Il n’y avait pas beaucoup de livres, mais il y en avait un : rayonnement de L’Étranger dans Cette aveuglante absence de lumière de Tahar Ben Jelloun
p. 51-59
Dédicace
À ma sœur. Catherine Grouix.
Texte intégral
J’écris pour ne plus avoir de visage. J’écris pour dire la différence. La différence qui me rapproche de tous ceux qui ne sont pas moi, de ceux qui composent la foule qui m’obsède et me trahit. Je n’écris pas pour mais en et avec eux. Je me jette dans le cortège de leur aliénation. Je me précipite sur l’écran de leur solitude. La parole acérée. Le vide plus un fragment de vie ramassée miette par miette.
T.B. J
Marqués de passion, les rapports entre Camus, l’œuvre camusienne et l’Algérie maghrébine ne sauraient être anodins : si certains écrivains peuvent l’admirer, les relations des auteurs nord-africains à ce pied-noir, souvent tenu, à tort ou à raison, pour la voix de son peuple, vont le plus généralement de l’indifférence blessée au rejet hostile. L’évoquant à Madrid avec Driss Chraïbi et Albert Memmi en 1992, j’ai pu constater à quel point leurs discours, dont on retrouverait l’esprit dans le long extrait cité ici, peut se gloser ainsi : Camus ne donne pas la parole aux Arabes ; lorsqu’il les fait apparaître, c’est pour les tuer. Toutefois la réserve, même aisément compréhensible, était teintée d’une forme de ressentiment. Comme si, par exemple, Misère de la Kabylie n’avait pas été écrit. Une attaque en règle de Camus dans son expression du Maghreb n’est possible que si l’on se limite à l’Étranger, en le réduisant à une parabole simple, voire simpliste sur les rapports ethniques que n’importe quelle page du Premier Homme démentirait.
1Critiquer Camus donc. Tel n’est pas le cas chez un auteur francophone au statut particulier (je déplace aussi l’accent de l’Algérie au Maroc) qui assure son succès – d’une audience phénoménale : il a reçu le Nobel français – hors de la péninsule, et dont les écrits se caractérisent par un réseau intertextuel dense, cohérent d’un titre l’autre. Les textes benjellouniens sont à ce point veinés par la présence d’autres œuvres que l’on évoquera une écriture assez naturellement plurielle, « altérée ».
2Pour autant, Camus n’a jusqu’à ce livre aucun statut privilégié dans les références de Ben Jelloun, celles-ci étant davantage à chercher du côté de Pierre Viansson-Ponté comme conscience journalistique, de Maurice Nadeau comme modèle éditorial, et surtout de l’immense palestinien Mahmoud Darwich comme poète de la profondeur (à mon sens, et dès Les Amandiers sont morts de leurs blessures en 1978, la clé profonde, douloureuse de l’œuvre et de l’identité arabe).
3La seule mention que je trouve de Camus chez Ben Jelloun, et sans avoir lu toute son œuvre, figure dans ce même livre, dans la section Les Filles de Tétouan, au chapitre V (Il murmurait dans sa chevelure). Elle vaut d’être citée in extenso, puis d’être brièvement commentée :
Ils se retrouvaient donc dans la bibliothèque, entre le rayon « Philosophie » et « Romans français ». Ils parlaient d’amour et d’amitié adossés aux œuvres complètes du père Teilhard de Chardin, à quelques volumes de Bergson, aux essais de Renan, à quelques dialogues de Platon, aux essais de Lavelle. Gaston Berger, et à tout un rayon de livres sur la pensée humaniste et chrétienne... Le rayon d’en face est réservé à la bonne littérature française classique et contemporaine : des romans de Pierre Loti, Anatole France, Maupassant, Fournier, Romains, Camus, Sartre, Guy des Cars (surtout Guy, qui, à lui seul, a un rayon qui s’étale sur deux mètres ; ses livres sont tellement demandés qu’on les trouve souvent en deux exemplaires : eh oui ! que ne ferait-on pas pour la culture !). Ils parlaient à voix basse. Il lui murmurait dans sa chevelure sa solitude, son espoir, sa tendresse. Elle baissait les yeux sans rien dire. Elle se sentait confuse. Elle devint toute rouge lorsqu’il lui dit : « Je voudrais voir ta poitrine ».
4La bibliothèque en question est celle de la Mission universitaire et culturelle française de Tétouan. Le ton est ironique, non dénué de sous-entendus quant aux aspects culturels de la colonisation. Quelques pistes de lecture, tout de même : la présence de Camus entre « Philosophie » et « Romans français », la mention de noms d’auteurs ouvrant autant d’horizons de sens, l’inscription de Camus au rang des classiques dans « la bonne littérature française et contemporaine » (où l’adjectif sonne haut), la présence d’Anatole France dont on sait l’importance aux yeux de l’oncle du premier homme, le couplage obligé avec Sartre, la relativisation de cet héritage classique par l’œuvre de Des Cars, mais aussi une attitude de l’homme et de la femme, assez indifférents au prestige de la culture et préférant, de manière assez camusienne, comme Meursault et Marie, les corps au savoir. Cette mention cursive, non appuyée, noie, pour ainsi dire, le nom de Camus, et sans nommer d’œuvre précise, dans d’autres références, quand au contraire Cette aveuglante absence de lumière lui donnera, vingt ans plus tard, tout son relief.
5À une exception près donc, et peu significative, il s’agit de la première mention de Camus, tardive certes, mais suffisamment conséquente, et centrée sur son objet, l’Étranger, pour peu que l’on s’y penche, que l’on aille y lire. Cette aveuglante absence de lumière, paru en janvier 2001, est indissociable d’une polémique extrêmement virulente, d’attaques ad hominem très peu camusiennes dans leur principe, dont Ben Jelloun fut meurtri dans sa chair. L’auteur, disait-on, aimait mieux la fiction et le conte que le linge sale du royaume. Il préférait, entre mille autres torts, prendre mots et cause pour la Passion palestinienne que de s’intéresser à son propre pays. De fait, dans les livres d’un auteur qui a une détestation viscérale pour le didactisme, l’histoire, ou sa figure estompée, la politique, est présente en arrière-fond, décor sur lequel se découpent vie et destin des personnages. Comment dire ? Comme le rappelle la préface des œuvres poétiques complètes, l’écriture de Ben Jelloun (qui a connu la prison dix-huit mois) est né des événements de Casablanca le 20 mars 1965 (où le je dit nous : « Nous avions vingt ans et nous faisions l’apprentissage de la violence et de la haine »), du politique donc, mais garde un silence sur lui. Sous cet angle, ce n’est pas tant l’incursion inaugurale, nette, directe, franche dans l’histoire de l’ombre qui pose problème que son caractère tardif. Il n’est pas question ici d’entrer dans cette polémique que Ben Jelloun dit montée de toutes pièces, au Maroc comme en France, mais de noter qu’elle fait d’ores et déjà partie de la jeune légende critique de l’œuvre. Si les prisonniers du livre poursuivant leur marche noire, n’entendent même pas parler de l’histoire (le Sahara occidental, donc : « Nous n’étions pas au courant de cette histoire de Sahara », p. 44), l’auteur n’aurait pas cette excuse. Une des phrases finales, shakespearienne, du texte pourrait être malicieusement et sans beaucoup de charité retournée à l’auteur : « Dis-moi, il paraît que Tazmamart n’a jamais existé ? – On le dit. Qu’importe. C’est vrai, ça n’a jamais existé. Aucune envie d’aller vérifier. Il paraît qu’une petite forêt de vieux chênes s’est déplacée et a recouvert la grande fosse. On dit même que le village changera de nom. On dit... on dit... » (p. 229). De même qu’un extrait d’un entretien avec Salim Jay en 1976 : « Mes objectifs ? Témoigner. Dire. Essayer de ne pas trahir l’écoute ». C’est à la demande d’un survivant qui lui a demandé d’écrire l’histoire de son frère que Ben Jelloun a mis le livre en chantier.
6L’œuvre est en rapport direct avec l’intertextualité, qu’il convient de lire en regard de deux ouvrages qui vont en informer la matière, aussi bien sur les événements d’époque que sur la féroce répression royale : Notre ami le roi de Gilles Perrault, qui éclaire les ombres hassaniennes, et surtout la relation de l’intérieur d’Ahmed Marzouki, qui cite d’ailleurs Perrault, dans Tazmamart, Cellule 10, paru en 20001. Un travail serait ainsi à conduire sur le récit de Marzouki et le traitement qu’en propose Ben Jelloun. Sous l’angle privilégié du vécu carcélaire et de la prison historique, interroger Camus certes, mais lequel ? L’essayiste de L’Homme révolté (la liberté, le monde concentrationnaire) ? Le dramaturge de Caligula (la tyrannie) ? Des Justes (la question de l’absolutisme) ? Le politique ? Ben Jelloun s’en tient au texte canonique, celui-là même auquel Camus redoutait de se voir attaché ad vitam aeternam. De fait, Camus s’est ouvert dans sa conférence nord et sud américaine de cette hantise, à tel point qu’il convient de lire aussi cette réécriture globale qu’est Le Premier Homme comme un anti-Étranger. J’appelle Premier Homme l’ensemble des tentatives littéraires de Camus pour ne pas être confondu avec le seul auteur d’un seul livre. On conviendra pourtant que le donné de départ, les rapprochements entre l’enfermement de Tazmamart et la seconde partie de L’Étranger (qui m’a toujours paru si peu tributaire, si peu redevable, je le note en passant, du Dernier Jour d’un Condamné de Hugo, ou alors en écho, en diffraction, via Dostoïevski) s’impose. Plus encore, Ben Jelloun met l’accent sur les deux épisodes centraux du livre : l’Hiroshima solaire de la plage – le blast – et le personnage dans sa prison, scène directement imposée ici par l’identité des contextes. En un sens, on parlera d’une reprise de Camus assez conventionnelle, aussi bien par le livre choisi que par les éléments qui en sont retenus. Pour autant les deux emprunts majoritaires qui innervent Cette aveuglante absence de lumière ont une rentabilité certaine. La scène de la plage, où une conscience ensuquée commet l’irréparable, outre qu’elle réactive des images des attentats, établit aussi le règne du phorique. Elle marque l’intrusion glorieuse de la lumière, présente dès le titre, le long d’une ligne dialectique métaphorique ombres – lumière. La scène du condamné rappelle directement l’emprisonnement et fonctionne en abyme. De plus, l’une et l’autre scène introduisent le fantasme de la violence, réactivent des images des attentats avortés et peut-être surtout l’idée, le fantasme, le souhait d’une fin violente par opposition à une mort à petit feu.
7Le narrateur, dont la mémoire agit, au sens propre, en rappel a deux choses pour lui : il dispose de l’immense bibliothèque paternelle et comme son frère et son père, est doté d’une mémoire prodigieuse. Il connaît des œuvres par cœur, ainsi Le Père Goriot de Balzac (chez Marzouki, La Rabouilleuse), qui introduit finalement le thème de la Passion. Il n’a de cesse de redistribuer ses lectures passées selon un geste d’essence eucharistique (quelque chose comme un « prenez et lisez-en tous ») qui correspond à un fantasme propre de Ben Jelloun, amplement récurrent, celui de l’écrivain public (je pense à la prisonnière de La Nuit sacrée : « On me donna un petit bureau, du papier et des stylos. J’étais devenue la confidente et la conseillère »). Une chose est de répéter la définition fameuse (« J’écris pour ne plus avoir de visage »), d’en trouver une modulation dans l’Écrivain public (« Toi tu écris pour ne plus avoir de visage. Ne plus apparaître. Dissoudre ton corps pour ne plus voiler tes mots »), une toute autre de comprendre que cet effacement s’opère exclusivement au profit de l’autre et reflète un humanisme altruiste, très camusien dans sa visée. « L’écrivain sans visage est défiguré dans l’acte d’écrire ; il est comme brisé par la multiplicité qui l’habite » (Bengt Noven). Lorsque cet autre est sous un « linceul de silence », le témoignage en devient plus nécessaire. Ainsi pour La Remontée des cendres, écrit vers les victimes arabes de la guerre du Golfe :
8Ce sont ces corps anonymes, ces corps calcinés et dont on a vu brièvement des images à la télévision, à qui ce texte voudrait rendre hommage. Il voudrait leur donner des noms et les inscrire sur une stèle pour le souvenir. Sans haine. Avec dignité. Jetés dans la fosse commune, ils feraient une sorte de visage anonyme qui contiendrait et rappellerait tous les absents.
9Notons également qu’il ne s’agit pas dans notre texte d’un livre réel, d’un exemplaire matériel (il est exclu qu’un livre, voire une feuille de papier, parvienne à Tazmamart, ce qui marquera une petite révolution et le début du jour), mais d’une relecture par la mémoire, d’une recréation possible – d’une adaptation donc – du texte étymon.
10Le bagne de Tazmamart, entre Rachidia et Rich, est un enfer où sont jetés ceux qui ont participé, parfois à leur insu, aux attentats contre le roi en juillet 1971 (Skhirat) et an août 1972 (attentat contre l’avion royal). Il s’agit d’une « fosse » le terme est récurrent, d’une prison de l’extrême, différente en nature d’une prison normale comme celle de Kenitra, « normale, c’est-à-dire une prison d’où l’on peut sortir un jour, après avoir purgé sa peine » (p. 31). Le bagne est ainsi la prison de la prison, son degré hyperbolique. Il rappelle celle de Habs Kara de Moulay Ismail. Lieu du manque (« nous avions été dépouillés de tout », p. 17), il est domaine de la nuit (« La nuit sera notre compagne, notre territoire, notre monde et notre cimetière », p. 10 ; « Nous étions la nuit », id. : « Nous étions dans un bagne connu pour être éternellement dans les ténèbres », id.). Les références à la lumière, dès le titre, modulé page 69 dans une typologie des silences (« L’aveuglante absence de la vie ») ou les mentions à la Sourate de la lumière, sont primordiales. La prison est aussi minérale. La phrase initiale du texte est : « Longtemps j’ai cherché la pierre noire qui purifie l’âme de la mort ». Cette pierre évoque aussi la pierre noire de la Kaaba à La Mecque, également citée et leitmotiv discret (« Je sortirais du trou et j’irais toucher la pierre noire de la Kaaba à La Mecque » (p. 62) ; « La pierre noire, le cœur de l’univers, la mémoire de la grâce, la splendeur de la foi, le désintéressement absolu, tels étaient les signes qui me guidaient » p. 190). « Le secret gardé sous une pierre noire » dit La Nuit sacrée. Cette prison présente pourtant des différences avec la prison camusienne : elle est beaucoup plus dure dans son régime que celle où échoue Meursault ; surtout, elle est comme chez le Malraux de La Condition humaine, une expérience vécue à plusieurs qui va permettre un échange. Différente aussi par l’ampleur du séjour (6 663 jours). Ici donc, une prison dure et longue au pluriel (qui fera de la communication son sujet central), là un court séjour solitaire. Le souvenir du texte de Camus joue portant un rôle central. Il s’agit en effet du livre par excellence, de celui qui rend possible les choses. Plus que jamais, le statut de l’Étranger comme livre universel, susceptible de parler aux heures les plus noires du temps de détresse, est réalisé. Il s’agit bien d’un livre autre, à part. Entre tous les tomes de la bibliothèque paternelle, entre ceux, beaucoup moins nombreux, dont le narrateur se souvient, celui-ci, comme le souligne cet accent de sens, dont je fais un titre. Il n ’y avait pas beaucoup de livres, mais il y en avait un. Le livre de la prison est capable de parler aux prisonniers.
11L’intertextualité opère à plein. Dans ce monde de la nuit, du silence, la mention des œuvres permet d’éclairer, de rappeler la culture, l’extérieur inaccessible. Même approximative, même placée au péril du souvenir, elle donne aux captifs un point d’appui, un repère, quelque chose de la lumière. Dans Les Yeux blessés, l’écriture est un peu ce qu’est la lecture du souvenir pour les prisonniers : « Les deux hommes pour colmater les brèches ouvertes de l’exil se sont mis à écrire. L’écriture s’imposa à eux comme une urgence. Ils avaient chacun un manuscrit sous le bras : « Écrire ! » Écrire pour ne pas devenir fou, pour s’accrocher à ses racines, pour traduire les longs et douloureux silences qui traversent nos vies ». Textes ou images sont ainsi des portes symboliques vers un monde extérieur où ils ne peuvent aller.
12Ces références sollicitent différentes aires géographiques. Le monde arabe, avec des textes saints ou laïques, le Coran surtout ou les Mille et Une nuits ; le monde européen, Camus mais aussi Éluard ou Bunuel (celui de l’Ange exterminateur) ; extra-européen enfin avec le Tennessee Williams d’Un tramway nommé désir. Elles se pratiquent sur différents arts, notamment le cinéma avec Bunuel et Hollywood. À l’intérieur de la littérature même, il est fait appel à plusieurs genres : la poésie (Éluard donc, et du côté paternel Ben Brahim, Ahmed Chawqui), le conte (Les Mille et une nuits), le roman (Balzac, Hugo et surtout Papillon, récit de la vie en prison et de la soif de liberté). Chez cet excellent poète qu’est Ben Jelloun, on note dans ce livre une réserve quant à la poésie (ainsi, p. 201 : « Je ne savais plus quel poète avait, dit »), celle aussi du Zarathoustra nietzschéen : (« J’ai honte de devoir encore être poète »). La poésie est liée à l’image du père et de sa légèreté. Celui-ci (« Ce père que j’ai peu connu, était en fait un poète, ami des poètes », p. 36), vrai « bouffon du roi » qui reniera son fils, lit des poèmes au monarque pour l’endormir quand la poésie aura une importance bien plus vitale pour les prisonniers. Les choses sérieuses sont confiées au roman en général, et à L’Étranger en particulier. De fait les livres ont des vertus : « Depuis que tu nous contes les Mille et une nuits, la survie est plus supportable qu’avant. Jamais je n’aurais pensé que j’aime tant écouter des histoires » (p. 96). La littérature est liée à un élan dynamique, à une vie, et l’on pourrait établir un parallèle avec le bestiaire (moineau, colombe, chiens contre scorpions du néant). Il est, très simplement, très fortement, demandé aux livres, au conte, à la récitation d’entretenir la vie : On aurait dit que la lecture du livre saint l’apaisait, ou du moins différait son délire » (p. 10). Ouverture par le texte, ici : « Pendant qu’ils se disputaient, je continuais à réciter le Coran. Ils ouvrirent le sac et me ramenèrent dans ma cellule » (p. 25). Fraîcheur de la culture, là : « Salim, mon ami, notre homme de lettres, toi dont l’imagination est magnifique, donne-moi à boire. Pour moi, chaque phrase est un verre d’eau pure, une eau de source » (p. 95). Le récit est lumière là où l’ombre devrait l’emporter. L’art de Camus comme pain à partager entre compagnons, comme lumière de pierre noire, comme eau. En un sens, la lumière viendra moins du dehors qu’elle ne montera du jour des pages, ou du silence comme dans Jours de silence à Tanger.
13Le narrateur, qui occupe une place aussi centrale que celui de L’Étranger, a un statut exceptionnel. Trois traits le caractérisent : c’est un lettré, d’une famille de lettrés (encore une fois, son père récite des poèmes au roi, les figures du père et du roi étant liées). Il a aussi, autre trait familial, une mémoire prodigieuse. Surtout, il occupe la fonction quasi sacrée du conteur, de l’homme des mots : « J’étais le conteur » ; « Unanimes, ils m’ont tous élu pour être le raconteur d’histoires » (p. 87). Le griot (je pense au conteur de Jamaa el Fna dans La Prière de l’absent) est ce centre dont les mots viennent, la langue pour les oreilles et le cœur de tous, le visage qui s’efface :
Il n’y avait pas beaucoup de livres, mais il y en avait un que j’avais lu au moment du concours d’entrée à l’École marocaine d’administration […], c’était L’Étranger de Camus. Ah ! quelle joie, quel plaisir de retrouver ces pages où chaque mot. chaque phrase sont pesés ! Durant un bon mois, je récitais L’Étranger à mes compagnons. Je pensais au pauvre Abdelkader, mort parce qu’on ne lui lisait plus d’histoire. Avec Camus, j’étais à l’aise et je me faisais un plaisir de rappeler certains passages. Cela leur conférait une importance magnifique, qui allait au-delà de l’histoire du crime. Un roman raconté dans une fosse, à côté de la mort, ne peut avoir le même sens, les mêmes conséquences que s’il était lu à la plage ou dans une prairie, à l’ombre des cerisiers.
Mes yeux avaient imprimé le texte. Je le lisais comme s’il défilait devant moi sur un tableau ou un écran, sans m’arrêter. De temps en temps, j’entendais quelqu’un crier :
« Répète, répète, s’il te plaît, redis ce paragraphe ! »
Je reprenais avec lenteur, en séparant les mots, laissant aux images le temps de remplacer les syllabes. « Le soleil tombait presque d’aplomb sur le sable, et son éclat sur la mer était insoutenable. » J’insistais sur le mot « soleil » et « éclat ». Je pensais qu’en répétant cette phrase notre fosse serait inondée d’une lumière insoutenable. Je continuais : « Le soleil était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer. » Je détachais « le sable » et « la mer », et les répétais. Je poursuivais : « ... Au bout d’un moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à marcher... C’était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais ma tête se gonfler sous le soleil ». Là, j’avais un doute. C’était « ma tête » ou « mon front » ? Ce n’était qu’un détail et je demandais par avance pardon à Camus si je déformais une de ses phrases.
Chacun avait sa façon de recevoir cette lecture. Moi aussi, j’avais mon magasin d’images. Il était plein à craquer. Il fallait le vider un peu, verser quelques images sur le sol et les regarder mourir après de brefs scintillements. La lecture apportait de nouvelles images. Elles s’amoncelaient, se collaient, se confondaient, puis s’annulaient : le soleil, la plage, la sueur, le sang, des corps criblés de balles, la mer et moi qui « frappais sur la porte du malheur.
Dressé contre les ténèbres, j’étais comme un puits de mots qui grouillaient. Je ne tenais plus en place. Lire et relire ne suffisait plus à nous occuper. Il fallait inventer, réécrire l’histoire, l’adapter à notre solitude. L’Étranger était idéal pour cet exercice. Sans cette urgence née de la lutte contre la dégradation de notre être, jamais je n’aurais osé toucher à ce roman. Je prenais des libertés avec Camus et je réinventais l’histoire de Meursault. J’inversais les rôles : Raymond, Masson et Meursault joueront tranquillement de la flûte, un dimanche d’été, quand des Arabes, des immigrés s’en prendront à eux. Il y aura le même soleil, la même lumière, et surtout la même absurdité. Comme dans le roman, seuls les Français seront nommés. Les autres, les Arabes, y compris celui qui va tirer quatre coups de revolver sur Meursault, n’auront pas de nom.
Je me rendis vite compte que le roman de Camus résistait à tout bouleversement. Je repris la lecture normale jusqu’au moment où, par fatigue, je n’arrivais plus à lire les phrases qui défilaient dans ma tête. Une sorte de brume les cachait. Je prévins mes compagnons que la lecture était terminée pour l’instant. Là, comme une rumeur, j’entendis quelqu’un réciter les premières phrases du livre : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. Une voix poursuivit :
« Aujourd’hui, je vais mourir. Ou peut-être demain, je ne sais pas. Ma mère ne recevra pas de télégramme de Tazmamart, ni de sentiments distingués. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »
Une autre voix :
« Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte, où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » (p. 136-137)
14Le passage est remarquable par sa longueur et sa célébration du roman dont il cite de longs extraits, parfois en les réécrivant de mémoire. Le roman, ce roman, a bien un statut d’exception. Il est ancré dans la mémoire collective, ici institutionnelle du concours. La lecture de L’Étranger est placée du côté de l’euphorie, comme enivrement en commun où dire, c’est vivre (« Raconte-moi une histoire, sinon je meurs », p. 87). La densité vitale, nécessaire du texte est soulignée. Abdelkader est mort faute d’histoires à entendre :
Je rêve d’entendre des mots, de les faire entrer dans ma tête, de les habiller avec des images, de les faire tourner comme dans un manège, de les conserver au chaud, et de repasser le film quand j’ai mal, quand j’ai peur de sombrer dans la folie. Allez, ne sois pas avare, raconte, dis, invente si tu veux, mais donne-nous un peu de ton imagination, (p. 89)
15À ce niveau, l’encre du roman vaut comme oxygène. Écrire pour libérer était déjà le propos du Discours du chameau, opposé aux « fossoyeurs » : « je parle plutôt pour la terre meurtrie/ je parle pour que le ciel m’ouvre une porte sur le bleu et le vert/ je parle pour que l’océan soit seul témoin de notre blessure/ je parle pour que les enfants/ puissent voir un jour l’aube naître de leurs rêves/ je parle pour que l’on sache/ que l’histoire a été truquée. » Le sens du texte de Camus est aussi dense, aussi aigu, aussi nécessaire que celui des écrits de Pascal, de Dostoïevski. Ou du Nietzsche de Ainsi parlait Zarathoustra, dont on sait l’importance pour le chameau des Amandiers (« ... Je déchire votre toile, afin que votre rage vous fasse sortir de votre caverne de mensonge »). En un sens, L’Étranger est dense et profond comme la pierre noire. Par ailleurs, la clause « Un roman raconté dans une fosse à côté de la mort » en est une bonne périphrase.
16La place du passage, à une articulation stratégique, n’est pas indifférente : c’est à ce moment, dans ce lieu que le livre, œuvre de circonstance s’il en est, prend sens. À partir de là, la lumière, l’écriture, la libération. L’importance des marqueurs temporels est dite ailleurs : « à partir de ce moment-là et grâce à ce petit bout de papier, notre survie allait connaître des bouleversements » (p. 169).
17Par ailleurs, pour d’évidentes raisons (le texte n’étant pas accessible autrement que dans le souvenir, par une mémoire), ce n’est pas la lettre du roman qui est présente, mais son esprit, son adaptation. C’est bien sa vertu universelle, souple qui est soulignée : « inventer, réécrire l’histoire, l’adapter à notre solitude ». Il y a un parcours entre le texte original, sa mémoire – même approximative – et l’adaptation au cas présent, patente dans le cas du télégramme.
Notes de bas de page
1 Marzouki, A., Tazmamart, Cellule 10, Paris, coll. « Folio », septembre 2001.
Auteur
Écrivain
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