La poésie en vers et pour tous
p. 203-208
Texte intégral
1Dans son histoire de la galanterie, Alain Viala fait un usage discret, quoique à mon sens essentiel, du concept de liste. Au lieu de partir d’une définition du concept ou de quelques textes qui l’incarneraient, il commence par énumérer l’ensemble des discours sociaux où la galanterie se manifeste1. Cette démarche me paraît décisive ; elle permet de ne pas préjuger des acceptions littéraires (ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles soient niées ou réduites au sens commun). La galanterie devient dès lors une notion qui circule, évolue, se transpose et se transforme, au gré des discours et des pratiques qui l’investissent, et, parmi eux, des discours et des pratiques littéraires.
2On n’a sans doute pas pris encore toute la mesure de cette exigence de méthode. Attentives, et légitimement, à souligner la spécificité du travail de l’écrivain, qui ne reproduit jamais complètement le discours social, mais, littéralement, l’incorpore dans sa langue, les études littéraires ont tendance à accentuer leur coupure à l’égard du discours commun. Mais on ne voit vraiment pas pour quelle raison il serait impossible de cerner en même temps la labilité sociale d’une notion ou d’une pratique et son traitement spécifique dans un texte singulier. Mieux encore : il s’agit sans doute d’une manière féconde de renouveler le commentaire littéraire, qui a trop souvent tendance à reproduire les mêmes schèmes analytiques.
3Dans un sens, les vieilles études de thèmes avaient bien compris cette nécessité. L’étude du « sentiment de la nature », de l’amour, du tragique, etc. reliait nécessairement, même si elle ne le disait pas toujours, le discours social et le discours littéraire. On a reproché à ce type d’étude d’ignorer souvent les subtilités de la mise en texte. Même si cette critique était souvent fondée, elle ne justifie pas la myopie de la lecture immanente.
4L’intérêt de lister des pratiques est d’ouvrir l’éventail des pratiques que nous pouvons étudier, y compris sur le plan formel. C’est dans ce cadre que je voudrais proposer ici une petite enquête sur les usages sociaux de la versification.
5Le vers est certainement le code littéraire qui a suscité le plus de réflexions. Il matérialise dans une forme concrète un usage singulier de la langue naturelle, à la fois compréhensible par tous les locuteurs, et fondamentalement différent de la communication ordinaire. La forme poétique comporte une série de contraintes qu’il est relativement aisé de décrire, et c’est à quoi s’emploie la plupart des traités. Le vers est affaire de règles, qui définissent sa justesse, son organisation en formes plus ou moins fixes, sa métrique ou sa prosodie. Ce code est spécifique à chaque langue naturelle, ce qui a pour conséquence que le vers est sans doute un des aspects les moins traduisibles du travail littéraire.
6On s’accorde aujourd’hui à dissocier la pratique du vers et celle du registre poétique. Il y a de la poésie sans vers (le poème en prose, voire le « sentiment poétique » que nombre de situations peuvent susciter chez un être humain), comme il y a des vers sans poésie (c’est le cas de la poésie scientifique ou des vers dont la fonction est mnémotechnique, comme souvent au théâtre). Je laisse ici de côté les vers accompagnés de musique ou destinés à être chantés, qui posent d’autres problèmes.
7Peut-on lister les usages du vers dans la perspective d’une sociologie de la littérature ? Cela reviendrait à se demander qui écrit des vers, quand et pour quelle raison, en suspendant pour un temps les questions liées à l’innovation ou à l’esthétique qui sont celles que l’on pose habituellement dans ce contexte. Même si cette question demande évidemment à être contextualisée et historicisée, on imagine bien que la réponse comprendrait une liste de lieux et de moments : vers de collège et d’apprentissage, vers de circonstance, vers d’expression lyrique, vers de divertissement ; et au moins autant de lieux de publication et de diffusion : correspondances, journaux, brochures commémoratives ou polémiques, tracts, recueils, anthologies, scènes, théâtres, banquets, académies, et généralement presque tous les espaces publics et privés.
8La majorité de ces vers est dépourvue de légitimité littéraire. Mais cela leur ôte-t-il tout intérêt ? À mon sens, ils offrent d’abord le témoignage d’une pratique sociale méconnue, jamais envisagée dans sa totalité, et qui peut faire émerger des attentes et des savoir-faire insoupçonnés. On peut comparer cette masse de vers aux innombrables photographies prises par les amateurs, sur support papier pendant longtemps, et aujourd’hui en format numérique, qui, après avoir été méprisées face aux œuvres des photographes reconnus, révèlent aujourd’hui toute leur richesse documentaire et esthétique. Sur le marché, elles atteignent d’ailleurs des prix semblables à celles des artistes cotés. Les écrivains du dimanche seraient-ils plus méprisables que les photographes du dimanche ?
9En tant que pratique sociale, toutefois, ces vers suscitent une seconde question, qui a trait non pas aux produits finis, mais au processus même qui y conduit. Peut-on simplement opposer ici professionnels et amateurs, œuvres méconnues et œuvres reconnues ? La dichotomie semble réductrice. Elle le sera moins si l’on considère l’écart qui sépare les créateurs médiocres et les amateurs éclairés, et se réduira encore quand on envisagera ce qui sépare l’œuvre appréciée de celle qui est tombée en discrédit après avoir été adulée. Chez un artiste important, les années de formation engendrent-t-elles des réalisations plus médiocres que celles de ses contemporains moins connus ? Pourtant, elles sont exposées dans les musées, au nom de la téléologie créatrice : nous voulons savoir d’où vient le génie de Picasso et les étapes qu’il a franchies. Il serait pénible d’entendre tous les morceaux composés par les Mozart en herbe, mais il est intéressant de comprendre la germination des musiciens. En ce sens, le but ici poursuivi n’est pas de répertorier les écrivains du dimanche, mais de savoir pourquoi, le dimanche, certains font des vers.
10L’angle de vue que je voudrais proposer spécifie quelque peu cette problématique générale. Je souhaite cerner ce que l’on pourrait appeler la « poésie professionnelle ». J’entends par là les vers produits en relation avec un métier et par ceux qui l’exercent : les rimes dues aux juristes, médecins, cheminots ou mineurs. Il ne s’agit pas de réunir les poèmes produits par tous ceux qui ont exercé un métier particulier, mais de réfléchir à l’usage spécifique qui est fait de la pratique poétique par les personnes qui traitent de leur métier en vers. Mon hypothèse de travail est que les différentes professions exercent une influence sur la « fabrique de vers » de ceux qui les font, et que cette influence transcende l’intention propre à chaque auteur. Si tel est bien le cas, nous nous trouvons devant un « fait sociologique » clairement identifié.
11Une première enquête consacrée aux pharmaciens-poètes est déjà riche d’enseignements2. Praticiens de la science, même dans sa dimension artisanale, et fabricants de remèdes, les pharmaciens s’inscrivent pour une large part dans le vaste corpus de la poésie scientifique magistralement décrit dans l’ouvrage coordonné par Hugues Marchal3. Ils célèbrent des produits, des manières de faire, des résultats médicaux en usant du plaisir de versifier et des avantages mémoriels de la rime. Mais dans de nombreux textes, on sent bien que les auteurs ont fait un pas de côté par rapport à cette tradition. Il y a plus de complaisance que de sérieux dans leur pratique. Veulent-ils vraiment diffuser du savoir ? Je ne le pense pas, parce qu’ils en parlent dans des termes qui ne sont jamais destinés au grand public. Leur technicité est citationnelle, et non pas didactique. Les poèmes ne comportent presque jamais de notes explicatives. Les pharmaciens s’adressent presque exclusivement à leurs confrères, ou à un cercle de connivence restreinte.
12C’est pourquoi il s’agit sans doute moins d’interroger leur rapport à la science que leur rapport à la poésie. Qu’est-ce que la rime apporte à la pharmacie ? La scie, sans doute, me répondra-t-on, si l’on pense au caractère répétitif de l’évocation des outils professionnels (le mortier, la seringue, les cataplasmes, etc.). Mais surtout, je crois, une forme d’identité sociale.
13Les premiers textes qui forment le corpus des poèmes de pharmaciens sont publiés au début du XIXe siècle, au moment même où la profession est reconnue par une formation académique, différente de celle des médecins, et bénéficiant de la création d’une Faculté propre. Leur pratique se poursuit tout au long du siècle, et se délite à la fin des années 1940, sous l’effet conjugué du déclin des humanités classiques et de l’émergence des laboratoires pharmaceutiques.
14Le fond commun sur lequel se déploient les poésies des pharmaciens est en effet une capacité à versifier acquise à l’école, avec l’étude des poètes classiques, et largement soutenue par un grand nombre de pratiques bien répandues dans la société. La chanson, y compris la chanson étudiante parodique, la presse, les hommages, les événements familiaux, les commémorations en tout genre sont autant d’occasions pour un poète amateur d’exercer son talent. On y rime à l’envi, comme on joue d’un instrument un peu délaissé, mais dont on peut encore tirer quelques beaux accords. Toutefois, comme le soulignait très justement Muriel Louâpre, « ces déterminations individuelles […] interagissent […] avec les attentes du milieu professionnel dans lequel évoluent les savants : dès lors qu’elle aboutit à publication, la poésie devient une pratique sociale, et cette pratique fluctue selon les usages de l’époque, et surtout selon les métiers »4. En l’occurrence, nous avons affaire à une poésie essentiellement réflexive ; elle thématise le métier ou met en vers l’objet même de cette profession. C’est en vers que le Dr Jules Fabre dénonçait dans sa Némésis médicale (1840) tous ceux qui profitent de la crédulité des malades pour s’enrichir, et notamment certains pharmaciens. C’est donc en vers également que ceux-ci revendiquent un statut d’égalité par rapport aux médecins prescripteurs. Leurs recueils publiés sont une sorte de monument d’hommage à la profession ; ils disent la fierté du pharmacien, son apport dans l’art de guérir, son irremplaçable savoir. Ils relèvent de la tradition du tombeau, genre ancien de la rhétorique, qui vise à donner une forme d’éternité au travailleur transitoire. C’est exactement ce que dit le monument funéraire qu’a choisi Jules Roy (1877-1966), le pharmacien-poète de Crécy qui signe son œuvre littéraire du pseudonyme de Jules Mayor : un tombeau en forme de livre ouvert. Un vers chasse l’autre, pourrait-on dire, et la rime se transmue en marbre pérenne.
15Cette conclusion vaut-elle également pour les avocats qui mettent le code civil en vers, les médecins qui chantent leurs prescriptions en sonnets, les cheminots qui riment dans Le Rail ou les pédagogues qui célèbrent leur métier en décasyllabes ? Telle est l’enquête que je souhaite ouvrir en listant les différentes catégories et les usages de la poésie des professions.
Notes de bas de page
1 Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, p. 14.
2 Je l’ai présentée au colloque « La Figure du poète-médecin, XXe-XXIe siècles », Université de Fribourg, 30 mars-1er avril 2017.
3 Muses et ptérodactyles. La poésie de la science, de Chénier à Rimbaud, Hugues Marchal (dir.), Paris, Seuil, 2013.
4 Muriel Louâpre, « La Muse des savants », dans Muses et ptérodactyles, op. cit., p. 495.
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Littéraire. Pour Alain Viala (tome 2)
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