Le style Viala
p. 209-218
Texte intégral
1Trois notations pour commencer, cinq réflexions pour conclure, trois remarques qui en font quatre, comme les Trois Mousquetaires, pour constituer le propos. Relevé dans un article de 2011, un « dernier groupe de quatre remarques » comportant une « remarque en retour » (de la précédente) et venant compléter les quatre indications appelées par le « rappel » de « quelques données qui s’imposent », puisque « s’imposent aussi quelques remarques les concernant »1. Des inventaires des choses qu’on connaît un peu, des grappes de questions ouvertes par ces inventaires, des propositions de réponses, toutes partielles ; le constat que chaque question posée en entraîne d’autres, et donc que, toutes, elles sont questionnables puisque déterminées par le premier geste de délimitation d’un objet. Et qu’il vaut mieux que ce geste-là soit effectué consciemment, et assumé.
2Il n’est pas vrai, par exemple, qu’on comprenne le tragique en analysant même aussi bien, même aussi finement que possible ce qui ne sera jamais que quelques tragédies ; on comprend, au mieux, le tragique de ces tragédies. On commence en revanche à comprendre quelque chose d’autre en constatant que toutes les tragédies jamais écrites ne sont qu’une petite partie des textes dits tragiques à travers le temps, lesquels ne sont eux-mêmes qu’une petite partie des choses qui ont pu et peuvent être qualifiées de tragiques, une toute petite partie des emplois des mots tragique et tragédie. Ces emplois ne sont pourtant possibles, bien sûr, que parce qu’il s’est composé des pièces de théâtre appelées tragédies ; des tragédies qui peuvent néanmoins, surtout lorsqu’elles ont pris de l’âge, ne pas sembler tellement tragiques à certains lecteurs ou spectateurs. En regardant quelques usages des deux mots – on ne peut espérer les regarder tous – et des poèmes, récits, nouvelles tragiques les plus divers possible, et des tragédies classiques ou non classiques contemporaines de ces textes ou postérieures à eux, modifiées par leur présence reconnue, mais aussi parfois tue par les auteurs, on se donne pour objet de réflexion la coexistence de ces réalités, et on s’ouvre, on s’impose aussi les questions qu’elle impose2.
3Le style n’est pas qu’un style. « Qu’est-ce qu’un classique ? », ainsi : « le qualificatif “classique” prolifère », remarque Viala, « pour parler d’objets de consommation courante aussi bien que d’un style vestimentaire, d’un genre de musique ou, en littérature, des œuvres les plus consacrées aussi bien que de littérature de masse ». La notation, qui suit une liste désinvolte de tels emplois, permet de sortir de la seule comparaison de la fortune historique des écrivains classiques classiques, pour ainsi dire, avec celle des classiques moins ou non-classiques, mineurs ou hérétiques. « Mais tout ça n’a rien à voir, objecteront certains », continue Viala. « Peut-être que non, peut-être que si : je voudrais ne pas exclure a priori les trivialités. Car, après tout, la “trivialité”, c’est bien souvent le nom qu’on donne à ce qu’on tient pour allant de soi, et qu’on ne veut pas analyser parce que c’est justement le lieu par excellence de l’idéologie ». Il y a bel et bien une raison à l’usage si répandu du terme : « Le classique », finalement,
ce n’est pas la valeur forcément la plus élevée, mais celle qui peut le mieux circuler, c’est la valeur d’échange sûre. Celle qui fait le lien entre la zone où se font et défont les modèles à la mode, et celle où les modèles se vulgarisent et se monnayent ; soit entre celle où domine la valeur symbolique, et celle où la valeur marchande saisit la valeur symbolique et la convertit dans l’échange. La prolifération du label de classique dans le monde des objets est le signe que l’on fait commerce de cette image d’une valeur symbolique.3
4Le questionnaire a changé dans le mouvement d’élargissement de son application ; et il donne des réponses inattendues. Ou, comme l’écrit encore Viala, en 2013, en revenant sur le titre choisi pour sa « biographie littéraire » de Racine, La Stratégie du caméléon : il a choisi l’image du caméléon parce qu’elle offrait l’avantage « de lancer un jeu de langage qui provoque un peu pour dire qu’on peut décaler de tels sujets en décalant le style dans lequel on les expose »4.
5Le style d’Alain Viala porte à la modestie, ou plutôt y oblige. Je ne ferai donc, à son image, que quelques remarques sur ce qu’il me semble qu’on apprend avec lui. Et une première remarque s’impose ici : Alain Viala a été, il est mon directeur de thèse ; j’ai très tôt écrit avec lui, sur le tragique précisément. Je ne l’ai, à son initiative, jamais appelé que par son prénom. Ce qui est aussi une composante de son style doit, je crois, être noté sur la partition quand il s’agit de l’interpréter : allegretto, mais avec gratitude.
6Poursuivons avec une deuxième remarque en forme d’exemple. Qu’est-ce qu’apporte et comment s’opère avec Viala le geste d’étudier les stratégies des écrivains ? Observer les premières stratégies d’écrivain, au XVIIe siècle, c’est, lisons-le avec attention, reconnaître un fait historique en le nommant.
Si les [auteurs] occasionnels formaient [encore] le grand nombre, si l’amateur avait du prestige, la carrière d’écrivain de profession devenait pourtant une possibilité réelle. Les gains de finances (gratifications, droits d’auteur), de prestige (académies, mécénat) et d’influence et relations (presse, salons) constituaient des possibles dont l’acquisition fonde les premières stratégies d’écrivains. […] Rendues possibles par l’émergence du premier champ littéraire, ces stratégies constituent alors un fait neuf : s’il existe des stratégies « textuelles » (c’est-à-dire des démarches destinées à entraîner l’adhésion du lecteur) depuis qu’il existe des textes, l’apparition de stratégies « d’écrivain » (c’est-à-dire : qui mettent en jeu le statut social d’écrivain) est une mutation historique.5
7L’émergence du système des académies, la mise en place sous Louis XIV d’un mécénat royal avec listes de gratifiés, l’apparition d’une presse périodique, de premières formes de droits d’auteur constituent bien un fait historique quand on accepte de les regarder ensemble, ce qui implique de constater la présence de ce fait dans les conduites des auteurs, dans la succession de leurs œuvres. Ces conduites, ces ensembles d’œuvres intègrent en effet d’une manière ou d’une autre la possibilité nouvelle de faire carrière comme écrivain. Elles intègrent la possibilité de l’échec, celle aussi du refus de faire carrière, la possibilité de nier ou d’ignorer l’existence même de carrières littéraires. Elles se déploient dans un monde qui connaît les exceptions exaltantes représentées par quelques ascensions spectaculaires – c’est-à-dire signalées – de mal dotés, les normes confirmées par ces exceptions, et la différentiation immédiate de plusieurs types de trajectoire en fonction des points de départ et des étapes parcourues ou sautées. Percevoir les stratégies d’écrivain dans le paysage qu’on voit quand on s’occupe des textes du XVIIe siècle, ce n’est certes pas réduire la création à un calcul fait en vue de la réussite sociale que l’historien du littéraire d’aujourd’hui discernerait aisément derrière les belles paroles. Le passage que j’ai coupé en citant Naissance de l’écrivain le dit de manière aussi rapide que nuancée :
Stratégies à envisager à partir des trajectoires observées, et non dans la perspective de désirs ou de calculs avoués : une stratégie mêle toujours du conscient et de l’inconscient, du calcul et de l’irrationnel, des choix libres et des contraintes, souvent même pas perçues comme telles. Elle fait intervenir une part de « flair », de sens des placements avantageux ; elle ne peut se comprendre que comme une réalité construite par l’observation historique.6
8Les stratégies sont une manière d’interroger les faits que l’observation historique dégage et assemble avec ses questions sur le passé. Il n’est pas question ici de motivations, et on n’est même pas obligé, on le voit, de croire les écrivains lorsque, comme cela arrive, ils déclarent leurs calculs ; pas plus que leurs ennemis lorsqu’ils les ont dénoncés. Cela peut se dire avec style : l’image du caméléon, d’époque puisque Pellisson caractérise « l’excellent écrivain » en le comparant à cet animal, a ainsi « l’avantage de pousser dans leurs retranchements les questions de la volonté, de l’intention calculée et de la part d’inconscient. Car le caméléon a certes la volonté de saisir les proies, mais il ne calcule pas ses changements de couleur. Son meilleur atout ne relève pas de la manœuvre planifiée »7.
9La formulation la plus théorique qu’ait peut-être donnée Alain Viala de cette définition des stratégies, et en même temps du champ littéraire, par leur usage heuristique, se trouve à la fin d’un article intitulé « Effets de champ, effets de prisme ». Les « effets de prisme », est-il proposé,
ne peuvent s’envisager qu’en termes de dispositifs prismatiques. Aucun n’est suffisant par lui-même pour fonder une proposition correcte touchant aux significations sociales des œuvres : c’est le jeu de leurs interactions qui fonde les jeux de significations. L’analyse des dispositifs permet de discerner les médiations de médiations qui sont propres au littéraire. Mais on ne peut pour autant agencer en dispositif n’importe quoi et n’importe comment. L’analyse en termes de champ relativement autonome et de stratégies observables dans l’espace des possibles ainsi défini constitue le point de passage, obligé et opératoire, pour construire les dispositifs pertinents, donc pour construire les objets à étudier.8
10Les « effets de prisme », ce sont les effets sur les écrits, sur les œuvres, de la combinaison à chaque fois particulière des choix littéraires que les auteurs sont contraints de faire dans la mesure où c’est par des choix littéraires qu’on agit en auteur ; qu’ils sont contraints de faire par leurs propres choix antérieurs, par les choix des autres, par ce qu’ils voient autour d’eux lorsqu’ils écrivent. Le champ littéraire n’est pas seulement, comme l’écrit Pierre Bourdieu en 1984, la « médiation spécifique par laquelle s’exerce sur la production culturelle les déterminations externes »9, les formes prises par le rapport de forces social entre producteurs de littérature, les règles du jeu qui a cours entre eux. Le champ littéraire réunit – il est le nom de l’opération qui consiste à regarder ensemble – des agents sociaux qui font de la littérature : ils produisent des objets sémiotiques qui, détachés d’eux, s’accumulent et se répondent, se ressemblent et diffèrent les uns des autres, forment des traditions, des modes, des vogues. L’ensemble constitué par ces objets, sans cesse en augmentation, agit sur lui-même à mesure qu’il grandit. La littérature médiatise ainsi les « déterminations externes » qui s’exercent sur elle pour en faire des déterminations internes ; elle en parle même parfois. Or elle est aussi une proposition sociale, une proposition de médiation faite aux agents qui travaillent à autre chose, dans d’autres champs : les possibilités qu’elle ouvre, les langages qu’elle offre pour agir, si on le souhaite, son existence même modifient la société tout entière.
11Ainsi du style. Il n’est pas que la marque de l’individu écrivant sur ses expressions10. Il marque et configure des écrits donnés à lire, une œuvre parfois, des œuvres écrites les unes par rapport aux autres. Les styles sont des « prises de position sociales » pérennes et virulentes, comme le montre avec une éloquence particulière l’exemple du burlesque. Cette « pratique stylistique » désigne « un code commun à celui qui écrit et ceux qui peuvent le lire parce qu’ils savent bien ce que parler là veut dire »11. Ainsi de la censure. Cette contrainte institutionnelle pesant sur la création ouvre des choix d’écriture qui seront décodés par les lecteurs : « ou bien l’auteur s’en tient aux normes et aux lois censoriales, s’inscrit dans le conformisme et, le cas échéant s’autocensure, ou bien il défie l’autorité censoriale et se “marque” ainsi d’un non-conformisme, qui peut attirer l’attention sur ses œuvres, qui peut aussi se payer cher »12. Ces stratégies sont lisibles ; elles sont dans les œuvres, comme les prises de position sociales que sont les styles, comme les normes linguistiques apprises à l’école – et largement modelées à partir de la littérature : « On le sait, la littérature légitime a fourni, via les dictionnaires et l’École, les normes et modèles de la langue légitime. Et, en sens inverse, le code ainsi institué a eu aussi un rôle de norme évaluative des productions littéraires (cas typique où le champ est à lui-même sa propre médiation) »13. L’approche institutionnelle ne fait percevoir qu’un certain nombre d’effets de prisme, qui perdent en pouvoir explicatif à être isolés.
12La liste des « dispositifs prismatiques » dressée par Alain Viala dans cet article pourrait passer pour mal bâtie. Les catégories n’y cessent de mordre les unes sur les autres, le « pacte de lecture » est au contraire apparemment rangé dans un coin où il paraît confiné, compte tenu de son importance dans l’analyse, le champ littéraire est à la fois un dispositif prismatique parmi d’autres et le nom de l’ensemble qu’ils forment, ou encore le moyen d’interroger le fonctionnement de cet ensemble. En réalité, il me semble que l’efficacité de cet inventaire réside dans le fait qu’il établit à la fois la nécessité et l’insuffisance du grand nombre de questions qu’il pose et noue étroitement les unes aux autres. Ainsi observée, la littérature apparaît pour ce qu’elle est, « non pas le dernier mot de la société, mais une praxis dont la propriété distinctive est bien qu’il n’y a pas de dernier mot »14.
13En 2011, le constat se formule autrement :
Le corpus littéraire est, en tant que tel et en principe, infini : à chaque instant il s’ajoute une unité au nombre des textes qui le composent (sans entrer dans le détail des raisons qui font qu’ils sont qualifiés comme littéraires). Il est donc sans oméga, et de ce fait, dans le principe comme dans la pratique, inconnaissable en tant que lui-même : on ne peut tout lire, on ne lit que des morceaux, des bouts.15
14À rapprocher cet article de celui de 1988, on voit quelle place cette évidence, si difficile à admettre lorsqu’on est chargé de l’enseignement de la littérature, donne en réalité à celle-ci dans la société et dans l’histoire : dans l’histoire des sociétés.
15La présence d’Adam Billaut, le Menuisier de Nevers, dans le panorama des écrivains du XVIIe siècle est indéniable : c’est un fait. Naissance de l’écrivain signale la bizarrerie de ce « cas erratique » : Billaut
débute avec une situation sociale (il est menuisier à Nevers), et un capital d’instruction (il est pour l’essentiel autodidacte) très faibles. Durant quelque temps, il est en vogue dans les salons, présenté à la cour par les ducs de Nevers, gratifié même. Son recueil des Chevilles (1644) a du succès ; mais c’est de curiosité. Après la Fronde, ses patrons aristocratiques sont affaiblis et sa carrière cesse ; il retourne à Nevers et à son rabot.
16Et, à la page suivante : « Les ressentiments sont sensibles dans les œuvres tardives d’auteurs en position d’échec. Ainsi Adam Billault, rentré à Nevers, laisse un recueil intitulé Le Vilebrequin (1663, posthume) où s’épanche une part de son aigreur »16. Comment une de ces premières stratégies d’écrivain dont la factualité, mesurable rétrospectivement, montre que quelque chose a bien eu lieu au XVIIe siècle, stratégie en l’occurrence particulièrement audacieuse puisqu’il s’agissait de pousser à l’extrême l’idée que le talent littéraire est indépendant de l’étude et de la position, a-t-elle pu être menée par un artisan sans instruction ? Comment Billaut, même s’il est inconnu aujourd’hui, et même si cette méconnaissance tient peut-être au fait qu’il n’a effectivement pas réalisé une percée durable sur le marché littéraire, a-t-il pu avoir du succès, un succès de curiosité peut-être, mais un succès quand même ? Comment son premier poème publié pour lui-même, une ode à Richelieu, a-t-il pu être effectivement offert, imprimé, au principal ministre de Louis XIII ?
17Billaut était au départ menuisier à Nevers. Il a publié Les Chevilles de Maître Adam menuisier de Nevers en 1644 (à Paris, chez Toussaint Quinet, un imprimeur-libraire important) et laissé derrière lui un ouvrage achevé, imprimé très peu de temps après sa mort (advenue en 1662) sous l’intitulé Le Vilebrequin. Il n’était pas sans instruction : sa poésie est savante, et même très savante, et il serait surprenant qu’elle soit due à un autodidacte. Il était suffisamment intégré à la bonne société, ou du moins à la société lettrée de Nevers pour que deux de ses poèmes aient paru bien avant la publication des Chevilles, en ouverture de deux livres dus à des médecins. Au moment de la parution de son premier recueil, Billaut est devenu petit officier dans l’une des institutions du duché-pairie de Nevers (la chambre des comptes) ; il le restera jusqu’à la fin de ses jours. Marie de Gonzague, fille et tante de deux ducs de Nevers successifs, était devenue dès les années 1630 la marraine d’un de ses enfants. Sa trajectoire est donc un peu plus complexe que ce qu’il en dit et surtout que d’autres en ont dit à longueur de vers, dans le très grand nombre de pièces d’éloge qui lui ont été offertes pour orner Les Chevilles par les plus célèbres auteurs du temps. Et l’amertume qui se dégage du Vilebrequin, dont plusieurs des pièces avaient été imprimées dans les grands recueils de poésie collectifs de l’après-Fronde (le recueil de Sercy), signe qu’il n’avait pas tout à fait disparu du paysage littéraire à ce moment-là, ne rend pas justice à cette complexité. Le second recueil, à vrai dire, reprend des plaintes qui étaient déjà dans le premier17 :
Pourvu qu’en rabotant ma diligence apporte,
De quoi faire rouler la course d’un vivant,
Je serai plus content à vivre de la sorte,
Que si j’avais gagné tous les biens du Levant :
S’élève qui voudra sur l’inconstante roue,
Dont la Déesse aveugle en nous trompant se joue,
Je ne m’intrigue point dans son funeste accueil,
Elle couvre de miel une pilule amère,
Et sous l’ombre d’un port nous cachant un écueil
Elle devient marâtre, aussitôt qu’elle est mère.
Je ne recherche point cet illustre avantage,
De ceux qui tous les jours sont dans des différends,
À disputer l’honneur d’un fameux parentage,
Comme si les humains n’étaient pas tous parents ;
Qu’on sache que je suis d’une tige champêtre,
Que mes prédécesseurs menaient les brebis paître,
Que la rusticité fit naître mes aïeux,
Mais que j’ai ce bonheur en ce siècle où nous sommes,
Que bien que je sois bas au langage des Hommes,
Je parle quand je veux le langage des Dieux.
La suite de mes ans est presque terminée,
Et quand mes premiers jours reprendraient leurs appas
La course d’un mortel se voit si tôt bornée,
Qu’il m’est indifférent d’être ou de n’être pas ;
Quand de ce tronc vivant l’âme sera sortie,
Que de mes éléments l’ordre ou l’antipathie
Laisseront ma charogne à la merci des vers,
Dans ces lieux éternels où l’esprit se doit rendre,
Il m’importera peu quel second Alexandre
Se doit faire un autel du front de l’Univers.
Tel grand va s’étonnant de voir que je Rabote
À qui je répondrai pour le désabuser,
En son aveuglement que son âme radote,
De posséder des biens dont il ne sait user,
Qu’un partage inégal des dons de la Nature,
Ne nous fait pas jouir d’une même aventure,
Mais que ma pauvreté peut vaincre son orgueil,
Pour si peu de secours que la fortune m’offre,
Puisque pour ses trésors en pensant faire un coffre,
Peut-être que du Bois j’en ferai son cercueil.
Le destin qui préside aux grandeurs les plus fermes,
N’a pas si bien fondé sa conduite & ses faits,
Que le temps n’ait prescrit des bornes & des termes,
Aux fastes les plus grands que sa faveur ait faits ;
Ce Prince dont l’Empire eut le Ciel pour limite,
Qui trouvait à ses yeux la terre trop petite
Pour s’élever un trône & construire une loi,
Son dernier successeur se vit si misérable,
Que pour vaincre le cours d’une faim déplorable
Il s’aida d’un Rabot aussi bien comme moi.
Les révolutions font des choses étranges,
Et par un saint discours digne d’étonnement ;
L’Ange le plus parfait qui fut parmi les Anges,
N’a-t-il pas fait horreur dedans son changement ?
Va ne me parle plus des pompes de la Terre,
Le brillant des grandeurs est un éclat de verre
Un ardent qui nous trompe aussitôt qu’on y court,
Ce n’est pas qu’en passant je ne te remercie,
Mais pourtant tu sauras que le bruit de ma scie,
Me plaît mieux mille fois que le bruit de la Cour.18
18Le Menuisier de Nevers auteur du recueil des Chevilles n’était pas – plus – menuisier. En revanche, il est bien le premier poète ouvrier français : non pas le premier ouvrier à composer de la poésie, mais le premier poète rendu célèbre en tant qu’ouvrier, célèbre en tant qu’il est devenu poète bien qu’ouvrier – et non pas, comme tant de ses prédécesseurs ou contemporains, poète parce qu’artisan. J’ai bien écrit rendu célèbre : les stratégies des autres écrivains comptent ici autant que la sienne. Les très nombreux confrères qui lui ont donné des pièces pour orner l’ouverture de son recueil, et parmi lesquels on trouve Saint-Amant, Rotrou, Scarron, Georges de Scudéry, Maynard, Corneille, ne parlent tous que du miracle représenté par ces vers d’un artisan sans étude, d’un homme du peuple misérable, seul de son espèce à avoir accédé au « langage des dieux ». Billaut lui-même ne cesse de se dépeindre ainsi et d’offrir au ministre – aux ministres : Richelieu, puis Mazarin – l’hommage extraordinaire que sa grandeur a su faire naître dans l’obscurité d’une boutique provinciale. C’est sa trajectoire médiée qui compte. Et le dispositif prismatique qui s’est mis en place pour lui et avec lui ne concerne pas que les spécialistes de littérature : il a agi dans l’histoire du travail, en accordant à un ouvrier la présence au temps des artefacts culturels, en offrant le travail et l’écriture des travailleurs au « jugement sensible » des formes littéraires19. Ces quelques mots d’analyse d’un cas peu ordinaire sont dus à Alain Viala.
Notes de bas de page
1 Alain Viala, « Le grand implicite », Le Français aujourd’hui 2011/1, n° 172, p. 113- 120, ici p. 113-115 (dans la suite de cet article, toutes les citations, sauf mention contraire, sont d’Alain Viala).
2 Dinah Ribard et Alain Viala, Le Tragique. Anthologie, Paris, Gallimard, « La Bibliothèque Gallimard », 2002.
3 « Qu’est-ce qu’un classique ? », Bulletin des Bibliothèques de France, 1992, t. 37, n° 1, p. 6-15, ici p. 6 et p. 15.
4 « Des stratégies dans les Lettres » dans On ne peut pas tout réduire à des stratégies. Pratiques d’écriture et trajectoires sociales, Dinah Ribard, Nicolas Schapira (dir.), Paris, PUF, 2013, p. 183-199, ici p. 194 ; Racine. La stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990.
5 Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1985, p. 183-184.
6 Ibid., p. 184.
7 « Des stratégies dans les Lettres », op. cit., p. 192.
8 « Effets de champ, effets de prisme », Littérature, 1988, n° 70, « Médiations du social, recherches actuelles », p. 64-71, ici p. 70-71.
9 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire. Préalables critiques et principes de méthodes », Lendemains, 1984, n° 36, p. 5-20, ici p. 5, cité dans « Effets de champ, effets de prisme », op. cit., p. 65.
10 Voir Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.
11 « Effets de champ, effets de prisme », op. cit., p. 68.
12 Ibid., p. 66.
13 Ibid., p. 70.
14 Ibid., p. 71.
15 « Le grand implicite », op. cit., p. 113.
16 Naissance de l’écrivain, op. cit, p. 235-236.
17 Je me permets de renvoyer à Dinah Ribard, « Le temps de la poésie des ouvriers. Prise de parole, travail et littérature en contextes », Des contextes en histoire, Florent Brayard (dir.), Actes du Forum du CRH 2011, La Bibliothèque du Centre de recherches historiques, 2013, p. 227-294 et « Le menuisier et l’enfant », Gradhiva, 2014, n° 20, p. 84-108.
18 Les Chevilles de Maître Adam, Menuisier de Nevers, Paris, Toussaint Quinet, 1644, p. 247-250. C’est aussi en hommage à Alain Viala que je me suis permis de citer intégralement ces remarquables stances, intitulées « Maître Adam est sollicité par une Personne de condition d’aller à la Cour, afin d’y établir sa fortune, il lui fit réponse par ces Stances qui suivent ».
19 « Des stratégies dans les Lettres », op. cit., p. 197 pour la formule « jugement sensible ».
Auteur
EHESS
Centre de Recherches Historiques – GRIHL
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