D’Albert Camus à Roland Barthes, une lecture politique des signes
p. 201-209
Texte intégral
Le titre de mon travail pourrait faire croire qu’il y a eu, de Camus à Barthes, une transmission de génération, alors que deux années seulement séparent leur naissance respective (1913-1915). Pour être plus près de la réalité, il faudrait également sous-entendre dans le titre, le mouvement de retour de la critique de l’un sur les œuvres de l’autre. Faire remarquer cependant que Camus publie en 1936, Révolte dans les Asturies, en 1937, à vingt-quatre ans, L’Envers et l’Endroit et en 1942, L’Étranger, alors que Roland Barthes, bien qu’ayant publié de nombreux articles, ne produira de livre qu’en 1953, à quarante ans : ce sera Le Degré zéro de l’écriture, ouvrage constitué de textes dont certains avaient été publiés antérieurement, et dont le point de départ fut, de l’aveu de l’auteur, la lecture de L’Étranger.
1Curieuses ressemblances : père mort à la guerre de 14-18, la tuberculose et les séjours au sanatorium où ils s’essaieront à la critique et à la pratique théâtrales. Camus signe fréquemment les éditoriaux de Combat et en anime l’équipe de rédaction, Barthes y participe à plusieurs reprises en publiant à partir de 1947 des articles de critique littéraire. Les deux hommes qui s’estimaient vont échanger une correspondance. Autre proximité, ce qui d’un auteur à l’autre a circulé dans deux domaines qui les ont occupés : les problèmes de l’écriture (s’en forger une), leurs interrogations au regard non seulement de la littérature mais aussi des questions posées par l’actualité historique, et de manière différente peut-être, leur « engagement ».
2Il y a, dès les tous premiers écrits de Camus, une attitude de sémiologue, c’est-à-dire une attention à la prolifération du sens dès l’instant que l’Homme et l’Histoire sont placés au centre d’un projet de questionnement. Que ce soit dans les tous premiers textes, L’Envers et l’Endroit (1937), ou Noces (1939) ou dans les textes où l’écrivain intervient en tant que lecteur et critique littéraire, ce sont tous les univers du sens qui seront questionnés. Quant à Roland Barthes, dans les articles de critique théâtrale, ou ceux qui seront plus tard publiés dans Le Degré zéro, Mythologies ou Le Système de la mode, puis plus tard L’Empire des signes, c’est à une approche des modes de signification du réel et de son (trans/dé) codage, qu’il consacrera la majeure partie de ses réflexions théoriques. Le point commun entre les deux hommes est, me semble-t-il, leur passion de l’Histoire, entendue non comme une « croyance » nouvelle chargée de dessiner l’avenir des sociétés modernes, non celle codifiée, réifiée, des thuriféraires du pouvoir, mais comme l’histoire vécue des hommes et de leur quotidien, dans cette traversée du demi-siècle et de ses soubresauts, décodable à travers tout ce qui, à leurs yeux, pouvait faire sens (ou non-sens). C’est cette
[...] Histoire a plusieurs dimensions : économiques, sociales, intellectuelles, etc. Le problème n’est donc plus à dégager des lois, des mécanismes, un « fil » comme on disait alors ; il est à retrouver des synthèses [...] Ces hommes, dont la vie quotidienne entièrement attachée à un temps, à un lieu, à une condition, a fait l’Histoire, on n’a pas le droit de les déposséder de cette Histoire1.
3C’est dans cette problématique que le rapprochement sera tenté entre les deux auteurs. Roland Barthes insistait déjà, dans Qu’est-ce que l’écriture ? sur les comparaisons d’auteurs fondées sur la manière dont chaque écrivain joue en quelque sorte de sa liberté, en se dégageant des normes imposées du style et de la langue, par l’écriture. Ce qui peut donc les rapprocher, c’est « la réflexion de l’écrivain sur l’usage social de sa forme et le choix qu’il en assume »2.
4On s’engagera ici à suivre quelques uns de leurs propos ou de leurs écrits, en se limitant au strict point de vue conceptuel qu’ils avaient l’un et l’autre de certains objets « sémiologiques », comme le théâtre ou la cité, les deux impliquant en réalité un certain rapport à l’homme, au corps et à l’Histoire. En fait, partie à la recherche de quelques objets, on s’est retrouvée quelque peu piégée par « l’araignée » sémiologique : impossible en effet de dissocier un signe de la multiplicité des autres de tous ordres, qui prolifèrent en et autour de lui !
51. Ce qui frappe, c’est ce qu’on pourrait appeler une métaphysique de l’objet, un certain regard sur le signe, sur les « choses » qui, chez Camus, est au centre d’une interrogation sur les valeurs. Il écrit en 1943 à Francis Ponge pour lui dire toute son admiration d’avoir pu faire parler ce qui d’habitude est « muet », d’avoir permis une relecture de ce qui se donnait comme allant de soi. Il écrit à propos du Parti pris des choses :
Pour ma part, je rêve d’une Philosophie du Minéral, ou de Prolégomènes à une Métaphysique de l’Arbre, ou à un Essai sur les attributs de la Chose. Plaisanterie à part, je pense quelquefois à une immense révision des valeurs, totale et clairvoyante3.
6Camus dira à maintes reprises, combien était grand son désir de réaliser ce projet – qu’on pourrait caractériser de métaphysico-sémiologique –, conscient de la difficulté de l’entreprise, car tout cela relevait à la fois d’un choix éthique et d’un « problème d’expression », les deux aspects étant souvent confondus : nécessité de rendre compte de manière « objective » de l’homme et du monde qui l’entoure. Y a-t-il réussi ? En tous cas, les critiques ne manqueront pas de montrer que contrairement au programme de son auteur, l’univers camusien paraît être un univers de connivence entre l’homme et le monde. Son projet aura donc d’une certaine façon échoué, le monde étant abordé du point de vue d’une morale et d’une métaphysique. Il est langage, perçu à travers un autre langage. Mais « le problème du langage » est qu’il est « d’abord un problème métaphysique, et que c’est comme tel qu’il est voué à l’échec ». Parti également à « la recherche du sens inaliénable des choses », R. Barthes tentera de fonder une signalétique, mais conviendra une vingtaine d’années plus tard de ses limites, celles des Mythologies, notamment :
Ce que j’appelais « mythes », il y a plus de vingt ans, cela a été remplacé par des « thèmes », des « sujets » : dans les médias, on ne cesse de disserter, de traiter des « questions ». [...] Les médias [...] transforment tout en images, et l’image, ce n’est pas le mythe : l’image, elle, est toujours proche de la mort, d’un embaumement inerte4.
7Ce qui frappe, c’est la « modernité » de Camus, hors de tout courant anthropo-, ethno-, ou sémiolinguistique, ou de discours tenus sur les systèmes. Écoutons encore Camus :
Le Parti pris est une œuvre absurde à l’état pur [...] Elle naît à l’extrémité d’une philosophie de la non-signification du monde. Elle décrit parce qu’elle échoue. [Mais, par ailleurs], elle fait accepter le mutisme par une science prestigieuse du langage5.
82. Science du langage, science des signes dans la définition qu’en donne R. Barthes, c’est à dire, une science qui
se rapproche d’une pensée, d’une théorie de l’histoire et [...] en même temps (qui) retrouve plus clairement une certaine pulsion éthique, un pouvoir de parti pris, dans la mesure où elle propose des moyens de plus en plus concrets d’analyser les aliénations du sens, les aliénations par le sens, rejoignant ainsi une critique de la société capitaliste, mais allant en quelque sorte plus loin, mettant en cause l’homme occidental lui-même, défini par son usage des signes6.
9Il est frappant de retrouver sous la plume des deux auteurs, les mêmes mots, les mêmes expressions (éthique, parti pris, etc.) ; R. Barthes donne dans cette esquisse du projet de la sémiologie quelque chose qui ressemblerait à ce que Camus avait appelée bien des années auparavant, une « révision des valeurs ». La passion du langage est sans doute aussi chez les deux écrivains, une passion pour l’homme pris dans l’Histoire, c’est-à-dire dans les contingences de la géographie, de l’économie, de la société, et de la culture (pour rappel, l’importance de ces aspects chez les théoriciens de la créolité), celles qu’on ne peut jamais aussi bien lire qu’à travers ce qui en représente le signe ou le réseau de signes le plus signifiant, ce lieu habité par des hommes et qu’on appelle la ville.
103. La ville s’écrit, « penser la ville », la ville comme itinéraire et comme représentation, donnant à lire la multiplicité des combinaisons, des réseaux de relations de tous ordres, internes, intérieures à l’individu, mais aussi externes, sociales, où l’individu n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste. Si chez Valéry, la ville est métaphore, chez Barthes elle prend la dimension d’un mythe (qui est selon lui, une « parole »), et chez Camus, elle devient le lieu d’élaboration de l’humanité. « Ce que j’aime dans les villes algériennes ne se sépare pas des hommes qui les peuplent », dit Albert Camus dans Guide pour des villes sans passé, insistant par là sur les dimensions culturelles, sociales et physiques (les corps y sont engagés), que donne à lire la ville.
11Dans un article consacré à l’analyse du Petit guide pour des villes sans passé7, M. Yellès-Chaouch a essayé de montrer non sans pertinence comment, au-delà de l’admirable réussite stylistique se dissimulait, non une sémiologie « objective » des espaces proposés au regard mais la création ou la réactivation d’un mythe fondateur, celui de l’Algérie française, Camus reprenant d’une certaine façon à son compte, les raccourcis coloniaux sur le désert inaugural et l’absence d’Histoire, dans sa manière de vider les espaces de toute présence autochtone. C’est une interprétation possible ! J’aurais du mal cependant à souscrire totalement à la conclusion qui voit dans ce texte, « tricherie » et « préméditation » dans la présentation de l’histoire de l’Algérie coloniale. On avancera en revanche, l’idée d’une tentative non aboutie peut-être, « d’objectivation » du monde, comme pourrait le suggérer Camus dans la même lettre à Francis Ponge :
[...] L’artiste n’étant pas celui qui dit, mais celui qui fait dire. [...] Quand un écrivain fait la preuve d’une admirable maîtrise de l’expression, c’est alors que son aveu d’échec devient enseignant. [...] Ce qui personnellement me frappe le plus dans votre livre, c’est la nature sans hommes, le matériau, la chose comme vous dites. C’est la première fois [...] qu’un livre me fait sentir que l’inanimé est une source incomparable d’émotions pour la sensibilité et l’intelligence (nouvelle coincidence : j’ai écrit des pages – assez lyriques malheureusement – sur les pierres)8.
12L’absence des hommes n’est donc peut-être pas chez lui, une négation de l’homme ou une dénégation de l’histoire, ni la présence des objets ou de la nature, l’expression d’une « connivence » romantique avec le monde, comme ont pu l’avancer certains critiques. La ville, pour lui comme pour Barthes, ce sont « ces espaces urbains [qui] sont comme des ères successives qui amèneraient enfin le temps du premier homme »9. Pour les deux auteurs, il me semble que rien ne saurait mieux représenter le mouvement de la pensée auquel la vision de la ville et sa description les engageaient, que ce texte de Paul Valéry sur Paris :
Il m’apparaît que penser Paris se compare, ou se confond, à penser l’esprit même. Je me représente le plan topographique de l’énorme cité et rien ne me figure mieux le domaine de nos idées, le lieu mystérieux de l’aventure instantanée de la pensée, que ce labyrinthe de chemins, les uns, comme au hasard tracés, les autres, clairs et rectilignes10.
13Penser la ville c’est donc la décrire, non en voyeur s’adonnant à un exercice de style, mais en s’impliquant et en engageant un véritable retour sur soi, sur sa présence au monde et ce qui constitue sa propre histoire en regard de celle des autres. Mais c’est aussi pour les amoureux des signes, un monde inépuisable à déchiffrer, une sémantique à élaborer, car en effet :
L’habitat humain, « l’oekoumène » [...] constitue un véritable discours, avec ses symétries, ses oppositions de lieux, avec sa syntaxe et ses paradigmes. Une carte du monde d’Hérodote, réalisée graphiquement, est construite comme un langage, comme une phrase, comme un poème, sur des oppositions : pays chauds et pays froids, pays connus et inconnus ; puis sur l’opposition entre les hommes, d’une part, et les monstres et les chimères de l’autre, etc11.
14Ni exercice de style, ni « imageries », les descriptions, pour Barthes, ne donnent rien à voir ; elles sont de l’ordre de l’intelligible. Aucune « imagerie » également dans Pluies de New York, texte où Camus décrit son désarroi : « il perd pied » et se débat devant les contrastes multiples que lui offre la ville. Relativement court, le texte se termine par la description du quartier le plus pauvre et par celui du visage d’une vieille femme qui tient la batterie dans un café et dont « certains soirs, on a envie de connaître sa vie, à l’un de ces rares moments où la géographie disparaît, et où la solitude devient une vérité un peu désordonnée »12.
154. Expression de la « cité » et art des signes par excellence, le théâtre a été pour Camus comme pour Barthes le lieu d’une pratique, d’une réflexion et de prises de position aussi bien esthétiques que morales et politiques. Ils s’engagent presque au même moment dans l’activité théâtrale. Camus fonde avec quelques amis Le Théâtre du Travail et prend la direction de la Maison de la Culture, à Alger (1935-1936). Toute sa vie, il pratiquera le théâtre comme acteur, metteur en scène, écrivain et traducteur de pièces théâtrales. Il voyait dans le théâtre « une histoire de grandeur racontée par des corps », et aussi son « couvent »13.
16Quant à Roland Barthes, il fonde avec Jacques Veil, le Groupe du Théâtre Antique de la Sorbonne (1935-1939). Plus tard (1953-1960), il suivra l’activité théâtrale en publiant des articles dans la revue Théâtre populaire, lui consacrant plus de soixante-dix articles. Mais là vont s’arrêter les rapprochements ! C’est aussi là, autour de la conception du théâtre dans la « cité » moderne, qu’ils vont s’opposer dans un débat qui dépassera évidemment les simples questions esthétiques, et mettra à jour leurs divergences politiques.
17Plus de 70 articles consacrés par Barthes aussi bien aux questions purement sémiologiques posées par le théâtre, qu’à la critique théâtrale, mais aucun sur le théâtre de Camus. Cependant dans un article de 1954 intitulé « Théâtre capital », consacré au théâtre de celui qui l’avait quasiment subjugué, Bertold Brecht, il oppose ce théâtre qu’il définit comme « théâtre du Signe », à ses deux antinomies, ce qu’il appelle le théâtre « rétrograde » et le théâtre « progressiste » (dans lequel il semble avoir rangé le théâtre de Camus) en disant de ce dernier :
Pour généreux qu’il soit, [il] ne dépasse pas d’ordinaire une forme dialoguée de la prédication ; il sacrifie la nature spécifique du théâtre à son contenu tactique. [...] Nous dit-on assez souvent le regret de cette union du théâtre et de la cité dont on prend perfidement une image impossible chez les Grecs et les Elisabéthains, partout où elle est inoffensive à force de vieillesse ; eh bien, ce théâtre-là, nous l’avons sous la main : extasions-nous un peu moins sur Eschyle ou Shakespeare, et occupons-nous davantage de Brecht !14
18Camus qui avait pour « seul maître, Copeau », était pour un théâtre d’expression et non pour un théâtre d’explication. Plus profondément, il considérait comme simplificateur et mélodramatique, le théâtre de la distanciation et l’opposait à la tragédie car « les forces qui s’affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées en raison. Dans le mélodrame ou le drame, au contraire, l’une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambiguë, le drame simpliste. [...] De nos jours le théâtre de propagande n’est rien d’autre que la résurrection du mélodrame »15.
19Sur ce point, il est intéressant de rappeler que Kateb Yacine, autre homme de théâtre, partageait cette position de Camus sur la tragédie et comme lui, ne tenait pas pour modèle, le théâtre brechtien. Plus directement, Camus répondra d’une certaine façon à la critique de Barthes, quelques années plus tard dans une interview :
Le théâtre de notre époque est un théâtre d’affrontement, il a la dimension du monde, la vie s’y débat, y lutte pour une plus grande liberté, contre le plus dur destin et contre l’homme lui-même. [...] Je suis pour la tragédie et non pour le mélodrame, pour la participation totale et non pour l’attitude critique. Pour Shakespeare et le théâtre espagnol. Et non pour Brecht16.
205. Cette opposition sur le théâtre, entre « théâtre d’expression » et « théâtre d’explication », prendra le tour d’une querelle sur la question du réalisme en art, à propos de La Peste, et c’est Roland Barthes qui ouvre le débat en 1955, dans le fameux article intitulé « Annales d’une épidémie ou roman de la solitude ? »17. Dans ce texte polémique, Barthes refuse au roman le titre de roman et l’assimile méchamment à « ces nombreuses histoires municipales du temps où la ville était l’ultime dimension de la collectivité. » Quant au fond, il reproche à Camus d’avoir donné à la peste, la place du destin antique, et d’avoir substitué « aux valeurs de connaissances » (Tragédie ou Histoire), « une valeur de sentiment ». Camus lui répond, remettant vivement en question le reproche d’avoir fondé « une morale antihistorique et une politique de solitude », et rappelant à Barthes ses positions esthétiques :
Beaucoup de vos observations sont éclairées par le fait tout simple que je ne crois pas au réalisme en art.
21Barthes lui répond :
Pour moi, j’y crois [...]. Je crois à un art littéral où les pestes ne sont rien d’autre que des pestes, et où la Résistance, c’est toute la Résistance.
22Conflit révélateur de la conception qu’avait chacun d’eux de l’Histoire, de la morale et de l’esthétique, et qui montre aussi combien leur engagement était total. Camus reviendra encore sur la question du réalisme lors du Discours de Suède, esquissant à son tour une « leçon de mythologies » :
Le véritable objet du réalisme, c’est justement ce qui n’a pas de réalité [...] Nous obtenons inévitablement l’art de propagande [...], une bibliothèque rose, en somme, coupée, autant que l’art formel, de la réalité complexe et vivante18.
236. Pour conclure sur ce rapprochement peut être inattendu entre Roland Barthes et Camus, nous pouvons dire qu’ils ont été tous deux « ces guetteurs au carrefour des langages », selon la belle définition barthésienne de l’écrivain.
24En mettant en relation phénomènes historiques et « formes » rhétoriques particulières, en privilégiant ce qu’il a appelé les « concomitances du langage » (le travail, l’histoire, la culture, les institutions, etc.), Barthes a construit un objet de recherche, la sémiologie, qu’il définira plus tard comme une signalétique conçue comme « l’extension d’un vaste projet de critique idéologique dont la figure majeure était [...] Brecht »19.
25Mais c’est à Camus, et à la lecture de L’Étranger qu’il doit d’avoir assis sa problématique de l’écriture et de l’engagement politique et historique du langage littéraire :
L’Étranger est un livre qui m’a beaucoup frappé comme tout le monde mais surtout sur ce plan de l’écriture, du langage littéraire. C’est en lui que j’ai puisé la première idée d’un type d’écriture blanche qui essaie de dépasser les signes du style, de la littérature pour en arriver à une sorte d’écriture que j’appelais « blanche » et qu’ensuite j’ai appelé le Degré zéro de l’écriture20.
26L’Étranger, malgré les oublis et les retournements parfois injustes de Barthes à l’égard de Camus, me paraît avoir été la « pierre de remploi » de l’œuvre de l’auteur du Degré zéro de l’écriture. C’est à Camus que l’expression est empruntée ; il expliquait dans un article paru dans Combat en 1951, intitulé « La Querelle des égyptologues », comment dans l’Égypte des Pharaons, certaines pierres de temples anciens avaient été utilisées dans la fondation de temples nouveaux, geste intentionnel et sacré [...], destiné à faire naître le temple nouveau d’un germe ancien. « Germe », c’est le terme utilisé par Barthes : « L’Étranger de Camus [...] fut le germe du Degré zéro de l’écriture »21.
Notes de bas de page
1 Barthes, R, « Les Révolutions suivent-elles des lois ? », in Œuvres complètes, tome 1, (1942-1965), Paris, Seuil, 1993, p. 86.
2 Barthes, R., Le Degré zéro de l’écriture, in Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 147.
3 Camus, A., « Lettre au sujet du Parti pris des choses de Francis Ponge », in Essais, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1965, p. 1662.
4 Barthes, R., « Les nostalgies des Français », in Œuvres complètes, tome 2 (1974- 1980), Paris, Seuil, 1993, p. 1250.
5 Camus, A., « Lettre au sujet du Parti pris des choses », op. cit.
6 Barthes, R., « Structuralisme et sémiologie », in Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 523-527.
7 Yellès-Chaouche, M., « La mémoire des Maures », in Camus au présent, revue Langues et littératures de l’institut des langues étrangères. Université d’Alger, 1990.
8 Camus, A., Lettre au sujet du Parti pris des choses de Francis Ponge, op. cit.
9 Barthes, R., « Jean Cayrol et ses romans » in Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 117.
10 Valéry, P, Regards sur le monde actuel. Paris, Gallimard, 1931, p. 34.
11 Barthes, R., « Sémiologie et urbanisme » in Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 439.
12 Camus, A., Essais, op. cit., p. 1833.
13 « Le théâtre est mon couvent. L’agitation du monde meurt au pied de ses murs et a l’intérieur de l’enceinte sacrée, pendant deux mois, voués à une seule méditation, tournés vers un seul but, une communauté de moines travailleurs, arrachés au siècle, préparent l’office qui sera célébrée un soir pour la première fois. » Camus, A., « Pourquoi je fais du théâtre ? » in Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1962, p. 1722.
14 Barthes, R, « Théâtre capital » in Œuvres complètes, op. cit., p. 419.
15 Camus, A., « Conférence prononcée à Athènes sur l’avenir de la tragédie » in Théâtre, récits, nouvelles, op. cit., p. 1701-1711.
16 Camus, A., « Interview donnée à France-Soir », in Théâtre, récits, nouvelles, op. cit., p. 1712-1713.
17 Barthes, R., « Club » in Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 452-479.
18 Camus, A., « Conférence du 14 décembre 1957 » in Essais, op. cit., p. 1071-1096.
19 Barthes, R., « L’aventure sémiologique », Le Monde, p. 24.
20 Barthes, R., « Critique et autocritique », in Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 989.
21 Barthes, R., « A quoi sert un intellectuel ? », in Œuvres complètes, tome 3, Paris, Seuil, 1995, p. 747.
Auteur
Institut für Romanistik – Universität Wien
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