Le Corps jazzistique de Suzan-Lori Parks
p. 79-88
Texte intégral
1Pendant l’écriture de la pièce The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World1, parue aux États-Unis en 1989, Suzan-Lori Parks écoutait beaucoup Ornette Coleman, l’un des fondateurs du free-jazz (1930-2015). Dans une interview parue dans le magazine américain Bomb en 1994 (elle est en couverture du numéro), Parks explique que chacune de ses pièces correspond à une musique différente : « It’s a different music for each play. For The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World, it was a lot of jazz. I listened to Ornette Coleman practically all the time when I was writing that play. The play moves like that »2. Cette dernière phrase peut se traduire par : la pièce bouge comme ça, la pièce avance comme ça, c’est-à-dire comme la musique d’Ornette Coleman. Cette question éminemment organique du mouvement, qui paraît paradoxale appliquée à un écrit figé par la publication, est au fronton du texte, dont la toute première réplique est : « The black man moves his hands »3. En quoi le mouvement de la pièce de Parks est-il comparable au mouvement de la musique d’Ornette Coleman ? Et en quoi le mouvement de l’écriture est-il aussi le mouvement d’un corps ?
2Pour répondre à ces questions, cet article se propose d’entrer brièvement dans l’univers dramatique et musical de Suzan-Lori Parks, avant de s’interroger sur les problématiques particulières soulevées par The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World.
Se souvenir, c’est écouter
3Née en 1963, Suzan-Lori Parks est une auteure américaine de théâtre, de roman et de scénarios et comédies musicales. Extrêmement reconnue dans son pays tant par la critique que dans les milieux académiques, Parks a produit une œuvre double, qui tient d’un côté du théâtre expérimental et de l’autre de la tradition de Broadway. Alors que les thèmes abordés sont très variés, et qu’elle paraît changer de style d’une pièce à l’autre, il est une chose qui est toujours demeurée stable dans son discours : la référence à la musique. Si des chansons (majoritairement de blues) sont insérées à l’intérieur de certaines de ses pièces, la musique est surtout un modèle esthétique qui informe l’écriture. Dans l’essai From Elements of Style, Parks explique qu’elle conçoit ses textes comme des partitions. « I’m working to create a dramatic text that departs from the traditional linear narrative style to look and sound more like a musical score »4. La hauteur des voix est ainsi indiquée dans ses textes par des majuscules, qui correspondraient à la notation « forte », ou par des parenthèses, pour « piano ».
4La musique, ou plutôt le son, est au principe même du processus d’écriture. Dans plusieurs interviews, Parks raconte que lors d’un cours d’écriture donné par James Baldwin qu’elle suivait au tout début des années 1980, elle a présenté une nouvelle. Elle aurait expliqué que pour écrire les dialogues, elle avait simplement écouté et retranscrit les voix qui parlaient dans sa tête. Chacune de ces voix avait une existence indépendante dans son esprit. James Baldwin lui aurait alors conseillé de délaisser la nouvelle pour le théâtre, la forme la plus à même de faire entendre et d’assembler la singularité de ces voix. Dès le départ, il s’agit de voix, d’écoute et de chants ; chez Parks, l’entendre est premier sur le dire ou sur l’écrire.
Kevin J. Westmore: So is writing actually an act of listening for you?
Suzan-Lori Parks: Oh yeah. It is for me. It’s not thinking. It’s not imparting a message. It’s not having something to say to the people. For me, it’s just listening.5
5Quelles sont donc ces voix que Parks écoute ? Au long de la vingtaine de pièces qu’elle a écrites depuis le début des années 1980, Parks a entre autres écouté les voix d’une servante noire dans une famille blanche, d’esclaves pendant le Passage du Milieu, d’un homme qui incarne Abraham Lincoln, de la Vénus hottentote, ou d’un esclave qui se voit forcé de combattre aux côtés des Confédérés pendant la Guerre de Sécession en échange de la promesse de sa libération par son maître6. Très souvent, il s’agit de personnages historiques ou d’anonymes qui ont fait l’histoire, à qui le théâtre redonne la vie.
Since history is a recorded or remembered event, theatre, for me, is the perfect place to “make” history — that is, because so much of African-American history has been unrecorded, dismembered, washed out, one of my tasks as playwright is to — through literature and the special strange relationship between theatre and real-life — locate the ancestral burial ground, dig for bones, find bones, hear the bones sing, write it down.7
6Le projet littéraire de Suzan-Lori Parks tient en un mot-valise : « re-member », qui signifie à la fois « se souvenir » de la mémoire des oubliés, et « remembrer » ou « reconstituer » le corps collectif des Noirs américains, un projet particulièrement central dans la pièce The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World.
Je(ux) sonore(s)
7Voici comment Parks résume The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World, qui fait partie de ses pièces de jeunesse, dans une préface de 1994 : « [The Black Man] is present and trying to figure out what’s wrong with him; [his wife] is present and trying to figure out what’s wrong with him and what’s wrong with her; and the spirit people come in to visit and their presence is helpful »8. Dans les didascalies, le temps est donné comme « le présent », et l’espace est indéfini. Anti-naturaliste, anti-réaliste, l’histoire a été remplacée par un régime de pure présence. « The Last Black Man’s problem is that he is dead. His problem is not how he died or who killed him. It is: Am I dead? I think I’m Dead »9. Toute la pièce s’apparente à un rituel de deuil, à un passage vers un au-delà peuplé de personnages issus de la mythologie noire. Sur scène, seule la femme du « Black Man » est vivante ; tous les autres sont des esprits, des apparitions ou des fantômes – leur statut exact est indécidable.
8Le chœur spectral qui rend visite au couple comprend neuf figures issues de la cosmogonie culturelle afro-américaine : « Lots of Grease and Lots of Pork »10 décrit ironiquement une spécificité culinaire ; « Old Man River Jordan »11 personnifie le Fleuve Jourdain biblique, nom allégorique de la rivière Ohio, frontière entre le Sud esclavagiste et le Nord abolitionniste, du temps de l’esclavage ; « And Bigger And Bigger And Bigger » fait référence à Bigger Thomas, le héros de Native Son12 ; et « Prunes and Prisms », transfuge d’Ulysse de James Joyce et vieille expression anglaise utilisée dans les exercices de diction, désigne une figure qui ne cesse de répéter son propre nom dans l’espoir que cela la guérira de ses grosses lèvres13. Le panthéon littéraire personnel de Parks se mêle ici aux traumatismes collectifs de l’histoire afro-américaine, comme celui de la stigmatisation des lèvres. De plus, chaque nom est l’occasion d’un jeu de mots ou d’un jeu sur les sons ; la pièce est traversée par une jubilation langagière intimement liée au plaisir de l’écoute.
9Parks s’approche d’une écriture phonétique – toute personnelle – par des contractions (« Ssmymethod » au lieu de « This is my method ») ou des modifications orthographiques qui obligent les acteurs à une prononciation particulière (« thuh » au lieu de « the » exige par exemple d’ouvrir davantage la bouche pour prononcer la voyelle et ralentit le rythme de la parole). Il faut souvent lire ses pièces à voix haute pour en reconstituer le sens, lequel advient dans et par le son. Pour l’auteure, c’est une manière de solliciter le corps des acteurs, de les obliger à un mouvement induit par l’écriture. Le langage devient ainsi un acte physique, le texte quelque chose qu’il faut digérer.
10De surcroît, Parks invente des mots, voire des phrases entières, dont le sens advient par le son, telle que : « Do in dip diddly did-did thuh drop? Drop do it be dripted? Uh huh »14. Prononcée par Old Man River Jordan, cette réplique, qui sonne comme une improvisation « scattée »15, est une rigole sonore : « drop », c’est la goutte qui coule, la goutte d’eau mais aussi la goutte de sueur et de bave, c’est le corps noir qui s’écoule par le langage : le Black Man, électrocuté, bave, puis, poursuivi par des chiens, plonge dans une rivière et ressort sur l’autre rive, les vêtements trempés. Obstacle et frontière, l’eau est à la fois espoir (le Jourdain) et mort (l’Atlantique). Enfin, l’eau symbolise également l’Histoire qui se dérobe et l’impossibilité de fixer une mémoire absente : plus haut, le Black Man voudrait « boire son texte »16, intégrer sa propre histoire. En déplaçant la focale depuis le signifié vers le signifiant dans un geste poétique, Parks crée dans cette pièce un « espace phoné » qui a ceci de particulier qu’il s’inspire du jazz17.
In Last Black Man, I allowed myself to go for sound over logical sense. Musicians do it all the time ; they don’t always follow the standard melody line.18
11Parks s’écarte des fonctions traditionnelles du langage comme les musiciens de jazz s’écartent de la mélodie. C’est comme si l’écriture improvisait à partir d’un thème – la mort de l’Homme noir – ou à l’intérieur d’une grille harmonique. La pièce rejoue ainsi plusieurs fois la fuite et la mort du Black Man de manière différente, comme si plusieurs chorus (ou solos improvisés) se succédaient : il tombe d’abord d’un bateau négrier dans l’océan, puis il est électrocuté, poursuivi par des chiens et, enfin, pendu. Ces tragédies successives, qui ne coexistent pas dans un temps chronologique réaliste mais uniquement dans le temps suspendu de l’espace phoné, rejouent la trajectoire de l’esclave : Passage du Milieu, marronnage19, lynchage. L’homme noir est prisonnier de ces morts allégoriques qu’il semble condamné à revivre en attente de sa libération, qui intervient à la fin de la pièce.
12Celle-ci avance donc par répétitions-variations successives jusqu’au dénouement : elle est construite selon le modèle ici emprunté au jazz du « Rep & Rev », selon l’abréviation de Parks pour « Repetition and Revision »20. L’histoire du jazz avance également par répétitions-variations successives des mêmes thèmes, qui contiennent en eux-mêmes le principe de répétition : les standards mainstream épousent fréquemment une forme circulaire (en AABA) ; ils peuvent être réinterprétés à l’infini par un même musicien au cours de sa carrière, chaque fois différemment ; et ils peuvent être repris par d’autres et radicalement transformés. De même, The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World est construit sur trois niveaux de répétition-variation : à l’intérieur du discours, au niveau diégétique, et au niveau théâtral.
Une choralité jazz
13Au contraire d’une pièce qui tendrait vers son dénouement dans un mouvement téléologique, The Death of the Last Black Man, qui comprend sept tableaux, est construite selon une alternance régulière de scènes de couple et de scènes chorales. Contrairement aux chœurs antiques, le « chorus » de Parks (terme musical qui signifie aussi bien « chœur » que « refrain » ou, en jazz, « solo improvisé ») ne parle pas à l’unisson ; les voix existent séparément les unes des autres, et semblent la plupart du temps ne pas se répondre, voire parler toutes seules. En cela, Parks se rapproche de l’effet produit par le free-jazz.
14L’un des traits frappants et immédiatement reconnaissables des premiers albums d’Ornette Coleman, qui datent de la fin des années 1950, c’est l’indépendance des voix21. Contrairement aux traditions de jazz précédentes (swing, bebop, etc.), tout se passe comme si chaque musicien suivait un chemin indépendant de celui de son voisin, ce qui donne la fausse première impression qu’ils ne s’écoutent pas et jouent uniquement ce qu’ils ont envie de jouer – un reproche qui leur est souvent adressé. Même si cette musique prend pour principe la liberté – free-jazz –, il y a bien une contrainte : non plus celle de la grille harmonique, mais celle de l’écoute. Avec l’improvisation collective, on bascule d’un régime mélodique – tout le monde joue le thème ensemble puis improvise à tour de rôle sur ce même thème – vers un régime de l’événement où chacun joue en fonction de ce qu’il entend de son voisin.
J’ai fait un disque appelé Free-Jazz. […] C’est une musique qui permet à n’importe quelle personne de participer en fonction de l’information qu’une autre lui donne. Vous me donnez une information, je la prends et vois ce qu’elle signifie pour moi. Et je vous la renvoie en fonction de ce qu’elle veut dire pour moi sans changer ce qu’elle signifie pour vous. Cela permet à chacun d’être un individu qui n’a à imiter personne d’autre. C’est la philosophie de [ma musique]. […] C’est aussi une philosophie de vie.22
15Ainsi, chaque voix trace son chemin par et grâce à l’autre ; les voix existent dans leur rapport à l’autre ; ensemble, elles forment un groupe anti-fusionnel, une unité faite de multiplicité, où l’expressivité individuelle des musiciens est cultivée pour elle-même à travers un travail sur le son. Les musiciens se reconnaissent à leur personnalité sonore, par le grain, le souffle, les attaques, les frappes, la couleur… « Sceau de la sonorité », l’expressivité est une affirmation personnelle et une quête de soi. Le son, c’est l’expression de l’identité du jazzman, qui s’incarne dans un « corps parlant »23.
16De même, les voix dans Last Black Man existent à la fois ensemble et séparément. Par leur nom comme par leur discours, les figures sont associées à un motif qu’elles déclinent tout au long de la pièce et qui fonctionne comme le marqueur d’une identité sonore. Par exemple, Yes And Greens Black-Eyed Peas Cornbread ne cesse de répéter : « You should write that down and you should hide it under a rock », tandis que And Bigger And Bigger And Bigger, prisonnier du roman dont il sort comme du regard que les Blancs posent sur lui, demande en criant qu’on le délivre de ses sangles : « WILL SOMEBODY TAKE THESE STRAPS OFF UH ME PLEASE? »24. Grâce à la répétition, le spectateur reconnaît des figures par ailleurs difficilement identifiables tant elles sont allégoriques. Les motifs fonctionnent pour elles comme un son pour le jazzman ; ils permettent une individuation des voix et, en même temps, participent de l’effet choral de l’ensemble. Traversé par des vents pluriels et contradictoires, le discours des figures acquiert une qualité rythmique propre par la répétition, une pulsation organique générée par le frottement entre la discontinuité du discours et la continuité des motifs répétés. Ce tourbillon sonore, ajouté à la construction en tableaux symétriques, confère à la pièce une temporalité circulaire que l’on retrouve dans le jazz.
Une temporalité cyclique
I walk around with my head full of lay-person ideas about the universe. Here’s one of them: « Time has a circular shape ».25
17Le jazz adopte souvent, comme Parks à sa suite, une forme circulaire. « En musique de jazz, […] le chorus, de douze ou trente-deux mesures, est l’unité à laquelle chacun se réfère. C’est le cercle parfait dont le parcours est toujours le même, invariablement. Ainsi les douze mesures du chorus de blues forment-elles, en se refermant sur elles-mêmes, une trame continue »26. Même s’il a remis en question ce moule canonique, le free-jazz, et notamment Ornette Coleman, n’a pas pour autant définitivement renoncé à la forme circulaire, remarque le philosophe Christian Béthune.
Dans le jazz, le temps jouit d’un statut spécifique sans commune mesure avec la trame de notre durée historique, cumulative, matière première d’une organisation dialectique du devenir, toujours structurée selon l’ordre chronologique des moments censés en assurer la progression. Avec le jazz, les notions temporelles d’avant, d’après, de continuité et d’achèvement, mais aussi de médiation et de progrès, qui structurent pour nous l’enchaînement du temps sous la forme d’une histoire dialectiquement organisée dans l’œuvre et articulent le flux musical sous les catégories de l’antécédent et du conséquent, voient leur signification traditionnelle se dissoudre et perdre en partie de leur pertinence : « D’une certaine manière, le jazz tue le temps ».27
18Dans la pièce, le temps a été « tué » non par le jazz, mais par le monde imposé par l’Occident. Les figures « Before Columbus » [Avant Colomb] et « Queen-Then-Pharaoh Hatshepsut » [Reine-Puis-Pharaonne Hatshepsut] font référence à une version alternative de l’histoire, où Christophe Colomb n’aurait pas été le premier à découvrir l’Amérique – l’existence d’au moins deux expéditions africaines en 1310-1311 a en effet été avérée28.
Before Colombus thuh worl usta be roun they put uh /d/ on thuh end of roun makin round. Thusly they set in motion thuh end. Without that /d/ we coulda gone on spinnin forever. Thuh /d/ ended things ended.29
19Le « d » a fermé le monde et lui a fait quitter le temps cyclique archaïque pour entrer dans le temps chronologique du progrès. Les figures sont coincées entre leur réalité et la vérité occidentale qui leur a été imposée, entre leur expérience noire et le regard blanc qui définit le monde. Elles sont enfermées dans ce qui s’apparente à un purgatoire, où l’ordre du temps est totalement disloqué : elles parlent d’elles alternativement au présent et au passé, et la datation des événements qui se sont produits de leur vivant est surréaliste. Le Black Man aurait vécu presque deux siècles en 38 ans (« Major, Gamble, born a slave, taught himself the rudiments of education to become a spearhead in the Civil Rights Movement. He was 38 years old »30), et sa mort appartient à la fois au passé, au présent et au futur : « Yesterday today next summer tomorrow just uh moment uhgoh in 1317 dieded thuh last black man in thuh whole entire world »31.
20Cependant, la rotation de la Terre semble repartir à la fin de la pièce. Les termes « hands » et « world » perdent leur « d » au dernier tableau, indiquant que les mouvements du Black Man et du monde reprennent : « Thuh black man he move. He move. He hans »32, s’écrie sa femme à la toute fin, tandis que le motif de Lots of Grease and Lots of Pork, « This the death of the last black man in the whole entire world », devient : « This is the death of the last black man in the whole entire worl »33. La chute du « d » final marque le passage à une version de l’histoire où l’homme noir n’occuperait pas une position subalterne, ni ne serait condamné à mourir de la main de l’homme blanc34, et où la place de chacun ne serait pas définie par le regard occidental. Par cette répétition-variation, l’écriture libère le Black Man du cycle infernal de la mort et de la résurrection, fait retour à un monde qui tourne rond, et, par là, clôture le deuil.
Corps sonore/corps écrit
21Contrairement à ce que laisse penser la forme cyclique, en apparence fermée, The Death of the Last Black Man se termine sur une ouverture : le rituel a été accompli. Les morts trouvent le repos et l’unique vivante de la pièce accepte enfin le départ de son mari. Alors qu’il ne se passe rien de plus sur scène, ce sont de fines variations discursives qui, comme nous venons de le voir, nous indiquent que l’état intérieur des figures a changé. De plus, l’ordre du monde s’est modifié : grâce à la performance théâtrale chaque soir renouvelée, les figures accèdent à une nouvelle forme d’existence, et permettent que leur version de l’histoire soit elle aussi enregistrée dans les mémoires. Yes and Greens Black-Eyed Peas Cornbread, qui recommandait de prendre note de ce qu’il se passe et de cacher la note sous une pierre pour éviter l’oubli, ordonne au dernier tableau : « You will write it down and you will carve it out of a rock »35. Cet exemple de répétition-variation exprime à lui seul le mouvement cathartique de la pièce : on passe du conditionnel au futur, de « that » à « it » et de « hide » [cacher] à « carve » [tailler], c’est-à-dire d’un conseil inquiet à une certitude, d’un objet lointain à un objet connu, et d’un papier dissimulé sous un caillou à une pierre sculptée. On passe en vérité, avec ce Rep & Rev, d’un enregistrement de l’histoire défaillant et partial à une histoire complète taillée dans la roche.
22C’est donc par l’écriture que les figures, et avec elles le corps collectif afro-américain, sont délivrées. Alors que celles-ci n’étaient que corps spectraux maintenus dans un état d’existence flottant, hors du temps, par la litanie sonore de leurs motifs respectifs, le passage à l’écrit fixe leur mémoire, reconstitue leur corps démembré et permet leur libération. « Re-member me. », demande le Black Man à sa femme en guise d’adieu. « Re-member me »36, répond-elle.
Notes de bas de page
1 « La mort du dernier homme noir du monde entier ». Toutes les traductions sont de l’auteure, sauf mention particulière.
2 « Chaque pièce correspond à une musique différente. Pour The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World, c’était surtout du jazz. J’ai écouté Ornette Coleman quasiment tout le temps de l’écriture. La pièce avance comme ça » BOMB 47, Spring 1994, URL : http://bombmagazine.org/article/1769/suzan-lori-parks
3 « L’homme noir bouge ses mains. »
4 « Je travaille pour créer un texte dramatique qui s’écarte du style narratif linéaire traditionnel pour ressembler et sonner davantage comme une partition », Suzan-Lori Parks, From Elements of Style, in The America Play and Other Works, New York, TCG, 1995, p. 9.
5 « Kevin J. Westmore : Est-ce qu’écrire est vraiment un acte d’écoute pour vous ? — Suzan-Lori Parks : Oui, c’est ça. Ce n’est pas réfléchir. Ce n’est pas transmettre un message. Je n’ai rien à dire aux gens. Pour moi, il s’agit simplement d’écouter », Kevin J. Westmore jr, « It’s an Oberammergau Thing: An interview with Suzan-Lori Parks » [2006], Suzan-Lori Parks: A Casebook, edited by Kevin J. Westmore Jr and Alycia Smith Howard, New York, Routledge, 2007, p. 128.
6 Le Passage du Milieu est le nom donné à la traversée de l’Atlantique. Il s’agit respectivement des pièces Imperceptible Mutabilities in the Third Kingdom, The America Play, Venus et Father Comes Home From the Wars.
7 « Puisque l’histoire est un événement enregistré ou mémorisé [remembered], le théâtre, pour moi, est le lieu idéal pour “faire” histoire — cela, parce que tant de l’histoire africaine américaine a été non enregistrée, démembrée [dismembered], effacée, une de mes tâches en tant que dramaturge est — à travers la littérature et l’étrange et spéciale relation du théâtre à la vraie vie — de localiser le cimetière ancestral, creuser à la recherche d’os, trouver des os, écouter les os chanter, noter les chants. » Suzan-Lori Parks, Possession, in The America Play and Other Works, op. cit., p. 4.
8 « [Le dernier homme noir] est présent et essaye de comprendre ce qui cloche chez lui ; [sa femme] est présente et essaye de comprendre ce qui cloche chez lui et ce qui cloche chez elle ; et la présence des esprits qui viennent leur rendre visite les aide à cela », Suzan-Lori Parks, Moon Marked and Touched by Sun, Plays by African American Women, New York, TCG, 1994, p. 243.
9 « Le problème de l’homme noir, c’est qu’il est mort. Ce n’est pas comment il est mort ni qui l’a tué. C’est : est-ce que je suis mort ? Je crois que je suis mort », ibid., p. 244.
10 « Beaucoup de graisse et beaucoup de porc ».
11 « Vieil Homme Fleuve Jourdain ».
12 Roman de Richard Wright (1940), œuvre majeure de la littérature afro-américaine. Littéralement : « De plus en plus grand en plus grand ».
13 « Say “prunes and prisms” 40 times each day and youll cure your big lips » « Dis “prunes et prismes” 40 fois chaque jour et tu guériras tes grosses lèvres », The Death of the Last Black Man in the Whole Entire World, in The America Play, op. cit., p. 113.
14 Ibid., p. 116.
15 Le scat est en jazz le fait d’improviser en chantant.
16 « My text was writ in water. I would like tuh drink it down », Last Black Man, p. 116. « Mon texte a été écrit dans de l’eau. J’aimerais bien le boire ».
17 Sandrine Le Pors, Le Théâtre des voix, Rennes, PUR, 2011, p. 43. En cela, Parks s’inscrit dans la tradition littéraire afro-américaine, qui a toujours prêté allégeance au jazz et à la musique noire à des degrés divers. En France, signalons également les travaux d’Enzo Cormann, de Koffi Kwahulé ou de David Lescot.
18 « Dans Last Black Man, je me suis autorisée à suivre le son plutôt que la logique du sens. Les musiciens le font tout le temps ; ils ne suivent pas toujours la mélodie », Suzan-Lori Parks, Moon Marked, op. cit., p. 241.
19 Le marronnage désigne le fait pour un esclave de gagner la liberté par la fuite.
20 La répétition-variation existe en dehors du jazz, mais Parks l’inscrit explicitement dans ce contexte. Voir From Elements of Style, op. cit., p. 8.
21 Voir par exemple The Shape of Jazz to Come, Atlantic Records, 1959.
22 Ornette Coleman, in Franck Médioni, « To Be Ornette To Be », Les Inrockuptibles (Paris), n° 28, 18 au 24 octobre 1995, p. 54, cité par Alexandre Pierrepont, Le Champ jazzistique, Marseille, Parenthèses, 2002, p. 154.
23 Alexandre Pierrepont, op. cit., p. 154 ; p. 140.
24 Oui et Pain de Maïs aux Cornilles et aux Légumes Verts : « Vous devriez écrire cela et le cacher sous une pierre », Last Black Man, op. cit., p. 102 ; « Est-ce que quelqu’un pourrait me délivrer s’il vous plaît ? », ibid., p. 110.
25 Suzan-Lori Parks, From Elements of Style, op. cit., p. 10. « Je me balade la tête pleine d’idées profanes sur l’univers. En voici une : “Le temps a une forme circulaire” ».
26 André Hodeir, Jazzistiques, Marseille, Parenthèses, 1984, p. 73.
27 Christian Béthune, Le Jazz et l’Occident, Paris, Klincksieck, 2008, p. 242-243. Il cite Francis Hofstein, Au miroir du jazz, Paris, éditions de la Pierre, 1985, p. 19.
28 Deborah R. Geis, Suzan-Lori Parks, University of Michigan Press, 2008, p. 66.
29 Last Black Man, op. cit. « Avant Colomb le monde était ron ils ont mis un /d/ à la fin de ron ce qui fait rond. Du coup ils ont entraîné le début de la fin. Sans ce /d/ nous aurions pu continuer à tourner indéfiniment. Le /d/ a terminé les choses, point final ».
30 Ibid., p. 110. « Commandant Gamble, joueur notable, [jeu de mots sur Gamble, à la fois nom du Black Man et “joueur”], né esclave, a appris seul des rudiments d’éducation pour devenir chef de file dans le Mouvement des Droits Civiques. Il avait 38 ans ».
31 Ibid., p. 102. « Hier aujourd’hui l’été prochain demain il y a juste un moment en 1317 est mort le dernier homme noir du monde entier ».
32 Ibid., p. 131. « L’homme noir il bouge. Il bouge. Ses mains ».
33 Ibid.
34 Sujet d’une douloureuse actualité au regard des événements de 2015 à Charleston.
35 Last Black Man, op. cit., p. 102 ; p. 131 : « Vous allez écrire ça et vous allez le tailler dans le roc ».
36 Ibid.
Auteur
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