Les Mazarinades
p. 191-202
Texte intégral
1 À la mort de Richelieu et de Louis XIII (1643), Louis XIV est un enfant de cinq ans. Sa mère, Anne d’Autriche, devient régente, et le cardinal Jules Mazarin succède à Richelieu. La France est alors en guerre contre l’Espagne. Cette guerre entraînant d’énormes dépenses, et le système fiscal d’énormes malversations, Mazarin a recours en 1646 à diverses mesures (nouvelles taxes, résurrection d’anciens impôts tombés en désuétude, etc.) qui provoquent la colère du peuple et l’opposition du Parlement1.
2En 1648 la colère devient rébellion. Alors commence une guerre civile extrêmement confuse : la Fronde. Les alliances se nouent, se renversent, se reforment ; coups de force, négociations et batailles rangées s’entremêlent ; les luttes politiques et les opérations militaires s’accompagnent d’une intense activité de propagande, d’une avalanche de « placards », poèmes satiriques et pamphlets. L’ensemble de ces écrits reçut le nom générique de Mazarinades.
Indications chronologiques
1648
Janvier. – Le Parlement refuse d’enregistrer 7 édits royaux.
30 juin. – Le Parlement présente un projet de « réforme de l’État ».
20 août. – Victoire de Condé sur les Espagnols à Lens.
26-28 août. – Mazarin fait arrêter deux membres du Parlement. Le peuple de Paris dresse des barricades et obtient leur libération.
1649
5 janvier. – La Cour s’enfuit nuitamment à Saint-Germain en Laye. L’armée royale, sous les ordres de Condé, bloque Paris.
1649 (suite)
9 février. – En Angleterre, exécution de Charles Ier.
Mars. – Négociations entre le Parlement et la Cour.
18 août. – La Cour entre dans Paris.
1650
18 janvier. - Condé affichant de hautes prétentions, Mazarin le fait arrêter.
10 février. – Début de la campagne des armées royales contre les alliés de Condé. Soulèvement à Bordeaux.
5 octobre. – Prise de Bordeaux par l’armée royale.
1651
4 février. – Le Parlement, s’alliant au parti de Condé, exige le renvoi de Mazarin.
8 février. – Mazarin doit à nouveau fuir nuitamment, seul, vers l’Est.
10 février. – Le peuple de Paris reprend les armes et empêche le Roi et la régente de quitter le Palais Royal. Libération de Condé.
16 septembre. – Condé peut rejoindre son armée en Guyenne.
Fin septembre. – La Cour part rejoindre l’armée royale qui se met en campagne contre Condé.
1652.
12 avril. – Condé revient à Paris.
2 juillet. – Turenne écrase l’armée de Condé au Faubourg Saint-Antoine.
6 août. – La cour ordonne au Parlement de se transporter à Pontoise.
Septembre. – Mouvements populaires à Paris, hostiles à Condé.
21 octobre. – Le Roi fait son entrée à Paris.
1653
3 février. - Mazarin, rentré d’exil depuis longtemps en fait, est officiellement rappelé.
3« La Mazarinade » : c’est le titre d’un pamphlet paru le 11 mars 1651, et violemment hostile au Cardinal. Le mot ne pouvait que faire fortune : un très grand nombre de ces textes étaient dirigés contre Mazarin. Il en résumait commodément la tendance dominante ; par extension, il désigna toute la littérature suscitée par les luttes politiques. Littérature fort abondante : plus de 4800 publications de 1648 à 1652. Les villes de provinces jouèrent un rôle notable dans cette guerre de plumes, Rouen et Bordeaux en particulier, mais à Paris le phénomène prit une ampleur extraordinaire : pendant le blocus de la capitale, il parut 800 mazarinades en trois mois (janvier-mars 1649), soit une dizaine par jour.
En ces temps d’exception
4Dans les villes comme Bordeaux ou Paris, la guerre civile donna temporairement toute liberté à l’édition, soumise en temps ordinaire à une législation draconienne : non seulement toute publication devait obtenir autorisation et privilège, et la censure était rigoureuse, mais l’édit de pacification de 1577 - de l’époque des guerres de religion et de la Ligue où les pamphlétaires avaient été très actifs – interdisait tout « livre, placard ou libelle diffamatoire, sous peine de confiscation de corps et de biens », façon élégante de désigner la peine de mort.
5Pendant la guerre civile, le Parlement, qui devait juger les délits de presse, était en conflit déclaré avec la Cour ; ces règlements ne furent plus que lettre morte. Non que les magistrats aient voulu ou accepté cette liberté : au contraire, dès le 25 janvier 1649, ils firent interdiction « à tous imprimeurs et colporteurs d’imprimer et d’exposer des écrits concernant les affaires publiques » s’ils n’avaient pas une permission du greffe du Palais. Ils désignèrent même deux commissaires chargés de l’application de cet arrêté. Mais ceux-ci se gardèrent bien d’agir si peu que ce soit : poursuivre les imprimeurs, les colporteurs et les auteurs de pamphlets, c’était s’aliéner le peuple ; or le Parlement avait besoin du soutien populaire pour combattre la régente et son ministre. De plus, de très éminents personnages, tels Gondi2, se livraient, par l’intermédiaire d’auteurs et d’imprimeurs à leur solde, à une intense propagande, et la Cour en faisait tout autant. Gondi, en tant que chef des Frondeurs, était inattaquable ; et comment aurait-on pu interdire aux Parisiens d’utiliser un moyen de lutte que la Cour ne se faisait pas faute d’employer ? Aussi, durant la Fronde, en chaque période de guerre ouverte, tout particulièrement le siège de Paris en 1649, s’établit une liberté de fait pour la presse.
6D’autre part les conditions politiques et matérielles étaient exceptionnellement favorables. L’hostilité à Mazarin et à sa politique fiscale était unanime dans le peuple ; quiconque brocardait le cardinal était assuré de trouver un public attentif ; à plus forte raison, ceux qui, poussant leurs analyses plus avant, proposaient des réformes politiques. En même temps, les opérations militaires amenant une restriction importante de l’activité économique, un grand nombre de citadins étaient réduits à une oisiveté forcée, totale ou partielle, et se trouvaient donc disponibles.
7Enfin la situation de l’imprimerie à cette époque favorisait la multiplication de ces ouvrages. Il y avait à Paris 75 imprimeries, pour la plupart de toutes petites entreprises qui végétaient. Peu de capitaux, un matériel vieillot, insuffisant (15 n’avaient qu’une presse, 35 n’en avaient que deux), sous-employé (deux ouvriers par presse en moyenne alors qu’il en aurait fallu quatre pour obtenir le meilleur rendement) : les mazarinades, œuvres de peu de volume, d’un faible prix de revient et de vente assurée, étaient une aubaine. De plus l’édition parisienne avait une forte tradition dans la publication de pamphlets, depuis le temps de la Ligue, puis des libelles contre Richelieu.
8Les auteurs : une foule, Scarron et Cyrano de Bergerac, mais aussi Dubosc-Montandré, Davenne, Laffemas, qui furent alors célèbres, et d’autres… Surtout il y a la cohorte de ceux qui gardèrent l’anonymat.
9« Le Remerciement des imprimeurs à Mgr le Cardinal » (1649) affirme :
Une moitié de Paris imprime ou vend des imprimés ; l’autre moitié en compose. Le Parlement, les prélats, les docteurs, les prêtres, les moines, les ermites, les religieuses, les chevaliers, les avocats, les procureurs, leurs clercs, les secrétaires de Saint-Innocent3 écrivent et parlent de tout.
10Il est difficile de retrouver les auteurs issus du peuple. Nous savons que Mathurin Questier était un petit imprimeur en faillite, que Charlotte Hénault était la sœur d’un libraire : tous ceux qui avaient assez d’instruction pouvaient alors publier. Mais la plupart sont restés dans l’ombre, par prudence.
11Certains de ces écrivains et imprimeurs étaient à la solde des grands personnages. Théophraste Renaudot, le créateur de la presse périodique, dirigeait l’imprimerie de la Cour ; l’atelier de la veuve Guillemot travaillait pour le duc d’Orléans ; Vivenay pour Condé. Parmi les auteurs, Sandricourt et Dubosc-Montandré étaient à la solde de Condé et du parti des Princes ; Joly, secrétaire de Gondi, était son porte-parole, Gondi ne dédaignant pas dans les grandes occasions de rédiger lui-même des pamphlets.
12Les méthodes commerciales étaient simples. Le plus souvent, les auteurs travaillaient à prix fait ; certains mêmes se chargeaient pour dix livres4 d’alimenter une presse toute la semaine. On imprimait de nuit, et au matin les colporteurs vendaient dans les rues, à 2 sous les 4 pages, le volume courant étant de 4 ou 8 pages.
13La vente allait grand train. « Les intrigues de la paix » de Joly, tiré à 5000 exemplaires, fut épuisé en quelques jours, succès considérable à l’époque. Certaines mazarinades méritaient plusieurs éditions : « La Requête des trois États à Messieurs du Parlement » en eut trois en deux ans. Les meilleures ventes se faisaient sur le Pont-Neuf, le centre des mouvements populaires, position stratégique d’où l’on avait tôt fait de gagner d’un côté le Palais de Justice, de l’autre le Palais Royal. C’est là, à deux pas des rues laborieuses (par exemple la rue de l’Arbre-Sec), que se rassemblaient boutiquiers, artisans et compagnons, et les pamphlets y étaient lus en groupe, commentés, discutés.
La propagande des partis
14Reflétant l’effervescence de la Fronde, ces mazarinades que publie qui veut, qui peut, sont un fouillis. Des polémiques acharnées augmentaient encore la confusion : par exemple la « Lettre d’avis à Messieurs du Parlement » (4 mars 1649) ne suscite pas moins de neuf réponses et « réponse à la réponse », chaque parti réagissant vivement dès que se manifeste un point de vue nouveau.
15Car la noblesse et la haute bourgeoisie étaient divisées en factions rivales, qui s’organisèrent en véritables partis, avec état-major, agitateurs et troupes de choc, et s’efforcèrent, notamment par le moyen des pamphlets, de rallier à elles les petites gens.
16Leurs rodomontades sont bien souvent d’une seule et même farine. Affichant de hautes pétitions de principes qui ne font guère que reprendre l’opinion générale : condamnation de Mazarin et de sa politique, commisération pour le peuple, elles dépassent rarement l’apologie de tel chef, la calomnie contre les factions rivales ou la réponse à des accusations et des rumeurs perfides. De programmes, d’analyse, bien peu : les grands Frondeurs ne pouvaient, en s’adressant au peuple, dévoiler leurs véritables buts : lorsque furent publiées les prétentions des chefs de Paris insurgé en 1649, dans leurs tractations avec la Cour (l’un demandant un poste de gouverneur, l’autre une pension, etc.), ce fut un beau tollé.
17Ainsi Gondi, qui dès octobre 1648, avait engagé la bataille des pamphlets, en écrivit sept de sa main, en particulier de difficiles plaidoyers comme « Le Solitaire aux deux désintéressés » (25 septembre 1651) où il se justifie d’avoir fait alliance avec Anne d’Autriche en alléguant qu’il cherche « des moyens salutaires pour le soulagement des pauvres peuples affligés ».
18Mazarin, politique adroit, fit répandre dans les rues de Paris assiégé, la nuit du 11 février 1649, deux tracts intitulés « Lis et Fais » et « À qui aime la vérité », qui s’adressaient au « pauvre peuple de France » (ou plus exactement, comme le précise le second, aux « pauvres bourgeois de Paris ») :
Faut-il que tu sacrifies tout pour l’intérêt d’un petit nombre de séditieux ? Prends garde à ce qu’est devenu ton commerce ; que tu es à la veille de crier de faim ; qu’il n’y aura plus de rentes payées que tu es déjà exposé à la ruine et au pillage de la canaille et des vagabonds.
19Le cardinal ministre veillait à diviser pour régner, à susciter la grande peur des possédants pour les dresser contre le petit peuple.
20Les réactions du peuple et les conflits entre partis rendaient parfois dangereuse la mise en circulation de tels textes : l’envoyé de Mazarin échappa de peu à la foule ; Gondi fit distribuer « La défense de l’ancienne et légitime Fronde » par cinquante colporteurs « soutenus par des hommes apostés à cette fin » ; quand on afficha le placard « Le maréchal de Turenne aux bons bourgeois de Paris » une bagarre fit un mort sur le Pont-Neuf.
21La lutte des partis bouleversa ainsi la presse périodique. Avant la Fronde il n’existait que l’officieuse « Gazette » de Renaudot. Celui-ci, en 1649, avait suivi la Cour à Saint-Germain, laissant ses fils à Paris pour veiller sur son entreprise. Mais la « Gazette » n’intéressait plus les Parisiens révoltés. Alors apparut le « Courrier français », hebdomadaire lui aussi, de tempérament frondeur. Ce fut tout de suite un énorme succès, à tel point qu’il fut bientôt flanqué d’un « Courier français fidèlement traduit en vers burlesques ». Mais leur carrière fut brève : ils disparurent dès avril 1649 quand le Parlement et la Cour furent parvenus à un compromis, et la « Gazette » retrouva son privilège. À Saint-Germain, Renaudot avait sans tarder riposté en lançant l’éphémère « Courrier de la Cour » qui ne parut qu’un mois (mars 1649), le temps de faire campagne pour la paix et de déverser quantité d’allusions perfides contre les chefs de la Fronde.
22Enfin quand la guerre civile eut porté l’exaspération à son comble, Condé fit rédiger des appels à l’émeute et au meurtre. Mais ces textes-là, qui cherchaient à provoquer une insurrection, se révélèrent aussi dangereux pour lui que pour ses adversaires.
« Muse qui pinces et qui fais rire »
23Car si les factieux s’ingéniaient à manipuler le peuple, les Parisiens ne se contentèrent pas d’attendre impatiemment les nouvelles, et d’être bon public pour les manifestes. Il y eut tout de suite quantité d’œuvres d’inspiration authentiquement populaire. Les mazarinades rédigées par des « indépendants », gens du peuple ou proches du peuple, sont bien plus nombreuses que celles qui émanent des partis.
24Le rire y a souvent la préséance. Malgré batailles et privations, il imposera sa marque tout au long de la Fronde à une bonne moitié des publications. Beaucoup d’auteurs ont un bagage politique assez mince, mais, recherchant avant tout le succès, ils se livrent à une débauche d’esprit, de gauloiseries, de virtuosité, avec des réussites diverses. La verve burlesque n’épargne personne, pas plus les chefs de la Fronde et l’armée parisienne que Mazarin et la Régente. Voici par exemple un portrait du cardinal dans le « Virelay sur les vertus de Sa Faquinance » (1652) :
Ce faquin est gras comme suif
Et n’est pas beaucoup maladif.
Il n’est ni fourbu ni poussif,
Et pour le point génératif,
Il aime le copulatif.
25Dans le même style, « La Juliade » (16 février 1651) est un chant de triomphe après la fuite de Mazarin, mais surtout une acrobatie littéraire où il qualifié 63 fois de fourbe en 68 vers. C’est la même verve qui anime « La Mazarinade » et une infinité d’autres.
« Ils mettraient des impôts sur le chemin du Paradis »
26Brocarder ainsi Mazarin et la Cour n’était encore que petite monnaie. Il y eut très rapidement des accusations très précises, des analyses plus rigoureuses, mieux fondées, et d’une autre signification politique.
27Contre le cardinal avant tout : on lui reproche d’être un aventurier, un parvenu, un intrigant, un étranger. On le taxa d’incapacité et d’autoritarisme, par exemple dans « La Requête des trois États » (1648). Mais surtout, il fut attaqué pour sa cupidité. Il utilisait les services de Particelli d’Emeri, d’origine italienne lui aussi, et surintendant des finances. Tous deux puisaient à pleines poignées dans les finances publiques, et, partis de rien, édifiaient d’immenses fortunes personnelles. Mazarin avait dû se défaire d’Emeri devant la colère générale, mais il faisait tout pour le rétablir dans ses fonctions afin de continuer ses prévarications, ce que dénonce l’« Avertissement très important touchant le retour du sieur d’Emeri » (1649).
28À la rapacité des ministres s’ajoutait la gabegie entretenue par les financiers. Ceux-là aussi furent l’objet d’une condamnation en règle. La mazarinade qui obtint le plus grand succès (quatre éditions jusqu’en 1651) fut le « Catalogue des partisans » (1649) : 20 pages contenant le nom des gens de Finances, leurs biens, les affaires qu’ils mènent, les alliances existant entre eux. À côté de cette froide énumération, il y eut des pamphlets d’une féroce ironie : le « Catéchisme des partisans », et la « Description des vies et mœurs des péagers, publicains, maltotiers, monopoleurs, fermiers et partisans » (tous percepteurs d’impôts) (1649). Il est dit que « s’ils osaient et pouvaient, ils mettraient des impôts même sur le chemin du paradis ».
« Remontrances et requêtes »
29De ces critiques, découlèrent des propositions de réformes : en 1651, « L’avis aux Cours souveraines » suggère que l’on fasse obligation aux financiers qui entrent dans une charge de fournir un inventaire dûment vérifié et certifié de leurs biens propres, afin que l’on puisse, quand ils quittaient leurs fonctions, découvrir ceux qui auraient détourné des fonds… Naïveté d’honnêtes gens !
30Naïveté dans des propositions de réformes non seulement financières, mais touchant les institutions, au moins dans les premiers temps, quand leurs auteurs restent attachés au roi et, déplorant sa minorité qui l’empêche d’agir, espèrent que, le temps venu, il chassera les ministres véreux. Ainsi, « L’Avis, remontrance et requête par huit paysans de huit provinces » (1649) signé « Misère et Calamité » avance, en 31 points, un programme fourre-tout, où des revendications de détail (exclusion des mercenaires étrangers des armées, point 12, et des Jésuites de la Cour, point 28) sont traitées sur le même pied que la réclamation d’une réunion des États Généraux (point 1).
31Tout aussi modérées, mais plus raisonnées, et plus systématiques sont les thèses réunies sous le titre plaisant de « Contrat de mariage du Parlement avec la Ville de Paris » (8 janvier 1649). Celui-ci stipule que le Parlement présentera les personnes qui participeront au gouvernement et à l’éducation du Roi, qu’il pourra les destituer, qu’il recevra le serment des ministres et conseillers d’État, nommera les candidats à l’administration des Finances et formera une commission chargée de les surveiller ; enfin qu’il désignera les gouverneurs. C’était la charte d’une monarchie libérale et parlementaire, à ceci près que les membres du Parlement, eux, continuaient à acheter leurs charges, comme par le passé.
32La guerre civile, où les parlementaires, Gondi et les princes défendirent leurs propres intérêts, et ne songèrent aux petites gens que comme masse de manœuvre, enleva toute illusion aux masses populaires – si besoin était, ce dont on peut douter à la lecture du « Catéchisme des Courtisans » (cf. extrait), publié dès le début du siège de Paris.
Catéchisme des courtisans de la cour de Mazarin (1649). Extraits
Qu’est-ce qu’un Jésuite ? Un sage politique qui se sert adroitement de la religion.
Qu’est-ce qu’un Roi ? Un homme qui est toujours trompé, un maître qui ne sait jamais son métier.
Qu’est-ce qu’un Prince ? Un criminel que l’on n’ose punir.
Qu’est-ce qu’un Président [du Parlement] ? Un homme d’apparence grave, dont la parole fait quelquefois tort aux innocents et souvent peur aux coupables.
Qu’est-ce qu’un jeune Conseiller ? Un homme qui châtie en autrui ce qu’il commet lui-même, et qui parle plus de bouche que d’effet.
Qu’est-ce qu’un Avocat ? Un hardi orateur qui persuade de ce qui ne fut jamais.
Qu’est-ce qu’un Procureur ? Un homme qui avec sa langue sait vider la bourse de son client sans y toucher.
Qu’est-ce qu’un Bourreau ? Un meurtrier sans crime.
Qu’est-ce qu’un Soldat ? Un homme qui sans être criminel ni philosophe s’expose librement à la mort.
Qu’est-ce qu’un Financier ? C’est un voleur royal.
Qu’est-ce qu’un Partisan ? Une sangsue du peuple, un baron privilégié. Qu’est-ce que les courtisans ? Rien de ce que tu en vois.
Qu’est-ce qu’un premier ministre ? L’idole de la Cour.
Qu’est-ce que les charges ? Honorable gueuserie.
« Il n’y a plus ni Prince ni sujets »
33Très vite, un courant plus radical se manifesta chez les pamphlétaires. Si la révolution anglaise ne pouvait se reproduire en France, le peuple ne pouvant s’allier durablement aux Parlements, elle éveilla des échos. En 1650, « L’Avis à la Reine d’Angleterre » (qui s’était réfugiée à la Cour de France) s’efforce de démontrer que le régicide peut être fondé en droit et dénonce par avance tout soutien de la France à une éventuelle contre-révolution en Angleterre. De même, les troubles du temps de la Ligue n’étaient pas oubliés, et l’on vit même resurgir, à peu près tels quels, des pamphlets de l’époque, comme « Le Politique du temps » qui appelle à chasser par les armes tyrans et usurpateurs.
34La critique du régime monarchique avait débuté avec la publication, le 4 mars 1649, de cette « Lettre d’avis à messieurs du Parlement par un provincial », qui suscita une violente polémique. Son auteur dénonce d’abord la vénalité des charges, source de collusion entre le ministère et les Parlements (de fait, le fils d’Emeri avait une charge de Président). Il accuse ensuite les Parlementaires d’avoir laissé Mazarin mettre en place sa politique fiscale et de n’avoir réagi qu’au moment où leurs intérêts particuliers s’en trouvèrent lésés. Ni les ministres, ni le Parlement. Alors, le Roi ?
Dès lors qu’un roi abuse du pouvoir que Dieu lui donne en cette qualité, et qu’il contrevient à son devoir, il cesse d’être roi et ses sujets d’être ses sujets.
35Conclusion pratique : le peuple n’a rien à espérer des négociations entre la Cour et le Parlement (nous sommes en mars 1649, rappelons-le) ; il faut donc poursuivre la lutte.
36De fait, malgré leurs nombreuses et savantes manœuvres démagogiques, les chefs frondeurs furent déconsidérés par leurs tractations. Ils réussirent encore parfois à entraîner passagèrement les masses populaires, mais, manquant de direction et hostiles à leurs compromis, celles-ci tantôt se tiendront sur la réserve, tantôt se lanceront dans de brèves et brutales émeutes, sans parvenir pourtant à se donner une organisation propre.
37Mais à défaut d’une action populaire concertée et suivie, des idées nouvelles, précédant la capacité d’agir, apparaîtront et se préciseront. La critique de la monarchie absolue devint un thème courant dans les dernières semaines du siège. En 1651, après la fuite de Mazarin, le Parlement ayant déclaré celui-ci de bonne prise et promis récompense pour son arrestation, les pamphlétaires saisirent l’occasion pour appeler en toute impunité, avec une gaité féroce, à l’exécution capitale du ministre. C’est ce qu’on retrouve dans la « Mazarinade » par exemple.
La Mazarinade (1652). Extrait
Muse qui pinces et fais rire,
Viens à moi de grâce et m’inspire.[…]
J’en veux aussi bien que Catulle1
Au tyran qui s’appelle Jule ;
Mais mon Jules n’est pas César
C’est un caprice du hasard
Qui naquit Garçon et fut Garce,
Qui n’était né que pour la farce,
Pour les cartes et pour les dés,
Pour tous les plaisirs débordés,
Et pour la perte du Royaume
Si quelque maître Jean Guillaume2
Ne nous en délivre à la fin.
1 Poète latin hostile à César
2 Le bourreau
38À cette date, les partis se trouvaient bel et bien débordés. Sur le terrain, le mouvement populaire réussit à s’organiser puissamment en un endroit au moins : à Bordeaux, l’Ormée (du nom de l’endroit où se tenaient les réunions) regroupa plus de 30000 petites gens, se donna des chefs élus, et traita d’égal à égal avec les puissants, le Parlement de la ville dont elle cassait les arrêts, les princes, la Cour. « Le Manifeste des Bordelais » (1651) fait l’éloge de la République démocratique et lance un appel à toutes les villes du royaume pour qu’elles imitent l’Ormée.
39À Paris, en 1652, alors que la Royauté rétablissait son autorité et envoyait le Parlement en exil à Pontoise, parut « Le Raisonnable plaintif » qui établit que
Quand un peuple, par un mouvement et un intérêt communs, se soulève contre l’oppression, ce n’est plus une rébellion et une désobéissance, c’est un procès dont la contestation se forme par une guerre, et la décision s’en fait par le sort des armes Il n’y a plus ni prince ni sujets et les choses sont réduites à la matière première. Alors il arrive que la forme du gouvernement change totalement ; car ou la Monarchie passe en Aristocratie, ou en État Populaire.
40Au même moment, Dubosc-Montandré, chargé de rallier le peuple à Condé, rendait un bien mauvais service au Prince en publiant « Le point de l’Ovale ». Curieuse carrière que la sienne : s’étant taillé la réputation d’un polémiste virulent et aux idées plus qu’avancées, il avait été engagé par Condé, qui préférait l’avoir avec lui qu’être exposé à ses attaques. Mais dans ses pamphlets de commande, l’apologie du parti des princes est plaquée vaille que vaille sur des manifestes révolutionnaires qui l’étouffent et la contredisent. De fait le peuple de Paris se souleva en septembre 1652, mais c’était pour exiger le départ de Condé qui, vaincu militairement, voulait se poser en chef de la capitale pour être en bonne posture dans ses négociations avec la Cour.
Le point de l’Ovale. Extrait
Il faut se faire justice, puisqu’on ne nous la fait point, ceux qui nous la doivent nous la refusent ; ne leur en demandons plus que l’épée à la main : le fer sera notre juge, le plus fort sera le plus juste ; ceux qui nous traversent seront bien aises de nous flatter, lorsqu’ils verront que nous ne serons pas assez simples pour nous laisser séduire par les allèchements trompeurs de leurs impostures.
Quand les guerres dureraient cent ans, ceux qui les fomentaient n’en seraient jamais moins gras : ils causeraient l’indigence partout sauf dans leurs maisons ; ils déserteraient toutes les tables pour remplir les leurs, et pendant qu’ils se vautreraient dans l’abondance, nous aurions beau mourir avant qu’ils nous secourent d’un seul morceau de pain.
Ne le dissimulons plus : les Grands se jouent de notre patience ; et parce que nous endurons tout, ils pensent être en droit de nous faire tout souffrir. Levons le masque, le temps le demande : Voyons que les Grands ne sont Grands que parce que nous les portons sur nos épaules ; nous n’avons qu’à les secouer pour en joncher la terre : et pour faire un coup décisif duquel il soit parlé à jamais. Après avoir remarqué lequel des deux partis nous sommes en dessein de renforcer par un soulèvement général, faisons carnage de l’autre sans respecter ni les grands ni les petits, ni les jeunes ni les vieux, ni les mâles ni les femelles, afin que même il n’en reste pas un seul pour en conserver le nom. Alarmons tous les quartiers, tendons les chaines, renouvelons les barricades, mettons l’épée au vent, tuons, saccageons, brisons, sacrifions à notre vengeance tout ce qui ne se croisera pas pour marquer le parti de la liberté.
« Jouxte sur exemplaires d’Anvers »
41Les mazarinades, qui faisaient gronder ces bruits de révolution, furent l’objet d’une énergique répression. Dès les premières négociations entre le Parlement et la Cour, durant le siège de Paris, la reprise en main de la littérature commença.
42Là aussi, la méthode éprouvée : « Diviser pour régner », fut mise en œuvre ; parmi les éditeurs, un petit groupe, les Libraires et Imprimeurs du Roi, avait l’exclusivité de publication des actes officiels. Deux imprimeurs n’ayant pas respecté ce privilège, le 27 mars 1649, le Parlement prit dès le 29 un arrêt contre ceux qui imprimaient sans permission. Il se devait à cette date de donner au ministère des gages de sa sincérité et il était décidé à poursuivre activement les séditieux. Le 28 mai s’offrit une nouvelle occasion. L’écrivain Bautru ayant fait imprimer un « Discours sur la députation des Parisiens à M. le Prince de Condé », il fut jeté en prison : le Parlement étant offensé dans ce pamphlet, celui-ci escomptait que le peuple laisserait faire.
43Cette première arrestation s’étant faite sans heurts, la police se fit plus diligente. Le 17 juillet aux aurores, Claude Morlot fut arrêté dans son atelier alors qu’il imprimait « La custode5 de la Reine ». Il fut condamné à mort le 20, sentence immédiatement exécutoire. Mais dans la cour du Palais de Justice, la foule, conduite par les ouvriers typographes, le délivra. Au même moment toute une famille d’imprimeurs, la veuve Musnier et ses fils, fut condamnée : l’aîné à mort, le cadet aux galères, la mère au bannissement. Mais, le cas Morlot ayant servi d’exemple, on se contenta de les laisser au cachot. Le 24 septembre, ce fut Estienne, le 16 novembre Vivenay, tous deux imprimeurs, qu’on jeta en prison.
44Mais les magistrats se méfiaient des réactions populaires. De plus certains condamnés, comme Bautru et Vivenay, avaient des protecteurs influents. Aussi préféra-t-on laisser les inculpés en prison sans jugement, par mesure d’intimidation. De 1650 à 1652, 13 imprimeurs furent incarcérés, ainsi que 2 auteurs : Bonair, et Davenne, qui fit trois séjours au cachot.
45Mais ces mesures policières étaient insuffisantes sans une législation appropriée. En décembre 1649, un édit royal limita les possibilités d’ouvrir une imprimerie, et renforça la censure. Le 29 mars 1650, le Parlement prenait un arrêt contre tout fauteur de libelle. Ce n’étaient encore que rééditions de vieilles clauses.
46En 1651, la répression devint plus efficace, quand elle eut trouvé un point faible dans la diffusion des mazarinades. Les colporteurs qui couraient les rues étaient plus facilement repérés et arrêtés que les auteurs ou les imprimeurs. De plus cette corporation était elle aussi divisée, les anciens de la profession haïssant les nouveaux venus, accourus partager la manne des pamphlets. Le 29 juillet il fut décrété que tous ceux qui n’auraient pas une autorisation du prévôt seraient passibles du fouet sans autre forme de procès.
47Enfin l’année 1652 vit éclore un bouquet de 9 règlements particuliers, qui complétaient cet arsenal en statuant sur les cas spéciaux. Tout cela s’accompagnant de la répétition des textes antérieurs et toujours assortis du sempiternel : « sous peine de mort ».
48Auteurs, imprimeurs et vendeurs résistèrent par tous les moyens. On vendit sous le manteau, au crépuscule, on afficha la nuit. Pour brouiller les pistes, les imprimeurs, baptisant flamands des textes parisiens bon teint, eurent recours à la formule qui allait devenir consacrée : « Jouxte sur exemplaires d’Anvers ».
49Cette expérience accumulée tout au long de la Fronde avec un certain succès, permit à la prose d’opposition de s’organiser face à la répression permanente. Et désormais la littérature populaire aura un bastions, dont même la police « bien faite » de Louis XIV ne pourra venir à bout.
50Le Peuple Français, 1972-3, n° 7, p. 20-26.
Notes de bas de page
1 Cour de Justice. Ses membres, riches bourgeois, achetaient leurs charges qui permettaient d’accéder à la noblesse.
2 Archevêque coadjuteur de Paris ; intrigant, démagogue, très habile. Allié au Parlement il faisait figure de chef des Parisiens. Il gagna dans la Fronde le chapeau de cardinal de Retz.
3 Les écrivains publics, nombreux aux portes du cimetière des Innocents.
4 Une livre = 20 sous. Un pain de 2 kg coûtait 4 sous. Un ouvrier tisserand gagnait 10 sous par jour ; un typographe 20 livres par mois.
5 Le rideau du lit. On accusait Mazarin d’être l’amant de la Reine.
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