternité et pendant que les libéraux arabes nous écoutent avec attendrissement, les voilà matraqués » (Essais 1864). Camus soutient que le terrorisme est né de cette contradiction. Par conséquent, les libéraux comme lui ne sont pas seulement responsables de la répression, mais aussi du terrorisme. Placé dans une position sans recours, Camus fait appel à l’amnistie et à la sauvegarde des vies et des libertés (1865). Il reprend ces positions dans « Terrorisme et répression » (publié dans L’Express du 9 juillet 1955), qui deviendra « l’Appel pour une trêve civile ». Camus constate qu’une des premières conséquences du terrorisme est de fermer la bouche aux Français libéraux d’Algérie et par conséquent de renforcer le parti de la réaction et de la répression. La voix de la raison est tue « au nom de l’instituteur assassiné, du médecin blessé, du passant égorgé et des écoles incendiées » (1870).
11Ces discours politiques de Camus établissent un rapport fort intéressant entre l’amnistie et la pédagogie que nous retrouvons de nouveau dans « l’Hôte ». Ici le pédagogique prend d’autres allures ; permettre au prisonnier de faire son propre choix est la nouvelle question du jour. Les impératifs pédagogiques ont été déplacés et concernent maintenant les rapports de l’instituteur Daru avec le gendarme Balducci et le prisonnier arabe qui lui n’a aucun nom. Les trois protagonistes représentent les sommets du rapport triangulaire qui existe entre l’école coloniale, la société coloniale, et la société colonisée. Ils nous permettent de comprendre, en termes gramsciens, le passage de la société civile à la société politique, un seuil que Daru hésite à traverser.
12Pourquoi se servir de Gramsci pour analyser le dilemme de Daru ? Tout d’abord pour dépasser cette division manichéenne de la critique qui nous laisse suspendu entre un Daru humaniste et fraternel et un Daru paternaliste et colonialiste. Ensuite pour contextualiser l’histoire par rapport à la question algérienne sans pour cela céder à une logique réductionniste qui prétendrait que Camus se sert d’une position humaniste pour ne pas faire face aux conflits naissants de son époque. Finalement, parce que Camus a tellement insisté sur la position libérale comme troisième voie entre la répression et le terrorisme. Cette position prône la sauvegarde des droits et vies des civils. Vu que les civils, et plus particulièrement les instituteurs, étaient déjà visés dès le 1er novembre 1954, un rapprochement entre les « civils » de Camus et la « société civile » de Gramsci peut fournir de nouvelles clefs de lecture en ce qui concerne « L’Hôte », nous permettant de dépasser certains reproches d’idéalisme qui ont entouré « l’Appel pour une trêve civile » en 1956.
13Daru est un civil, mais, en tant qu’instituteur, il est aussi un agent de la société civile. La société civile est « le lieu de la superstructure où s’élaborent et se diffusent les idéologies ». D’après Gramsci, la société civile est le « contenu éthique » de l’État, car c’est par son « hégémonie politique et culturelle qu’un groupe fait reconnaître sa domination comme universelle et légitime par l’ensemble des groupes subalternes »12 :
Tout État a un contenu éthique, dans la mesure où l’une de ses fonctions consiste à élever la grande masse de la population à un certain niveau culturel et moral, niveau (ou type) qui correspond à la nécessité de développer les forces productives et donc aux intérêts des classes dominantes. Dans ce domaine, l’école, dans sa fonction éducative positive, et les tribunaux, dans leur fonction éducative répressive et négative, sont des secteurs d’activité étatique essentiels...13
14Dans « l’Hôte », l’école coloniale occupe, curieusement, ces deux fonctions. L’école – site privilégié de la société civile – dont le but est la persuasion et l’endoctrinement, assume les dimensions d’un tribunal et d’une prison dans cette nouvelle de Camus. Nous passons donc à la société politique : le domaine de la coercition et domination directe. S’agit-il d’un lieu de jugement et d’emprisonnement uniquement pour l’Arabe ou aussi pour Daru, qui en subit les conséquences ? Car c’est précisément dans la salle de classe que Balducci, le gendarme et le représentant de la société politique, livre le prisonnier arabe à l’instituteur, attribuant par ce geste un nouveau rôle à l’école. Mais peut-être que ce rôle est déjà suggéré par le contexte original.
15Dès la première phrase, « L’instituteur regardait les deux hommes monter vers lui » (1611), l’accent est mis sur l’identité professionnelle et civile du protagoniste. On est informé aussi de sa passivité et son isolement : Daru regarde deux hommes monter vers lui au haut du plateau, où il est tout seul depuis quelque temps. A la fois le lieu géographique et son rôle institutionnel (« Ce n’est pas mon métier » [1614] répond-il quand Balducci lui demande de livrer le prisonnier arabe) lui ont permis d’échapper à la réalité politique. Dans les notes concernant la genèse de cette nouvelle parus dans Carnets III, Camus met plusieurs fois l’accent entre mars 1951 et juillet 1954 sur les Hauts Plateaux comme décor essentiel pour Daru et le condamné14. D’ailleurs, dans la nouvelle, ce lieu est mentionné pas moins de seize fois15.
16Les critiques de Camus prétendent qu’il se cache trop souvent derrière son paysage, afin d’éviter le contact avec le peuple algérien et ses réalités. Mais, dans cette nouvelle, cette séparation n’est guère possible et le paysage lui-même finit par condamner Daru. Si l’on peut croire que le paysage isole apparemment Daru du rôle politique qu’il ne veut pas jouer (il vit comme un moine sur le plateau), on constate que c’est aussi le paysage qui l’empêche de jouer son double rôle d’instituteur : nourrir les enfants physiquement avec le blé et spirituellement avec l’endoctrinement pédagogique de France. La géographie est présente deux fois. Incarnée dans le mauvais temps qui empêche Daru d’enseigner, elle est aussi visible sur le tableau noir : « Sur le tableau noir les quatre fleuves de France, dessinés avec quatre craies de couleur différentes, coulaient vers leur estuaire depuis trois jours » (1611). C’est ironiquement la géographie (le mauvais temps) qui ne laisse pas Daru endoctriner les enfants avec une leçon géographique paralysée sur le tableau noir. C’est avec Balducci et le prisonnier arabe qu’il sera censé jouer ce rôle. Car ce sera avec eux qu’il sera obligé de réfléchir aux implications de son métier.
17Les distinctions précaires que Daru cherche à tout prix à sauvegarder ont déjà été abolies. Isolé dans son école, les seuls contacts de Daru sont avec les pauvres écoliers algériens et les livraisons de blé venant de France qui sont fournies par l’administration coloniale et que Daru doit distribuer aux enfants et leurs familles affamés par la sécheresse. Son rôle d’instituteur le place d’emblée entre la métropole et la nouvelle génération algérienne, c’est-à-dire celle qui verra naître l’indépendance. Cette fonction institutionnelle est d’abord sapée par les catastrophes naturelles renforcées par d’abondantes images mettant en place un paysage austère et cruel : « Le pays était ainsi, cruel à vivre, même sans les hommes, qui, pourtant, n’arrangeaient rien » (1612-13). La lumière et la neige sont décrites plusieurs fois par l’adjectif « sale », employé aussi contre les hommes « et leur sale méchanceté, leurs haines inlassables, leur folie du sang » (1615).
18La géographie assume très vite des connotations politiques. Au fur et à mesure que Daru se soucie des enfants qui ne peuvent pas venir à l’école, il reconnaît à la fois sa mission spirituelle (symbolisée par le tableau noir où sont dessinés les fleuves de France) et sa mission économique – il doit distribuer du blé aux habitants affamés (« Les Kabyles réclament donc des écoles, comme ils réclament du pain » écrivait le jeune journaliste d’Alger Républicain16). Non seulement les Algériens ne peuvent pas étudier leur propre géographie, ils ne peuvent point non plus se nourrir. L’expropriation du pays n’est guère dissimulée.17 Daru est impliqué en tant que colon (de bonne volonté peut-être) à deux niveaux ; économique et culturel. L’endoctrinement culturel et l’oppression économique vont de pair. Camus renforce la position privilégiée de Daru en disant qu’il se sentait comme un seigneur dans son école. L’on constate aussi que son domicile – son espace soi disant privé – est carrément attaché à l’école. Il n’y a pas de distinction possible entre le public et le privé.
19Quoique « la confiscation des terres, la diffusion même de nouvelles valeurs, en un mot l’implantation du capitalisme européen » soient les conséquences les plus déterminantes de la conquête de l’Algérie, il ne faut pas oublier, souligne Fanny Colonna, « que l’école est objectivement solidaire de ce système18 ». La conquête s’est faite par les soldats, les agriculteurs, et les enseignants19. Colonna souligne cependant la position contradictoire que continue à avoir l’école coloniale dans les débats historiques, une contradiction que l’on retrouve encore dans Les Français d’Algérie de Jeannine Verdès-Leroux (2001). D’après Colonna,
C’est sans doute la raison pour laquelle l’école n’est pour ainsi dire jamais assimilée aux techniques de domination contre l’indigénat ou la réforme de la justice, dont elle est pourtant contemporaine et solidaire. A travers ces contradictions se trouvent réalisées au départ, c’est-à-dire au moment de l’implantation même du nouveau système scolaire, les conditions nécessaires pour qu’il apparaisse indépendant, sinon du pouvoir colonial, ce qui est impossible puisqu’il en émane, du moins de la partie la plus coloniale de la colonisation. C’est parce que le système d’enseignement peut apparaître non seulement comme neutre et indépendant mais d’une certaine manière comme arbitre entre les colons et la société traditionnelle, qu’il réussit à s’imposer (40-41).
20Dans « L’Hôte », l’école est objectivement solidaire de ce système, ce que Camus démontre fort bien en remplaçant la fonction persuasive de la société civile par les fonctions de coercition et de domination directe de la société politique. L’école devient un lieu juridique, pénal, policier, et militaire. Camus nie à Daru sa mission civile ; il ne lui reste qu’une mission politique – livrer l’Arabe ou non. Dans cette salle de classe sans étudiants, l’intrusion de Balducci et l’Arabe résonne fort, comme le « Tu as livré notre frère. Tu paieras » (1623) retentira parmi les fleuves de France sur le tableau noir. Deux fois, Camus renforce l’impossible situation de Daru. Il n’a plus d’étudiants, il n’a que le gendarme et le prisonnier dans sa classe : « Drôles d’élèves ! » Daru leur dit-il quand ils arrivent à l’école (1614). La leçon de géographie française a aussi été contestée par les « frères » Arabes qui eux livrent un message politique.
21La société politique pure n’existe pas – elle est toujours plus ou moins liée à la société civile. C’est l’oscillation de ce rapport et la prédominance de l’une ou de l’autre qui détermine les rapports de consensus et de coercition au sein d’une société. Daru cherchera à éviter à tout prix les obligations de la société politique en refusant d’emblée de livrer l’Arabe, offusquant, par un tel geste, Balducci et les siens. En voulant tenir ferme à son rôle d’instituteur, Daru ne veut pas reconnaître que livrer un prisonnier puisse être son métier et que le pays soit en guerre.
22Si, selon Gramsci, la société politique est comme le « veilleur de nuit », de l’État, pour Daru, la nuit passée avec le prisonnier sera déterminante. L’Arabe lui demandera si c’est lui le juge, transformant ainsi l’école en tribunal. En répondant qu’il le garde jusqu’au lendemain, Daru attribue à l’école une fonction de prison. Mais une fois que l’Arabe se rendra compte que Daru n’est pas le juge, il lui demandera deux fois de venir avec lui et deux fois Daru lui répondra par une question : « pourquoi ? » Se sentant marginal par rapport aux siens à cause de l’affront qu’il a fait à Balducci, Daru n’est pas pour autant prêt à passer dans l’autre camp. Il voudrait que l’Arabe s’enfuie pour qu’il ne doive pas prendre de décision. Quant à l’Arabe, il n’est pas prêt à rejoindre les nomades, symboles de liberté. Est-ce parce que Daru a refuse de venir avec lui qu’il accepte son sort, se soumettant aux lois de celui qui l’a accueilli ? Ou reconnaît-il qu’il n’y a pas de liberté pour lui dans le contexte colonial ? Mais à la fin, Daru est autant victime des circonstances que le prisonnier arabe. Si le prisonnier se soumettra à la justice coloniale. Daru lui devra répondre aux frères arabes : « Tu as livré notre frère. Tu paieras ».
23C’est dehors sur les hauts plateaux que Daru donnera un choix à son hôte : le chemin à l’est qui mène à la prison ou celui au sud qui le portera vers les nomades qui pourront l’accueillir selon leur loi. C’est aussi là qu’il constatera, « le cœur serré », que l’Arabe a choisi de se rendre à la prison de Tinguit. D’après Christiane Achour, « Le lieu permis est le plateau où peut se faire le choix entre l’Est et le Sud. Dans ce choix, le Sud est le lieu libre, celui des nomades, le royaume rêvé » (151). Cependant, la nouvelle se termine, comme elle a débuté, dans la salle de classe. Ce mouvement circulaire de la nouvelle renforce l’imbrication des deux sociétés (civile/politique) et la manière dont l’école les rapproche. Daru regardera par la même fenêtre de la salle de classe que celle du début (par celle où il avait d’abord vu les deux hommes monter vers lui) « sans la voir la jeune lumière bondir des hauteurs du ciel sur toute la surface du plateau » (1623). S’il ne voit pas la lumière de cette nouvelle aube, c’est qu’il vient de lire sur le tableau noir derrière lui, parmi les fleuves de France, une inscription « tracée à la craie par une main malhabile », « Tu as livre notre frère. Tu paieras » (1623). Daru est condamné en tant qu’instituteur français. La dernière phrase de la nouvelle lit : « Dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul » (1623). C’est le moment du plus-que-parfait : la fin d’une époque. Une nouvelle aube se lève, mais l’instituteur français ne peut pas déceler par le cadre de la fenêtre de l’école coloniale. Si la géographie était essentielle pour Daru, l’instituteur, si le paysage était un lieu de bonheur et de recueillement pour Camus, les mots maladroits d’une nouvelle nation émergente insérés entre les méandres des fleuves font de cette leçon de géographie, en fin de compte, une leçon d’histoire.
24Loin d’évoquer uniquement les réalités politiques de l’époque, Camus les met en jeu, créant un texte dynamique. Quoique Bouguerra soit l’un des critiques à s’intéresser le plus à la question de l’instituteur, il finit par céder à des positions fort réductrices :
Aussi les discours de « l’Hôte » est-il un discours structuralement extraverti, un discours d’un « influenceur » qui cherche à convaincre, « émouvoir », un discours imbibé d’idéologie, un « discours saturé idéologiquement » (166).
25Ne s’agit-il pas d’une condamnation extrême d’une nouvelle qui nous représente « la position insoutenable de l’intellectuel de gauche en colonie » ?20 Bouguerra prétend que si l’Arabe en tant que criminel représente les révolutionnaires algériens et symbolise le terrorisme algérien, « le personnage de Daru doit être considéré comme le porte-parole de l’auteur et les thèses des libéraux français » (148). Pour les critiques, Daru est souvent considéré une incarnation des positions politiques de Camus – libérales ou non. Mais en permettant à son protagoniste de ne pas prendre une position, ce n’est pas que Camus le tire d’affaire. Certes, Daru aurait pu prendre une décision, c’est-à-dire choisir son camp. Il aurait pu emmener l’Arabe à la prison, démontrant par là son soutien à sa communauté, et, par conséquent, renforçant le lien entre endoctrinement et coercition – un geste que Camus n’aurait jamais toléré en tant qu’homme ou écrivain. Daru aurait pu tout aussi bien emmener l’Arabe chez les nomades, niant par là son appartenance à une communauté – une solution invraisemblable et idéaliste qui ne ferait que simplifier la réalité historique. Dans les deux cas, Daru finirait par être celui qui agit pour l’autre.
26Dans un article, « Au-dessus des haines », paru dans la revue Simoun en 1960, Feraoun cite Camus : « Je me suis pris à espérer dans un avenir où nous serons séparés ni par l’injustice ni par la justice.21 » Daru refuse de devenir un juge dont les jugements sont impersonnels. Il traite l’Arabe en tant qu’individu oubliant par là les deux camps qui le condamnent. Il prend une position éthique au lieu de choisir un camp politique. Si l’amnistie implique le pardon, Daru pardonne-t-il le prisonnier en lui montrant la route vers les nomades ? En tout cas, en tant qu’instituteur et donc otage de l’école coloniale, Daru ne peut pas lui offrir l’hospitalité et la liberté symbolisées par les nomades dans cette nouvelle. Mais c’est une position qu’il finit par reconnaître.
27Camus constate, dans « Terrorisme et amnistie », que la « nuance est le luxe de l’intelligence libre. L’intelligence opprimée, elle, va droit à l’évidence »22. Camus cherche à tout prix à préserver cette nuance dans « L’Hôte » où il refuse de céder à un discours manichéen et oppressif. Mais « L’Hôte » finit par démontrer que Camus est victime de l’intelligence libre, comme Feraoun le sera à son tour, bien qu’ils fussent tous deux de tendances modérées. A une époque où la société politique prend le dessus sur la société civile, il n’y a plus de place pour le contenu éthique, la position libérale, voire « le colonisateur de bonne volonté ». Il n’y a plus de place non plus pour les instituteurs qui, en fin de compte, sont beaucoup moins nocifs que leurs assassins, lesquels vont droit à l’évidence. Dans un essai intitulé « La nuit de la Toussaint (Note à propos de l’Algérie française et de sa possible dignité) », Bernard-Henri Lévy donne une place d’honneur à l’instituteur Monnerot pour plaider en faveur d’une relecture de l’histoire de la guerre d’Algérie qui dépasserait le clivage manichéen que l’on retrouve habituellement dans l’imaginaire collectif : « Face à un événement dont la première vertu aura été de troubler les repères et de faire vaciller les certitudes, je ne conçois qu’un discours : celui qui, loin de le réduire, rendrait ses droits à la confusion.23 » Monnerot est aussi le protagoniste de la nouvelle « On tue des instituteurs », que Leïla Sebbar dédie à « [s]es parents, instituteurs en Algérie, de 1935 à 196524 » Cette nouvelle qui se termine dramatiquement : « Ainsi, des hommes n’aiment pas les instituteurs, et ils les tuent » (198) fait partie d’une collection de nouvelles Une enfance algérienne, où seize écrivains nés en Algérie avant l’indépendance – dont Jean Daniel, Mohamed Dib, Hélène Cixous, Jean Pélégri, Nabile Farès, et Roger Dadoun – se souviennent, à partir de leur nouveau domicile (exil ?) en France, de leur enfance heureuse ou meurtrie en Algérie. Le renouveau d’intérêt pour Monnerot (qui occupait si peu de place dans les journaux de novembre 1954) n’est pas étonnant si l’on pense à la place qu’Assia Djebar accorde dans des ouvrages comme Le Blanc de l’Algérie ou Oran, langue morte à ces institutrices tuées en Algérie pendant les années 90, victimes de l’obscurantisme et du fanatisme. Camus retrouve aussi sa place parmi les siens – Kateb, Feraoun, Fanon, Mammeri, Sénac, etc. – dans Le Blanc de l’Algérie. Les lignes de démarcation sont beaucoup moins évidentes aujourd’hui. Même si « l’Hôte » est l’un des textes camusiens qui incarne le mieux le malaise terminal de son auteur, démontrant par là « qu’une littérature de la faillite ne doit pas être une faillite de la littérature » comme le pense Albert Memmi25, il faut dire qu’il inaugure aussi une nouvelle époque où les chemins qui mènent à la prison ou vers la liberté sont devenus encore plus poussiéreux qu’elles étaient auparavant.
Notes de bas de page
1 « ‘L’Hôte’ n’a rien à nous enseigner sur le conflit algérien, sauf dans la mesure où ses problèmes sont ceux de tout conflit, à toute époque et dans tout lieu, entre toutes sortes de peuples et pour toutes sortes de raisons ». Showalter. E. Jr., Exiles and Strangers : A Reading of Camus’s Exile and the Kingdom, Columbus, Ohio State University Press, 1984, p. 76.
2 Bouguerra, T., Le Dit et le Non-Dit : A Propos de l’Algérie et de l’Algérien Chez Albert Camus, Alger, Office des Publications Universitaires, 1989, p. 147.
3 Cf. Camus, A., Essais, « l’Artiste et son temps », Conférence du 14 décembre 1957, Paris, Gallimard, 1965, p. 1077-1096.
4 Puisque Camus emploie le terme « Arabe ». je finirai par modifier le sens du texte camusien en employant plutôt le nom propre « Algérien ». Voulant respecter la sémantique de Camus, j’emploierai le même mot quand il s’agira des personnages de la nouvelle.
5 Au sujet de L’Étranger et l’Algérie, voir le texte pionnier de Achour, Ch., L’Étranger si familier. Alger. Presses de l’EnAP. 1984 repris/révisé in Albert Camus, Alger. Biarritz, Séguier, 1999.
6 Vittorini, E., « Politica e cultura : Lettera a Togliatti », Il Politecnico 35 (janvier-mars 1947), p. 105.
7 Lévy, B.-H., Questions de Principe, Paris, Denoël, 1983, p. 281.
8 Cet essai est repris dans L’Anniversaire, Paris, Seuil, 1972, p. 55-56.
9 Cf. Ould Aoudia, J.-P., L’Assassinai de Chateau-Royal, Cahors, Éditions Tiresias, 1992.
10 Camus, A., « l’Hôte », in Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, 1962, p. 1623.
11 En analysant l’assassinat de Feraoun et ses collègues, Assia Djebar écrit qu’un « silence de craie les cerne ». Le Blanc de l’Algérie, Paris, Albin Michel, 1995, p. 114.
12 Grisoni, D. et Maggiori, R., Lire Gramsci, Paris. Éditions Universitaires, 1973, p. 256.
13 Cf. Macciocchi, M.-A., Pour Gramsci, Paris, Seuil, Points, 1974, p. 163.
14 Camus, A.. Carnets III. Paris, Gallimard, 1989, p. 55, 56.
15 D’après Paul Fortier qui cite « L’Index des Mots de Camus, l’Exil et le Royaume », in « The Symbolic Decor of ‘The Ouest’ ». Suther. J.D., (éd.). Essays on Camus’s Exile and the Kingdom, Oxford. University Of Mississippi Romance Monographs. 1980, p. 208.
16 Camus, A., Essais, op. cit., p. 923.
17 Cf. Sartre, J.-P., Situations, V, « Le colonialisme est un système », Paris, Gallimard, 1964.
18 Colonna, F., Instituteurs algériens : 1883-1939, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1975, p. 197.
19 Cf. par exemple, les citations d’Alfred Rambaud et Paul Bert in Colonna, F., op. cit., p. 40, 71.
20 Achour, Ch., op. cit., p. 150.
21 Feraoun, M., « Au-dessus des haines », in Simoun, 1960, p. 19.
22 Camus, A., Essais, op. cit.
23 In Les Aventures de la liberté, Paris, Grasset, 1991, p. 275.
24 Sebbar, L., (éd.), Une enfance algérienne, Paris, Gallimard, 1997, p. 189.
25 Memmi, A., « [, ..]une littérature de l’échec n’est pas un échec de la littérature », « Introduction : une littérature de la séparation » Anthologie des écrivains Français du Maghreb, Paris, Présence Africaine, 1969, p. 20.
Auteur
The Ohio State University
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