La fin du cumul entre les fonctions exécutives locales et un mandat parlementaire
p. 121-132
Texte intégral
1La figure historique du député-maire et du sénateur-maire va disparaître du paysage politique français. À partir de 2017, il n’y aura plus en France de députés-maires et de sénateurs-maires, du moins si la loi organique du 14 février 2014 « interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur » entre effectivement en vigueur1. Cette loi marque la fin d’une longue tradition française de liaison entre le pouvoir central et le pouvoir local. Un parlementaire ne pourra conserver qu’un simple mandat de conseiller municipal, communautaire, départemental ou régional. En outre, il ne pourra plus présider ni même vice-présider une intercommunalité.
2Le cumul d’un mandat local et d’un mandat parlementaire est profondément ancré dans l’histoire politique française, et il n’a fait que s’amplifier sous la cinquième République, malgré les différentes lois qui ont tenté de le limiter. Près de 60 % des parlementaires exercent en 2015 une fonction exécutive locale. C’est donc la majorité des parlementaires qui est concernée par cette nouvelle loi. La réforme va très loin puisqu’elle englobe l’ensemble des fonctions exécutives locales, et même au-delà : maire, maire adjoint, maire délégué, président ou vice-président d’une intercommunalité, d’une assemblée départementale ou régionale, des différentes collectivités d’outre-mer et à statut particulier, d’un syndicat mixte, mais aussi membre d’un instance dirigeante d’un établissement public local, d’une société d’économie mixte locale, d’une société locale d’aménagement, d’un office d’HLM, d’un centre de gestion de la fonction publique territoriale ou encore de l’assemblée des Français de l’étranger.
3Notre communication va porter sur les effets potentiels ou prévisibles de cette réforme. S’agit-il d’une « révolution »2, d’une réforme majeure qui va entraîner de profonds bouleversements du système institutionnel français ? Ou au contraire cette réforme n’aura-t-elle que des effets limités, les élus parvenant à en amortir, voire à en contourner l’impact ?
4Pour envisager les effets de cette réforme, nous nous baserons sur différents rapports qui l’ont annoncée (notamment les rapports Vedel en 19933, du comité Balladur en 20074 et de la commission Jospin en 20125), sur les débats parlementaires qui ont précédé son adoption et enfin sur la doctrine.
5La question du cumul, serpent de mer de la vie politique française, est une question complexe et qui provoque souvent des réactions passionnées. Les observateurs ont depuis longtemps relevé le caractère paradoxal du cumul, qui favorise à la fois la centralisation et l’autonomie locale. L’étude d’impact qui a accompagné le projet de loi6 n’est guère précise sur les effets prévisibles de cette réforme, et c’est cette lacune que nous voudrions tenter de combler en proposant, à titre d’hypothèses, quelques réflexions sur les conséquences envisageables de la réforme.
6Pour beaucoup d’observateurs, et notamment pour les partisans de la réforme, cette loi va tout changer : le déroulement des carrières politiques sera transformé, le Parlement verra son rôle renforcé, et les collectivités territoriales, dont la structure sera parallèlement modernisée, seront plus autonomes. D’autres au contraire, y compris parmi les opposants au cumul, se montrent plus sceptiques et plus réservés sur les effets de cette loi7. D’une part parce que les élus sauront en atténuer l’impact, d’autre part parce qu’elle risque d’engendrer aussi certains effets pervers, non souhaités par le législateur.
7 Les scrutins récents montrent que les élus rechignent à anticiper les effets de cette loi. Les trois-quarts des députés-maires et sénateurs-maires sortants se sont représentés comme tête de liste aux élections municipales de mars 2014. Quant au renouvellement du Sénat, intervenu en septembre 2014, il n’a pas engendré un recul du cumul parmi les sénateurs, bien au contraire (à titre d’exemple, le nombre des présidents de conseil général au sein du Sénat est passé de 31 à 34). En revanche, les élections départementales de mars 2015 semblent indiquer que les parlementaires prennent progressivement en compte le fait qu’à l’issue des élections législatives et sénatoriales de 2017, l’interdiction du cumul sera effective. La moitié des parlementaires-conseillers généraux sortants (101 députés sur 577, 96 sénateurs sur 348) ne se sont pas représentés aux élections départementales des 22 et 29 mars 2015.
8L’histoire de la réglementation du cumul des mandats va incontestablement dans le sens d’un renforcement progressif de la limitation, et même de l’interdiction du cumul avec pour horizon ultime l’exercice du mandat unique8. L’époque du « pouvoir périphérique » décrit par Pierre Grémion9, où le cumul était facteur d’équilibre et de régulation, semble désormais révolue. Le cumul aurait été fonctionnel à une certaine époque, il ne le serait plus aujourd’hui. Les trois objectifs affichés de la réforme, tels qu’ils figurent dans l’étude d’impact sont :
- de tirer les conséquences de la décentralisation
- de prendre en compte l’accroissement de la charge du travail parlementaire
- et enfin de moderniser la vie politique française en ouvrant les mandats à de nouveaux élus.
9Ces trois objectifs pourront-ils être atteints ?
10Nous envisagerons d’abord une réponse positive, c’est-à-dire l’hypothèse d’un véritable changement en profondeur engendré par cette réforme (I). Dans un second temps, nous envisagerons l’hypothèse d’effets plus limités, voire pervers de cette loi (II).
I - Les effets en profondeur engendrés par cette loi
11Pour la grande majorité des parlementaires et de la doctrine, la loi organique du 14 février 2014 marque une véritable rupture. Elle ouvrirait la voie « à une nouvelle pratique de la démocratie parlementaire et de la gouvernance locale »10, « les enjeux de ce texte [touchant] au fonctionnement de nos institutions : la décentralisation, l’équilibre des pouvoirs, le statut de l’élu »11 souligne un parlementaire, alors qu’un autre ajoute que cette réforme « constitue un changement radical de l’esprit de notre régime politique »12. Dans la mesure où la figure du député-maire ou du sénateur-maire constitue depuis longtemps une figure centrale de la vie politique et institutionnelle française, il paraît logique que sa disparition entraîne des effets importants. Nous en avons retenu trois :
- effets sensibles sur le déroulement des carrières politiques
- effets notables sur le rôle du Parlement et la nature du mandat parlementaire
- effets attendus sur le rôle des collectivités territoriales et l’exercice des mandats locaux.
A. Effets sensibles sur le déroulement des carrières politiques
12Les députés-maires et sénateurs-maires actuels sont le plus souvent maires d’une ville importante (la moitié des députés-maires sont à la tête d’une commune de plus de 9 000 habitants, un tiers d’une commune de plus de 30 000 habitants). Les mairies des grandes villes offrent des ressources importantes en termes de financement et de recrutement de personnel. La décentralisation a sensiblement renforcé l’attractivité – mais aussi les charges – du mandat mayoral. D’ores et déjà, certains parlementaires cumulants ont annoncé qu’ils ne voulaient pas quitter leur mairie. Le mandat de maire est plus sécurisant que celui de parlementaire, plus personnalisé et moins sensible aux aléas des alternances politiques (encore que les élections locales, surtout dans les grandes villes, subissent la logique des élections intermédiaires et du vote sanction). S’ils sont obligés d’abandonner leur mandat de maire, les parlementaires (40 % d’entre eux sont maires) vont connaître une plus grande insécurité, le simple mandat de conseiller municipal ne leur permettant pas de vivre de la politique. Le déroulement traditionnel des carrières politiques risque d’être bouleversé. Les élus devront choisir de se spécialiser dans l’exercice d’un mandat local ou d’un mandat national. De jeunes élus, pour sécuriser leur carrière, pourront être tentés de privilégier leur enracinement local et donc de choisir, au moins dans un premier temps, le mandat de maire, d’autant qu’il est difficile, pour un jeune élu, d’accéder rapidement à des postes de responsabilité susceptibles d’assurer leur visibilité au sein du Parlement. Les réformes territoriales en cours, en particulier l’émergence de grandes régions et de métropoles, pourraient contribuer à renforcer l’attractivité des grands mandats locaux. Le maire d’une grande ville, le président d’une métropole ou d’une grande région disposent d’une visibilité et d’une notoriété plus importantes que celles d’un parlementaire noyé au sein d’un groupe majoritaire ou relégué dans une opposition disposant de faibles moyens d’action.
13Les promoteurs de la réforme assurent que celle-ci permettra d’ouvrir les carrières politiques à de nouveaux élus, de diversifier la physionomie de la classe politique. Le non-cumul va mécaniquement augmenter le nombre des postes disponibles, et cette augmentation devrait aussi favoriser l’évolution du profil sociologique des élus. C’est ainsi que le cumul est souvent présenté comme un frein à la parité : les parlementaires hommes sont plus souvent cumulants que les parlementaires femmes13.
14En ouvrant les carrières politiques, la réforme devrait aussi engendrer la disparition progressive des « fiefs » électoraux. Il deviendra en effet plus difficile pour un élu d’exercer un contrôle étroit et durable sur son territoire, et la concurrence sera plus rude, notamment entre les parlementaires et les maires des principales villes de la circonscription.
15Pour certains élus, cette réforme n’est qu’une étape (peut-être l’ultime étape) dans la transformation radicale du système politique français qui résulterait de l’imposition du mandat unique et de l’instauration de la représentation proportionnelle pour les élections législatives. On aboutirait alors à une Assemblée nationale composée de députés « hors sol », beaucoup plus dépendants des partis politiques et soumis pour leur réélection au soutien de la direction nationale de leur parti14. Dans cette hypothèse, le sens du mandat parlementaire serait profondément modifié et prendrait une dimension plus nationale que locale (rappelons que, selon Maurice Hauriou, « en droit les représentants ne tiennent pas leurs pouvoirs du collège électoral qui les a élus, mais de la nation toute entière »15). C’est aussi la nature même du régime politique qui serait transformée.
16Dans cette perspective, la réforme actuelle devrait constituer l’amorce d’une modification notable du rôle du Parlement.
B. Effets notables sur le rôle du Parlement
17Le renforcement du rôle du Parlement résulte notamment de la révision constitutionnelle de 2008 selon laquelle la Parlement exerce désormais une triple mission : le vote de la loi, le contrôle du gouvernement et l’évaluation des politiques publiques (article 24 de la Constitution)16. L’exercice plein et entier de ces trois missions suppose un investissement permanent et chronophage de la part des parlementaires. Seuls des parlementaires à temps plein seront en mesure d’exercer efficacement l’ensemble de ces missions. Certes, lors de l’élaboration des lois relatives aux collectivités territoriales et à leurs principales compétences, les députés-maires et sénateurs-maires jouent un rôle important. Leur expérience directe des questions traitées est précieuse dans le débat législatif. Désormais, il est possible que les associations d’élus locaux, déjà très actives aujourd’hui, jouent un rôle accru dans l’élaboration des réformes législatives.
18Les parlementaires libérés de la responsabilité de missions exécutives locales seront-ils plus présents et plus actifs au sein du Parlement ? Sur ce point, les observateurs de l’activité parlementaire sont partagés. Certaines analyses montrent que le cumul a un impact négatif sur le travail parlementaire : les cumulants détenteurs d’un mandat exécutif local sont, pour la plupart, moins présents en séance publique et en commission, et ils interviennent plus souvent sur des questions relatives à leur circonscription17. D’autres analyses au contraire ne montrent pas que les cumulants ont une moindre activité parlementaire, ni qu’ils défendent systématiquement l’intérêt local plutôt que l’intérêt général18. La détention d’un mandat local simple renforcerait l’activité parlementaire, alors que l’exercice d’une fonction exécutive locale aurait au contraire une influence négative sur le travail parlementaire19.
19Les opposants au cumul soulignent que celui-ci engendre une confusion des pouvoirs (celui qui vote la loi devant ensuite la mettre en œuvre en tant qu’élu local) et un risque sérieux de conflit d’intérêts. Les débats parlementaires sur les problèmes d’aménagement, d’urbanisme commercial et de marchés publics peuvent être influencés par les pressions exercées sur les élus locaux par les professionnels des travaux publics ou de la grande distribution20. Les élus cumulants entretiennent parfois « un flou savant » sur la qualité au titre de laquelle ils agissent21.
20Un parlementaire à temps plein sera-t-il plus indépendant des intérêts économiques, des partis politiques et du gouvernement ? Certains estiment que la détention d’un mandat local assure actuellement aux parlementaires une plus grande autorité et une plus grande indépendance22. D’autres au contraire estiment qu’un parlementaire mis en mesure d’exercer pleinement son mandat et disposant de moyens renforcés sera plus indépendant. La possibilité pour le Parlement d’exercer pleinement ses missions est d’ailleurs un des arguments retenus par le Conseil constitutionnel pour valider la réforme. Selon le Conseil, « il était loisible [au législateur] de renforcer les incompatibilités… dès lors qu’il estimait que le cumul… ne permettait pas à leur titulaire d’exercer [ses mandats] de façon satisfaisante »23.
21Si la responsabilité de se saisir de leurs prérogatives incombe aux parlementaires, encore faut-il qu’ils bénéficient de conditions favorables à cet investissement. Le problème est que le travail effectué au sein du Parlement est souvent peu visible et peu rentable sur le plan électoral. Un parlementaire qui se consacre exclusivement au travail au sein du Parlement et qui s’occupe peu de sa circonscription a moins de chances d’être réélu. Le maintien du scrutin uninominal majoritaire et la possibilité de conserver un mandat local de base permettra au parlementaire de conserver les liens avec ses électeurs. Mais il faudrait aussi renforcer la visibilité du travail parlementaire.
22Plus largement la réforme du cumul devrait s’accompagner d’une réflexion sur les moyens de renforcer le rôle de contre-pouvoir du Parlement face à la présidentialisation du régime. L’existence aujourd’hui de députés qualifiés de « frondeurs » au sein du groupe socialiste majoritaire montre bien que la logique majoritaire ne signifie pas nécessairement une soumission servile au gouvernement.
23Si la fin du cumul entre une fonction exécutive locale et un mandat parlementaire devrait ouvrir la voie à un renforcement du rôle du Parlement, elle devrait aussi permettre un renforcement de l’autonomie locale.
C. Effets attendus sur le rôle des collectivités territoriales
24Michel Debré soulignait en 1955 que le cumul des mandats est « un des procédés de la centralisation française »24. Vingt ans plus tard, Pierre Grémion confirmait : « les notables [les cumulants] [sont] les garants de la centralisation »25. Dans un État dont l’organisation est désormais « décentralisée » depuis la révision constitutionnelle de 2003, la suppression du cumul des mandats apparaît comme l’aboutissement logique d’un processus de renforcement de l’autonomie locale. À l’époque du pouvoir périphérique, le notable était jugé sur sa capacité d’intervenir auprès des ministères et des administrations centrales. À partir du moment où le pouvoir de décision est mieux réparti sur l’ensemble du territoire, l’élu local est principalement jugé sur sa capacité à « animer, construire et activer les réseaux territorialisés de gouvernance »26. Le développement de l’intercommunalité, le resserrement des liens entre les différents niveaux d’administration territoriale permettent désormais de « faire carrière » au niveau local. Bien qu’ils s’en défendent parfois, les élus locaux ont inventé un nouveau mode d’exercice du métier politique à travers les savoir-faire propres à la mise en œuvre des fonctions exécutives locales vouées au développement local.
25La fin du cumul aura pour effet de renforcer le pouvoir spécifique des grands élus locaux, mais aussi de faciliter les réformes territoriales. Le lien entre le mille-feuille territorial et le cumul des mandats a souvent été relevé27. Les parlementaires cumulants ont tendance à défendre les différents niveaux de collectivités locales qu’ils représentent28.
26Moins présents à Paris, plus éloignés des soubresauts de la politique nationale, les élus locaux seront mieux à même de jouer leur rôle d’entrepreneurs du développement territorial. Alors que le cumul des mandats favorisait une « nationalisation du local »29, les collectivités locales jouant le rôle de relais des politiques nationales, la fin du cumul des mandats devrait renforcer l’autonomie de décision des collectivités territoriales. La création des métropoles et des grandes régions devrait aller dans le sens d’une décentralisation renforcée et modernisée. Au même titre que les fiefs politiques, le cumul est souvent présenté comme une survivance historique appelée à disparaître sous l’effet de la modernisation de la vie politique.
27Au total, l’interdiction du cumul des mandats semble parée de toutes les vertus : élargissement et démocratisation du recrutement de la classe politique, renforcement du rôle du Parlement, développement de l’autonomie locale. Pourtant ces effets positifs restent hypothétiques, et pourraient être contrebalancés par d’autres effets.
II - Les effets limités et pervers de cette réforme
28Un certain nombre d’observateurs se montrent sceptiques à l’égard des effets de cette loi. Penser que le cumul des mandats est la cause principale des dysfonctionnements du système politique et administratif français est sans doute excessif, de même qu’il serait illusoire de croire que l’interdiction du cumul résoudra tous les problèmes relatifs au fonctionnement du Parlement et à l’organisation territoriale. Les effets de cette réforme seront sans doute multiples et parfois imprévisibles. Ils dépendent en partie de la manière dont la réforme sera interprétée et appliquée et des stratégies adoptées par les élus. Reprenons succinctement les trois effets évoqués précédemment : sur le déroulement des carrières politiques, sur le rôle du Parlement et sur celui des collectivités territoriales.
A. Effets limités sur le déroulement des carrières politiques
29Les mandats nationaux occupent traditionnellement la tête dans la hiérarchie des mandats. Rien ne prouve que cette hiérarchie sera bouleversée par la réforme du cumul. Le mandat parlementaire restera un des plus prestigieux et des plus appropriés pour entreprendre une carrière politique nationale. Le risque de dévalorisation du mandat parlementaire, dont se détourneraient de jeunes élus attirés par la plus grande sécurité qu’assureraient les mandats locaux, n’est pas avéré.
30Par ailleurs, les lois antérieures relatives à la limitation du cumul ont provoqué dans certains cas un phénomène de « cumul par procuration », le leader local redistribuant les mandats à ses proches dans son entourage professionnel, politique ou familial. L’interdiction du cumul mettra-t-elle fin à ces pratiques de contournement de la loi ? L’expérience montre que les élus savent faire preuve d’inventivité pour interpréter les réformes à leur profit30.
31Le renforcement de l’autonomie locale pourrait contribuer à favoriser des stratégies locales diversifiées de contournement de la loi. C’est ainsi que l’abandon provisoire d’un mandat parlementaire pourrait conduire certains élus à renforcer, dans un premier temps le cumul des mandats locaux, en particulier ceux qui sont les plus valorisants et les plus rentables sur le plan électoral, pour se présenter dans un second temps à un mandat parlementaire avec de meilleures chances de succès. Finalement, on ne s’éloigne guère des cursus traditionnels, l’interdiction ne concernant que les cumuls simultanés et non les cumuls dans le temps.
32Par-delà l’interdiction d’exercer un mandat exécutif local, un parlementaire dispose de nombreux autres moyens de renforcer son ancrage local. Il pourra s’investir dans des projets de territoire qui lui assureront une visibilité dans les médias locaux. Le métier politique consiste notamment dans cette capacité de mettre en scène sa présence dans sa circonscription.
33En outre, il n’est pas certain que tous les élus cumulants s’appliqueront à eux-mêmes ce qu’ils ont voté pour les autres. Les députés et sénateurs réélus maires en mars 2014 ont rarement précisé leurs intentions pour 2017 : ont-ils été réélus maires pour trois ans ou pour six ans ? Si les grands élus sont les plus concernés par le cumul, ils sont aussi ceux qui maîtrisent le mieux leur stratégie de carrière et qui disposent de marges d’interprétation de la réforme.
34En instaurant une gouvernance multiniveaux, la décentralisation a renforcé l’importance stratégique de la multipositionnalité au profit d’une élite locale, ce qui risque de contrarier l’objectif d’ouverture des carrières politiques affiché par la réforme. Pour conserver le contrôle de leurs élus, pour garantir leurs sources de financement, pour défendre leurs fiefs électoraux, les partis ont intérêt à privilégier cette élite locale et à la rapprocher de l’élite nationale.
35En ce sens, il n’est pas certain non plus que l’interdiction du cumul transforme en profondeur le rôle et la place du Parlement dans nos institutions.
B. Effets limités sur le rôle du Parlement
36L’exercice d’un mandat exécutif local n’est sans doute pas la seule explication de l’absentéisme parlementaire. L’interdiction du cumul n’aura guère d’impact sur la pratique du présidentialisme majoritaire qui est la cause essentielle de l’effacement du Parlement. Certains observateurs soulignent que « le quinquennat et le calendrier électoral font de l’Assemblée nationale comme de Matignon des annexes de la Présidence »31. Sans réforme en profondeur des pouvoirs du Parlement et du statut des élus, la réforme du cumul risque autant d’affaiblir le Parlement que de le renforcer. Comme le souligne le rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale « le non-cumul n’est pas une fin en soi, il doit s’accompagner d’une modernisation du Parlement »32. Jean-François Copé estime également que « la question du cumul doit être liée à la question des moyens accordés aux parlementaires »33 ce qui renvoie à la question du statut de l’élu.
37En 1937, André Tardieu notait déjà que « les élus… se comportent, non en mandataires, mais en professionnels du métier parlementaire »34. Le non cumul risquerait, selon certains élus, de « fonctionnariser » les parlementaires35, de les spécialiser trop étroitement dans l’exercice de leur fonction parlementaire et de les éloigner de leur base électorale. D’un Parlement syndicat de défense des intérêts locaux, on passerait à un syndicat composé de professionnels de l’intérêt national, ce qui est sans doute caricatural dans les deux cas. En réalité, le Parlement est de plus en plus souvent amené à se pencher sur des questions territoriales. L’imbrication croissante des politiques nationales et des politiques locales, la nationalisation des enjeux locaux et l’uniformisation des marchés politiques tendent à renforcer l’intérêt du Parlement pour le fonctionnement des collectivités territoriales, avec ou sans cumul des mandats. L’interdiction du cumul devrait donc engendrer des effets limités sur le rôle du Parlement, mais aussi sur celui des collectivités territoriales.
C. Effets limités sur le rôle des collectivités territoriales
38La montée en puissance des grandes collectivités territoriales, métropoles et grandes régions, ne devrait pas être impactée par cette réforme. Les maires des grandes villes et les présidents de régions sont devenus, en tant que tels, des personnalités d’envergure nationale. Ils occupent souvent des fonctions de responsabilité au sein des partis et n’ont plus besoin du mandat parlementaire pour assurer leur carrière et leur notoriété. En revanche les maires des villes petites ou moyennes, qui trouvaient dans le mandat parlementaire un relais utile pour défendre le développement de leur territoire, risquent d’être victimes de la réforme. La centralisation autour des grands pôles métropolitains régionaux, favorisée par le redécoupage régional, pourrait s’accentuer, au détriment des territoires ruraux et péri-urbains.
39Il serait toutefois excessif de réduire le pouvoir local au rôle de quelques grands élus. La décentralisation a conduit à un élargissement et une diversification du leadership local. Le maire n’est pas le seul acteur : il est entouré d’une équipe d’élus, de techniciens, d’experts, et il tisse un réseau étroit des relations avec la société civile, souvent bien au-delà de l’espace communal. La fonction exécutive locale a considérablement évolué depuis les années 198036. Les exécutifs locaux se sont transformés : ils sont aujourd’hui moins enfermés dans des idéologies partisanes, plus ouverts sur des formes nouvelles de démocratie participative, plus orientés vers la dimension nationale, voire internationale de leur action. En ce sens, le cumul des mandats a d’ores et déjà perdu une partie de son importance et son interdiction ne devrait pas engendrer un bouleversement des pratiques locales. L’époque où « le cumul régulait le fonctionnement oligarchique d’une démocratie locale de délégation »37 est en partie révolue. Certes des fiefs et des formes personnalisées de gouvernement local persistent en particulier en zone rurale, certes le clientélisme n’a pas disparu, ni les confusions d’intérêt, mais ils tendent à régresser au profit d’une gouvernance locale plus collective, plus transparente et plus moderne.
40En définitive, quel sera l’impact de cette interdiction du cumul entre les fonctions exécutives locales et un mandat parlementaire ? S’agit-il d’une révolution du système politique français ou d’un simple ajustement à la marge ? Il est toujours délicat de prévoir les effets d’une réforme, surtout lorsque son application est différée38. Nous n’avons proposé que de simples hypothèses et quelques pistes de réflexion. Si la réforme était intervenue plus tôt, dès les années 1980, elle aurait sans doute eu un impact plus important. Mais ce serait également une erreur de minimiser les effets de cette réforme. Les réactions passionnées qu’elle suscite au sein de la classe politique démontrent amplement l’importance que les élus attachent à cette réforme, dont le devenir reste encore aujourd’hui incertain.
Notes de bas de page
1 Loi organique n° 2014-125 du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur, J.O. du 16 février 2014, p. 2703.
2 Fabrice Hourquebie, « Le cumul des mandats : clap de fin ! » AJDA, n° 13, 2014, p. 736.
3 Rapport du comité consultatif pour la révision de la Constitution du 15 février 1993.
4 Rapport du comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions du 29 octobre 2007.
5 Rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique du 9 novembre 2012.
6 Projet de loi organique interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur, étude d’impact du 3 avril 2013.
7 Quentin Girault, « De la suppression du cumul des mandats et de l’équilibre des pouvoirs », communication au 9e congrès de l’Association française de droit constitutionnel, Lyon, 26/28 juin 2014.
8 Marie-Christine Steckel, « L’interdiction du cumul des mandats », Revue Administrative, n° 313, 2000, p. 76.
9 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Seuil, 1976.
10 Fabrice Hourquebie, op. cit., p. 733.
11 Daniel Fasquelle, député-maire UMP du Touquet, intervention au cours du débat parlementaire, 3 et 4 juillet 2013.
12 Jean-Frédéric Poisson député UMP, vice-président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, intervention au cours du débat parlementaire, 3 et 4 juillet 2013.
13 Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Étude genrée sur le cumul des mandats des parlementaires, Paris, 2013.
14 Un des effets indirects de l’interdiction du cumul des mandats pourrait être d’empêcher toute réforme du mode de scrutin. François Hollande estimait ainsi, en 1994, qu’« une plus grande sévérité dans le cumul des mandats exige de maintenir le scrutin majoritaire pour préserver l’enracinement local des parlementaires », « La révision de la Constitution », Les séminaires de la fondation Jean Jaurès, Paris, n° 1, 1994, p. 44.
15 Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, 2e éd., Paris, Sirey, 1929, p. 188.
16 Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
17 Laurent Bach, Faut-il abolir le cumul des mandats ?, CEPRMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications), Paris, éd. rue d’Ulm, 2012.
18 Luc Rouban, Le cumul des mandats et le travail parlementaire, CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), Paris, août 2012.
19 Abel François, « Cumul des mandats et activité législative des députés français, quelle incidence ? Une analyse de la production législative durant la 12e législature », Retour sur le cumul des mandats, colloque du GEVIPAR (Groupe d’études sur la vie et les institutions parlementaires), 6 mai 2010.
20 Bastien François, Olivier Nay, Frédéric Sawicki, « En finir avec les cumulards et l’aristocratie parlementaire », Le Monde, 29 mars 2013
21 Olivier Costa, Éric Kerrouche, Qui sont les députés français ? Enquête sur des élites inconnues, Paris, Sciences Po Les Presses, 2007, p. 197.
22 Pierre Avril, Olivier Beaud, Laurent Bouvet, Patrick Weil, « Quatre universitaires se prononcent pour le cumul des mandats », La Croix, 25 mai 2013.
23 Conseil constitutionnel, décision n° 2014-688 DC du 13 février 2014, RFDC, n° 99, 2014, note Sophie Lamouroux.
24 Michel Debré, « Trois caractéristiques du système parlementaire français », RFSP, 1955, p. 27.
25 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique, Seuil 1976, p. 307.
26 Christian Le Bart, « Administration et pouvoir local » in Antonin Cohen et al., Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 307.
27 Jacques Caillosse, Les mises en scène juridiques de la décentralisation, Paris, LGDJ, 2009, p. 171.
28 Guy Carcassonne, La Constitution (art. 25), Paris, Seuil, 7e éd., 2005 p. 145.
29 Marie-Christine Steckel, « L’interdiction du cumul des mandats », Revue Administrative, n° 313, 2000, p. 76.
30 Le doyen Georges Vedel remarquait avec sagesse que « le droit dit ce qu’il faut faire, il ne peut pas dire ce qu’on en fera », « Le hasard et la nécessité », Pouvoirs, n° 50, 1989, p. 27.
31 Pierre Avril, Olivier Beaud, Laurent Bouvet, Patrick Weil, « Quatre universitaires se prononcent pour le cumul des mandats », La Croix, 25 mai 2013.
32 Christophe Borgel (PS), Rapport Assemblée nationale n° 1173 et 1174, 26 juin 2013.
33 Jean-François Copé, Un député, ça compte énormément, Paris, Albin Michel, 2009, p. 238.
34 André Tardieu, La profession parlementaire, Paris, Flammarion, 1937, p. 13.
35 Philippe Gosselin, co-rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, contribution au rapport de la commission des lois, annexée au rapport n° 1173 et 1174 du 26 juin 2013 rédigé par Christophe Borgel.
36 René Dosière, Le métier d’élu local, Seuil, 2014.
37 Guillaume Marrel, « Le cumul des mandats contre la démocratie locale ? », Pouvoirs Locaux, n° 62, 2004, p. 124.
38 Comme le souligne Jean-Éric Gicquel, « savoir quelles seront les répercussions à long terme de cette réforme relève, pour partie, de l’art divinatoire », « Fin du cumul des mandats : la troisième tentative fut la bonne », JCP, 3 mars 2014, p. 416.
Auteur
Professeur de science politique à l’université de Picardie-Jules Verne (CURAPP-ESS)
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Patricia Demaye-Simoni, Valérie Mutelet et Fanny Vasseur Lambry (dir.)
2022