La chanson dans la littérature tchèque pour les enfants et les jeunes
p. 121-134
Texte intégral
1La chanson répond aux besoins d’un enfant tant au niveau du contenu qu’à celui de la forme. Maintes situations, bien des rapports et des états d’âme qu’apporte la vie y sont dépeints en établissant un parallèle entre le monde humain et celui de la nature. La chanson maintient l’intérêt de l’auditeur enfantin grâce à son caractère dialogué et ouvert au contact, à sa métaphorisation simple et fixe qu’accompagnent des moyens linguistiques fondés sur la répétition, des voyelles (allitération, paronomase) jusqu’aux séquences de texte (parallélisme grammatical, refrain), en passant par les mots. Tout cela favorise une mémorisation facile et la propagation immédiate du morceau musical. La chanson correspond ainsi au modèle enfantin de réception des textes littéraires où la répétition joue un rôle important auprès d’un enfant qui apprend par imitation. Le rythme, accentué en synergie avec la mélodie, et les rimes favorisent naturellement le progrès de ses performances langagières. L’imaginaire initie l’enfant à une vision poétique du monde, tandis que l’intégration des éléments verbaux et sonores crée un espace propice aux activités motrices ou dansantes de l’enfant. On peut donc considérer la chanson comme un genre que l’enfant sait apprécier, quel que soit le niveau de son développement mental, du tout-petit jusqu’à l’adolescent. C’est particulièrement vrai en Tchéquie où le lien entre musique populaire et musique « savante » est fort et mérite d’être mis en lumière.
2Je veux traiter, à partir d’exemples d’albums tchèques, de la tradition de la chanson et de son histoire éditoriale en littérature tchèque. J’étudierai les fonctions des chansons et les modifications qu’elles subissent lors de changements génériques, par exemple lors du passage d’un recueil de chansons à un livre poétique, en portant une attention particulière à la relation entre les paroles de chansons et les illustrations qui les accompagnent. En me focalisant ainsi sur cette relation du textuel, du musical et du pictural, j’examinerai quelques albums centrés sur la musique pour souligner la manière dont les auteurs et illustrateurs s’emparent d’une forme spécifique pour initier les enfants tant à l’art musical que littéraire, dans une synergie parfaite.
L’intégration de la chanson dans le système générique de la littérature tchèque pour les enfants et les jeunes
3La chanson a représenté un des genres principaux de la littérature tchèque pour les enfants et les jeunes dès ses débuts, au tournant du xviiie et du xixe siècles. Jusqu’à la fin du xixe siècle, le système scolaire tchèque a fortement misé sur la musique, considérée comme une partie intégrante de la culture générale, d’où le dicton « Où il y a un Tchèque, il y a un musicien » qui reflète non seulement le savoir-faire dans la production et la reproduction de la musique mais aussi le sentiment des Tchèques vis-à-vis de la musique. Étymologiquement, le mot tchèque píseň [chanson] a été formé à partir de la racine panslave pieśń, dérivée du verbe pěti [chanter] dont l’origine serait liée à l’expression pít [boire]. On y voit une référence aux rites païens accompagnés du chant. On peut constater la formation symétrique des mots píseň et báseň [poème] et une fausse synonymie entre les deux : beaucoup de poètes appellent leurs œuvres písně [chansons], en l’absence pourtant d’élément vocal. La langue tchèque possède d’ailleurs une trace vivante du verbe latin cantare – qui a donné au français le mot « chanson » – à savoir le substantif cantor. À l’origine, ce mot ne désignait pas celui qui chante mais celui qui dirige le chant d’église. Le maître de chapelle, regenschori (du latin regens chori), servait parallèlement d’organiste dans les villages et les bourgades tchèques ; cette fonction était souvent conférée au maître d’école. Dès lors, le terme kantor, avec une orthographe bohémisée, est usuel aujourd’hui dans le langage courant pour désigner la profession d’enseignant, pourtant le lien étymologique avec la musique et le chant a dorénavant disparu de la conscience des tchécophones. Cette digression étymologique peut nous aider à mesurer l’importance du rôle de la chanson dans la construction de la littérature tchèque pour la jeunesse.
4Celle-ci s’est d’abord voulue formatrice et moralisatrice. Son essor quantitatif est lié à la réforme scolaire de l’impératrice Marie-Thérèse qui avait décrété la scolarité obligatoire dès l’année 1774. Ainsi, les premiers livres pour enfants étaient des manuels scolaires et étaient conçus par les personnes chargées de l’enseignement et de l’éducation des enfants, notamment les instituteurs et les prêtres. Parmi les livres qui ont suscité un vrai intérêt des lecteurs, on peut citer Kancionálek pro českou školní mládež, obsahující nábožná, mravná a rozličná dobrá a užitečná umění mládeži, podávající zpěvy [Petit recueil de cantiques à l’intention de la jeunesse scolaire tchèque comportant des arts pieux, moraux et divers arts bons et utiles à la jeunesse, et présentant des chants] publié en 1808 par Jan Jakub Ryba (1765-1815), maître d’école, de chapelle et compositeur1.
5Ce sont précisément des recueils de paroles de chansons populaires et artistiques, souvent accompagnées de notations, qui suppléent la poésie dans ses fonctions, car, grâce à leur inventivité, leur aspect ludique et le respect et du rythme et de la rime qu’exige la musique, elles ont surpassé les poésies didactiques naïves. Ce fait est attesté par l’exemple du poète Karel Alois Vinařický (1803-1869) qui a publié, en 1842, le livre Kytka, dárek malým čtenářům [La Gerbe, cadeau fait aux petits lecteurs] et en 1845 Druhá kytka básní, bajek, písní a hádanek [La Seconde Gerbe de poèmes, fables, chansons et devinettes]. Le mot « gerbe » dans le titre fait penser à la variété de genres et de thèmes, tout en évoquant le milieu rural. Dans ces livres, certains poèmes et paroles de chansons sont accompagnés de notations musicales, ce qui leur permet de devenir populaires. Les enfants tchèques connaissent toujours la chanson Tluče bubeníček [Le petit tambour bat] de Vinařický qui figure dans les livres de lecture et dans ceux de chansons où elle est qualifiée de chanson populaire, sans mention de nom d’auteur. Son succès est dû à son inspiration puisée dans un jeu d’enfants et, parallèlement, à sa capacité d’inviter au jeu même. Il s’agit de l’appel spontané d’enfants à leurs pairs pour un jeu de soldats. L’insertion de chansons, de vers sans mélodie et de petites proses dans un même volume témoigne d’une position importante de la chanson comme genre dans les lectures d’enfants.
6Au milieu du xixe siècle, les livres tchèques pour les enfants n’étaient d’ordinaire pas illustrés. L’illustration tchèque des livres pour enfants a en revanche connu un essor au tournant des xixe et xxe siècles grâce au peintre et dessinateur Mikoláš Aleš (1852-1913). Ses dessins reprennent souvent des motifs issus de la littérature folklorique, il illustre des dictons, des chansons et des contes de fées. Son inspiration puisée dans l’art populaire, de l’architecture aux costumes régionaux en passant par les paysages tchèques, lui a valu le renom d’artiste national. Aleš n’a conçu aucun livre d’auteur mais il a donné à ses éditeurs une liberté de choix pour créer divers recueils à partir de ses ouvrages. C’est le cas du volumineux livre appelé Špalíček jednoho sta národních písní a říkadel [Gros volume d’une centaine de chansons et de dictons populaires] (1906) qui contient les dessins faits par Aleš et qui continue, à quelques petites modifications près, à être édité aujourd’hui. Les dessins à la plume n’étaient pas accompagnés des paroles in extenso, mais les incipits des chansons faisaient souvent partie intégrante du dessin qui mêlait réalisme et style décoratif typique de l’art nouveau et qui reprenait des motifs folkloriques. Tout en accentuant le potentiel épique des chansons, Aleš a aidé la chanson à préserver sa place parmi d’autres genres destinés aux enfants, même à l’époque de la naissance d’une poésie pour enfants dotée de hautes qualités littéraires. Tout au long du xixe siècle, la chanson a donc joué ce rôle de poésie pour enfants.
7Après la deuxième guerre mondiale, ce Špalíček [Gros volume] a servi à František Bakule de manuel pour l’éducation esthétique des enfants. František Bakule est le nom d’un pédagogue tchèque dont Paul Faucher s’est inspiré, en exploitant son expérience dans la publication de livres pour enfants. Il a fondé une chorale composée d’enfants handicapés sans formation musicale. La chorale a eu un succès phénoménal avec plusieurs tournées mondiales, à travers la France, les États-Unis, entre autres, grâce aux procédés que Bakule avait prévus pour la répétition des chansons. Avant de leur apprendre le chant, Bakule a pensé à réserver suffisamment de temps pour familiariser les enfants avec le texte. Il était en cela influencé par sa mère :
Ma mère, pour nous apprendre quelques chansons, éveillait toujours notre intérêt en nous expliquant leurs contenus poétiques. Elle imaginait des romans entiers, reliés de quelque façon aux paroles et à l’air des chansons. Nous chantions avec des images vivantes dans la tête et un état d’esprit correspondant au caractère de la chanson.2
8Les paroles de la chanson étaient pour lui une chose primordiale : avant de chanter, la récitation du texte était suivie d’une explication minutieuse. Pendant la performance, les enfants de sa chorale transmettaient volontiers par les gestes et par les mimiques leurs sentiments, éveillés par le morceau musical, ce qui donnait à leur expression vocale du relief et de l’émotion. Un fait digne d’intérêt : dans la phase préparatoire, pour l’analyse des paroles, Bakule utilisait les dessins à la plume de Mikoláš Aleš dans le Špalíček comme point d’appui pictural. À cette époque, il s’agissait d’une méthode sophistiquée et inédite dans l’éducation esthétique3. Bakule a ainsi fait la preuve sans le savoir de la raison d’être des recueils de chansons illustrés où la composante picturale n’est point subalterne au texte, mais participe à l’effet artistique et à l’interprétation de la chanson. Au cours de la première moitié du XXe siècle, la chanson a été considérée comme partie intégrante de l’héritage littéraire et comme un important trait distinctif de la nation. Dans ce contexte, les paroles de chansons ont été intégrées dans les livres de lecture.
Le recueil de chansons en tant que forme livresque autonome
9Dans la deuxième moitié du xxe siècle, les recueils de chansons pour les enfants, dotés de musique, ont été publiés sous la forme assez austère de manuels de musique, mais avec l’essor d’autres médias, notamment de la télévision, l’importance de l’aspect visuel est devenue sensible. On constate alors la publication de recueils de chansons illustrées dont la forme sophistiquée reflète la valeur littéraire attribuée aux paroles de chansons. Parmi les publications dignes d’intérêt, on peut citer Malované písničky [Les petites chansons peintes] accompagnées d’illustrations de Květa Pacovská, femme peintre tchèque, parues dès 1979 dans la revue pour enfants Sluníčko [Le petit soleil] avant de connaître ensuite une forme livresque en 1988. La conception du recueil de chansons respecte ces deux fonctions. La musique, accompagnée de paroles placées en dessous, joue un rôle instructif visant à apprendre la chanson simultanément dans ses formes verbales et sonores. L’illustration, sur la page opposée, permet d’approfondir l’interprétation des paroles, tout en stimulant l’imagination enfantine. Un ensemble de vingt-deux chansons populaires y est proposé (dont Le petit tambour bat de Vinařický faussement qualifié de chanson populaire).
10Pacovská divise l’illustration en cases indépendantes, technique proche des anciennes chansons foraines et enrichie des procédés de la bande dessinée et du film d’animation. Les cases ne correspondent pas aux mouvements de la musique mais aux ensembles sémantiques des paroles. L’auteure opte pour une forme inédite. Dès la première chanson Muzikanti, co děláte [Musiciens, que faites-vous], elle déguise des musiciens de village, à qui il est demandé, dans la chanson, de jouer, pour divertir l’audience, en animaux anthropomorphisés. Son orchestre est composé de bourdons qui jouent de la basse et d’oiseaux jouant du violon ou de la clarinette. Les animaux deviennent les protagonistes iconiques alors même qu’ils ne sont pas explicitement mentionnés dans les paroles. Par exemple, dans la chanson Na tom pražským mostě [Sur le pont de Prague] un coq, une chatte, un escargot, une taupe mâle, des chiens et une poule défilent en un vrai cortège sans que les paroles ne le suggèrent. Pacovská les anthropomorphise de sorte qu’ainsi vêtus et accessoirisés, ils représentent une petite société disparate en âge, genre et position sociale. Les paroles de ces chansons perdent le lien avec l’époque de leur naissance pour devenir universelles et tendent même vers le conte de fées, par le choix de l’humanisation.
11Pacovská reste fidèle à son style pictural avec un goût pour la géométrie qui devient la source d’un jeu d’images et de significations. On peut le voir avec les illustrations pour la chanson Husička divoká [Petite oie sauvage]. La chanson lyrico-épique utilise le parallèle entre une oie sauvage, blessée d’un coup de fusil, qui se meurt, et le chagrin de la perte précoce d’une mère qui doit quitter ses enfants démunis. Pacovská la prend au pied de la lettre pour souligner certaines significations par un cadrage sophistiqué, fondé sur un détail ou sur un plan rapproché. Ce faisant, elle répète certaines formes dotées de plusieurs connotations (par exemple, l’œil de l’oie, l’œil du chasseur qui font penser à la cible ronde sur le corps de l’oie, le plumage de l’oiseau qui suggèrent des larmes qui coulent). La démultiplication des motifs visuels correspond aux principes de répétition du morceau musical.
12Les illustrations de Květa Pacovská visent plutôt les jeunes enfants dans leur goût pour les contes de fées et leur perception du monde fondée sur le syncrétisme. Ainsi les coloris vifs accentuant la chaude couleur rouge répondent au goût des jeunes lecteurs. Le recueil de chansons avait été publié en guise de manuel pratique de musique ; pourtant les illustrations de Pacovská l’ont élevé au rang des belles lettres.
13Le travail illustratif de Tereza Říčanová dans le livre Měsíček svítí [La petite lune brille] permet de la même façon de transformer un simple recueil de chansons en œuvre poétique. Le sous-titre 27 lidových písní v obrazech Terezy Říčanové [27 chansons populaires avec images de Tereza Říčanová] en témoigne.
Fig.1 Tereza Říčanová, Měsíček svítí. Praha, Baobab, 2008.

14Dans la volonté de transmettre aux enfants la quintessence épique des chansons, l’artiste crée des illustrations au caractère narratif. Ainsi, l’image accompagnant la chanson Běží voda, běží [L’eau qui coule, coule] représente un garçon avec une jeune fille dans un bâtiment rural. Ce sont les gestes des personnages qui trahissent ce qui se passe entre eux. La jeune fille, mains appuyées sur les hanches, reproche au garçon, bien embarrassé et serrant son chapeau, de vouloir la quitter. La scène est située dans une pièce à laquelle la chanson ne fait pas allusion. C’est un poêle de campagne, un pot et un balai du côté de la jeune fille qui rappellent ses besognes quotidiennes et son goût du travail. Sur le seuil, le chat blanc forme comme un point de division naturel entre les amoureux querelleurs, tout en ajoutant des qualités symboliques : sa couleur blanche exprime l’innocence et la pureté. De même que le mot « amour », « chat » est un féminin en tchèque et il est associé à l’attachement. L’eau dans les paroles de la chanson est une métaphore du temps qui passe. Paradoxalement, elle ne figure pas dans l’illustration mais elle pourrait néanmoins être suggérée, en filigrane par la peinture des murs ou le poêle : cette mince zone bleue entre le parquet en bois marron et le plafond en bois où figure le texte imprimé pourrait évoquer une rivière étroite. Les paroles étant métaphoriques, l’artiste respecte la métaphore dans la réalisation picturale même.
15Říčanová opte pour des couleurs soutenues de terre et son illustration, presque naïve par endroits, s’approche par son style de l’expression picturale enfantine. Sa technique surpasse pourtant largement le dessin d’enfant par une disposition sophistiquée de différentes couleurs qui sont chargées d’exprimer l’atmosphère ou les sens métaphoriques de la chanson.
16Chaque chanson, paroles et musique, est illustrée soit par des images indépendantes, soit complètement mêlées au texte. En effet, la disposition de l’illustration reflète dans une certaine mesure la structure strophique de la chanson. On peut alors lire certaines d’entre elles comme une transcription picturale du texte. L’auteure opte souvent pour cette démarche de la transcription picturale dans les chansons proches du non-sens. Les paroles y reposent sur une accumulation d’idées absurdes dont la cohérence est due au rythme, à la rime et au caractère onomatopéique. Dans ce cas-là, l’illustration est presque séquentielle, narrative et respecte la structure du texte. Au contraire, pour la chanson lyrique, les illustrations reflètent la douceur de sa mélodie et de ses paroles en évoquant l’atmosphère au lieu de raconter. Ce type d’illustration reste à côté du texte de la chanson et s’apparente à un tableau.
17Říčanová ne dissimule pas l’origine populaire des textes ni leur fond régional, pourtant elle signale son intention de faire découvrir aux enfants qui liront ou chanteront ces paroles le caractère universel de leur message. Dix-huit chansons sur les vingt-sept proposées sont consacrées au thème de l’amour, soit heureux, soit déçu ou non partagé. On a publié parallèlement au livre un support musical (qui n'est pourtant pas proposé avec le livre). Cette stratégie éditoriale est la preuve du fait que la chanson n’est pas considérée comme un genre destiné uniquement à une interprétation sonore mais qu’on lui attribue toujours une valeur d’œuvre littéraire.
La poésie chantée en tant que pont entre les générations, entre le poème et la chanson
18La poésie, y compris les œuvres destinées directement aux enfants, faisait parallèlement toujours l’objet d’une mise en musique. À partir des années 1960, cette habitude prend une nouvelle dimension. Grâce au dégel politique dans cette période, la poésie tchèque s’épanouit de manière inédite et l’audience peut également s’orienter vers les chansonniers qui commentent la situation sociale et politique dans leurs paroles. Les principes de la poésie pour enfants sont le jeu de langage, le comique de l’absurde et l’expérimentation en matière d’associations d’idées. Chez les enfants de plus de dix ans, la perception de la poésie est négativement influencée par l’isolement social de sa lecture : en effet, les parents n’en lisent pas ou plus aux enfants, elle n’est pas partagée avec les enfants du même âge (à la différence de la lecture fictionnelle). La poésie est alors réduite à sa présence dans le programme scolaire. Pour cet âge dit « apoétique », la poésie devient plus attrayante si elle est mise en musique et les paroles des chansons représentent souvent l’unique rencontre avec l’art de la poésie.
19Dans le domaine de la littérature tchèque pour enfants, c’est Zdeněk Svěrák qui est l’auteur le plus célèbre de la « poésie chantée ». La popularité de son œuvre est sans doute encouragée aussi par son statut de scénariste, comédien de théâtre et acteur de cinéma bien connu. Zdeněk Svěrák s’est mis à écrire des paroles de chansons en 1967, année du début de sa coopération avec le musicien Jaroslav Uhlíř. Le duo a composé plus de quatre cents chansons pour les films et les contes de fées télévisés, à partir de 1988 pour le format Hodina zpěvu [Cours de chant] où ils jouent le rôle d’instituteurs qui interprètent d’abord une chanson aux enfants pour la leur apprendre ensuite. Ces chansons ont été publiées sur différents supports musicaux aussi bien qu’en forme imprimée de recueils de chansons avec musique et illustrations par Vlasta Baránková. Un bon nombre d’entre elles font partie des volumes de textes choisis de Zdeněk Svěrák, tout comme ses contes féeriques et petites proses pour enfants.
20Dans le duo d’auteurs Svěrák et Uhlíř, les paroles sont premières. La terminologie tchèque fait une distinction entre les paroles de chanson qui envisagent d’emblée la mise en musique, et la poésie chantée, c’est-à-dire les textes poétiques mis en musique a posteriori dont la naissance n’est pas influencée par l’idée d’un accompagnement musical4. Or, les vers de Svěrák sont si populaires qu’ils fonctionnent très bien indépendamment de leur forme chantée. Svěrák n’est pas alors obligé de se conformer à une base musicale, mais il n’en choisit pas moins spontanément les moyens de langage qui sont propices à une mise en musique. Ces textes se caractérisent par une grande richesse thématique : en s’appuyant sur des situations proches du quotidien de l’enfant, ils n’en reflètent pas moins un bilan nostalgique de l’enfance passée vue par un adulte, voire un éclairage sur la vieillesse (la chanson Hymna sklerotiků [Hymne des sclérosés]). Les textes de Svěrák sont toujours construits autour d’un noyau épique et sur les émotions (sens de l’humour doux, auto-ironie, attendrissement). Parfois le texte raconte une mini-histoire, parfois il se présente sous forme de dialogue ou de monologue. La langue de Svěrák n’est pas livresque, elle intègre les éléments du langage courant, ce qui donne de l’authenticité à ses témoignages. L’accompagnement musical de Jaroslav Uhlíř s’approche des habitudes de la chanson populaire (lignes mélodiques souvent prévisibles, répétition des motifs musicaux), ce qui aide les enfants à les intérioriser. La popularité actuelle de ces chansons est sans doute en grande partie le fruit d’une expression musicale sobre des deux créateurs (d’ailleurs typique du Svěrák comédien). Aujourd’hui, leurs chansons sont déjà partagées par trois générations et leurs textes figurent dans les livres de lecture scolaires.
Comment peindre la musique ?
21Pour achever la présentation de la chanson dans la littérature tchèque pour la jeunesse, il faut mentionner aussi les albums consacrés non seulement à la chanson, mais plus largement à la musique (aujourd’hui dite classique) et à la composition musicale. La musique classique, qui apparaissait rarement en littérature tchèque pour les enfants, devient, dans les dernières décennies, le sujet d’albums monographiques consacrés aux destins des musiciens et compositeurs et surtout à l’interprétation de leur musique.
22Comment expliquer l’apparition de cette nouvelle tendance ? Les raisons sont multiples. L’album offre l’occasion d’explorer l’imagination : peindre la musique s’avère un véritable défi. C’est aussi une initiative pour attirer les jeunes à la musique classique qui exige qu’on l’écoute pleinement concentré. La contemplation de la musique par l’intermédiaire des images modifie complètement la concentration et la perception de l’enfant. Il est intéressant d’analyser les voies choisies par les auteurs contemporains dans leur désir d’une expression picturale de la musique, lorsqu’ils s’adressent à la jeune génération plus sensible à l’image qu’au texte et qui n’a pas toujours les codes de la musique classique.
Fig.2 Petr Sís, Hrej, Mozarte, hrej. Praha, Labyrint, 2006.

23Dans les pages de son album Hrej, Mozarte, hrej [Joue, Mozart, joue] publié en 2006, Peter Sís ne cherche pas à décrire en détail la vie et l’œuvre de Mozart. Il se focalise sur le génie de Mozart et sur son approche ludique de la musique qui a assuré à l’auteur l’immortalité de son legs musical. Dans la partition que le petit Mozart a dépliée sur le piano dans le livre de Sís, on découvre les termes musicaux italiens représentés à l’aide de l’anthropomorphisation. Par exemple, forte est attribué à la trompette à laquelle fait penser la trompe d’un éléphant sellé. L’anthropomorphisation est chez Sís le procédé principal pour une présentation de la musique. Pour les voix d’opéra, les personnages et les instruments de musique, il choisit une visualisation anthropomorphe spécifique qu’il enroule ensuite d’une portée. De cette manière il démontre la variété et la richesse de la perception acoustique aussi bien que l’omniprésence de la musique. Cette omniprésence vaut surtout pour Mozart et sa formation musicale, ses étonnantes dispositions et sa passion pour la musique. Néanmoins, dans le même temps, Sís montre au lecteur que la musique nous entoure et qu’elle ne peut être réduite au jeu d’un instrument ou au chant, mais qu’elle est présente sous diverses formes, par exemple dans les bruits et les sons de la nature et de la faune.
Fig. 3 Renáta Fučíková, Antonín Dvořák. Praha, Práh, 2012.

24Dans l’album de bande dessinée Antonín Dvořák (2009), Renáta Fučíková procède de façon plus réaliste. Le style vériste prédomine : chacun des personnages est peint d’après les documents conservés de l’époque. Même la partition dans la partie supérieure de la page qui fait office d’axe du temps est scannée à partir d’un véritable manuscrit de Dvořák pour refléter son évolution créatrice et le vieillissement de l’homme. Dès la couverture, les sons montent vers le ciel à partir de la tête du compositeur et prennent la forme d’instruments de musique tournoyant et de fines ondes représentant des fréquences.
Fig 4 Renáta Fučíková, Antonín Dvořák. Praha, Práh, 2012.

25Fučíková rajoute au livre quatre doubles pages consacrées aux pièces de Dvořák dont le but est d’aider les petits lecteurs, grâce aux illustrations, à mieux plonger dans l’atmosphère que la musique offre. Ses illustrations à l’aquarelle et à la gouache ont le pouvoir expressif d’évoquer la musique par l’intermédiaire de formes géométriques. L’artiste utilise une combinaison de couleurs bleu foncé, associées dans son livre métaphoriquement à la musique, à l’âme humaine et au ciel, et d’ocre, lequel se rattache à la terre. Pour inviter les enfants à découvrir le monde de la musique de Dvořák, elle choisit des sujets inhabituels. La cantate Te Deum est représentée par le pont de Brooklyn pour suggérer que Dvořák a écrit le Te Deum à la suite d’une commande américaine pour célébrer le 400e anniversaire de la découverte de l’Amérique. Le pont se dresse vers le ciel comme une cathédrale et on y voit les gens qui se promènent. La musique matérialise les bruits, les sons, les mélodies sous la forme de courbes bleues, presque invisibles. Les deux astronautes de la dernière double page rappellent implicitement qu’un enregistrement de la musique de Dvořák a été envoyé dans le cosmos, suggérant combien la musique nous dépasse5.
26Dans la série de livres sur le duo appelé Strado & Varius (1er tome, 2002), Martina Skala présente d’une manière ludique différents genres musicaux et plusieurs compositeurs. Le premier livre décrit la rencontre du violoniste Varius avec un violon personnifié portant le nom de Strado sur un pont parisien et la naissance de leur amitié. C’est justement la chanson qui, après une période de séparation, fait se retrouver les deux protagonistes. Dans ses illustrations, Skala utilise la portée dont il fait la pierre angulaire de chaque image. Les personnages s’y trouvent naturellement imbriqués de sorte que la portée est chargée à chaque reprise d’une fonction nouvelle, tout en évoquant constamment la présence de la musique et des sons dans nos têtes ou bien autour de nous-mêmes. Plusieurs critiques littéraires tchèques parlent d’« un accord poétique » qui mêle la voix humaine à l’image6.
Conclusion
27La chanson trouve dans la littérature tchèque pour la jeunesse une place stable en tant que genre et en tant que motif. L’intention pédagogique première, à laquelle se réduisaient les chansons au début du xixe siècle, a vite été dépassée et les chansons ont commencé à faire office de poésie. Dès le xixe siècle, les chansons ont été publiées comme partie intégrante du patrimoine littéraire. Il est évident que les recueils de chansons sous forme de livres ont su défendre l’universalité de leur message même auprès du lectorat actuel, et cela grâce aux illustrations originales. Une belle audience est accordée aussi aux chansons artistiques qui naissent parallèlement et qui aident les enfants à surmonter la période de la perte d’intérêt pour la poésie. Les auteurs contemporains, conscients qu’ils sont de la multiplicité de sollicitations qui assaillent l’enfant d’aujourd’hui, cherchent de nouvelles façons de le rapprocher de la musique et de la chanson. Par un recours à la synesthésie, ils donnent une forme visuelle à ce qui est perçu acoustiquement et ils renforcent le syncrétisme de la perception enfantine. Il est intéressant de constater que les éditions actuelles de recueils de chants ou de livres traitant de la musique écartent la possibilité de mettre en annexe un support musical. Les paroles de chansons ne s’en trouvent que plus émancipées face aux interprétations visuelles et tendent vers une fonction poétique. La simplicité des deux composantes de la chanson, verbale et musicale, l’universalité et l’actualité de leurs thèmes font de la chanson populaire ou artistique le genre qui s’est le mieux acclimaté à l’art adressé aux enfants et qui constitue un lien entre les générations.
Bibliographie
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Vinařický, Karel Alois, Kytka, dárek malým čtenářům, Praha, Jan Spurný, 1842.
Notes de bas de page
1 Sur la vie et l’œuvre de Jan Jakub Ryba et ses méthodes d’éducation littéraire et musicale, voir Jiří Berkovec, Jan Jakub Ryba, Jinočany, H&H, 1995.
2 François Faucher, František Bakule, l’enfant terrible de la pédagogie tchèque, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 92.
3 Sur l’image détaillée du travail de Bakule avec sa chorale, voir Vladimír Gregor, František Bakule a jeho dětský pěvecký sbor [František Bakule et sa chorale des petits chanteurs], Ostrava, Pedagogická fakulta, 1982.
4 Voir à ce sujet Vladimír Merta, Zpívaná poezie [La Poésie Chantée], Praha, Panton, 1990.
5 Je traite aussi de cette question du syncrétisme de l’œuvre de Renáta Fučíková dans Milena Šubrtová, « Synketičnost v ikonotextech Renáty Fučíkové » [« Le Syncrétisme en iconotextes de Renáta Fučíková »], O interpretácii umeleckého textu, Nitra, Filozofická fakulta Univerzity Konštantína Filozofa, 2014, p. 27-41.
6 Voir Svatava Urbanová, Figury a figurace [Figures et figurations], Ostrava, Ostravská univerzita, 2010.
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