Les campagnes de communication gouvernementales : entre contrôle social et empowerment
p. 147-160
Texte intégral
1Quand un gouvernement finance une campagne de communication autour des violences faites aux femmes, sa démarche part de l’idée que les médias sont des instruments de socialisation influençant l’exercice de la citoyenneté1. De la sorte, analyser cette problématique sous cet angle entraîne des interrogations pragmatiques quant aux ressources mobilisables pour augmenter le contrôle social informel. Alors, que nous montrent-elles et jusqu’à quel point sont-elles efficaces ?
2Notre approche analyse les campagnes d’information cinématographiques et télévisuelles gouvernementales entre 2007 et 2015. Nous les considérons comme les films qu’analyse Geneviève Sellier, c’est-à-dire : « comme des constructions culturelles et non comme des reflets de la société »2. Nous avons choisi d’étudier ces outils médiatiques car leur format court oblige le réalisateur à mettre en scène des situations que le spectateur peut comprendre et interpréter rapidement. Ceci nous permet d’observer le but recherché : est-il question de prévention ? Est-il question de dénonciation ? L’accent est-il mis sur la vulnérabilité, le contrôle social ou l’empowerment3 ?
3Seront questionnés les enjeux éthiques, épistémologiques et symboliques de la prévention des violences par l’image. C’est-à-dire la mise en perspective de l’évolution des normes et du jugement politique et associatif d’une « morale » relative aux rapports de genre4. De quelle façon ces campagnes façonnent-elles les normes et contribuent-elles à la production d’une représentation sociale des violences de genre5 ? L’interprétation de l’image reste toutefois subjective, influencée par notre éducation, notre culture, notre appréhension des rôles sexués. « L’interprétation déborde toujours de l’intention »6. C’est donc consciente de cela que cette enquête de sociologie visuelle tente de donner du sens à des configurations en images pensées par les réalisateurs, tout comme le sociologue qui analyse un discours lors d’un entretien.
I. La mort
4La première grande campagne nationale visant à promouvoir le 3919, le film choc Anne Leroy7, a été diffusée dès le 17 mars 20078.
Illustration de la campagne de 2007

Source : capture d’écran de la campagne Anne Leroy à partir de Dailymotion
Description du clip
Au premier plan, la mer ensoleillée, avec en bruit de fond les vagues et les oiseaux. Le caractère esthétique de cette image laisse place à un scénario violent figé par la photographie. Cette scène marque un arrêt sur image permettant de capter l’attention du téléspectateur sur le message de la voix off. Celle-ci raconte les violences de son conjoint. « Mon mari m’a battue et humiliée pendant dix ans. Il m’a cassé plusieurs fois le nez, les côtes, les dents… Mais depuis quinze jours, c’est enfin terminé ». La caméra plonge sur une pierre tombale avec le nom gravé d’Anne Leroy et en dessous l’année de sa mort : 2007. C’est une trentenaire. Le vent balaye les pétales de roses d’un bouquet fraîchement déposé. S’ensuit le slogan : « En France, tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son mari ou de son compagnon. Parlez-en avant de ne plus pouvoir le faire, appelez le 3919 ». S’affiche alors en gros plan les coordonnées du numéro.
5Montrer la mort c’est aussi ne pas donner à voir un visage ni un corps, mais juste une pierre tombale, et à entendre une voix off. En ce sens, la lecture de cette campagne renvoie à l’invisibilité de l’interprète et donc à son universalité potentielle car sans visage toute personne peut s’y reconnaître. Dans cette configuration, montrer la mort c’est aussi inciter les femmes à s’en sortir avant qu’il ne soit trop tard, comme le rappelle le slogan, dans une structure temporelle qui pousse à l’action (verbe à l’impératif). Dès lors, les femmes sont encouragées à sortir du statut de « victime » puisque le slogan croit en leur capacité d’action.
II. Les violences psychologiques
6Il aura fallu attendre 2008 pour qu’une campagne9 dénonçant les violences psychologiques fasse son apparition. La mise en scène de cette forme de maltraitance fait écho de son récent traitement juridique. Aussi, les différentes formes d’humiliation, le mépris et les insultes qu’elle dévoile semblent plus représentatifs des violences que subissent de nombreuses femmes et s’écarte du cliché de la « femme battue ». Cette vidéo démontre une dialectique entre agenda militant et agenda politique. Les éléments du droit sont un moteur dans la visibilité des violences, mais les revendications associatives et militantes préexistent à ces lois.
Illustration de la campagne de 2008 sur les violences psychologiques

Source : capture d’écran du clip diffusé sur Youtube
Description du clip
Un couple de trentenaire arpente une galerie commerciale. Une voix off, celle du conjoint, énumère des remarques dégradantes et méprisantes. Premier plan : la jeune femme entre dans une boutique et essaie une jupe, elle se regarde souriante devant la glace : « Cette femme c’est un vrai boudin, rien ne lui va ». Deuxième plan : elle est accoudée à un comptoir, le serveur lui pose un café : « Elle fait tout pour se faire draguer, c’est une vraie traînée ». Troisième plan : elle descend par l’escalator et se fait saluer par deux jeunes femmes : « Cette femme a des copines mais elles sont aussi connes qu’elle ». Quatrième plan : elle pénètre dans le parking, on voit l’homme la suivre et lui poser une main sur l’épaule : « Cette femme, c’est la mienne ». En bouclage de film, au dernier plan l’espoir est là, elle réagit et se dégage de ce bras qui l’entoure. L’homme entre dans la voiture, elle ouvre la portière et reste debout le regard déterminé. C’est au spectateur d’imaginer la suite… Le slogan et une voix off féminine conclut : « Ne laissez aucune violence s’installer, réagissez. Appelez le 3919 ».
7Ce spot intitulé « La Voix » explique que les violences psychologiques sont aussi destructrices que les violences physiques, et qu’il s’agit souvent du premier pallier. Dans ce court-métrage, il n’y a pas de visages tuméfiés, pas de cadavre, mais une violence psychologique insidieuse. Moins spectaculaire, cette violence est aussi moins connue.
8Selon Claude Herne, « Pour inférioriser la femme, les signes se multiplient, marquant la faiblesse, le manque d’assurance, la fragilité, l’hésitation, la dissimulation, la soumission, l’enfantillage aussi et l’infantilisation »10. Erving Goffman11, quant à lui, a analysé les rituels de subordination des femmes dans les publicités. Selon lui, cela passe souvent par l’expression du corps : l’inclinaison de la tête par exemple. Ou encore la façon de toucher le personnage. Ainsi, prendre une femme par la taille ou par l’épaule, comme dans cette campagne de communication peut-être un marqueur symbolique de propriété ou de protection. L’abaissement du regard et l’inclination de la tête de la femme, présument d’une dépendance par rapport à l’autre. Tandis que la fixation du regard, accompagnée d’un rejet par la main, indique la domination de l’homme, par la force et la contrainte.
9Il est intéressant de s’arrêter sur le corps des hommes. Dans ce clip la logique est d’amener le téléspectateur à penser que derrière chacun peut se cacher un être violent, il convient de se méfier des apparences. Ici c’est l’agresseur qui est mis en scène, même invisible sa voix off interpelle. La dernière scène dévoile « monsieur tout le monde », un personnage qui semble tout à fait « respectable ». De ce fait, le public ciblé change alors. Ces figures d’auteurs de violences sont des figures coutumières, elles arborent le profil du patron, du voisin, de l’oncle ou de la connaissance. Elles viennent heurter la banalisation au sens d’invisibilisation des violences ainsi que le silence qui les entoure. Enfin, un passage s’opère de la « violence objective », caractérisée par des marques et des blessures visibles sur le corps, à la reconnaissance des subjectivités individuelles.
III. L’impact sur les enfants
10En 2009, à la veille de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le secrétariat d’État chargé de la famille et de la solidarité a lancé un nouveau spot audiovisuel pour combattre les violences conjugales : « Tea party »12. Cette fois-ci c’est l’enfant qui est mis en scène, considéré lui aussi comme une victime collatérale et non plus comme un simple témoin.
Description du clip
Deux enfants jouent à la dînette. La caméra ne cadre que leurs pieds, chaussés avec des souliers d’adultes (sans doute ceux de leurs parents). S’ensuit le dialogue :
« - La petite fille : ça y est c’est l’heure du thé.
- Le petit garçon : super
- La petite fille : tiens chéri
On entend un bruit de vaisselle qui cogne. Le plan cadre la table et les mains des enfants.
- Le petit garçon : regarde ce que tu as fait !
- La petite fille : quoi ?
- Le petit garçon : tu en as renversé !
- La petite fille : je suis désolée, il n’y en a qu’un petit peu à côté.
Le petit garçon soulève la table violemment avec ses mains : tu dis toujours ça, désolée, désolée, désolée !
La vaisselle cogne. La petite fille tortille ses pieds
- La petite fille : qu’est-ce que je peux faire ?
- Le petit garçon : tu peux rien faire car tu ne sais rien faire de bien !
- La petite fille (en bredouillant) : mais qu’est-ce que, mais qu’est-ce que… Le petit garçon renverse d’un revers de main la tasse de thé et hurle « ferme-la ! ». Il se lève et la gifle : tiens prends ça.
- La fillette gémit et tombe à terre.
La voix off conclut : les enfants apprennent beaucoup de leurs parents y compris les violences conjugales ».
Illustration du clip « Tea Party »

Source : capture d’écran du clip diffusé sur Youtube
11Cette campagne souhaite sensibiliser sur les répercussions des « violences conjugales » sur les enfants. Ce qui est mis en avant dans ce spot c’est le risque de reproduction (fille-victime/garçon-auteur). Mais on montre également au téléspectateur que les enfants sont conscients de ce qui se passe au sein du foyer, des relations conflictuelles entre les parents. L’enfant n’est pas un simple spectateur amorphe de la vie de famille, il en devient acteur. Il n’est pas un simple témoin, son exposition aux violences en fait une victime collatérale.
IV. Le contrôle social informel
12En 2010, le gouvernement français a déclaré la lutte contre les violences faites aux femmes « grande cause nationale », ce qui ouvre droit à la diffusion gratuite de douze messages. Le Premier ministre peut agréer jusqu’à cinq campagnes d’intérêt général. Une de ces campagnes, « Se taire c’est participer »13 diffusée le 25 novembre 2010, a mis en scène les témoins de violences de genre. Alors, quel rôle peut exercer un « contrôle social »14 médiatique pour lutter contre les violences de genre ?
Illustration de la campagne de 2010 « Se taire c’est participer »

Source : affiche de la campagne « Se taire c’est participer »
13Dans ce clip ce sont les tiers qui sont mis en scène dans des actes de violences physiques, particulièrement brutales. Les voisins, les amis, la famille, les témoins directs ou indirects, sont appelés à réagir, leur silence les mettant sur le même plan que l’agresseur. Finalement se pose ici la question du rôle de la société civile. Lorsqu’on évoque la dénonciation par une tierce personne, les regards se tournent vers les professionnels de santé, les travailleurs sociaux. La question de l’intervention de l’entourage du couple, en tant que premiers témoins, est plus rarement abordée. Or, nous pensons que ce type de clip, mettant en scène les tiers, sont parmi les plus efficaces, même si la forme utilisée ici (culpabilisante) ne nous convainc pas totalement.
14La théorie du contrôle (control theory) développé par T. Hirschi15 explique que « plus l’intégration au groupe auquel appartient l’individu est faible, moins il dépend d’eux, plus il doit compter, par conséquent, uniquement sur lui-même et ne reconnaît pas d’autres règles de conduite que celles fondées sur ses intérêts privés »16. Sa théorie du contrôle suppose que des actes de violence se produisent lorsque l’individu ne ressent aucune contrainte à l’égard de la société, c’est-à-dire lorsque les liens conventionnels sont rompus. À l’inverse, elle explique également que plus une personne attache de l’importance à l’opinion ou au jugement de personnes qui lui sont chères ou dont elle légitime la pensée, plus cette personne prend en considération les sanctions positives et négatives de la société et moins elle est susceptible d’adopter un comportement non conforme à la norme (déviant). D’ailleurs, dans une étude comparative de seize pays, D.-A. Counts, J. Brown et J. Campbell17 concluent que les sociétés qui affichent les plus faibles taux de violence contre les partenaires sont celles où de fortes sanctions communautaires18 s’appliquent contre ce type de violence et où les femmes maltraitées peuvent se réfugier dans des centres spécialisés ou bénéficient du soutien de leur famille.
V. Former les professionnels
15À partir de 2013, la stratégie de communication a changé, elle s’est tournée en direction des professionnels de santé : médecin, sage-femme, gynécologue, pharmacien. Nous passons alors de l’information à la formation. Aux vidéos se joignent, gratuitement, un guide permettant de mieux appréhender les entretiens. Des explications sont fournies sur les cycles de la violence, les causes et les conséquences ainsi qu’un certain nombre d’outils.
16Nous observons ici un processus de reconnaissance des envies d’agir des femmes, à l’exact opposé de leur victimisation si présente dans les clips. Derrière ces visages, se cachent des femmes qui se dirigent vers des associations, qui se saisissent des institutions, prennent le « pouvoir » pour se défaire de cette situation. L’autonomie des femmes est la meilleure arme contre leur vulnérabilité. C’est cette indépendance réelle ou imaginaire qui incitera les femmes à décrocher leur téléphone, à en parler, militer, reconquérir leur corps. Cette question n’est pas uniquement privée, elle est sociale et politique. Or, le travail des associations était jusque-là l’angle mort de ces campagnes.
17Si les campagnes de communication ne disent pas le « vrai », elles disent le vraisemblable. Toutefois, tous les âges et tous les corps ne sont pas représentés : quid des personnes obèses par exemple ? Nous constatons également que les personnes issues de l’immigration sont souvent oubliées des campagnes françaises, puisqu’elle ne les met en scène qu’à partir de 2013. De la même manière, les auteurs de violences ont tous la même apparence : un homme « caucasien » âgé d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années. Enfin, les campagnes du 3919 n’évoquent pas le cycle des violences, à savoir l’analyse du processus d’emprise, qui permettrait pourtant une meilleure compréhension des résistances à dénoncer son conjoint.
VI. L’impact des campagnes de communication
18L’un des enjeux principaux de la communication autour des violences faites aux femmes revient à inciter à communiquer sur l’incommunicable, à la fois individuellement et collectivement. Or, comment montrer le silence ? C’est-à-dire « faire parler » au double sens du terme, « faire parler les » et « faire parler des » femmes violentées. Les injonctions à la dénonciation par le biais du 3919 font écho à la célèbre formule d’Austin « quand dire c’est faire »19. Cette invitation à la parole est aussi une invitation à prendre la parole, à s’indigner. Mais qui se reconnaît dans ces campagnes ? Quelques données statistiques sur les appels reçus par la Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF) viendront illustrer l’impact des campagnes de communication présentées dans cette contribution.
VII. Les dénonciations augmentent quand l’État dénonce
19En France, si on se réfère à la dernière enquête de la FNSF20, la moyenne d’appel par jour « violences conjugales » en période de campagne médiatique est plus de deux fois supérieure à celle hors campagne. D’ailleurs, sans grand étonnement, ce sont les périodes autour du 8 mars (Journée internationale de lutte pour les droits des femmes) avec 21,5 % d’augmentation et du 25 novembre (Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes) avec 19,6 % d’augmentation, qui comptabilisent le plus grand nombre d’appels parmi l’ensemble des périodes médiatiques.
Évolution du nombre d’appels passés auprès du 3919 pour des faits de violences conjugales entre 2007 et 2010
Année | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 |
Nb d’appels reçus | 1 231 | 11 446 | 19 274 | 19 707 |
Source : élaboration personnelle à partir des données de la FNSF
20Sur les 50 396 appels traités par 23 écoutantes en 2010, 19 707 concernaient une situation de violences entre conjoints. Parmi tous ces appels, 3 680 ont été orientés vers d’autres associations pour cause de saturation. La diffusion du numéro et des messages d’incitation à dénoncer les violences ont donc un impact positif sur le nombre d’appels. Nous ne l’interprétons pas comme une augmentation des violences au fil des ans, mais plutôt une augmentation des dénonciations. Cette hypothèse est renforcée par les données sur l’évolution des taux de déclaration auprès des macro-enquêtes sur les violences de genre entre 1999 et 201121. Malgré cela, selon une étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, publiée à la mi-juillet 2010, moins d’une victime sur dix déclare avoir appelé un numéro vert ou rencontré des membres d’une association d’aide aux victimes.
21Enfin, quand on interroge les femmes sur l’impact de ces campagnes médiatiques sur leur dénonciation, la plupart d’entre elles réfutent ce lien tout en voyant l’intérêt de la diffusion de ces messages. Ce constat renvoie à la théorie de la « troisième personne » développée par P.-W. Davison qui défend l’idée que les gens pensent que les autres sont davantage influencés par les messages des médias qu’eux-mêmes22.
VIII. Les formes de violence dénoncées
22Selon leur thématique, les campagnes médiatiques ont pu avoir un impact sur le profil des personnes appelantes et sur la description des violences : cela se vérifie sur les femmes jeunes. Les moins de vingt ans voient leur nombre d’appels auprès de la FNSF augmenter légèrement en période de sensibilisation médiatique. Elles représentent 27 % des appels lors des campagnes (25 % en période normale).
23En 2010, année où la lutte contre les violences faites aux femmes a été désignée « Grande cause nationale », 223 victimes déclarent avoir été visées par une tentative de meurtre, contre 122 en 2009. Plus de 87 % font état de violences psychologiques, 79,6 % de violences physiques, plus de 74 % des violences verbales et 5,3 % de violences sexuelles.
24Lors de la campagne « Tea party » portant sur les conséquences sur les enfants, le taux d’enfants appelant le 3919 a été multiplié par deux. La FNSF note également que 79,4 % des enfants vivant dans le foyer étaient présents lors des violences. Plus de 17 % ont été maltraités en même temps que leur mère et 3,5 % n’ont pas été directement exposés mais connaissaient l’existence de ces violences. Ceci montre à quel point les enfants sont tout autant victimes que leur mère. Enfin, la dernière campagne de 2010 mettant en scène les proches a elle aussi eu son effet, puisque d’après la FNSF, les proches et les professionnels (santé, social) ont été plus nombreux à appeler le 3919 (une augmentation de 10 % par rapport à 2009).
IX. Comment mieux prévenir ?
25En novembre 2015, la répercussion des violences sur les enfants est à nouveau mise en scène. « Se cacher n’est pas toujours un jeu ». Selon l’enquête ENVEFF23 les enfants sont témoins des scènes de violences dans plus de la moitié des cas, qu’il y ait ou non des brutalités physiques. De nombreuses études24 soulignent qu’être en contact avec un homme violent a des effets sur la santé et le comportement des enfants, que ces derniers apprennent ainsi des modèles d’interaction violente qui augmentent la probabilité de la reproduction des violences. Les violences peuvent également affecter la figure d’attachement de l’enfant à sa mère et le fait qu’elles se produisent dans la maison familiale peut induire un sentiment d’insécurité, ce qui soustrait à l’enfant l’endroit où il est censé se sentir protégé. La maison devient un lieu de peur et d’angoisse. Enfin, les expériences de l’enfant vont structurer son cerveau. Pendant les premières années de leur vie, il est fragile, malléable. Tout ce que va vivre l’enfant va modeler et modifier ses neurones, ses sécrétions de molécule cérébrale, ses circuits cérébraux. Bruce McEwen25 a montré qu’un stress répété chez l’enfant va empêcher la maturation du cerveau pré-frontal. Les conséquences en termes de troubles du comportement peuvent être extrêmement inquiétantes. La maltraitance réduit le nombre de récepteurs ocytocines, cette hormone qui permet de tempérer, de calmer le stress. C’est l’« hormone de l’amour », celle qui permet de prendre soin de l’autre. Enfin, de nombreuses études sur les maladies inflammatoires et troubles de l’immunité dévoilent l’impact du stress dans la petite enfance.
26Alors, comment intervenir auprès des enfants ? En France, en dépit de la législation en vigueur26, un des lieux privilégié de la socialisation, à savoir l’école, investit peu les questions d’inégalité filles-garçons et encore moins la détection de violences intra-familiale. Si l’école est entendue comme une institution qui reproduit les inégalités de genre, peut-elle les « neutraliser » pour libérer les filles de leur statut d’imbecillitas sexus ? Prévenir la violence de genre ne peut se passer d’une lutte contre les stéréotypes hiérarchisant les sexes. Cela s’apprend dès le plus jeune âge. Dans un même temps, nous observons une méconnaissance par les futurs enseignants des dispositifs d’accompagnement des victimes de violences conjugales. Si ni l’enfant, ni l’adulte ne révèlent l’agression, comment intervenir ? La question des violences de genre ne fait pas partie de leur formation. Pourtant, le contexte social et familial dans lequel les enfants grandissent et se socialisent, peut influencer leur comportement en classe, leur santé ainsi que leur vision de la conjugalité et de la parentalité.
27Certes, cela représente un certain coût, mais face à l’ampleur du phénomène et aux répercussions tant sur la santé que sur l’ordre social, nous nous interrogeons sur le faible investissement de l’État français en matière de prévention. D’autant qu’une étude27 financée par le programme Daphné II 200628 dévoile que le coût global des violences conjugales en France est estimé à 2 472 millions d’euros (39,12 euros/hab.). La question du coût de la prévention dans la lutte contre les violences de genre prend tout son sens et mérite donc d’être posée que ce soit dans une logique budgétaire ou humaine. L’étude de Marc Nectoux explique ainsi qu’« en augmentant d’un euro le budget des politiques de prévention des violences conjugales, l’État, l’assurance maladie ou encore les collectivités locales pourraient économiser jusqu’à 87 euros de dépenses sociétales, dont 30 euros de dépenses directes »29.
28Si ni l’argument social, ni l’argument sanitaire, ni l’argument sécuritaire, ni l’argument financier ne parviennent à convaincre de l’importance de mieux investir dans la prévention, cela signifie peut-être que tant que ces questions ne mobiliseront pas davantage les citoyens, nous compterons toujours autant de victimes de France.
Notes de bas de page
1 Selon Marie-Christine Marrié, Médias et citoyenneté, (L’Harmattan, 2001), il y a un fort déficit de la citoyenneté dans la société française, or les médias peuvent influencer la société et façonner en partie l’opinion française. Selon Lise Renaud, Médias et le façonnement des normes en matière de santé (Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 3), « Les médias sont des sources importantes d’influence sociale et de socialisation pour les personnes et les familles. Selon les modèles socio-environnementaux, ceux-ci façonneraient les environnements sociaux et physiques susceptibles de promouvoir la santé et le bien-être ».
2 Geneviève Sellier, « Implications d’une approche gender : repenser les corpus, prendre en compte la réception », Lignes de fuites, la revue électronique du cinéma, 2006, p. 1. ˂http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=174˃ : « les films participent à la construction des normes sexuées, à la « fabrique du genre » particulière à chaque société et à chaque période ; comme des productions culturelles, par définition polysémiques et ambivalentes, et non comme des discours univoques qu’on pourrait analyser à partir des intentions de l’auteur-e ; comme des interactions entre un texte et un contexte de production et de réception : ce sont les spectateurs qui donnent sens au film. Le sens ne préexiste pas aux pratiques sociales qui le font exister. Les publics eux-mêmes se construisent dans des logiques de genre, mais aussi de classe, d’ethnicité, de génération, etc. ».
3 Le terme d’empowerment est utilisé pour évoquer la réalisation d’« un progrès social destiné à augmenter l’accès aux ressources et aux opportunités des personnes démunies, au moyen d’une attitude pro-active de la part de celles-ci » (Dominique Damant, Jo Bélanger, Judith Paquet, « Analyse du processus d’empowerment dans des trajectoires de femmes victimes de violence conjugale à travers le système judiciaire », in Criminologie, vol. 33, n° 1, 2000, p. 79). Cynthia Kraus pour sa part définit l’empowerment comme une « marge de manœuvre » afin, dit-elle, « de résister au pouvoir : il est possible de faire quelque chose de ce qui est fait de soi. L’individu est « entrepreneur de lui-même » (Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990. Trad Fr. Cynthia Kraus, Trouble dans le Genre, pour un Féminisme de la Subversion, La Découverte, Paris, 2005).
4 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990, p. 200-201 : « C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme l’opposition entre deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique ».
5 Patrick Champagne, « La construction médiatique des “malaises sociaux” », in Actes de la recherche en sciences sociales, 1991, n° 90, p. 64-75, in Arquembourg, J., L’événement et les médias, Édition des archives contemporaines, 2011, p. 5.
6 Karine Espineira, La Construction médiatique des transidentités : une modélisation sociale et médiaculturelle, sous la direction de Marie-Josèphe Bertini, Université de Nice, novembre 2012.
7 ˂http://www.dailymotion.com/playlist/xgtzd_metis_077_violences-conjugales/1#video=x1fycb˃.
8 Sur les chaînes hertziennes (TF1, M6 et France Télévision) et câblées (TF6, RTL9, Paris Première, Téva, W9). Mais elle a été également mise en ligne sur Internet et diffusée sur divers sites (Msn, Yahoo, Doctissimo, Le journal des femmes, Au féminin…).
9 [En ligne] ˂http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=fQdLgEJsb8M˃.
10 Claude Herne, La définition sociale de la femme à travers la publicité, L’Harmattan/ F.P.S./Contradictions, Paris/Bruxelles, 1993, p. 166.
11 Erving Goffman, « La ritualisation de la féminité », in Actes de la recherche en sciences sociales, « Présentation et représentation » du corps, vol. 14, avril 1977, p. 34-50.
12 ˂http://www.youtube.com/watch?v=g5ZTpulH6X4˃.
13 ˂http://www.youtube.com/watch?v=MAZxYD-Q1kA˃.
14 Emile Durkheim, De la division du travail social [1897], Les Presses universitaires de France, 8e édition, Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, 1967. [En ligne]. ˂http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/division_du_travail/division_travail.html˃. (Consulté le 12/02/2012). Selon Maurice Cusson, « Le contrôle social s’exerce quand, au moment de violer une loi un individu rencontre une résistance d’origine sociale qui l’empêche d’agir ou, au moins, le fait hésiter » (Le contrôle social du crime, Presses universitaires de France, Collection Sociologies, Paris, 1983, p. 21).
15 Travis Hirschi, Causes of delinquency, University of California Press, Berkeley, 1969.
16 Ibid., p. 251.
17 Dorothy A. Counts, Judith K. Brown, Jacquelyn C. Campbell, Sanctions and sanctuary: cultural perspectives on the beating of wives, Boulder, Colorado (États-Unis d’Amérique), Westview Press, 1992. In Organisation Mondiale de la Santé, « La violence exercée par des partenaires intimes », chapitre 4 du Rapport mondial sur la violence et la santé, Genève, 2002.
18 Les sanctions communautaires prennent la forme de sanctions judiciaires formelles ou de pressions morales qui incitent les tiers (voisins, familles, amis) à intervenir lorsqu’une femme est victime de violence.
19 John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire, 1962, trad. fr. 1970, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1991.
20 Fédération Nationale Solidarité Femmes publiée, « Bilan consolidé des appels reçus et des appels traités. Analyse Globale des données issues des appels au 3919 – Violences Conjugales Info », 2011
21 Ministerio de Sanidad, Servicios Sociales e igualdad, Macroencuesta de Violencia de Género 2011, Madrid, février 2012 [En ligne] ˂http://www.observatorioviolencia.org/upload_images/File/DOC1329745747_macroencuesta2011_principales_resultados-1. pdf ˃.
22 W. Phillips Davison. “The Third-Person Effect in Communication”, in Public Opinion Quarterly, 47 (1), 1983, p. 3.
23 Maryse Jaspard, Les Violences contre les femmes, La Découverte, « Repères », Paris, 2005, p. 56.
24 Katherine M. Kitzmann, Noni K. Gaylord, Aimee R. Holt, & Erin D. Kenny, “Child witnesses to domestic violence. A meta-analytic review”, Journal of Consulting and Clinical Psychology, n° 71, 2003, p. 339-352, in Romito, P., op. cit., p. 96.
25 Bruce S. McEwen, “The physiology and neurobiology of stress and adaptation : Central role of the brain”, in Physiological Reviews, 2007, 87 (3) : 873-904.
26 « Les écoles, les collèges, les lycées [...] contribuent à favoriser la mixité et l’égalité entre les hommes et les femmes, notamment en matière d’orientation. Ils assurent une formation à la connaissance et au respect des droits de la personne ainsi qu’à la compréhension des situations concrètes qui y portent atteinte ». Cet article 121-1 du code de l’éducation reprend l’article 5 de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École du 23 avril 2005.
27 Daphné 2006 « Estimation du coût des violences conjugales en Europe » – IPV EU_ Cost – Psytel, juin 2009.
28 Programme européen de prévention des violences envers les enfants, les adolescents et les femmes.
29 Marc Nectoux, « Évaluation économique des violences conjugales en France », in Santé publique, vol. 22, avril 2010.
Auteur
Docteure en sociologie IRTS Nouvelle-Aquitaine
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2001-2010. Dix ans de transparence en droit des sociétés
Edith Bary-Clément et Jean-Christophe Duhamel (dir.)
2011
Qui suis-je ? Dis-moi qui tu es
L’identification des différents aspects juridiques de l’identité
Valérie Mutelet et Fanny Vasseur-Lambry (dir.)
2015
Le renforcement de la limitation du cumul des mandats et des fonctions
Regards sur les lois ordinaire et organique du 14 février 2014
Patricia Demaye-Simoni (dir.)
2016
Explorer le champ lexical de l’égalité femme/homme
Patricia Demaye-Simoni, Valérie Mutelet et Fanny Vasseur Lambry (dir.)
2022