1 La Geschichtklitterung en est même la première traduction dans une langue étrangère, bien avant celle en anglais de l’Écossais Thomas Urquhart, en 1653, ou celle en néerlandais de Wieringa en 1682. Pour un tableau des traductions de Rabelais, voir Demerson et Marrache-Gouraud 2010 : 59-89. Pour Rabelais, nous utilisons l’édition critique de Mireille Huchon (Rabelais 1994). Pour Fischart, l’édition synoptique de Hildegard Schnabel (Fischart 1969) : j’indique en caractères italiques le texte de 1575, en romains les ajouts de 1582, en romains soulignés, les ajouts de 1590. La critique fischartienne, après avoir souvent interprété le texte allemand indépendamment du texte français, revient ces dernières années vers des problématiques directement liées aux phénomènes de traduction. Voir en particulier l’anthologie bilingue en cours de préparation, à paraître chez Droz, (dir.) Tobias Bulang, Elsa Kammerer, Beate Kellner, Jan-Dirk Müller, Anne-Pascale Pouey-Mounou, avec le groupe de travail Rabelais et Fischart. Poétique, traductions, réception, actif depuis 2015, ainsi que notre inédit d’habilitation (Kammerer 2021).
2 Sur la métaphore de l’entrelardement et sur la visée comique de la Geschichtschrift de 1575, nous nous permettons de renvoyer à Kammerer 2021.
3 Voir Fischart 1579. Publié sous le pseudonyme d’Isaac Rabbotenus, le Biënkorf de Marnix (Van Marnix Van Sint Aldegonde 1569), qui se présente comme un (pseudo)éloge de l’Église catholique, est en fait un pamphlet satirique extrêmement violent au service de la propagande calviniste, qui parodie en grande partie une « missive » procatholique de Gentian Hervet. Marnix fait parler un clerc catholique qui s’emmêle dans son propre discours et qui, au lieu de faire l’éloge de Bellarmin, François Panigarole et Gentian Hervet, révèle involontairement leurs vices et méfaits. Sur le Biënkorf et le Tableau des différens de la religion qui en constitue une adaptation en français considérablement augmentée, voir les travaux de Lazare Sainéan et le colloque de 1998 consacré à Marnix, ainsi que, plus récemment, les travaux de Mathieu de La Gorce et Alisa Van de Haar. Fischart ne fait rien des cailles qui, dans le texte biblique, pleuvent du ciel la veille du jour où tombent la rosée et la manne.
4 Le Abenteuer allemand (dérivé du bas-latin a(d)ventura, en français « aventure ») renvoie à cette date aux « aventures » de tel ou tel personnage, et plus exactement à une entreprise hasardeuse ou une prise de risque. L’adjectif abenteuerlich signifie « aventureux » au sens large, avec souvent la connotation d’étrange ou de risqué, voire de saugrenu (Grimm 1854-1961 : Bd. 1, Sp. 28). Dans un redoublement sémantique entre abenteuerlich et Wunder (« merveille, miracle »), la naissance de Gargantua, au chap. 9, et tout le reste de sa vie ensuite, d’ailleurs, sont ainsi qualifiés de « wunderabenteuerlich » (Fischart 1969 : 151).
5 Voir Janson 1952. La symbolique du singe a particulièrement intéressé Fischart. Il pimente ainsi la comparaison que Rabelais avait faite entre les singes et les moines au chap. 40 du Gargantua d’une référence à Nigrinus 1571, une « farce en forme de singerie » qui est en fait un pamphlet dirigé contre l’Église catholique incarnée par le pape, les moines et les « Pf-Affen », les « curés-singes », objets d’une satire confessionnelle virulente, mais figures également d’une longue tradition des Schwänke (« farces »). Nigrinus recense vingt-trois « propriétés » du singe telles qu’il les a recueillies dans les textes antiques, assorties de proverbes et de fabulæ, et les « applique » ensuite point par point pour démontrer que le « Schlaur-Affen Land » des singes (royaume de la paresse et de la folie) s’identifie en fait à la papauté et à ses sbires.
6 On pense ici au jeune Gargantua du chap. 14 de la Geschichtklitterung (équivalent au chap. 11 du Gargantua français), dont les activités de la petite enfance sont énumérées à l’aide de proverbes pris dans leur sens propre. Je ne suis pas d’accord avec Tobias Bulang qui voit dans l’épouillement du singe un symbole de superficialité (on évite d’épouiller trop soigneusement l’animal de peur d’entrer en contact avec ses furoncles), et dans cette métaphore l’idée d’une mise à distance de l’optimisme humaniste et de l’évangélisme de Rabelais (Bulang 2011 : 469-470).
7 Il n’est du reste pas exclu que l’on entende aussi dans « affenteuerlich » le substantif « teure (theure) » qui renvoie au prix de quelque chose, à sa valeur, sa cherté. Sur l’esthétique de l’effroi comique, voir Kammerer 2021.
8 Il faut signaler immédiatement que, s’il a effectivement remplacé certains des noms de lieux ou de personnes français par des noms allemands, actualisé des références historiques, ajouté des proverbes et des chansons allemands, ou encore accentué certains traits allemands topiques comme les excès de boisson, le « grobianisme », etc., Fischart ne l’a pas fait systématiquement, soit qu’il ait « répugné à s’astreindre à un système », soit que le Gargantua français ait moins constitué pour lui le support d’une traduction qu’un « catalyseur » qui permette de « cristalliser » la matière fischartienne. Voir Sommerhalder 1960 : 73-74. Plus récemment, mais sans interroger non plus les origines de cette métaphore du calcul sur un méridien, Ansgar M. Cordie l’applique à Albertinus pour désigner une « appropriation compilatoire de textes étrangers » (« kompilatorische Aneignung fremder Texte » [Cordie 2001 : 50]).
9 Voir aussi Chrisman 1982 : 138-140.
10 Qui peut d’ailleurs être aussi bien le méridien terrestre que le méridien céleste, encore très souvent utilisé pour les calculs des coordonnées géographiques.
11 Au XVIe siècle (comme au Moyen Âge d’ailleurs), l’usage des coordonnées est en effet employé en astrologie : pour effectuer les calculs permettant d’établir l’horoscope d’un individu ou d’une institution, pour prévoir les événements consécutifs à une conjonction planétaire ou une éclipse et pour établir les moments propices aux actes médicaux : il faut savoir exactement où se trouvent les êtres humains à la surface de la terre, donc leurs coordonnées. Cf. Gautier Dalché 2013, en part. IIe partie, chap. 1-D, « Les coordonnées géographiques » : 219-241.
12 Sur l’horloge astronomique, voir Hauffen 1896 ; Tanner 1984 ; Kühlmann 2019.
13 Voir par ex., de Rabelais, l’Almanach pour l’an 1533 calculé sur le meridional de la noble cité de Lyon, et sur le climat du Royaume de France ou l’Almanach pour l’an 1535 calculé sur la noble cité de Lyon, à l’elevation du pole par XLV. degrez, XV. minutes en latitude, et xxvi. en longitude (Rabelais 1994 : 936-937 et 938-940).
14 En Allemagne, comme aux Pays-Bas et en Angleterre, la Pantagrueline prognostication fut le premier texte de Rabelais à être traduit ; voir Kammerer à par.
15 En alsacien, « klitter » signifie la tache, le pâté que l’on fait en écrivant trop vite ou de façon maladroite, mais également l’esquisse, le brouillon, l’essai, avec la connotation possible d’un travail laborieux (Martin et Lienhart 1899-1907 : Bd. 1, Sp. 498b). Voir également Grimm 1854-1961 : Bd. 11, Sp. 1213-1214. Le néologisme de Fischart est passé dans la langue allemande sous la forme de « Geschichtsklitterung » (avec un -s- à la jonction des deux éléments composés) pour désigner une falsification ou une altération d’événements historiques. C’est l’idée que portent dans le titre de 1582 les « Naupen », qui désignent dans le néologisme « Naupengeheuerlich », soit des difficultés contrariantes, fastidieuses, voire rébarbatives, soit des lubies, des toquades.
16 L’un des anagrammes de Fischart, fondé sur la traduction grecque de Fisch-hart, « poisson dur » : ellopos, « poisson » ; scleros, « dur ».
17 L’association entre le singe et le fou est caractéristique des territoires de langue allemande (Janson 1952 : chap. VII). Cf. également Lefebvre 1968.
18 On peut penser ici également au verbe « verposseln », qui signifie « passer son temps à des choses insignifiantes ».
19 Elle est reprise, près d’un siècle plus tard, dans un texte tout à fait curieux signé par un certain Hartmann Reinhold, Francfortois (Jacob Riemer ? Georg Wilhelm Sacer ?), que la Geschichtklitterung a visiblement inspiré : il évoque des « vers allemands battus, forgés et aiguisés avec du latin » (« mit latein verposselte, verschmiedete und verdängelte deutsche reime ») (Reinhold 1673).
20 Peut-on reconnaître dans cette clausule une citation (tronquée) d’un passage de l’Histoire naturelle de Pline qui traite de l’usage aussi bien pacifique que meurtrier du fer ? Pline invite à un usage « inoffensif » du fer, rappelant que le roi étrusque Porsenna, après l’expulsion des Tarquins, avait ordonné au peuple romain « qu’il ne se serve pas du fer, si ce n’est pour l’agriculture » (« ne ferro, nisi in agricultura, uterentur » [livre XXXIV, chap. 39]).
21 Sur l’ambition de fonder un nouveau genre comique qui puise largement dans l’« érudition facétieuse » de Rabelais, et sur la reprise de l’épitaphe ronsardienne, voir Kammerer 2021.
22 Ces tentatives ne sont à ma connaissance pas documentées.
23 Rabelais, Gargantua, « Prologue » : « […] rompre l’os, et sugcer la sustantificque mouelle. C’est-à-dire : ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques, avecques espoir certain d’estre faictz escors et preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre goust trouverez, et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de tres haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion, que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque » (Rabelais 1994 : 7). Voir Geschichtklitterung, « Ein vnd Vor Ritt » (Fischart 1969 : 28).
24 Lorsque l’on voit ce qu’est effectivement le texte de la Geschichtklitterung, on pense à la possible métaphore de la taille des rosiers, qui repoussent de plus belle une fois qu’on a coupé les branches…