Camus et la multiplicité de l’Europe
p. 189-199
Texte intégral
Introduction
L’idée européenne est une idée qui suscitent des réactions parfois extrêmement polarisées, tout en étant en même temps une idée presque impossible à définir, malgré les efforts méritoires de certains historiens. On serait plutôt tenté de dire qu’une telle entreprise est vouée à l’échec : l’hégémonie qu’un telle Idée représenterait ressemblerait à un dernier rempart de ceux qui craignent l’avenir – il suffit de penser au débat actuel sur l’immigration et l’inéluctable référence à « forteresse Europe ».
1Les écrivains ont souvent essayé de déblayer le terrain en proposant des définitions de l’Europe, mais en les lisant, on a l’impression qu’il existe autant d’Europe qu’il n’y a d’écrivains qui en font mention. L’idée européenne, finalement, est moins une idée au singulier qu’un vaste plateau de discours qui se chevauchent, se heurtent et même se contredisent. Il a été assez peu question dans la critique camusienne jusqu’ici des opinions de Camus sur l’Europe. Pourtant, à y regarder de près, il se passe bien des choses intéressantes non seulement pour les études camusiennes mais pour l’analyse des idées européennes elles-mêmes.
2Dans cet article, et après un court résumé de l’idée d’Europe dans l’histoire, nous allons démontrer comment dans l’œuvre d’Albert Camus, il existe une multiplicité de discours sur l’Europe. Il s’agit d’une pluralité qui ne doit pas nous inquiéter ; l’analyse que nous allons proposer en guise de conclusion fait appel au théoricien Russe Mikhaïl Bakhtine pour démontrer comment la diversité d’idées sur l’Europe rend possible l’innovation constante et un dialogue fructueux, et nous permet, dans le domaine des études camusiennes, de nous dégager de l’emprise de la critique purement biographique1.
L’Europe dans l’histoire
3Pour la plupart, les études sur l’idée européenne sont assez récentes : les premières datent des années 50 et 602. Ceux qui prétendent que l’on peut déceler une seule idée-clé parmi les multiples discours sur l’Europe ont adopté des méthodes différentes. D’une part il existe ceux, par exemple Denis de Rougemont, qui adoptent une analyse téléologique3 : l’idée d’Europe existe depuis toujours, et aboutit aux points culminants que sont les efforts vers l’unification du Continent. D’autre part, certains, dont Jacques Duroselle, prétendent que l’unification européenne telle que nous la connaissons n’est qu’une entreprise d’après-guerre qui ne fait pas du tout partie d’une Histoire des idées européennes, anachronique ipso facto4. D’autres critiques voient dans l’idée européenne une voile sur des motivations plus profondes, soit la défense pragmatique contre des menaces extérieures et intérieures, soit des sentiments euro-centriques vers les Autres de l’Europe5. Qui plus est, l’histoire de l’Europe, aussi bien que l’histoire des idées européennes, d’après d’autres encore c’est tout autant une histoire de failles qu’une histoire d’unité. Que l’on pense aux clivages entre l’Est et l’Ouest, l’Islam et le Christianisme, L’Église Catholique et l’Église Orthodoxe, et ainsi de suite6.
4Dans quelque discipline que ce soit, donc, il est une grave erreur de supposer que tout historien et tout écrivain veut dire la même chose quand il prononce le mot « Europe ». Il existe plutôt une multiplicité de points de vue qui se chevauchent parfois et qui ne s’accordent qu’assez rarement. L’Europe comme synonyme de la Chrétieneté, il y a un millénaire, n’a rien à voir avec l’Europe de Jean Monnet7.
5Personne ne réussira à définir les frontières ou les principales caractéristiques de l’Europe, et dans un sens, personne ne sait ce que c’est que l’Europe. L’on pourrait même dire, pour clore ce résumé, que l’idée d’Europe est quelque peu vide de sens, et peut masquer bien des idéologies sous-jacentes. Historiquement parlant, les nazis et les résistants français, dont Camus, ont eu tous les deux une idée d’unité européenne8.
L’Europe chez Albert Camus
6On peut voir le même phénomène dans les études sur l’Europe dans la littérature, qui visent à montrer comment tel ou tel auteur voyait l’Europe et la possibilité de l’unifier9. L’on trouve, là encore, le même problème : il y autant d’Europe qu’il n’y a d’écrivains y réfléchissent. Il est erroné de situer ceux-ci dans le droit fil du soutien plutôt politico-économique de l’unité européenne : bien des écrivains adoptaient des idées qui n’auraient eu rien à voir avec celles d’un Coudenhove-Kalergi. En effet, et pour pousser un peu plus loin l’analyse, on peut dire qu’il peut exister bien des points de vue au sein de l’œuvre d’un seul écrivain, ce qui s’avère être le cas chez Albert Camus.
7Soit dit en passant : il existe déjà un certain nombre d’études sur l’idée d’Europe chez Camus, qui analysent chacune des étapes de l’itinéraire européenne de Camus (du journalisme des années 30 et 40 jusqu’à l’Europe de L’Homme révolté) à travers la vie de l’homme-Camus10. Ce travail. autrement excellent et fort utile, reste pour la plupart biographique, mettant en parallèle les idées européennes et les préoccupations personnelles et intellectuelles de Camus, d’après ce que nous savons de lui. Il a tendance à voir en Camus un européiste avant la lettre, un visionnaire qui annonce les débuts de l’intégration européenne en 1957 et même l’effondrement du rideau de fer en 1989. Pour dire les choses franchement, une telle vision européenne chez Camus n’existe pas : il existe plutôt – comme nous allons démontrer – une multiplicité de points de vue.
8Nous nous reportons d’abord à La Mort heureuse, roman resté à l’état d’ébauche jusqu’à sa publication posthume en 197111. Une partie de ce texte est consacré au voyage du protagoniste Mersault en Europe Central : à Prague, à Vienne et à Vicence, voyage qui apparaît également dans « La Mort dans l’âme », dans la collection L’Envers et l’endroit, mais raconté à la première personne.
9Au cours de ce voyage, il devient évident que Mersault se sent profondément mal à l’aise dans la capitale Tchèque. Le narrateur décrit une série de crises existentialistes, provoquées par crachin, la chambre d’hôtel sordide, la langue Tchèque et surtout par l’odeur néfaste des concombre trempés dans la vinaigre, le tout dans l’ombre de cathédrales et de murs oppressives. La critique camusienne propose bien des lectures possibles de cette partie du roman, mais nous nous focalisons ici sur la construction dans ce texte d’une certaine vision, une voix littéraire si l’on veut, de l’Europe.
10Le vocabulaire, pour commencer, est entièrement négative. Il décit une série d’espaces clos à Prague, des cathédrales à la chambre d’hôtel, du cloître au cimetière juif. Lisons la description du temps dans la chambre d’hôtel :
Dans la chambre, autour de lui des heures flasques et molles et le temps tout entier clapotait comme de la vase (MH : 97).
11Même à l’extérieur, Mersault « tourne en rond », et « s’enfonce dans les rues plus noires et moins peuplées » (MH : 100).
12Après sa visite à Prague, Mersault traverse la plaine de Silésie par le train, un espace clos qui en traverse un autre. Le compartiment du train « fut pour lui dans l’Europe comme une de ces cellules où l’homme apprend à connaître l’homme à travers ce qui lui dépasse » (MH : 115-6). Et la plaine « sous le ciel pesant comme une dalle » (MH : 116).
13En revanche, le récit se transforme lorsque Mersault arrive en Italie :
Bientôt, à mesure que le soleil avançait dans la journée et qu’approchait la mer, sous le grand ciel rutilant et bondissant d’où coulait sur les oliviers frémissants des fleuves d’air et de lumière, l’exaltation qui remuait le monde rejoignait l’enthousiasme de son cœur (MH : 121).
14C’est un retour à la vie : Mersault se baigne dans la mer, l’espace ouvert par excellence, et un contraste on ne peut plus marqué d’avec l’eau des flaques boueuses de Prague.
15On pourrait lire ce récit de La Mort heureuse comme un résumé des dichotomies classiques de l’œuvre camusienne – exil et royaume, soleil et ombre, et ainsi de suite12. Il est vrai que le récit établit une dichotomie, à côté de celles de Jean Grenier et d’André Gide, du nord et du sud à l’intérieur du Vieux Continent. Mais il est possible de conceptualiser ces deux espaces, nord et sud. comme étant essentiellement opposés, avec une seuil qui les sépare – la figure de l’antithèse que nous empruntons de Roland Barthes dans son analyse de Sarrasine de Balzac. D’après Barthes, si l’on déstabilise l’Antithèse, la mort s’ensuit. Le héros de Sarrasine se trompe sur le sexe de la Zambinella le castrat, dont il est amoureux, et en meurt13. On voit quelque chose d’approchant chez Mersault : en voyageant dans le nord, il transgresse, parce qu’il quitte sa terre d’origine. La preuve se trouve dans un passage où il rentre à son hôtel et trouve un groupe d’hommes autour d’un camarade mort :
Un homme était étendu sur le trottoir, les bras croisés et la tête retombant sur la joue gauche [...] il y avait là [...] une minute d’équilibre passé laquelle il semblait à Mersault que tout s’écroulerait dans la folie. [...] La tête du mort baignait dans du sang. C’était sur la plaie que la tête s’était retournée et reposait maintenant (MH : 108).
16C’est une face-à-face avec la mort, et le lendemain Mersault fuit la site de sa transgression pour descendre vers le sud, sa vraie patrie.
17Après cette brève analyse de La Mort heureuse il devient tout à fait clair que les caractéristiques de cette voix européenne et fictionnelle des années 30 sont la dualité et la tension au sein même de l’Europe entre le nord et le sud. Les deux espaces sont mutuellement et irrémédiablement fermés – il existe une faille qui traverse l’Europe.
18Une deuxième exemple d’une voix européenne chez Camus est celle qui s’élabore dans la troisième des Lettres à un ami allemand, écrite en 194414. On connaît bien l’histoire de ces Lettres, écrites entre 1943 et 1944 à un interlocuteur imaginaire et destinées à la presse clandestine ; on connaît moins la façon dont Camus s’engageait en faveur des idées européistes des mouvements de la Résistance. En effet, il construit dans cette troisième lettre deux idées d’Europe afin de mieux en défendre la seconde. Il s’agit, naturellement, d’une vision républicaine, humaniste d’harmonie et d’unité :
Mais elle [Europe] est pour nous cette terre de l’esprit où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l’esprit humain. Elle est cette arène privilégiée où la lutte de l’homme d’Occident contre le monde, contre les dieux, contre lui-même, atteint aujourd’hui son moment le plus bouleversé (II : 234).
19Mise à part le lyrisme de ce texte, les idées qu’il rassemble sont celles du débat sur l’intégration européenne de l’entre-deux-guerres, et de bien des éléments du discours de la presse clandestine15. C’est un cri de cœur pour la paix qui fait appel à une héritage séculaire, problématique par bien des égards, mais une tournure rhétorique sans égale.
20Camus esquisse aussi une caricature de l’idée européenne des nazis, et des collaborateurs et collaborationnistes, afin de mieux la rejeter16. On le sait, bien des intellectuels qui souhaitaient une plus grande coopération européenne aux années 30 se rangent aux années 40 à côté des fascistes. Il est ensuite difficile à prime abord de distinguer le ton européiste d’un Fernandez en 1941 que d’un résistant en 1944, et c’est ici que l’on comprend l’importance des Lettres à un ami allemand de Camus. Pendant l’Occupation, les résistants se trouvaient basculés dans une France étrangère où les mots comme « patrie » ne portaient pas le même sens qu’auparavant. Il s’ensuit que la presse clandestine adoptait souvent une stratégie de ré-appropriation de discours, stratégie qu’emploi Camus de façon exemplaire ici17. En effet, il se tient à l’écart du mot Europe, tel que l’employait l’ennemi, pour mieux en défendre ce sens républicain et humaniste vu plus haut. Ce faisant, il reconnaît implicitement que le même mot, Europe, peut porter plusieurs sens en dessous du contexte immédiat : il trouve par là une voie parmi ces discours pour donner une définition d’un continent de paix et de coopération, afin de rendre acceptable de nouveau un mot que l’on croyait à jamais souillé par le nazisme18.
21Or, cet européisme de guerre, où Camus défend l’idée d’Europe contre les assauts du nazisme, est complètement différente de l’Europe de division et de failles de La Mort heureuse. Notons bien de quelle Europe géographique il s’agit dans les Lettres :
Il m’arrive quelquefois [...] de penser à tous ces lieux d’Europe que je connais bien. C’est une terre magnifique faite de peine et d’histoire. Je recommence ces pèlerinages que j’ai faits avec tous les hommes d’Occident : les roses dans les cloîtres de Florence, les bulbes dorés de Cracovie, le Hradschin et ses palais morts, les statues contorsionnées du pont Charles sur le Vltava, les jardins délicats de Salzbourg. Toutes ces fleurs et ces pierres, ces collines et ces paysages où le temps des hommes et le temps du monde ont mêlé les vieux arbres et les monuments ! Mon souvenir a fondu ces images superposées pour en faire un seul visage qui est celui de ma plus grande patrie (II : 236).
22Camus ici fait référence aux mêmes aires géographiques que dans La Mort heureuse, à une grande différence près : maintenant, toute l’Europe, est, ouest, nord, sud, se trouve dans sa « plus grande patrie ». L’Europe n’est plus coupée en deux ; désormais, on voit bien qu’il y a division, mais cette fois au sein même de l’œuvre camusienne – la voix européenne, politique, de guerre contre une Europe fictionnelle de crise et de division.
23C’est dans L’Homme révolté que se trouve le troisième et dernier exemple – que nous aurons le temps de décrire ici – d’une voix européenne chez Camus19. L’idée d’Europe qui se trouve dans ce texte controversé de philosophie politique est assez bien connue : essentiellement, l’Europe constitue la terre où naît la Révolte, où celle-ci fleurit mais aux dépens de l’humanité qu’elle vise à l’origine à défendre. À mesure que la rébellion métaphysique s’approfondit, le meurtre se trouve légitimé et le totalitarisme développe, accompagné de bagnes et de tortures.
24Les philosophes mentionnés dans ce texte, que Camus décrit ailleurs comme les « mauvais génies de l’Europe » (II : 1341), sont tous européens et responsables d’une pensée dite nordique. Ils se concentrent sur l’Histoire, et oublient l’ordre de la Nature, fatal, on le sait, pour Camus. Le contre-pied de cet oubli si catastrophique est bien sûr la mesure, et Camus termine son essai sur un appel en faveur d’un retour vers une idée de nature et d’harmonie empruntée et adaptée de la Grèce antique :
Que Dieu en effet soit expulsé de cet univers historique et l’idéologie allemande naît où l’action n’est plus perfectionnement mais pure conquête, c’est-à-dire tyrannie. Mais l’absolutisme historique, malgré ses triomphes, n’a jamais cessé de se heurter à une exigence invincible de la nature humaine dont la Méditerranée, où l’intelligence est sœur de la dure lumière, garde le secret (II : 702-3).
25Tout à fait en dehors des problèmes assez immenses de l’ordre d’essentialisme national de ce texte, une nouvelle vision d’Europe s’esquisse. Il existe une faille cette fois-ci philosophique qui traverse l’Europe, une division entre deux états d’esprit, l’un nordique, l’autre du sud, non sans rappeler la division de La Mort heureuse. Pourtant, dans L’Homme révolté, l’Europe demeure en quelque sorte unie mais dans son commun rejet de l’humanité, rejet assez typique de la mise en question de l’Europe entière et ses valeurs suite à la Shoah. Il est clair, donc, que l’Europe de L’Homme révolté en 1951 est loin de l’unité de l’harmonie prônées dans les Lettres à un ami allemand en 1944.
Une vue d’ensemble bakhtinienne
26À la lumière de ces trois exemples, La Mort heureuse, Lettres à un ami allemand et L’Homme révolté, il est difficile de parler d’une seule Europe ou même d’une évolution dans la pensée européenne chez Camus. Nous venons de voir que même dans l’œuvre d’un seul écrivain il peut y avoir une multiplicité de discours sur l’Europe, qui se contredisent, s’accordent et se chevauchent, comme pour l’idée historique de l’Europe. Il est facile de succomber à la vertige pluraliste. Jacques Derrida a réfléchi à ce problème et en arrive à la conclusion que l’idée de l’Europe ne saurait sombrer ni dans une multiplicité d’idiomes mutuellement fermées, ni sous une autorité centralisatrice20. Chez Camus, on pourrait imposer soit une interprétation biographique, soit européiste, en prenant partie pour que l’œuvre constitue une évolution vers une certaine compréhension de l’Europe, ou le travail d’un visionnaire. Ni l’un ni l’autre ne fournit une analyse qui rend compte de la diversité de discours chez Camus. Nous allons essayer plutôt d’y réfléchir avec une lecture adapté des théories de Mikhail Bakhtine sur le roman21. Le point de départ de cette méthodologie, premièrement, c’est la tension entre l’unitaire et l’hétéroglossie. Pour Bakhtine l’énonciation constitue l’endroit privilégié où ces deux phénomènes s’entrecroisent. L’unitaire, c’est la force centripète de la langue, qui fait en sorte que la langue soit comprise par tous. L’hétéroglossie, c’est la force centrifuge de fragmentation et de décentralisation dans la langue même, qui fonctionne au sein de l’unitaire mais qui s’en échappe en partie. En ce qui concerne l’histoire de l’idée de l’Europe, l’unitaire, ce serait les notions dans l’air du temps à un moment donné ; l’hétéroglossie consisterait en les discours différents qui fonctionnent à l’intérieur de cette unité. Pour ce qui est de notre analyse, l’œuvre camusienne se présente comme une hétéroglossie de différentes voix de l’Europe.
27Deuxième observation : nous employons tout le temps des mots et des phrases qui ont déjà été employés, qui, d’après Bakhtine, font partie d’une interaction dynamique de discours au sein de la langue. Chaque énonciation comprend une multiplicité de sens et d’histoires ; l’écriture et l’énonciation sont des processus dialogiques, qui se frayent un chemin à travers des discours pré-éxistants. L’idée d’Europe chez Camus est composée d’un dialogue entre des éléments de plusieurs discours, que l’on peut isoler. C’est une polyphonie, une sorte de roman si l’on veut, où plusieurs voix, plusieurs façons de comprendre l’Europe, entrent en dialogue les unes avec les autres – c’est pour cette raison que nous avons employé le mot ‘voix’ jusqu’ici pour décrire les différentes façons de voir l’Europe dans les récits camusiens.
28Cette analyse bakhtinienne nous offre deux pistes de recherche importantes. Premièrement : l’analyse des discours de Camus dans leur contexte immédiat, à savoir les discours de l’Europe de l’époque où se situe ceux de Camus. Pour illustrer ceci, prenons l’exemple des écrits clandestins de Camus examinés plus haut, qui font preuve d’une préoccupation typique des activités des résistants en France en ce qui concerne le rôle de la langue. On peut observer quelque chose d’analogue dans La Mort heureuse, où Camus construit une voix européenne qui rappelle celle des auteurs comme Grenier qui l’a tant influencé au tout début de sa carrière. Cet aspect de l’analyse peut paraître assez évident : on peut envisager un vaste réseau de discours dans lequel navigue Camus. En route, il se branche à telle ou telle idée, puis se déplace vers une autre, adoptant et modifiant de différents aspects des discours qu’il rencontre.
29Mais il existe également un dialogue interne, à l’intérieur même de l’œuvre camusienne, dans des textes où ces différentes voix de l’Europe examinées ici se font echo et entrent en dialogue. Il est question ici d’étudier comment ces voix s’entre-mèlent et se chevauchent. Pour comprendre cela, la question du genre du texte devient important. Nous avons vu que la voix de l’Europe de division était celle de la fiction camusienne. Nous aurions pu aussi bien parler de la même sorte d’Europe dans Le Malentendu ou dans L’État de siège. En revanche, quand nous parlons d’une Europe d’unité, il s’agit d’une voix politique, qui s’exprime dans des textes tels que les éditoriaux d’Alger Républicain, du Soir Républicain et de Combat.
30Vues sous cet angle générique, les Lettres à un ami allemand sont très importantes. Textes difficiles à classer, ils font d’une part penser aux écrits politiques de Camus – il s’agit en fin de compte d’une série de textes rhétoriques où Camus essaye de persuader le lecteur de la légitimité d’un argument à but essentiellement politique. D’autre part, on trouve aussi des éléments hautement littéraires : le ton lyrique, le fait que les lettres appartiennent tout autant à la tradition épistolaire de la littérature que de la rhétorique politique22. C’est a cause de cette incertitude de genre que les lettres peuvent adopter des éléments de deux voix européennes de Camus : la voix politique entre en dialogue avec la voix fictionnelle de l’Europe dans le passage déjà cité sur les aires géographiques de l’Europe. On y trouve un appel à l’unité européenne qui reprend des aspects de la voix fictionnelle, qui transforme la construction négative d’une Europe divisée pour la mettre au service d’une lutte vers l’unification du continent afin d’assurer la paix.
31Or, nous avons étudié l’aspect européen de L’Homme révolté afin de démontrer que l’Europe de Camus ne s’arrête pas à une quelconque dualité des voix littéraires et politiques : nous avons vu en effet que Camus introduit dans son essai de 1951 une voix européenne très différente des précédentes. Il s’agit moins d’un retour à la vision divisée de La Mort heureuse que d’un développement d’une voix nouvelle, qui déstabilise et contredit ce qui s’élabore dans les Lettres à un ami allemand. Ces dernières font l’éloge de vingt siècles d’histoire européenne qu’il s’agit de défendre : ajoutée à d’autres références dans le texte, cette phrase établit la durée de l’Histoire européenne, et surtout une continuité. Dans L’Homme révolté, en revanche, au lieu de continuité positive, il s’agit de discontinuité négative, une série de révoltes et de révolutions au cours des mêmes vingt siècles qui font que l’Europe s’éloigne progressivement de ses origines, qu’il s’agit de réhabiliter. C’est un discours européen qui s’ajoute à la complexité déjà apparente de l’œuvre camusienne et qui fait partie de son dialogue.
32Cette méthode bakhtinienne, qui souligne un dialogue des discours sur l’Europe, trouve une équilibre entre la conception de l’Europe comme une monolithe ou comme une mêlée de discours contradictoires. Elle permet de comprendre l’idée de l’Europe comme une territoire qui reflète des moments de bien des changements sociaux et politiques. Elle évite également le piège du relativisme ; elle voit chaque moment comme faisant partie du même dialogue. Cette méthode offre une ouverture sur l’histoire de l’idée de l’Europe qui nous dégage et de l’emprise des analyses européistes, qui voient chaque discours comme un aspect de l’intégration européenne actuelle, et du réflexe biographique, la tentation de toujours relier texte et biographie comme si les deux étaient inséparables.
33Nous proposons, donc, une lecture de l’écriture camusienne et de l’écriture critique sur lui qui se veut également une lecture qui pourrait mener à une meilleure compréhension des écritures du XXe siècle sur l’Europe.
Notes de bas de page
1 Cet article reprend les grandes lignes d’une thèse soutenue en février 2001 à l’Université de Stirling en Écosse : Oswald, J., Constructions of Europe in the fictional and political Works of Albert Camus.
2 Voir, par exemple, ces histoires générales de l’idée d’Europe : Chabod, F., Storia dell’idea europa, Bari, Editori Laterza, 1961 ; Duroselle, J.-B., L’Idée d’Europe dans l’histoire. Paris, Denoël, 1965 ; Heater, D., The Idea of European Unity. Leicester, Leicester University Press, 1992 ; De Rougemont, D., Vingt-huit siècles d’Europe in Écrits sur l’Europe, vol. 1, 1948-1961. Œuvres complètes de Denis de Rougemont, Paris, La Différence ; Voyenne. B., Histoire de l’idée européenne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1964.
3 Approche adoptée également par les historiens de l’idée d’Europe du XXe siècle depuis Briand ou Schuman jusqu’à nos jours – voir Pegg, C.-H., Evolution of the European Idea, 1914-1932, Chapel Hill, London, University of North Carolina Press, 1983 ; Lipgens, W., A History of European Integration, Volume 1, 1945-1947, The Formation of the European Unity Movement, Oxford. Clarendon Press, 1982 (Trad. P.-S. Falla & A.-J. Ryder) ; Muet, Y., Le Débat européen dans l’entre-deux-guerres. Paris, Economica, 1997 ; Du Reau, É.. L’Idée d’Europe au XXe siècle : Des mythes aux réalités, Paris, Complexe, 1996 (Questions au XXe siècle).
4 Nous faisons référence ici à son livre L’Idée d’Europe dans l’histoire et non pas à son ouvrage hautement controversé des années 90 Europe : une histoire de ses peuples.
5 Delanty, G., Inventing Europe : Idea, Identity, Reality. Houndmills : Macmillan, 1995 ; Milward, A.S., The European Rescue of the Nation State. London : Routledge 1992 ; Amin, S., Eurocentrism, London. Zed Books, 1989.
6
Treanor, P., « Europe ? Which Europe ? »,
http://www.inter.nl.net/users/Paul.Treanor/which.europe.html
7 Pour une histoire des origines de l’idée européenne, voir Hay, D., Europe : The Emergence of an Idea, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1957.
8 Duroselle, J.-B., L’Idée d’Europe... p. 295-311 ; Lipgens, W., Documents on the History of European Integration, vol. 1, Continental Plans for European Union 1939- 1945, Berlin, Walter de Gruyter, 1984 ; Salewski, M., « Ideas of the National Socialist Government and Party » in Lipgens, W., Documents...
9 Voir Bonneville, G., Prophètes et témoins de l’Europe, essai sur l’idée d’Europe dans la littérature française de 1914 à nos jours. Leyde, A.-W. Sythoff-Leyde, 1961 ; Muet, Y, Le Débat européen..., passim.
10 Guérin, J.-Y., « L’Europe dans la pensée et l’œuvre de Camus » in Smets, P.-F.. Albert Camus : Textes réunis par Paul-F. Smets à l’occasion du 25e anniversaire de la mort de l’écrivain. Bruxelles : Bruylant, 1985, p. 57-70 ; « Mythe et réalité de l’Europe dans l’œuvre de Camus » in Dégrève, C. et Astier, C., eds., L’Europe, reflets littéraires : actes du congrès national de la société française de littérature générale et comparée, Meaucé, Klincksieck, 1993, p. 167-76 ; « Camus, Sartre et Aron devant l’unification européenne » in Perrin, M. (éd.), L’Idée de l’Europe au fil de deux millénaires. Paris : Beauchesne, 1994, p. 223-235 ; Albert Camus : portrait de l’artiste en citoyen, Paris, François Bourin, 1993, p. 189-204 ; Lévi-Valensi, J., « L’Europe dans les œuvres de fiction d’Albert Camus : Une mythologie ambiguë » in Abbou. A. (éd.), Albert Camus et l’Europe, actes du colloque international de Strasbourg, Paris, OFIL Diffusion, 1990. p. 85-93 ; Sarocchi, Jean, « L’Europe, exil ou royaume ? » in Littératures, Toulouse vol. 26, 1992, p. 155-66 ; Smets, P.-F., Le Pari européen dans les essais d’Albert Camus, Bruxelles, Bruylant, 1991.
11 Camus, A., La Mort heureuse, Paris, Gallimard, 1971. Désormais, les références à ce roman se situeront dans le texte sous la forme (MH : n° de page).
12 Voir Quilliot, R., La Mer et les prisons : essai sur Albert Camus, Paris, Gallimard, édition revue et corrigée, 1970 ; Grenier. R., Albert Camus : soleil et ombre, Paris, Gallimard, 1987 (Folio).
13 Barthes, R.. S/Z in Œuvres complètes. Tome II, 1966-1973. Paris : Seuil, 1994, p. 599.
14 Camus, A., Lettres à un ami allemand in Essais, Paris, Gallimard et Calmann Lévy, 1965 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 213-43. Nous suivons la convention des études camusiennes en nous reportant désormais à ce tome in text sous la forme (II : n° de page).
15 Pour un tour d’horizon de ces débats, voir Lipgens, W., Documents... ; Michel. H.. Les Courants de pensée de la Résistance, Paris, PUF, 1962 ; Michel, H. and Mirkine G.B., eds., Les Idées politiques et sociales de la Résistance (documents clandestins 1940-1944), Paris, PUF, 1954.
16 Pour autant que les nazis avaient des théories réelles sur l’Europe, la caricature qu’en donne Camus est assez réaliste. Voir le chapitre de Salewski. M. in Lipgens, W., Documents...
17 Voir l’analyse de Higgins, Ian, « Tradition and myth in French Resistance poetry : reaction or subversion ? » Forum for Modern Language Studies, 21, n° 1, p. 45-58.
18 À tel point qu’Edgar Morin a pu écrire : « Dans la mesure où je voyais dans l’Europe unie un mythe qui recouvrait la domination Nazie, j’étais devenu anti-européen ». Centre Européen de Culture, L’Europe des intellectuels, Paris, Gallimard, 1984, p. 198.
19 Camus, A., L’Homme révolté in Essais... op. cit., p. 407-709.
20 Derrida, J., The Other Heading : refections on today’s Europe. Bloomington : University of Indiana Press, 1992, p. 39.
21 Voir Bakhtin, M.M., The Dialogic Imagination : Four Essays. Austin : University of Texas Press, 1981 (Ed. Michael Holquist, trad. du russe par Caryl Emerson et Michael Holquist), p. 259-422.
22 Pour un bonne analyse de la tradition épistolaire et de ses ambiguïtés, voir Guillén, Cl., « On the edge of literariness : the writing of letters » in Comparative Literature Studies, 31, n° 1, p. 1-24.
Auteur
University of Stirling
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