L’enquête sous X
p. 269-280
Texte intégral
1A l’aube du tricentenaire du Parlement de Flandres, il est tentant de commencer cette contribution par une référence au plus instructif des traités sur la pratique des parlements de l’Ancien Régime. En effet, dans ses Treizes Livres des Parlements de France, publié en 1621, La Roche-Flavin – qui exerce à cette époque la fonction de président aux enquêtes du parlement de Toulouse –, n’hésite pas à consacrer un chapitre à ce qu’il qualifie de « quelques permis aux juges d’user d’artifice et de mensonge pour le bien de la justice »1. Il pourrait être ainsi permis de cacher son identité pour mieux rechercher et découvrir les crimes et forfaits.
2Telle opinion, même sous l’Ancien Régime, n’allait cependant pas sans soulever d’objections. Sur l’exemplaire des Treizes Livres du Parlement, qui se trouve à la bibliothèque de la Cour de Paris, une main a tracé, en vieux caractère et en marge du chapitre, un énergique « nego » – « ce n’est pas vrai ! »2.
3Jousse, le savant criminaliste de l’Ancien droit3, a d’ailleurs combattu cette thèse. « Le juge, écrit-il dans son Traité de la justice criminelle en France, doit surtout éviter de se servir de ruses et de discours captieux pour surprendre l’accusé. Outre que cette voie ne convient point à la dignité d’un magistrat, c’est qu’en usant de ce moyen, il paraitrait plutôt agir avec passion, qu’animé du zèle et du bien de la justice »4.
4 L’analyse de Jousse n’est pas surprenante. Elle fait écho à la grande idée de cet auteur pour la magistrature. C’est au nom de la dignité attachée à la fonction de juge que Jousse refuse à celui-ci le droit de s’abaisser, même dans le but louable d’arriver à la découverte de la vérité, à des ruses ou artifices5. Ainsi le magistrat ne doit pas dissimuler sa qualité. Notre jurisprudence fournit l’exemple de la sanction disciplinaire d’un juge d’instruction devant le Conseil supérieur de la magistrature, en 1888, parce qu’il avait dissimulé sa voix au téléphone, pour mieux confondre le gendre du Président de la République Grévy, inculpé pour avoir organisé un trafic de décorations6. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt pour notre sujet de lire la note anonyme sous l’arrêt publié au Recueil Sirey : « La dignité a des exigences variables selon le rang qu’on occupe dans la hiérarchie ; le juge ne rougit pas de recueillir le résultat des recherches faites par des agents inférieurs, qui emploient tous les moyens même la ruse, mais il ne doit pas s’abaisser à les pratiquer lui-même ».
5Si toute dissimulation d’identité doit ainsi être interdite au magistrat, parce qu’il ne peut employer des moyens indignes de sa fonction, le sujet pourrait se poser dans des termes tout à fait différents pendant la phase d’enquête de la procédure pénale. Ici, il ne s’agit pas d’opposer un accusé à son accusateur, mais les forces de l’ordre au « monde des malfaiteurs »7. L’enquête doit aller vite et réussir. Elle se développe sous la pression de l’opinion publique, qui exige une satisfaction immédiate. La fin ne devrait-elle pas justifier les moyens ? Ce n’est pas dire que l’enquêteur ne risque pas comme le juge de payer sa ruse d’un abandon au moins partiel de sa dignité. Car en voulant forcer la réussite de l’enquête, il peut se rendre, à son tour, suspect d’avoir déployé une hargne personnelle contraire au bien de la Justice dont il est l’auxiliaire. Mais l’on peut éventuellement admettre qu’en ce temps d’enquête, la force publique soit momentanément et exceptionnellement toute puissante pour arrêter le criminel, dont la liberté est un danger pour tous8. La ruse pourrait alors être poussée plus ou moins loin, du simple déguisement au véritable emprunt d’identité. Dans tous les cas, il s’agirait pour l’enquêteur, dont l’identité est dissimulée, d’entrer dans une équipe de délinquants pour en suivre les agissements et recueillir les indices nécessaires à leur mise en cause. Quoi de mieux en effet pour s’introduire dans les milieux de la haute délinquance ? Le législateur l’a bien compris. Pour lutter efficacement contre une délinquance et une criminalité organisée, l’enquête sous X est autorisée par le Code de procédure pénale9.
6Le point de départ de la consécration légale est une loi du 19 décembre 1991 relative au renforcement de la lutte contre le trafic de drogues. La loi valide la livraison contrôlée des produits stupéfiants, permettant ainsi de recueillir la preuve à l’encontre de personnes qui se livrent au trafic de ces produits. La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité étend ensuite la validité du procédé aux infractions de criminalité organisée, en créant la notion d’infiltration. Après autorisation donnée par le procureur de la République ou par le juge d’instruction, les enquêteurs peuvent réaliser un « coup d’achat », notamment des achats de stupéfiants aux fins de constat des infractions à la législation sur les stupéfiants10. Ils peuvent aussi lorsque les nécessités de l’enquête ou de l’instruction le justifient, surveiller des personnes suspectées de commettre un crime ou un délit en se faisant passer, auprès de ces personnes, comme un de leurs coauteurs, complices ou receleurs. L’officier ou l’agent de police judiciaire est à cette fin autorisé à faire usage d’une identité d’emprunt et à commettre si nécessaire des infractions11. Une telle prise en compte par le législateur conduit-elle pour autant à légitimer le procédé ? À cet égard, les motifs de la consécration d’un cadre légal pour l’enquête sous X sont éclairants. En réalité, la loi du 19 décembre 1991 n’a pas vraiment fait œuvre de création. Elle a plutôt exhumé une ancienne technique de police judiciaire, pratiquée jusqu’au début des années soixante-dix, en dehors de tout cadre légal, et que les services de police judiciaire avaient abandonnée, en raison des risques générés pour les enquêteurs12. Au delà donc de fixer un cadre au procédé, le législateur s’est surtout préoccupé de soustraire à la répression pénale les policiers amenés à commettre des infractions pour piéger les délinquants. Ces agents « ne sont pas pénalement responsables... » était-il précisé dans la loi de 1991, dès lors que leurs opérations sont couvertes par l’autorisation du Procureur de la République ou du juge d’instruction. C’est bien un fait justificatif au sens de l’article 122-4 du code pénal, que la loi a voulu créer au profit de ces agents.
7 Quid alors de la protection des libertés ? La garantie des libertés publiques et la tranquillité des citoyens dépendent-elles seulement du respect des conditions légales ? On sait en effet que les nullités de la procédure, qui peuvent s’étendre à tous les actes postérieurs ayant l’acte nul pour support, permettent de sanctionner l’utilisation de procédés déloyaux. Ainsi, à propos de l’infiltration policière, une limite est néanmoins posée à l’autorisation légale dans la distinction entre la provocation à la preuve et la provocation à l’infraction13. De telles opérations ne peuvent constituer, à peine de nullité, une incitation à commettre des infractions14. Récemment, et au visa des articles 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme et préliminaire du Code de procédure pénale, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rappelé que « porte atteinte au droit à un procès équitable et au principe de loyauté des preuves le stratagème qui en vicie la recherche par un agent de l’autorité publique ». En l’espèce, les mesures mises en œuvre par les policiers l’avaient été conformément à la loi. Mais « la conjugaison des mesures de garde à vue, du placement [des suspects] dans des cellules contiguës et de la sonorisation des locaux participait d’un stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves, lequel a amené [le requérant] à s’incriminer lui-même au cours de sa garde à vue »15.
8L’enquête sous X est dotée d’un cadre légal. Mais est-elle pour autant nécessairement légitime ? Dès lors que l’on valide l’emploi de la ruse au cours de l’enquête, il faut impérativement se préoccuper de ses éventuels excès. Le constat de la légalité de l’enquête sous X (I) n’interdit pas de s’interroger aussi sur sa légitimité (II).
I. La légalité de l’enquête sous X
9La légalité de l’enquête sous X suppose de lever les obstacles classiquement opposés à cette pratique (1.). Elle nécessite aussi de soumettre l’enquête à diverses contraintes (2.).
1. La levée des obstacles
10La légalité de l’enquête sous X rencontre deux obstacles. Le premier tient à la loyauté de la preuve ; le second à l’exercice des droits de la défense.
1.1. La loyauté de la preuve
11Si le droit pénal pose le principe de la liberté de la preuve, il considère aussi d’une nécessité impérieuse que la recherche des preuves soit conduite selon des procédés loyaux, c’est-à-dire « conformes au respect des droits de l’individu et à la dignité de la justice »16. Non prévu par la loi, le principe de loyauté a été découvert par la jurisprudence au nom d’une certaine éthique judiciaire. Il a d’ailleurs fait son apparition dans le contexte de pénurie de la seconde guerre mondiale. En effet, pour détecter les commerçants se livrant au marché noir, les agents de la police économique se faisaient passer auprès d’eux pour des acheteurs ordinaires. Or, le principe de la loyauté de la preuve ne permet pas qu’un agent déguisé incite un ouvrier au chômage à vendre sa dernière poule pour un prix attractif17. La jurisprudence s’est ensuite plus particulièrement prononcée en matière de trafic de stupéfiants, en affirmant que l’action des officiers ou agents de police judiciaire ne doit pas avoir soumis le mis en cause à une contrainte qui, caractérisée par une provocation à commettre l’infraction reprochée, serait « déterminante » de son action délictueuse en annihilant sa liberté de décision18.
12Le critère dont usent les juridictions, plus ou moins implicitement, est donc celui de l’atteinte au libre-arbitre, la déloyauté apparaissant en cas d’atteinte. Aussi dans l’hypothèse où l’enquêteur utilise un stratagème pour se faire passer pour un tiers, il doit prendre garde de ne pas inciter le suspect à commettre l’infraction, en faisant naître, ou même seulement en renforçant, une résolution criminelle. Une telle solution est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pour laquelle le respect du principe de loyauté entre dans les garanties du procès équitable19.
13Parmi ces garanties, on trouve encore l’exercice des droits de la défense. Le second obstacle à lever pour la légalité de l’enquête sous X se rattache ainsi au premier.
2.2. L’exercice des droits de la défense
14C’est encore la validité de la procédure qui est ici en jeu. Sous peine de nullité, la personne poursuivie doit bénéficier de prérogatives lui permettant d’assurer effectivement sa défense. Parmi ces prérogatives, doit lui être garanti le principe du contradictoire, qui consiste non seulement à prendre connaissance, mais aussi à discuter des pièces ou observations produites devant le juge pénal. À cet égard, l’enquête sous X pose une difficulté similaire à celle des témoins anonymes. Les officiers et agents de police judiciaire infiltrés agissent en effet sous une identité d’emprunt. Leur identité réelle doit demeurer inconnue pendant tout le temps de la procédure, y compris devant les juridictions de jugement20. Pour assurer la dissimulation de cette identité, la loi a prévu que la révélation de celle-ci constitue un délit, éventuellement aggravé par les conséquences qu’elle aura provoquées : mort ou violences à l’encontre des agents infiltrés ou de leurs conjoints, enfants et ascendants directs21.
15Par conséquent, à l’instar de ce que décide la Cour européenne des droits de l’homme pour les témoins anonymes22 , le législateur a rappelé que, devant les juridictions de jugement, aucune condamnation ne peut être fondée sur les seules déclarations des officiers ou agents de police judiciaire infiltrés23. Mais surtout, les constatations des agents infiltrés constituant autant d’accusations contre le mis en cause24, la loi a dû prévoir, au profit de ceux-ci, une confrontation indispensable au regard des dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme25 . À cette fin, le législateur a donc aménagé la faculté d’une confrontation entre le mis en cause et l’agent infiltré dont les constatations sont accusatrices, en rendant applicable à ce domaine, devant les juridictions d’instruction et de jugement, le dispositif édicté pour la protection des témoins anonymes : confrontation, par l’intermédiaire d’un dispositif technique, avec l’agent infiltré dont la voix est rendue non identifiable26.
16Ne serait-ce qu’à l’égard de l’enquêteur, la levée des obstacles à la légalité de l’enquête sous X n’est donc pas sans poser de contrainte.
2. Les contraintes imposées
17Certaines contraintes tiennent à la nécessaire sélection de l’enquêteur ; d’autres au contrôle non moins indispensable de l’autorité judiciaire.
2.1. La sélection de l’enquêteur
18Le législateur autorise les enquêteurs à faire usage d’une identité d’emprunt27, et sous cette identité, à commettre des actes constitutifs d’infractions, nécessaires à l’infiltration (acquisition, détention, transport et livraison de substances, biens produits, documents ou informations tirés de la commission des infractions ou servant à commettre celles-ci ; utilisation ou mise à disposition, au profit des délinquants et criminels, de moyens juridiques ou financiers et de moyens matériels destinés au transport, au dépôt, à l’hébergement, à la conservation et aux télécommunications)28. Toute infiltration, qui comporte donc des risques physiques et moraux pour ses exécutants, doit ainsi être placée sous la responsabilité d’un officier de police judiciaire chargé de coordonner l’opération. Cet officier de police judiciaire coordonnateur est considéré comme le responsable de l’opération, dont l’identité réelle est la seule qui puisse apparaître dans la procédure29. Il a l’obligation de rédiger un rapport comprenant les éléments strictement nécessaires à la constatation des infractions sans mettre en danger la sécurité de l’agent infiltré et des personnes que celui-ci a pu requérir dans l’exécution de sa mission30.
19Mais surtout, tout enquêteur ne peut accéder à ce type d’investigation anonyme. Il lui faut avoir été spécialement habilité et formé à cet effet31. L’habilitation à exécuter une infiltration est ainsi délivrée par le procureur général près la cour d’appel de Paris pour les agents concernés, après que ceux-ci auront reçu l’agrément du directeur général de leur administration : police nationale, gendarmerie nationale, douanes et droits indirects32.
2.2. Le contrôle de l’autorité judiciaire
20L’enquête sous X ne peut être entreprise sans que le procureur de la République, ou le juge d’instruction, l’ait préalablement autorisée par une décision écrite et spécialement motivée. La motivation doit préciser la ou les infractions recherchées par le biais de l’infiltration, l’identité de l’officier de police judiciaire coordonnateur responsable de l’infiltration, et la durée de l’opération33. Le législateur a exigé cette autorisation « à peine de nullité »34. L’autorisation n’est valable que pour une durée maximale de quatre mois, qui peut être renouvelée par une nouvelle autorisation pour une même durée maximale dont le nombre de fois ne paraît pas limité autrement que par la nécessité35. En d’autres termes, une infiltration est exécutée par périodes de quatre mois, au terme de chacune desquelles le magistrat qui l’a autorisée a la faculté d’apprécier la nécessité de sa prolongation et la proportionnalité de la mesure, afin de la renouveler ou de la refuser.
21Mais le magistrat l’ayant autorisée peut aussi y mettre fin à tout moment, avant même l’expiration du délai prévu36. Cette révocation entre dans la garantie judiciaire, constitutionnellement exigée, dont le Conseil constitutionnel demande qu’elle soit effective, concrète et complète37. Sous ce regard, il est essentiel à la garantie des droits et libertés que l’autorité judiciaire, gardienne de ceux-ci, puisse décider de mettre fin aux pouvoirs des enquêteurs qui ne lui apparaîtraient plus nécessaires, ni proportionnés.
22À ces conditions, l’enquête sous X est légale. Elle n’est pas nécessairement légitime, au regard des excès qu’elle est susceptible d’engendrer.
II. La légitimité de l’enquête sous X
23L’enquête sous X envisagée du point de vue de sa légitimité pose un problème plus général, et récurrent en procédure pénale : quelle solution pour un conflit qui s’élève entre les nécessités de la sécurité et le respect des libertés ? Il faut d’une part que les enquêteurs jouissent d’un domaine d’intervention suffisamment large pour assurer l’impératif de sécurité (1.) ; mais il faut d’autre part que les libertés individuelles soient efficacement protégées contre les excès (2.).
1. L’impératif de sécurité
24Pour assurer cet impératif de sécurité, le champ d’intervention des enquêteurs doit être suffisamment large. Mais dans quelles limites ? Le législateur a fixé des limites à la fois matérielles et temporelles, mais l’élargissement de ces domaines pourrait être de nature remettre en cause la légitimité de ce type d’enquête.
1.1. Le champ d’application matériel de l’enquête sous X
25L’impératif de sécurité, visé par l’enquête sous X, n’a pas cessé d’étendre matériellement son champ d’application. Si en 1991, le législateur avait limité les pouvoirs des enquêteurs au domaine de la lutte contre le trafic illicite de stupéfiants, il les a en revanche considérablement étendus en 2004 à toutes les infractions faisant partie de la famille de la criminalité organisée : meurtre en bande organisée ; tortures et d’actes de barbarie en bande organisée ; crimes et délits de trafic de stupéfiants ; crimes et délits d’enlèvement et de séquestration commis en bande organisée ; crimes et délits aggravés de traite des êtres humains ; crimes et délits aggravés de proxénétisme ; crime de vol commis en bande organisée ; crimes aggravés d’extorsion ; délit d’escroquerie en bande organisée ; crime de destruction, dégradation et détérioration d’un bien commis en bande organisée ; crimes en matière de fausse monnaie ; crimes et délits constituant des actes de terrorisme ; délits en matière d’armes et de produits explosifs commis en bande organisée ; délits d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d’un étranger en France commis en bande organisée ; délits de blanchiment ou de recel du produit, des revenus, des choses provenant des infractions précédentes ; délits d’association de malfaiteurs lorsqu’ils ont pour objet la préparation de l’une des infractions précédentes ; délit de non-justification de ressources correspondant au train de vie, lorsqu’il est en relation avec l’une des infractions mentionnées précédemment ; crime de détournement d’aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport commis en bande organisée ; crimes et délits punis de dix ans d’emprisonnement, contribuant à la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs ; délit d’exploitation d’une mine ou de disposition d’une substance concessible sans titre d’exploitation ou autorisation, accompagné d’atteintes à l’environnement, commis en bande organisée, délits de dissimulation d’activités ou de salariés, de recours aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé, de marchandage de main-d’œuvre, de prêt illicite de main-d’œuvre, d’emploi d’étrangers sans titre de travail. Au total, l’article 706-73 du Code de procédure pénale, créé par la loi du 9 mars 2004 comporte vingt items, dont la plupart est déterminée par la présence de la circonstance aggravante de bande organisée.
26L’extension a ensuite été réalisée par la loi du 5 mars 2007 aux infractions de traite des êtres humains, proxénétisme, recours à la prostitution des mineurs, provocation de mineur à l’usage de drogue ou au trafic de drogue, à la consommation alcoolique, à commettre un crime ou un délit, le fait de favoriser la corruption de mineur, et le fait d’enregistrer ou de transmettre l’image à caractère pornographique d’un mineur. Surtout, dans l’hypothèse où ces infractions sont commises par un moyen de communication électronique, le législateur a prévu que les enquêteurs puissent participer aux échanges virtuels sous un pseudonyme, sans qu’aucune autorisation judiciaire ne soit nécessaire.
27Par la suite, une loi du 29 octobre 200738 a étendu les mêmes pouvoirs aux infractions de contrefaçon, atteintes aux droits du producteur d’une base de donnée, aux droits relatifs aux dessins et modèle et aux droits du propriétaire de brevet. Puis une loi du 13 novembre 2007 a complété une nouvelle fois la liste des délits de corruption et de trafic d’influence.
28On comprend que le législateur ait souhaité légitimer le recours à une sécurité renforcée par la gravité des faits. Toutes les infractions visées sont graves. Mais on peut déplorer que la gravité en soit ainsi déterminée par avance, dans un inventaire à la Prévert, qui laisse perplexe quant à l’intensité du critère. Il apparaît surtout que la légitimité des pouvoirs ne tient aucunement à la personnalité du délinquant. Les qualités de la personne suspectée ne déterminent en rien la gravité de l’atteinte à ses droits.
1.2. Le champ d’application temporel de l’enquête sous X
29Le législateur a eu le souci d’assurer la protection des enquêteurs lorsqu’une opération d’infiltration n’est pas prolongée ou qu’elle a été interrompue, en considérant qu’une telle opération ne peut s’arrêter brutalement sans mettre en danger la sécurité des agents. Aussi, lorsqu’il doit être mis fin à une infiltration – que celle-ci soit judiciairement interrompue ou parvenue à son terme sans décision de prolongation –, l’agent infiltré peut poursuivre les activités, sans en être pénalement responsable, le temps strictement nécessaire pour lui permettre de cesser sa surveillance dans des conditions assurant sa sécurité sans que cette durée puisse excéder quatre mois. La seule condition à une poursuite de l’infiltration au-delà du temps légal est que le magistrat qui avait décidé de cette opération soit avisé de la situation dans les meilleurs délais39.
30Bien plus, si l’agent infiltré ne peut, à l’issue de ce délai maximal de quatre mois, mettre fin à l’infiltration dans des conditions assurant sa sécurité, la prolongation est de droit pour une nouvelle durée de quatre mois40. La loi a ainsi consacré un pouvoir lié pour l’autorité judiciaire, sans que ne lui soit accordé un pouvoir de contrôle efficient41. Certes, la sécurité de l’agent infiltré est un impératif qui doit être pris en compte. Mais il est essentiel alors de trouver un équilibre avec la protection des libertés. Or la prévision légale oblige l’autorité judiciaire à valider une infiltration de fait, dont les modalités d’exécution ne sont même plus soumises à son contrôle. Ainsi, et pendant une durée totale de huit mois, l’enquête sous X peut échapper au régime de l’autorisation et du contrôle concret de l’autorité judiciaire. Le législateur n’aurait-il pas validé ici la possibilité d’un détournement de pouvoir ?42
31Si l’autorité judiciaire n’a pas la pleine maîtrise du terme de l’enquête sous X, alors la protection des libertés doit être particulièrement garantie. Là encore, il n’est pas certain que la légitimité soit acquise.
2. La protection des libertés
32Seule une protection efficace des libertés individuelles contre les excès de l’enquête sous X est de nature à rendre celle-ci légitime. Une telle protection suppose d’une part la protection absolue de certaines libertés ; d’autre part une protection effective contre toute atteinte aux libertés.
2.1. La protection absolue de certaines libertés
33Il appartient sans doute au législateur d’élever un rempart efficace qui protège le domaine de la vie privée dans lequel les enquêteurs ne doivent jamais pouvoir pénétrer. Tout stratagème policier devient illégitime en effet lorsqu’il tend à surprendre les secrets de la vie privée ou de la vie intime. Ainsi, le respect de la vie privée a pris une importance croissante dans le contentieux des nullités des actes d’enquête43. L’article 8 de la Conv. EDH pose le principe que « toute personne a droit au respect de a vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Mais la Convention européenne des droits de l’homme a prévu une ingérence possible de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, notamment dans le domaine de la « défense de l’ordre » et de la « prévention des infractions », à condition que celle-ci soit nécessaire et proportionnée. Grâce à cette réserve, l’enquête sous X est donc possible. Mais elle est conditionnée par les principes de proportionnalité et de nécessité44. Certes, dans le domaine de la criminalité organisée, ces principes sont plus difficiles à mettre en œuvre. Dans ce domaine, où le législateur a validé la pratique de l’infiltration, il est essentiel que les enquêteurs adoptent une démarche proactive45. Seul le cadre légal peut donc garantir une protection de l’intimité de la vie privée, en imposant à la fois une limite au champ d’application de la mesure (les infractions graves limitativement énumérées par la loi)46, et un contrôle a priori de l’autorité judiciaire47. De telles limites doivent être strictes pour une protection absolue.
34Le même degré de protection s’impose pour le droit à la liberté d’expression. Si l’article 10 de la Conv. EDH consacre ce droit, il prévoit les mêmes limites qu’en matière de respect de l’intimité. Ici encore donc, les principes de nécessité et de proportionnalité doivent être strictement appliqué. À cet égard, il est édifiant de constater que la perquisition dans les locaux d’une entreprise de presse ne peut être effectuée que par un magistrat48, tandis que l’infiltration ne comporte aucune garantie particulière.
35On peut donc douter que l’examen de la légalité des actes d’enquête suffise à s’assurer de leur légitimité. Dans l’hypothèse du respect des conditions légales, une violation excessive des libertés ne peut-elle néanmoins être invoquée au soutien d’une requête en nullité ?
2.2. La protection effective contre toute atteinte aux libertés
36Il n’appartient pas seulement au juge de contrôler la légalité au sens strict du terme de l’acte d’enquête, il lui incombe aussi de sanctionner toute atteinte aux libertés individuelles. Seule la nullité des preuves rapportées par stratagème, et si nécessaire l’annulation de la procédure toute entière, peut prévenir les excès. Sachant que les abus risquent d’être annulés et d’entraîner la relaxe du délinquant, les enquêteurs s’abstiennent d’une stratégie qui ne paie pas. Il s’agit sans doute du moyen le plus efficace pour prévenir des abus que les sanctions pénales ou disciplinaires qu’on hésite toujours à appliquer.
37Mais il faut alors regretter que la jurisprudence ne sanctionne pas effectivement tous les stratagèmes de l’enquête sous X, qui mettent en péril les libertés individuelles. À titre d’illustration, la chambre criminelle n’impose pas aux policiers « en civil », d’annoncer leur qualité avant de dresser procès-verbal49, et même se refuse à annuler le procès-verbal de l’agent de la répression des fraudes qui ne révèle sa qualité qu’au moment où le commerçant lui annonce un prix illicite pour la marchandise qu’il feignait d’acheter50. La légitimité de l’acte est pourtant douteuse, sa légalité elle-même pouvait être contestée51.
Notes de bas de page
1 Éd. 1621, Livre VIII, CH 39, p. 664.
2 Marcel Rousselet, Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, Plon 1957, T. 1, p. 402.
3 Jousse était conseiller au Présidial d’Orléans.
4 1771, tome 2, p. 771.
5 Marcel Rousselet, « Les ruses et les artifices dans l’instruction criminelle », RSC 1946, p. 50.
6 Cour de cassation, siégeant toutes chambres réunies en Conseil Supérieur de la Magistrature, 31 janv. 1888, Affaire dite Wilson, S. 1889, I, 242.
7 Maurice Blondet, « Les ruses et les artifices de la police au cours de l’enquête préliminaire », JCP éd. G., 1958, I, 1419.
8 Pierre Chambon, « Les nullités substantielles ont-elles leur place dans l’instruction préparatoire ? », JCP éd. G., 1954, I, 1170.
9 Art. 706-32, 706-73 et s. CPP.
10 CCP, art. 706-32.
11 CCP, art. 706-81.
12 Les risques générés par de telles activités pour les enquêteurs avaient conduit à la disparition, au sein des services régionaux de police judiciaire (SRPJ), des « groupes de pénétration du milieu délinquant » ayant pour mission de s’introduire, sous identité d’emprunt, dans les milieux de la haute délinquance.
13 V. not. Cour EDH, 5 févr. 2008, n° 74420/01, où la Cour rappelle que « l’intérêt public ne saurait justifier l’utilisation d’éléments recueillis à la suite d’une provocation policière ». Un tel procédé est « susceptible de priver ab initio et définitivement l’accusé d’un procès équitable lorsque les agents impliqués – membres des forces de l’ordre ou personnes intervenant à leur demande – ne se limitent pas à examiner d’une manière purement passive l’activité délictueuse, mais exercent sur la personne qui en fait l’objet une influence de nature à l’inciter à commettre une infraction qu’autrement elle n’aurait pas commise, pour en rendre possible la constatation, c’est-à-dire en apporter la preuve et la poursuivre ».
14 CCP, art. 706-81.
15 Cass. Crim. 7 janv. 2014, no 13-85246, Gaz. Pal., 8 fév. 2014 n° 39, p. 19, note O. Bachelet. Pour cet auteur, la Cour de cassation ne prononce pas sur la violation alléguée du droit au respect de la vie privée mettant en cause la légalité douteuse de la sonorisation de cellules de garde à vue, pour sanctionner la déloyauté avérée des autorités publiques.
16 Pierre Bouzat, « La loyauté dans la recherche des preuves », dans Mél. Hugueney, 1964, p. 155. V. également Coralie Ambroise-Castérot, « La preuve : une question de loyauté ? », AJpénal, 2005, n° 5, p. 261.
17 Trib. Corr. Seine, 21 mai 1941, Gaz. Pal. 1941, 2, 68.
18 Cass. Crim. 16 mars 1972, Bull. crim., n° 108.
19 Cour EDH 9 juin 1998, n° 25829/94, Teixeira de Castro c/ Portugal, Rec. 1998-IV.
20 Dans le cadre de la procédure consécutive à l’infiltration, seul l’officier de police judiciaire coordonnateur peut être entendu sur cette opération (CCP, art. 706-86, al. 1).
21 CCP, art. 706-84.
22 Cour EDH 23 avr. 1997, Van Mechelen c/ Pays-Bas, D. 1997, somm. 359, obs. J.- F. Renucci ; Cass. Crim. 4 juin 1997, n° 96-85802, Dr. pénal 1997, comm. 137, obs. J. Maron.
23 CCP, art. 706-87, prévoyant toutefois que la disposition fondée sur l’anonymat ne trouve plus application si les agents ont témoigné sous leur véritable identité.
24 Particulièrement s’il ressort du rapport de l’officier de police judiciaire coordonnateur que le mis en examen ou le prévenu est directement mis en cause par lesdites constatations (CCP, art. 706-86, al. 2).
25 V. notamment Cour EDH 6 mai 1985, Bönnisch c/ Autriche et 23 avr. 1997, Van Mechelen c/ Pays-Bas, précit.
26 CCP, art. 706-61.
27 CCP, art. 706-81, al. 2 in fine.
28 CCP, art. 706-82.
29 CCP, art. 706-83, al. 2.
30 CCP, art. 706-81, dern. al.
31 CCP, art. 706-81, al. 2. Ainsi peuvent être habilités les officiers ou agents de police judiciaire de la police nationale et de la gendarmerie nationale ainsi que les agents des douanes spécialement habilités à effectuer des enquêtes.
32 CCP, art. D. 15-1-3. L’agrément suppose préalablement que le directeur central de la police judiciaire propose au directeur général concerné les agents jugés aptes à accomplir des infiltrations à l’issue d’une formation organisée par le « service interministériel d’assistance technique ».
33 CCP, art. 706-83, al. 2 et 3.
34 CCP, art. 706-83, al. 1er.
35 CCP, art. 780-83, al. 3.
36 CCP, art. 706-83, al. 3.
37 CC 29 déc. 1983, n° 83-164 DC ; 2 mars 2004, n° 2004-492 DC.
38 L. n° 2007-1544 du 29 oct. 2007, relative à la lutte contre la contrefaçon.
39 CCP, art. 706-85.
40 Ibidem.
41 Serge Guinchard, Jacques Buisson, Procédure pénale, Lexisnexis, 9e éd., 2013, n° 1093.
42 Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., loc. cit.
43 Cass. Crim. 21 mars 2007, où la Cour de cassation affirme sur le fondement de l’article 8 de la CEDH que « constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et du domicile le fait pour des enquêteurs de photographier clandestinement à l’aide d’un téléobjectif les plaques d’immatriculation des véhicules se trouvant à l’intérieur d’une propriété privée non visible de la voie publique, aux fins d’identification des titulaires des cartes grises, alors que cette immixtion, opérée en enquête préliminaire n’est prévue par aucune disposition de procédure pénale ».
44 Ces principes sont également rappelés régulièrement par le Conseil constitutionnel (V. par ex. les décisions des 19 et 20 janv. 1981, 5 août 1993 et 18 janvier 1995).
45 Jean Pradel, De l’enquête pénale proactive. Suggestion pour un statut légal, D. 1998, chron. p. 57.
46 V. supra pour une critique du champ d’application matériel de l’enquête sous X.
47 V. supra pour une critique du pouvoir lié de l’autorité judiciaire.
48 CCP, art. 56-2.
49 Cass. Crim. 7 juill. 1854, Bull. crim n° 219 ; 2 mars 1999, Bull. crim. n° 29
50 Cass. Crim. 15 déc. 1943, JCP 1944, IV, p. 18. Dans le même sens, Cass. Crim. 22 avr. 1992, affaire Carpaye, D. 1995, p. 59, note H. Matsopoulou, où les gendarmes s’étaient cachés dans un placard pour surprendre une proposition de corruption.
51 V. cependant, plus récemment, Cass. Crim. 20 septembre 2005, n° 05-82.072, Dr. pénal 2005, comm. 174, note J.-H. Robert, qui prononce la nullité du procès-verbal dressé par des agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, s’étant présentés incognito, sur un marché, à une marchande de gibier pour lui demander le prix d’oiseaux dont le commerce est interdit.
Auteur
Maître de conférences en droit privé, membre du CEP EA 2471 Université d’Artois
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