De quelques caractéristiques des pièces monologuées contemporaines
p. 285-294
Texte intégral
1Le théâtre est l’un des nombreux domaines qu’Alain Viala a entrepris d’explorer. C’est pourquoi, en forme de prolongement du dernier chapitre de son histoire du théâtre, je me propose de rendre compte de certaines caractéristiques des textes théâtraux contemporains en m’arrêtant plus particulièrement sur ce qu’il est convenu d’appeler les « pièces monologuées »1. C’est, en effet, une caractéristique des écrits dramatiques de ces quarante dernières années que cette vogue de la parole solitaire qui s’est développée dans les années 1970-1980 et poursuivie depuis. Ils ont pris la forme de recueils (Monologues de Billetdoux) ou d’œuvres autonomes (J’ai remonté la rue et j’ai croisé des fantômes de Minyana), pour ne prendre que deux exemples2.
2Ils sont de taille variable, du texte fleuve (Le Discours aux animaux de Novarina) à la pièce courte (Six solos de Valletti)3. Cet intérêt pour le monologue théâtral est partagé par de nombreux metteurs en scène ou comédiens qui, comme le rappelle Lehmann4, parlant de « monologies », privilégient la mise en forme monologuée de drames classiques ou de textes narratifs (Bob Wilson, Hamlet - A monologue, 1994) ainsi que les soli performés par des acteurs seuls en scène (Philippe Caubère et les 11 épisodes du Roman d’un acteur, 1993). En me limitant aux œuvres écrites et publiées, je me propose de rendre compte, d’un point de vue sémio-linguistique, de quelques caractéristiques typiques du genre « pièce monologuée ». Pour ce faire, j’ai constitué un corpus de travail comprenant six pièces : La nuit juste avant les forêts de Koltès, Le petit bois de Durif, The great disaster de Kermann, Face à la mère de Lemoine, Credo de Cormann, et Le mardi à Monoprix de Darley5. Elles ont en commun le fait de mettre en scène un locuteur-narrateur qui raconte un ou plusieurs épisodes de sa vie, selon un équilibre variable d’un texte à l’autre, entre autobiographie fictive et reconstitution historico-référentielle, souvenir individuel et mémoire collective.
3Dans un premier temps, il me reviendra d’opérer une précision terminologique à propos du terme générique de « monologue » et de déterminer certaines caractéristiques constitutives de la « pièce monologuée ». Dans un second temps, je montrerai combien ce genre de pièces participe du mouvement général rarement égalé de subversion des règles de la composition et de l’organisation du dialogue dramatique, codifiées d’Aristote à Szondi6. Dans un troisième temps, je montrerai que la parole solitaire est en fait fondamentalement polyphonique, que ce dialogisme soit interlocutif (problème de l’adresse) ou interdiscursif (prise en charge de paroles autres).
La forme monologale
4Qu’il soit difficile de parler du monologue sans tenir compte de ses variations historiques7 n’interdit pas de rechercher des éléments définitionnels permettant, en particulier, de contraster « monologue » et « soliloque ». Comme le montre F. Dubor8, l’entreprise est assurément périlleuse. Il apparaît ainsi que pour nombre d’analystes monologue et soliloque sont synonymes alors que, pour d’autres9, ce qui les différencie relève de l’adresse. Le monologue est un discours que le personnage/acteur se tient à lui-même ou au public, tandis que le soliloque est adressé à un interlocuteur présent/absent dans la dialogie interne à la fiction, au sens où il reste muet. De ce point de vue, les pièces de Durif, Darley et Kermann sont des monologues dans la mesure où face à ces parleurs que sont respectivement « Lui », « Marie-Pierre » et « Giovanni » aucun adressé interne n’est mentionné, si bien que le maintien de la frontière scène/salle dépendra des choix du metteur en scène et de l’acteur. Inversement, les pièces de Koltès, Cormann et Lemoine sont des soliloques. Leurs personnages n’ont de cesse de s’adresser à un interlocuteur interne présent, mais muet (Koltès), ou absent puisque mort (Cormann et Lemoine), comme en témoigne l’omni-présence des pronoms d’adresse « tu » et « vous ». Ils figurent l’inconnu rencontré un soir chez Koltès (« c’est pour cela que toi, lorsque tu tournais, là-bas, le coin de la rue, que je t’ai vu »), le mari que la narratrice a assassiné chez Cormann (« Tu as toujours eu peur de boire. Il n’y a que les alcooliques pour trembler comme tu le fais devant un malheureux verre de vin »), la mère défunte chez Lemoine (« Vous me manquez maman, vous me manquez. Je voudrais que vous soyez là »). Chacune des pièces fournit plus ou moins explicitement le cadre spatio-temporel de l’interaction et trace un portrait tant du locuteur que de son interlocuteur. Au niveau du cadre, c’est souvent par inférence que l’on reconstitue progressivement la situation de parole. Chez Durif, le site mimétique n’est pas décrit, contrairement à Cormann où la didascalie initiale indique que la locutrice est « immobile, assise à la table de la salle à manger […] Elle dresse enfin deux couverts et débouche une bouteille de vin, dont elle hume longuement le bouchon ». Chez Koltès, le cadre spatio-temporel dans lequel est situé le personnage-locuteur est décrit ponctuellement (nuit, pluie, café…) mais non sans brouillage référentiel. Il s’ensuit que Sarrazac et Ubersfeld10 situent le personnage au « coin d’une rue » alors que Benhamou le localise à l’intérieur d’un « café ». Pour Lemoine, il s’agit d’établir un rapport analogique et méta-théâtral avec la situation scène / salle d’une représentation, puisque le locuteur (on comprend qu’il est metteur en scène) dit à plusieurs reprises « Je suis devant l’assemblée silencieuse et ma voix s’amenuise, mes forces m’abandonnent, je voudrais… ». Quant aux textes de Kermann et de Darley, ils ont en commun – le personnage étant mort au moment où il relate son histoire -, de proposer une figure fantomale qui, comme l’a montré Derrida11, est par essence atopique et inactuelle.
5En ce qui concerne les protagonistes de l’interlocution, on peut dire que chaque pièce dresse une sorte d’autoportrait du locuteur et dessine en creux la figure de son interlocuteur dans le cas des soliloques. Pour ne prendre que l’exemple de Koltès, cette « présentation de soi » que l’on peut définir comme l’ensemble des attributs qui caractérisent le je locuteur, s’effectue progressivement à l’aide d’auto-descriptions instillées tout au long de l’acte de verbalisation sous la forme d’énoncés statifs (« je ne suis pas complètement d’ici » ; « moi, je ne suis pas le mec sensible ») ou comportatifs (« j’ai couru derrière toi dès que je t’ai vu »). Parmi les traits identitaires les plus saillants que le locuteur sélectionne, en dehors des aspects contingents (ivresse d’un soir) on relève, les caractéristiques suivantes :
- son état civil (étranger mais sans plus de précision sur ses origines) ;
- son statut socio-économique (chômage, précarité) ;
- des attributs psychologiques ambivalents qui révèlent une personnalité particulièrement clivée (état mélancolique et volonté de puissance), sujette à des difficultés communicationnelles ;
- certaines caractéristiques physiques.
6L’allocutaire, dans cette configuration monologale de type soliloque, n’apparaît pas comme un sujet parlant pris en charge par un je élocutif présent mimétiquement et sa figuration textuelle se trouve, de ce fait, totalement dépendante de la médiation focalisante qu’impose le personnage-locuteur. Ce dernier élabore, au fil du texte, un portrait discursif de l’allocutaire par l’intermédiaire du recours constant au tutoiement et par l’usage de noms d’adresse du type « camarade », « mec », « vieux », signalant un état indéniable de proximité relationnelle bien que les deux hommes ne se connaissent pas (« Je te parle sans vraiment te connaître… »). Ponctuellement, diverses prédications descriptives nous font comprendre qu’en dépit de leur différence d’âge les deux interlocuteurs ont en partage un statut social comparable. Cette similitude prend la forme de propriétés communes attribuées à un nous de mutualité (« … toi, moi qui tournons dans cette drôle de ville […] qui n’avons pas d’argent ni de travail…).
7L’une des qualités essentielles des monologueurs, à la fois « souvenants » et « récitants » comme les appelle Samuel Beckett dans Solo et dans Cette fois12, est de posséder un savoir en prise avec le passé, maîtres qu’ils sont de la mémoire et des souvenirs. On peut relever dans chacune des pièces les occurrences multiples des verbes « se souvenir », « se remémorer », « revoir », « revenir » : « Je veux d’abord te dire un souvenir puis quelques autres » (Cormann) ; « Je me souviens de ce jour où telle que je suis venue me présenter à eux » (Darley) ; « la première fois, du plus loin que je me souvienne » (Durif) ; « moi Giovanni Pastore me souviens, pas de ma faute – Giovanni a une mémoire phénoménale disait le curé » (Kermann) ; « il y a toujours derrière ma tête, qui me reviennent tout d’un coup, des histoires de forêt où rien n’ose bouger à cause des mitraillettes » (Koltès) ; « Il faut juste laisser les souvenirs remonter à la surface et […] je me souviens de la maison rouge et des grands arbres » ; « je me remémorais toute sa garde robe […] je revoyais ses mains aux ongles écarlates » (Lemoine). Chez ce dernier, le récitant a conscience que les faits racontés font l’objet d’une mise en intrigue au cours de laquelle il n’est pas toujours aisé de faire la part entre mémoration et invention : « Est-ce que j’invente tout cela ? Est-ce que je dis la vérité ? ». En fait ces pièces interrogent le partage entre témoignage et fiction et renvoient au débat entre narration historiographique et narration fictionnelle, dès l’instant où elles mêlent les faits attestés et documentés en forme de connotateurs de réalité avec les affabulations.
La décomposition dramatique
8Raconter sa vie est plutôt anti-dramatique pour au moins deux raisons. D’une part, le drame, comme l’a théorisé Aristote, est avant tout action et non pas narration, par l’intermédiaire de personnages qui agissent en parlant. D’autre part, la contrainte du passage à la scène nécessite un effort de concentration dramatique qui, à la différence du roman, rend difficile l’extension de la diégèse à la totalité d’une vie entière. La seule solution pour résoudre ces contradictions est de recourir, comme le font les pièces monologuées, à un personnage qui parle et raconte, et assume de ce fait son double rôle de « figure narrante » et de « personnage narré », et cela au détriment de l’interlocution intersubjective spécifique au drame selon Szondi. En effet, au niveau de leur composition, ces monologues ou « parleries autobiographiques », énoncées par un seul personnage, ont la forme de coulées verbales ininterrompues : 63 pages (Koltès), 19 pages (Durif), 45 pages (Kermann), 53 pages (Lemoine), 37 pages (Cormann), 21 pages (Darley), que Jean-Pierre Sarrazac qualifie de « monologue-confession »13. Dans ce « théâtre narration », la fable n’est plus soumise à la stricte chronologie, soit qu’elle ait la forme d’un récit itératif (chez Darley, le personnage raconte ses visites hebdomadaires chaque mardi au domicile de son père), soit, comme dans les autres pièces, grâce à une alternance entre narration, monstration (dialogues rapportés) et délibération (commentaires), on voyage en permanence dans le temps et l’espace.
9C’est ainsi que chez Lemoine le monologue commence par un prologue au présent, au cours duquel il est stipulé que le texte qui va suivre est adressé à la mère disparue : « Voici venu le temps de me présenter à vous pour cet entretien si longtemps différé. […] En attendant, je m’offre à votre invisible regard ». Le texte est ensuite divisé en trois « mouvements » pendant lesquels le récitant, un homme sans patronyme, se raconte en recourant à ses souvenirs et avec l’appui de photos et de la correspondance familiale. Le but est de relater sa relation à la mère au travers d’épisodes de sa vie d’enfant et d’adolescent, de l’exil qu’ils ont connu, lui, sa sœur et sa mère, abandonnés par un père absent. Le récit se fait au passé composé historique et à l’imparfait (« Nous sommes montés dans les voitures. Les rues étaient désertes et silencieuses »). Outre la description du travail de deuil qu’il essaye d’accomplir dans le présent de son énonciation (le monologue est un chant d’amour adressé à cette mère, sur fond de regret de ne pas avoir su et pu le lui dire de son vivant), le personnage n’a de cesse de revenir sur son passé à différentes époques de sa vie. Globalement chronologique, le récit commence au moment où le récitant apprend la mort de sa mère et se termine par un voyage sur les lieux du crime. Entre ces deux épisodes, alternent des scènes remémorées de l’enfance (l’Afrique, la Belgique) entrecoupées par des ellipses temporelles (« Dix années se sont écoulées »). Une scène est inventée et non pas remémorée, celle où le personnage, en totale empathie avec elle, imagine comment s’est déroulé l’assassinat de sa mère qu’il raconte en forme d’hypotypose au présent de narration : « Elle se réveille. Elle entend des pas dans l’escalier. Elle se lève. Ils sont déjà devant elle. […] L’un d’eux plaque un oreiller sur le visage de ma mère. Le corps tressaille. Elle gémit ». Pour finir, un Épilogue en forme d’adresse directe à la mère permet au récitant, apparemment réconcilié et apaisé, d’accompagner en pensée sa mère outre-tombe.
10Chez Kermann, planifié en dix séquences, le récit privilégie la nuit tragique du naufrage du Titanic (« 14 avril 1912 à 23 heures 40 », comme le précise l’incipit) qui s’apparente à une descente aux Enfers, cette fameuse « catabase » empruntée aux épopées grecques. Elle est racontée au présent historique avec des scènes parfois expansées, là encore, en forme d’hypotypose. Interrompant le récit du drame, le narrateur effectue de fréquents retours analeptiques dans des chronotopes diégétiques différents selon qu’ils se référent au monde euphorique de l’enfance dans les montagnes du Frioul (séquences 1, 3, 4, 5, 8, 9, 10), à son errance à travers l’Europe à la recherche d’un travail (séquence 5) et au jour de l’embarquement sur le Titanic lors de son escale à Cherbourg (séquence 2). Elles sont énonciativement prises en charge par le passé composé historique combiné à l’imparfait (« alors nous avons continué à marcher, des rumeurs de bruit guidaient nos pas »). Le narrateur est aussi capable, c’est là l’un des pouvoirs de la figure traditionnelle du fantôme, de prophétiser des événements ultérieurs à sa mort. C’est ainsi qu’il annonce qu’après la Belle Époque le capitalisme triomphant débouchera sur la boucherie de la guerre de 14, puis l’horreur des camps de concentration de la seconde guerre. Mieux encore, il prévoit la période fasciste de l’Italie et son prolongement avec l’attentat de la gare de Bologne (1980) attribué à un groupe néo-fasciste.
11L’enchaînement logique et chronologique des faits racontés est aussi interrompu par la présence de commentaires évaluatifs ou explicatifs dont la portée concerne autant le passé diégétique de l’expérience vécue [ « Quand je suis dehors avec le caddy derrière je dois le chercher des yeux et puis le rejoindre déjà il s’est remis en marche et s’en retourne chez lui. Je voudrais ne pas être venue. » (Darley)], que le présent de la narration [ « Parfois je me demande comment j’ai pu supporter cela. À chaque instant on croit qu’on ne pourra pas affronter l’instant supplémentaire et pourtant on survit. Je ne sais plus . » (Lemoine)]. Les premiers permettent au narrateur d’exprimer ses impressions et réflexions au moment des faits, les seconds reviennent sur les événements qu’ils éclairent de façon délibérative. Il existe, enfin, une véritable tension entre le flux syntagmatique de la coulée verbale du monologue et une organisation paradigmatique en forme de litanie. La répétition structure fortement ces textes et prend des aspects différents. C’est ainsi que chez Koltès on peut relever des répétitions lexématiques (« j’ai couru, couru, couru », « j’ai couru, couru, couru » (p. 12, 30) ; « la pluie, la pluie, la pluie », « la pluie, la pluie, la pluie, la pluie » (p. 12, 63) ; des reprises littérales d’énoncés [ « maintenant qu’on est là », « maintenant qu’on est là » (p. 7, 8)] etc. Ce procédé se retrouve dans la plupart des pièces au point que Lehmann14 a pu qualifier ce genre de récit de « remémoration poético-épique ». L’effet lyrique de ces répétitions est indéniable. Il est renforcé par les dispositions spatiales que je ne peux reproduire ici. Selon les cas, il témoigne du vécu dramatique ou des perturbations psychologiques des narrateurs : « Je me souviens de nos retrouvailles après dix années. Je me souviens de nos retrouvailles après dix années », « Je n’ai plus d’horizon. Je n’ai plus d’horizon. » (Lemoine) ; « Je vois dans le noir maintenant. Je vois beaucoup mieux dans le noir que dans le jour », « Je vois dans le noir maintenant. Les yeux se ferment malgré eux, cette lumière », « Ils peuvent bien rire, rira bien qui rira le dernier. Je vois dans le noir maintenant » (p. 13, 18, 21) (Darley) ; « Une autre fois… », « Une autre fois, un homme vient chez nous », « Une autre fois, Pierrot se tranche la main… », « Une autre fois, Luce se marie avec un homme… », « Une autre fois, dans un bal, je laisse un type me faire la cour… » (Cormann) ; « moi Giovanni Pastore adore les chiffres », « moi Giovanni Pastore me souviens », « moi Giovanni Pastore ai choisi les petites cuillères », « moi Giovanni Pastore ai coulé » (Kermann).
Le dialogisme
12La solitude du personnage narrant ne l’empêche pas de faire entendre une multitude de voix, que ce soit les siennes à différentes époques de sa vie ou celles des autres. Ce dont rend compte le concept de dialogisme15 qui peut prendre des formes différentes. Il est en premier lieu interlocutif et concerne la prise en compte de l’interlocuteur au sein même de l’énoncé produit, comme on l’a vu à propos de l’adresse. Il est en second lieu et majoritairement interdiscursif sous la forme d’une hétérogénéité montrée (citations de paroles dont les propos sont rapportés et orchestrés par le locuteur en position de narrateur). Domine, bien entendu, la forme du discours direct qui produit une illusion de véracité et un « style affectif » valorisant l’acteur lors de sa performance. Le discours direct est généralement accompagné d’un verbe de parole (dire, ajouter, répondre), parfois encadré par des guillemets, mais pas toujours. En effet, les auteurs du corpus préfèrent se dispenser de la ponctuation, ce qui renforce l’illusion de parole vive : « Elle fait sa bouche un peu crispée elle dit Alors comme ça on vient rendre visite à son vieux papa c’est gentil ça c’est gentil. Je dis Nous allons de ce pas faire les courses nous allons à Monoprix c’est pratique bien pratique » (Darley) ; « j’ai même ajouté messieurs il est 2 heures l’orchestre vient d’entonner Automn dans cinq minutes le Titanic aura définitivement coulé » (Kermann).
13Quant à Koltès, il utilise avec abondance les deux points et les tirets ouvrants : « je les entendais tout en me lavant : – qu’est-ce qu’il peut bien faire ce drôle d’étranger ? – il fait boire son zizi comme si je ne comprenais rien de ce qu’ils disaient ». Il arrive que le discours direct prenne une telle ampleur qu’il correspond aux séquences dialogales que l’on trouve dans les romans, précédées par un tiret : « – un peu de champagne – merci – vous avez vu les actions de la Royal Dutch remontent – oh hier j’ai acheté cinq mille Guister bon rendement – vous avez appris qu’il y avait des mouvements sociaux dans les usines – ah bon – pas grave cela n’affectera pas les cours de la bourse » (Kermann). Plus rares sont les formes de discours indirect ou de discours narrativisé qui ont l’inconvénient d’assimiler la parole autre à la voix du narrateur ou d’être peu informatifs quant au contenu des paroles prononcées. « Tonio fit semblant de réfléchir, tout en me jetant des coups d’œil embarrassés, et me demanda brusquement si c’était moi qui avais fait la demande à son frère » ; « Ils parlèrent longuement à quelque distance de moi, ne m’accordant aucun regard cette fois, puis ils se serrèrent la main » (Cormann). Je passe sur les phénomènes d’auto-dialogisme (voir les boucles réflexives au cours desquelles le personnage revient sur ses propos) et termine par le dialogisme constitutif. Il s’agit du fait qu’en parlant ou écrivant on reproduit des énoncés antérieurs (du déjà-dit ou du déjà-pensé) sans avoir forcément conscience de l’existence de la voix (individuelle ou collective) dont on se fait le porte-parole. Ces rappels mémoriels ont la forme d’une allusion à un dire, que la source soit identifiée ou non, ou à des données (faits, idées, valeurs…) associées à des mots. C’est ainsi que l’historien détectera chez Koltès (la pièce est écrite dans le contexte de mai 1968) un écho aux positions radicales des libertaires situationnistes : « … ce sera notre heure pour ne plus nous retenir, camarades, bandez, jouissez, tout ce que vous pouvez… » (p. 27). Il relèvera, autre exemple, la présence adverse, sur l’échiquier politique, des mouvements d’extrême-droite, qu’ils se baptisent « Occident » ou « Ordre Nouveau » dont la mémoire collective a gardé le souvenir de leurs « ratonnades » : « viens avec moi, minet, ce soir, on chasse le rat… », « la nouvelle force c’est nous, qu’elle me dit… », « s’il n’y avait pas eu ses amis autour d’elle, les chasseurs de rats du vendredi soir… », « j’adhérais à tout, forces nouvelles, fascistes, royalistes, occidents, tous les chasseurs de rats… » (p. 22, 23, 24, 25).
14Qu’elle explore les drames de l’intime ou de la société, la pièce monologuée se charge de fonctions épiques et lyriques en corrélation avec le mouvement de romanisation du drame qui caractérise les œuvres dramatiques contemporaines. L’intérêt de cette forme textuelle est aussi de permettre au comédien de se livrer à de véritables performances puisqu’il doit conjoindre l’un et le multiple et renouveler avec subtilité l’adresse au public.
Notes de bas de page
1 Françoise Heulot-Petit, « Présence de l’autre : éléments de dramaturgie du Monologue et de la pièce monologuée contemporaine », Monologuer. Pratiques du discours solitaire au théâtre, Françoise Dubor et Christophe Triau (dir.), La Licorne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, n° 85, p. 197-209.
2 François Billetdoux, Monologues, Arles, Actes-Sud-Papiers, 1996 ; Philippe Minyana, J’ai remonté la rue et j’ai croisé des fantômes, Paris, L’Arche, 2008.
3 Valere Novarina, Le Discours aux animaux, Paris, P.O.L., 1987 ; Serge Valletti, Six solos, Nantes, L’Atalante, 2004.
4 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
5 Bernard Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts [1977], Paris, Éd. de Minuit, 1988 ; Eugène Durif, Le Petit bois, Arles, Actes Sud-Papiers, 2010 ; Patrick Kermann, The great disaster, Lansman, 1999. Jean-René Lemoine, Face à la mère, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2006 ; Enzo Cormann, Credo, Éd. de Minuit, 1982 ; Emmanuel Darley, Le Mardi à Monoprix, Arles, Actes Sud-Papiers, 2009.
6 Aristote, La Poétique, Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (éd.), Paris, Seuil, 1980 ; Peter Szondi, Théorie du drame moderne [1956] in Théâtre Recherche, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1981 ; L’avenir du drame, Lausanne, L’Aire Théâtrale, 1981 ; Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, 1989 ; Poétique du drame moderne, Paris, Seuil, 2012.
7 Jean-Claude Aubailly, Le Monologue, le Dialogue et la Sottie, essai sur quelques genres dramatiques de la fin du Moyen Âge et au début du XVIe siècle, Paris, H. Champion, 1976 ; Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France [1950], Paris, Nizet, 1986 ; Christophe Triau, « Le personnage, entre imposition et subversion : usage du monologue dans le théâtre français du XVIIe siècle », Monologuer, op. cit., p. 111-142 ; Françoise Dubor, L’Art de parler pour ne rien dire : le monologue fumiste, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2005 et « Le monologue. La question des définitions », dans Le Monologue contre le drame, F. Dubor et F. Heulot-Petit (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférence », 2011, p. 21-42.
8 F. Dubor, « Le Monologue… », op. cit.
9 Anne-Françoise Benhamou, « La voix plurielle de l’acteur seul », Alternatives Théâtrales, 1994, n° 45, Le monologue, A.-F. Benhamou (dir.), p. 21-23 ; Patrice Pavis, « Monologue », Dictionnaire du théâtre, Paris, Messidor, Éditions sociales, 1996, p. 250-252.
10 Jean-Pierre Sarrazac, « Koltès, la traversée du théâtre », Théâtre Aujourd’hui n° 5, Paris, Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, 1996, p. 58-65 ; Anne Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès, Arles, Actes Sud-Papiers, 1999 ; A.-F. Benhamou, op. cit.
11 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
12 Samuel Beckett, Cette fois [1978], Paris, Éd. de Minuit, 1997 ; Solo [1982], Paris, Éd. de Minuit, 1997.
13 Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame : écritures dramatiques contemporaines, Lausanne, L’Aire, 1981.
14 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre post-dramatique [1999], Philippe-Henri Ledru (trad.), Paris, L’Arche, 2002.
15 Mikhail Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984.
Auteur
Université de Lorraine - Metz Centre de Recherche sur les Médiations
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