Les nains et le collectionneur
p. 219-232
Texte intégral
1L’humanité a de ces formes variables et succulentes qui méritent quelquefois qu’on s’y arrête un peu. Au dédicataire de ces lignes, qui trouva avec moi de l’esprit dans la grosse tête toute vide d’une vanité de Marseille1, il ne sera pas désagréable sans doute que j’offre ici ce qui était au XVIIe siècle un cadeau de roi : un homme en miniature, un nain. La scène se passe cette fois dans l’ombre rouge des murs de Bologne, dans les replis secrets d’une « stanza » de curiosités où luxe, étude et bizarrerie vont ensemble ; le nain y scellera non la naissance d’un écrivain, mais d’un collectionneur. Ce dernier, marquis, sénateur, représentant du Grand-Duc de Florence à Bologne, se nomme Ferdinando Cospi. C’est un grand homme qui trouve bon d’héberger au sein de sa – déjà somptueuse – collection un couple de tout petits hommes, frère et sœur. Ces deux vivantes merveilles nous sont connues par plusieurs sources, que l’enquête proposée ici fera se rencontrer afin d’élucider les conditions dans lesquelles ces curiosités ont été collectionnées, montrées, et quel rôle elles jouent dans la renommée de la collection : il s’agira de comprendre par quels procédés la mise en valeur de ces homuncules contribua à rendre leur possesseur plus grand encore. Entrons donc dans une histoire de mise en scène, de représentation scénographiée et peut-être dans une mystification pleine d’illusions susceptibles de combler l’amateur de théâtre qui lira ces lignes.
2Avoir des nains dans son escarcelle permet indiscutablement au géant de se présenter comme plus grand encore. Les multiples exemples de nains de cour, gardés jalousement aux XVIe et XVIIe siècles dans les palais des rois espagnols, chez la haute noblesse de France ou auprès des princes italiens montrent que sans nain, il n’est point de puissance : la grandeur est conditionnée à l’étalage de la petitesse, d’une part parce qu’un nain est un signe de richesse. Mais d’autre part, en une contrepartie qui parle à l’œil, la grandeur symbolique trouve à s’illustrer d’autant mieux au sens propre, quand pour de simples questions de taille on paraît toujours plus grand sur un portrait en pied lorsqu’on pose aux côtés d’un nain. Les portraits de rois, de dauphins, d’infantes accompagnés de nains sont assez nombreux pour faire comprendre que le procédé de mise en scène a fait florès au point de constituer pratiquement une condition de la notoriété et de l’affichage d’une puissance.
3Par ailleurs la métaphore déjà ancienne du savoir et de la libido sciendi, disant avec Jean de Salisbury que « nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants », convertie en allégorie du progrès pour ceux qui se réclament des « Modernes »2, lie la figure du nain à la curiosité non sans rappeler qu’un nain, qui voit plus loin que le géant quand il se perche sur ses épaules, grandit ce dernier et peut démultiplier ses proportions : il est tout à la fois grand et petit au point d’être capable de dépasser les géants qui l’entourent. Il y a de la grandeur dans la petitesse, selon un jeu paradoxal d’inversion d’échelle déjà à l’œuvre chez Rabelais avec le couple Panurge-Pantagruel où la sagesse du prince géant a tout à gagner au compagnonnage avec la sémillante pertinence et la dynamique impertinence du plus petit que lui.
4Ces codes de représentation sont à l’œuvre dans la gravure de Giuseppe Maria Mitelli (Fig. 1) qui montre le « Musée » de Cospi dans l’édition du catalogue de 1677 : on y voit en effet deux personnages, l’un grand, l’autre petit, proches l’un de l’autre et placés sur le même plan, non loin des étagères. Celui de gauche, de stature nettement inférieure à celui de droite, pourrait être un enfant par la taille, s’il ne portait barbiche et moustache, deux indices qui font comprendre qu’il est adulte. Il s’agit donc incontestablement d’un nain. Or, celui-ci est placé dans une situation où il semble apprendre quelque chose à l’autre. Le deuxième personnage est en effet un jeune gentilhomme vraisemblablement en visite, comme le montrent sa cape et son chapeau ; ce visiteur désigne certains objets de la main, ou d’un ample geste du bras toute la collection : sa place sur la droite de la composition, devant les étagères moins éclairées, lui permet d’embrasser du geste tout le reste de la pièce baignée de lumière. La gravure, qui date d’une période où les topiques de représentation de ce genre de lieu sont désormais bien établies3, ne fait que les reprendre afin de ménager une reconnaissance rassurante chez le spectateur : on y voit en effet des étagères nombreuses rythmées d’élégantes colonnettes et chargées d’objets divers, où la statuette antique côtoie le lézard exotique, où la corne de rhinocéros montée sur un socle précieux voisine avec des instruments de mathématique, de musique, des miroirs, un scorpion, un poignard, des médailles, où le Nouveau Monde rencontre l’Antique. Le lieu regroupe les beautés de la nature et les produits de l’art, sur le modèle des Kunstkammer4. Le sol au pavement magnifique signale la richesse du propriétaire, encore rappelée par les armoiries qui figurent au premier plan, ajoutées comme en avant-scène. Enfin, sur les trois murs qui nous font face, aucun espace n’est laissé libre ni au-dessus ni en dessous des étagères, où l’on observe que les objets de toute petite taille (camées, monnaies, coquillages sans doute) ornent le bas des corniches, tandis que ceux qui sont de trop grande taille pour figurer sur les rayonnages ont été suspendus, selon un usage là encore tout à fait attendu en ce genre de lieu : boucliers et arcs formant trophées, écrevisse géante, carapaces de tortues occupent les murs, tandis que sous les voûtes du plafond plusieurs monstres marins menaçants aux formes effrayantes semblent rôder devant les armes qui pourraient les dompter. Un buste de Dante, surmonté d’une immense branche de laurier, domine, souverain et central, cet enfer des monstres ou ce paradis des antiquaires, et finalement ce musée qui doit faire, comme l’auteur illustre, la gloire de l’Italie. Une inscription latine court le long de la corniche haute pour achever cette gravure très construite, toute de symétries et de lignes formelles simples, qui expose à la fois la copia que veut déployer le lieu, sa richesse, sa beauté esthétique. Les personnages déjà mentionnés, placés près de la source de lumière, invitent le spectateur à entrer à son tour, à partager avec eux les émerveillements promis par la profusion et la rareté.
5Rien de bien surprenant donc, dans une gravure qui répond à une maîtrise parfaite des codes iconographiques. C’est la présence du nain qui défie l’œil du spectateur blasé, et pourra le surprendre. La main du personnage de droite guide notre œil vers ce second personnage, et nous le montre parmi les autres merveilles du musée. Par rapport au reste de la composition, le nain n’est en effet qu’une curiosité parmi d’autres, il ne tient pas une place centrale, et laisse au centre le blason de Cospi tenu par des anges. Le fait qu’il se trouve légèrement décentré a l’évidence de rappeler que le nain est un être des marges, une rareté. Ce décentrement ne retire donc pas au personnage son importance, il attire l’œil au contraire. D’autant plus que, tourné vers l’ombre du cabinet comme tout nain qui pourrait, selon certaines traditions, faire partie des forces obscures de la nature, comme les lutins ou les créatures des forêts, il semble n’en être sorti que pour remplir un curieux office, qui interroge vivement le spectateur : que nous montre-t-on exactement ? Le nain semble être ici plus qu’une merveille parmi les autres merveilles. Cela serait déjà remarquable, car les curiosités humaines vivantes sont rarissimes : les monstres humains sont très prisés, mais on ne les voit guère, habituellement, qu’en peinture ou dans le liquide d’un bocal. Toutefois, la merveille outrepasse ici ce rôle déjà extraordinaire. On observera en effet que le nain est non seulement tourné vers le personnage du visiteur, mais encore doté d’une baguette dans la main droite et d’une statuette dans la main gauche, statuette qu’il semble avoir sortie des rangements pour mieux la montrer au spectateur, révélant par là assez clairement qu’il tient lieu de guide du musée. Voilà donc que dans la mise en scène globale, un rôle fort insolite a été offert au nain. Il se trouve être des deux côtés du miroir : à la fois merveille et gardien démonstrateur des merveilles. L’innovation principale de cette gravure, ce qui en fait un exemple unique, c’est son traitement du personnage du nain.
6Le texte corrobore-t-il cette suggestion de la gravure ? La scène qui vient d’être décrite est publiée au début du Museo Cospiano, un catalogue de plus de 500 pages, orné de multiples gravures, dédié au Grand-duc Ferdinand III de Toscane, et paru en 1677 pour faire état de la splendeur de la collection du marquis de Bologne5. La gravure de Mitelli est située après la page de titre, et fait suite au portrait du collectionneur (Fig. 2, page suivante). Ensuite vient le texte du catalogue rédigé par le médecin Lorenzo Legati, mandaté pour cette tâche. Legati est un savant ; il choisit d’organiser l’ensemble en cinq livres selon les divisions de son temps : naturalia dans les deux premiers livres, animaux de la terre et de l’air (livre I) et animaux marins (livre II), artificialia dans les trois suivants, divisés entre objets divers (livre III), médailles (livre IV) et enfin images, statues ou idoles (livre V).
7Le nain figure au catalogue. Sa présence, repérable dès la première section des quadrupèdes, confirme qu’il a bien le statut d’une merveille parmi les autres curiosités collectionnées. Il se trouve intégré par Legati au deuxième chapitre du livre I, intitulé « Monstres humains ». Il fait suite à un premier chapitre consacré aux « Corps humains préparés et diverses sortes de momies ». Le nain est donc vivant, n’étant pas « préparé » par un quelconque moyen de conservation. Le catalogue donne au nain un statut de curiosité en précisant son nom, son âge, ses mensurations, et les raisons qui justifient sa place parmi les monstres, à savoir qu’il est une sorte d’« accident » de la nature6 par rapport à ses parents et à ses frères :
PORTRAIT au naturel de Sebastiano Biavati, nain remarquable pas tellement par la bonne proportion des membres, correspondant parfaitement à la stature qui ne dépasse pas 32 onces à l’âge de 57 ans, mais plutôt parce qu’il est né d’un père et d’une mère de taille normale, et qui avant et après lui ont engendré d’autres enfants qui grandirent ce qu’il fallut pour qu’ils deviennent des hommes de stature ordinaire.7
8Le texte apprend bien d’autres choses qui ne figuraient pas sur la gravure, comme la présence d’une naine, sœur de ce dernier :
PORTRAIT au naturel d’Angelica Biavati, sœur du susdit Sebastiano, pareillement naine, montrant une égale symétrie des membres parfaitement proportionnés à sa stature, qui n’atteint pas 30 onces romaines, bien qu’elle soit âgée de 55 ans ; elle vit avec son frère au service du seigneur marquis.8
9Le texte précise encore que les deux nains ont leur portrait dans le musée et bénéficient d’une place hautement symbolique, qui vient confirmer au-delà de toute espérance les intuitions de la gravure :
Le tableau [de Sebastiano] est peint d’une main habile, et il est orné d’un assez bel encadrement : et comme il représente celui qui a la garde de la richissime galerie du palais du seigneur marquis Cospi, il a été disposé, quasiment à la place désignée pour garder le musée, au-dessus de la porte par laquelle on y entre.
[… au sujet du portrait d’Angelica : ] Comme ce portrait a été fait pour accompagner le précédent, il est placé en vis-à-vis au même endroit, au-dessus de la porte par laquelle on passe dans la seconde salle du musée. Au bas du portrait, il y a cette inscription « MOYSEIOY PHYLAKISSA » pour montrer que celle-ci, non moins que son frère, tient la place de GARDIENNE DU MUSÉE.9
10 Symboliquement et symétriquement, voilà nos deux nains promus par le texte gardiens du musée tout entier pour le marquer d’une étrangeté encore rehaussée par l’inscription en grec, qui à la fois rappelle l’usage du Musée d’Alexandrie, modèle entre tous, et pose l’énigme d’un mot inusité, car Phylakissa, féminin de Phylax (gardien de prison), est un mot qui n’existe pas dans la langue classique. Une rareté lexicale pour une rareté conceptuelle. Le dispositif textuel, très élaboré, est saturé d’indices. Un tel exemple, où une curiosité donnerait la réplique aux autres curiosités en leur servant de guide, est sans précédent, sans équivalent ni dans l’histoire des collections, ni dans les fonctions qui sont attribuées aux nains à la cour des grands. Il rend la collection terriblement bizarre et attirante, absolument unique. L’évocation s’achève sur un éloge dithyrambique du généreux marquis qui a accordé aux nains sa confiance.
11Le texte ne s’en tient pas là. Il oriente également ses vues vers une étude savante des deux individus, puisée aux meilleures sources. Legati paraphrase sans s’en cacher la Monstrorum Historia d’Aldrovandi, où les nains de Cospi sont traités comme des exemples locaux et contemporains susceptibles de corroborer les connaissances livresques trouvées chez Aristote, Pline, Pomponius Mela, Philostrate et d’autres10. Il y trouve un examen des deux nains, avec notamment la cause de leur petitesse, attribuée à des poulets avariés qu’ils auraient mangés dans leur jeune âge – ce qu’il recopie doctement :
Ces nains sont nés dans la commune de Bagnarola dans le comté de Bologne, dans l’un des domaines du sus-nommé seigneur marquis Cospi. Et comme leurs parents étaient, comme il a été dit, de stature normale, et qu’ils ont eu d’autres enfants, qui furent semblables à eux en taille, il faut trouver la cause de la petitesse de ces créatures (monstrueuse en ce qu’elle n’est pas née de parents nains) ailleurs que dans leurs parents mêmes. Et cette cause ne fut autre que la mauvaise qualité d’une nourriture, dont je peux dire qu’elle a empêché en eux la vertu de la croissance. Parce que dans leur âge le plus tendre ils ont mangé du poulet qui était mort d’avoir avalé une quantité de froment pourri : suite à cela leur corps s’est mis à gonfler, et ils ont langui allongés, infirmes pendant quatre ans jusqu’à ce que la malignité de ce venin guérisse en occasionnant la perte pour leur corps de la faculté de grandir, selon le très savant Bartholomé Ambrosini, qui parle de ces nains en plusieurs endroits de l’Histoire des monstres d’Aldrovandi, et qui en rapporte la figure aux pages 603 et 604 faisant toujours avec déférence mention du seigneur marquis Cospi, qui leur a donné une éducation, et les a toujours gardés à son service.11
12Il est donc fait dans le Museo Cospiano explicitement référence à Bartolomeo Ambrosini, le disciple d’Aldrovandi qui se chargea de rassembler ses manuscrits et de publier ses traités après sa mort. L’homme est important car il était également, lorsqu’il publia la Monstrorum Historia en 1642, le gardien des collections d’Aldrovandi. Cette reprise par Legati est un geste politique : il est d’abord très valorisant de signaler que le plus grand des naturalistes a parlé de ces nains. Il est ensuite essentiel pour Cospi de se placer dans la lignée d’Aldrovandi, qui constitua le jardin botanique de la ville, qui articula si studieusement savoir et collections, et fit la renommée de Bologne dans toute l’Europe savante de la Renaissance qui se pressait pour venir visiter son « Théâtre de la nature ». Cospi fonde toute la reconnaissance de sa collection et de son image publique dans le sillage de cet illustre Bolognais, en commençant par imiter son geste de léguer toute sa collection à la ville. Aldrovandi en a fait le vœu par testament afin que sa collection ne soit jamais dispersée et pour en garantir la garde ; Cospi fait la même demande de son vivant. En 1660, il lui est accordé deux pièces adjacentes dans le Palazzo Pubblico, afin de joindre sa collection à celle d’Aldrovandi. Il réussit ainsi habilement à associer son nom à celui du naturaliste, alors même que le seul prestige qui manquait au marquis était justement la caution savante. Le titre des catalogues qu’il publie souligne systématiquement que le « Musée Cospi » est « annexé à la collection Aldrovandi », et à chaque fois qu’il le peut, Legati cite le maître, afin de lier toujours plus fermement les deux collections. Les nains Biavati forment l’une de ces passerelles jetées entre les deux musées, alors même qu’Aldrovandi ne les a pas connus puisqu’il est mort en 1605 et que leur première rencontre avec Ambrosini ne saurait être antérieure à 163412. Mais si ce dernier, qui contribua à redonner du lustre aux collections d’Aldrovandi, juge bon de les citer dans un ouvrage dont l’auteur déclaré est justement le grand maître, leur importance dans le monde des collectionneurs et des savants ne fait plus de doute. Leur citation par Ambrosini est un témoignage supplémentaire de la véracité des faits, à une époque où lui-même manifeste un intérêt pour les nains puisqu’il commande pour le musée Aldrovandi une image du nain du duc de Créquy.
13Le mode d’insertion dans le catalogue de 1677, parmi les monstres et sous la double caution érudite d’Aldrovandi via Ambrosini, est un autre moyen fort efficace de mise en valeur des deux nains. Est-ce à dire que les tableaux du nain et de la naine également pris « au naturel », sont une autre façon de s’aligner, voire de surenchérir sur la collection Aldrovandi qui en possède un, en montrant, pour Cospi, non pas un mais deux portraits de nains contemporains ? La question, qui restera ouverte, mérite du moins d’être posée.
14Legati montre que non content de les admirer, on peut étudier ces cas. Mais il ne s’en tient pas là, et en appelle finalement à la fibre poétique, voire à la séduction :
De la femme, qui en sa jeunesse fut d’une apparence assez gracieuse, la renommée a été connue par Giovanni Leone Sempronio, le veilleur de l’Académie de la Nuit à Bologne (sous le ciel de laquelle on cultive depuis longtemps les lauriers de Phébus) grâce au sonnet suivant, qu’on peut lire dans la première partie de ses Silves poétiques, imprimées à Bologne en 1648 (n° 12, p. 56), sonnet intitulé La belle naine.13
15Angelica aurait donc été l’inspiratrice du poète mariniste qui cherche, en bon antipétrarquiste, à trouver la beauté non plus dans la perfection mais dans l’oxymorique imperfection et le défaut physique14 ? C’est vraisemblable, et cela donne un relief supplémentaire, à la fois sensuel et poétique, au personnage de la naine.
16 Cependant, il reste à se demander si le nain était bel et bien le gardien du musée, ou si cette prérogative si inhabituelle n’est pas pure invention du rédacteur du catalogue, soutenue par le graveur.
17En effet, on manque cruellement de témoignages sur cet aspect des choses. Legati lui-même, qui est pourtant l’auteur d’un catalogue antérieur daté de 1667, ne cite pas cette particularité quand il présente ces curiosités. Il les place alors non dans la section dévolue aux monstres, mais parmi les peintures : « Portraits de deux nains, frère et sœur, qui outre le fait d’être très petits, sont bien formés et proportionnés comme des enfants en bas âge ; ils sont toujours vivants à présent »15. Rien ne dit, dans cette version laconique de l’inventaire, que les nains gardent le musée ni même qu’ils vivent chez Cospi, et leur nom n’est même pas indiqué. Seule importe la mention de la fratrie et de la belle proportion des membres, toujours donnée comme remarquable car elle prouve que ce sont deux « beaux » spécimens.
18Ensuite, après le très gros volume de 1677, paraît encore en 1680 un troisième catalogue, dernier état de la collection Cospi16. C’est un livre mince de vingt-huit pages rédigé par un auteur anonyme afin de faire apparaître que des objets nouveaux ont encore été ajoutés17 à une collection décidément en perpétuelle expansion même après avoir été offerte à la ville. Le collectionneur en sort, une fois encore, grandi par l’ardeur qui le caractérise, alors même que sa collection, déjà admirable, aurait pu en rester à son état de 1677. Dans ce dernier catalogue, qui détaille les objets étagère par étagère, les deux portraits sont gardés pour la fin de l’inventaire, dans la section consacrée aux objets conservés hors des étagères, et plus particulièrement aux tableaux et images. Ces deux portraits sont cités après cinq planches xylographiées qui représentent le cabinet18, et juste avant une toile montrant le portrait de Cospi lui-même suivi d’une médaille où il figure encore19 : ce qui signifie, si la logique spatiale du catalogue continue d’être respectée, que les portraits des nains sont situés entre les dessins du musée et la figure du collectionneur, mais peut-être cette fois à la fin de la visite. Ils sont décrits par le texte comme « portrait de Bastiano Biavà » et « portrait d’Angelica Biavà », « tous deux nains du seigneur Marquis Cospi »20 : leurs noms sont abrégés comme si, désormais bien connus, il n’était plus nécessaire de les préciser entièrement. Il est vrai que ces deux nains font désormais partie depuis bientôt cinquante ans de la cité de Bologne. Mais en 1680, rien n’est dit sur l’inscription en grec, ni sur le rôle de gardien.
19Il est vrai que s’ils sont encore vivants ils doivent avoir plus de 70 ans… Certes mis en valeur par leur nom et leur place, ils sont redevenus, comme ils l’étaient déjà en 1667, de « simples » merveilles de la liste.
20En somme, c’est uniquement dans la parenthèse virtuose et historiée du catalogue de 1677 que le nain et la naine sont mis en scène comme deux curieux gardiens. Aucun autre texte ne nous est connu à ce jour sur la présence de Sebastiano Biavati dans cette posture de guide de musée. Et si l’on s’en remet à la datation établie précédemment, ce rôle de guide aurait été tenu alors que l’individu était déjà âgé de 67 ans environ. Or, les nains atteignaient rarement cet âge avancé.
21Qu’est-ce à dire ? Le nain a-t-il vraiment eu la garde du musée ou bien est-ce une belle réussite éditoriale, orchestrée par l’alliance d’un graveur inventif et d’un rédacteur de génie, prêts à tout pour faire briller la collection dans ce catalogue qui doit faire date en 1677 ? Et surtout, à quelles fins aurait-on ainsi mystifié le lecteur ? Comme ce n’est que par ce livre que ce rôle de gardien se présente, c’est dans la conception du livre qu’on pourra trouver une réponse.
22Le catalogue de 500 pages avec gravures est une édition de luxe clairement destinée à asseoir définitivement une notoriété. Lorsque Cospi associe sa collection à celle d’Aldrovandi, il court le risque d’être absorbé dans la renommée de l’autre, d’être perpétuellement dans son ombre. Le nain-gardien, la naine-Muse, l’hommage à Ambrosini, sont autant de spécificités qui toutes servent cette volonté de surenchérir pour exister. On ne peut imaginer plus merveilleux ni plus mondain que de mettre deux nains parmi les merveilles, et de faire de ces merveilles les gardiennes des merveilles. Il ne faut pas sous-estimer, à cet égard, l’éducation reçue par Cospi, qui a été page pendant toute son enfance à la cour des Médicis, de 4 ans à 18 ans : il sait mieux que personne à Bologne ce qu’est une culture de cour princière et comment la curiosité y trouve ses originalités. Il n’est pas du tout exclu que le nain ait dû se prêter au rôle de démonstrateur. L’idée a tout de la fantaisie d’un prince, et inscrit la collection dans un contexte noble de très haut rang.
23 Et cela fonctionne à merveille. Car si subterfuge il y a, on peut constater qu’il a magnifiquement fonctionné jusqu’à nos jours. Aucun des chercheurs actuels ne remet en cause ce qui pourrait fort bien être une jolie mystification21. L’ange-gardien détourné en nain-gardien, avec la charge parodique que cela comporte, voilà une vraie curiosité. Ajoutons-y quelques degrés de moquerie. La taille réduite des personnages augmente certes la grandeur des lieux et des choses parmi lesquels ils évoluent, la gravure du frontispice d’Athanase Kircher exploite cette ressource visuelle pour rendre le Collegio Romano et les obélisques qu’il contient bien plus grands qu’ils ne le sont en réalité. Mais ici, puisque seul le nain est petit et non le visiteur, c’est la moquerie qui l’emporte. Comment le guide atteindra-t-il ne serait-ce que la deuxième étagère ? La baguette n’y suffira pas. Et puis, comment un si petit gardien peut-il vraiment « protéger » le musée ? Il n’en a pas l’envergure physique. Voyons-y donc un jeu classique de nain à contre-emploi, placé aussi ici pour rire. Ce qui se confirme lorsqu’on remarque un détail étrange, qui a échappé à tous les commentateurs. Si l’on compare le portrait du marquis avec le personnage du nain, il semble que le nain ait, sur la gravure de Mitelli, le visage de Cospi22. Cet effet visuel provoque la stupéfaction et fait songer à une stratégie de dédoublement étrange : on a beau être un marquis, on est toujours le nain d’un autre… Le marquis, qui n’a pas eu de fils, est là à travers son petit double, adopté sous son toit.
24Concluons sur cet effet tout baroque d’un même être dédoublé, par le seul jeu du livre, en plusieurs identités : un système de diffraction ou de miroir déformant ferait du nain à la fois l’objet et le guide des collections, un bien possédé ayant le visage du possesseur, comme il semble à la fois enfant et adulte. Curiosité spéculaire, curiosité à double titre, Sebastiano Biavati est deux fois plus curieux qu’on aurait pu l’imaginer d’abord, car il ne suffit plus d’être un nain, au cœur du XVIIe siècle, pour étonner son monde. Les deux nains voient leur statut renouvelé par la mise en scène construite par l’écriture, qui instaure un jeu comique de proportions inversées, en faisant apparaître en diptyque un gardien trop petit pour le rôle, portant bizarrement le masque du collectionneur, face à celle qui tantôt est affublée du prestigieux mais impossible nom grec de « phylakissa », tantôt est dépeinte comme la belle des belles aux grâces troublantes, égérie des poètes, devenue la « Bella nana » de Sempronio dans le reflet étrange des mots du catalogue. Telle la boiteuse de Montaigne, promesse d’une perfection insoupçonnée23, il se pourrait bien que la naine Angélique, oxymorique jusque dans son prénom, figure rare et indéfinissable, car sans cesse déplacée, et comme décentrée, soit la solution baroque d’une admiration pour le difforme et l’exacerbation des attentes.
25Quant à Sebastiano, symboliquement il est un peu le roi des curiosités : non juché sur les épaules d’un géant, mais posé au sol, tournant le dos aux curiosités exposées autour de lui, il règne sur elles en s’en faisant fictivement le chantre et le guide suprême, l’intercesseur entre le public et la collection. L’inspiration du graveur, assez justement, en fait l’image du collectionneur qui n’est qu’un nain au regard des splendeurs du monde, mais qui projette par son catalogue une silhouette de géant superlatif sur le monde des curieux.
Notes de bas de page
1 Allusion à l’hydrocéphale marseillais Borduni, que j’ai étudié en 2013 lors d’un colloque à Marseille (voir « Merveilles à l’encan, séductions d’une ville. Marseille dans la culture européenne de la curiosité », Voyages, rencontres, échanges au XVIIe siècle. Marseille carrefour, Sylvie Requemora-Gros (dir.), Tübingen, Narr, 2017, p. 253-266).
2 Voir Pascal Duris, Quelle révolution scientifique ?, Paris, Hermann, 2016, chap. iii.
3 Comme le montrent les « Cabinets d’amateur » des peintres flamands Francken, ou encore les frontispices déjà nombreux gravés pour les catalogues de curiosités (Ferrante Imperato en 1599, Francesco Calceolari en 1622, Ole Worm en 1655 pour ne citer qu’eux).
4 Voir sur ce point Julius von Schlosser, Les Cabinets d’art et de merveilles de la Renaissance tardive [1908], P. Falguières (éd.), Lucie Marignac (trad.), Paris, Macula, 2012.
5 Lorenzo Legati, Museo Cospiano, annesso a quello del famoso Ulisse Aldrovandi e donato alla sua patria dall’ illustrissimo signor Ferdinando Cospi, Bologna, Giacomo Monti, 1677.
6 C’est en effet ainsi que la tératologie de la Renaissance définit les monstres dans l’héritage d’Aristote, aussi bien chez Ambroise Paré que chez Liceti ou encore Aldrovandi (voir sur ce point l’introduction de Jean Céard à son édition d’Ulisse Aldrovandi, Monstrorum Historia, 1642, édition en fac-similé, Paris, Les Belles Lettres, 2002).
7 « RITRATTO al naturale di Sebastiano Biavati, Nano ragguardevole non tanto per la bene intesa proporzion delle membra, benissimo corrispondenti alla statura, che non passa trentadue oncie, essendo egli d’età d’anni LVII. quanto per essere nato di Padre, e Madre di giusta grandezza, che prima, e poi generarono altri Figliuoli, che crebbero quanto loro fu d’huopo per esser huomini d’ordinaria statura ». (Museo Cospiano, op. cit., L. I, chap. 2, p. 6, § 5). Traductions personnelles sous le contrôle de Filomena Tino, que je remercie.
8 « RITRATTO al naturale di Angelica Biavati, Sorella del sopradetto Sebastiano, parimente Nana, d’egual simmetria delle membra benissimo proporzionate alla di lei statura, che non giunge a trenta oncie Romane, con tutto ch’ella sia d’età d’anni LV. vivendo col fratello al servigio del Sig. Marchese ». (ibid., § 6).
9 « E dipinto di buona mano, e ornato d’assai bella cornice : e, come rappresenti, chi hà in custodia la ricchissima Galeria del Palazzo del Sig. Marchese Cospi, è collocato, quasi in posto di custodire il Museo, sopra la porta, per cui s’entra in esso. […] Come questo Ritratto sia stato fatto per accompagnamento del precedente, è collocato in faccia al medesimo sopra la porta, per cui si passa alla seconda Stanza del Museo : e hà da piedi questa Iscrizzione MOYSEIOY PHYLAKISSA, per addittarne, questa non men del fratello, in posto di CUSTODE DEL MUSEO ». (ibid., § 5-6).
10 Ulisse Aldrovandi, Monstrorum Historia, Bologne, Nicolai Tebaldini, 1642. Pour les passages sur les nains, voir p. 39-40 et p. 601-606.
11 « Nacquero questi Nani nel Commune di Bagnarola del Contado di Bologna, in uno de’ Poderi del mentovato Sig. Marchese Cospi. E perche i loro genitori furono, come s’è detto, di giusta statura, padri d’altri figliuoli, che a se stessi furono simili nella grandezza, è da giudicarsi originata altronde, che da essi, la cagione della picciolezza di questi Parti, Mostruosi in quanto non generati da Nani. E questa non altra fu, che la maligna qualità d’un cibo, che può dirsi, che strozzasse in essi la virtù del crescere. Poiche ne gli anni più teneri mangiarono de’Polli morti per haver divorato quantità di frumento putrefatto : dopo di che gonfiatosi loro il corpo, giacquero infermi lo spazio di quattro anni, sinche espugnata la malignità di quel veleno guarirono colla perdita della facoltà aumentativa del corpo, al riferire del dottissimo Bartolomeo Ambrosini, che di questi Nani favella in più luoghi della Istoria de’ Mostri dell’Aldrovandi, [manchette Aldr. De Monstr. c. 1 p. 39 & c. 9. p. 602. 603. 604. & 606.] e ne porta le figure à pag. 603. e 604. facendo sempre riguardevole menzione del Sig. Marchese Cospi, il quale gli fece educare, e sempre poscia gli hà trattenuti al suo servigio. » (Museo Cospiano, op. cit., p. 6-7, § 7). Legati recopie les passages de la p. 602 (C-D) et de la p. 606 (B) de la Monstrorum Historia.
12 Ambrosini déclare les avoir vus vivants, à Bologne, alors qu’ils étaient âgés respectivement de 23 (pour la sœur) et 26 ans (pour le frère). On sait par ailleurs que les portraits qui appartiennent à la collection Cospi représentent les nains aux âges de 55 et 57 ans, tableaux qui ont été réalisés au plus tard vers 1666 puisqu’un inventaire de 1667 les mentionne. On peut en déduire qu’Ambrosini a rencontré la fratrie 32 ans plus tôt, vers 1634, date à laquelle il fait justement réaliser pour le compte du musée Aldrovandi un portrait du nain du duc de Créquy, « ad vivum », comme le dit l’inscription qui accompagne le dit portrait (épisode relaté dans Monstrorum Historia, op. cit., p. 39-40).
13 Museo Cospiano, op. cit., p. 7.
14 Outre la Bella Nana, Sempronio est également l’auteur d’une « Belle boiteuse » (La Bella zoppa) et d’une « Belle bègue » (La Bella Balba). La première édition, à Bologne, de sa Selva Poetica, date en fait de 1633, date qui concorde avec celle de la jeunesse d’Angelica, comme on l’a vu avec la rencontre chez Ambrosini.
15 Lorenzo Legati, Breve descrizione del museo dell’ illustriss. sig. cav. commend. dell’ ordine di S. Stefano Ferdinando Cospi, … donato dal medesimo all’ illustriss. senato e ora annesso al famoso cimeliarchio del celebre Aldrovandi, Bologna, Giovanni Battista Ferroni, 1667, p. 18, n° 82 : « Ritratti di due Nani fratello, e sorella, che oltre l’essere molto piccoli sono ben formati, e proportionati come fanciulli di poca età al presente vivi ».
16 Inventario semplice di tutte le materie […] que si trovano nel Museo Cospiano, non solo le notate nel Libro già stampato, e composto dal Sig. Dottore Lorenzo Legati, mà ancora le aggiuntevi in copia dopo la Fabrica, Bologna, Giacomo Monti, 1680.
17 Selon la fin du titre cité dans la note précédente, l’inventaire promet « non seulement les choses qui ont été mentionnées dans le livre déjà imprimé et composé par le seigneur docteur Lorenzo Legati, mais encore celles qui ont été ajoutées en abondance depuis la Fondation du musée ».
18 « 5. Tavole di Legno stampa della stanza per l’Anatomia nello Studio ».
19 Tous deux présentés dans de beaux cadres dorés : « 1. Ritratto del Sig. Marchese Cospi in tela con Cornice intagliata ; e dorata ». « 1. Medaglia di Bronzo del medessimo con Cornice dorata ».
20 « 1. Ritratto di Bastiano Biavà. 1. Ritratto di Angelica Biavà. Ambidue Nani del Signor March. Cospi ».
21 Voir par exemple P. Findlen, Possessing Nature. Museums, collecting, and scientific culture in Early Modern Italy, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1994 (p. 119-126) ; voir aussi tous les sites internet, même les plus sérieux, qui évoquent cette gravure.
22 Je n’ai malheureusement pas retrouvé la trace à Bologne des deux portraits des Biavati. Mais si l’on s’en remet à la gravure qui représente Sebastiano dans la Monstrorum Historia d’Aldrovandi (op. cit., p. 603), Mitelli semble avoir pris quelques libertés.
23 Voir Michel de Montaigne, Essais, « Des Boiteux », III, 11 : « Je me suis autrefois fait accroire, avoir reçu plus de plaisir d’une femme, de ce qu’elle n’était pas droite, et mis cela au compte de ses grâces. », Jean Céard et alii (éd.), Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2001, p. 1607.
Auteur
Université de Bretagne Occidentale
Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image
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