L’aventure du Dico
p. 173-178
Texte intégral
1Ma première rencontre avec Alain Viala se situe à un moment où, intéressé par les recherches sur les champs sociologiques menées par Pierre Bourdieu, mais avant que ce dernier ne publie Règles de l’art en 1992, je veux prendre connaissance de travaux en ce sens, qui porteraient plus spécifiquement sur l’histoire littéraire. Alain vient de publier sa thèse, La Naissance de l’écrivain, en 1985. J’y vois une façon d’envisager l’histoire littéraire qui s’accorde à mes attentes, nous décidons alors de l’inviter chez nous, au Centre de recherches sur la littérature québécoise de l’Université Laval, à l’occasion d’un colloque visant à faire le point sur la théorie, les méthodes et les pratiques de l’histoire littéraire, en 1986. La rencontre s’avère fructueuse et la décision de développer entre nous des échanges suivis, rapide. Il revient chez nous fréquemment et je lui rends la pareille à Paris III. Je me souviens particulièrement d’un séminaire auquel Alain consacre six séances en 1989. Nous établissons tous deux les sujets de cinq d’entre elles, mais il me demande de garder libre le thème de la dernière. Et, à la première rencontre, il offre aux étudiants de choisir à leur gré le sujet de celle qui est restée indéterminée, ouvert à toute proposition. Ils en sont impressionnés et touchés. Il a toujours eu chez nous ce souci de tenir compte de ce que les étudiants peuvent chercher et une constante disponibilité à leur endroit. J’ai pu constater dans ses séminaires parisiens qu’il n’en allait pas différemment. Cela me convainc : il n’était pas venu pour briller, mais pour répondre aux besoins des étudiants. Enfin, l’un n’empêchait pas l’autre… Dès lors, naît entre ce Parisien d’origine aveyronnaise et le Nord-Américain québécois que je suis une amitié qui n’allait cesser de croître. Issus de pays, de milieux différents, travaillant sur des terrains, dans des programmes différents, animant des centres de recherches différents, nous avions trouvé un accord autant scientifique qu’affectif, appelé à durer. Il devient l’ami Alain, il est resté l’ami Alain.
2Cet accord se trouve renforcé par un échec, celui d’un livre qu’il publie en 1990, Racine. La stratégie du caméléon. Cette biographie n’émane pas du sérail des raciniens, le titre affiche une désinvolture inquiétante à propos d’un « génie », d’un pilier du canon classique, et le texte raconte une aventure choquante, même si elle est véridique, d’un grand écrivain qui trouve mieux que la littérature, d’un arriviste suborné par le pouvoir d’un monarque ne voyant dans toute forme d’art que propagande pour sa « gloire » personnelle. Faut-il encore ajouter que l’ouvrage est rédigé dans une langue et des formes accessibles le mettant à la portée de tout lecteur un peu curieux ? La thèse sur les académies, Naissance de l’écrivain, avait été bien accueillie, on pouvait y reconnaître l’émergence d’une institution alliant heureusement le politique et le littéraire, l’Académie française, dont le qualificatif, patriotique, sonnait bien, institution qui existe encore aujourd’hui. C’était là le genre de contribution positive à laquelle on s’attendait d’un novice. La critique autorisée se fait discrète à propos du Racine, car il offre peu de prise à la contradiction et risquerait de scandaliser. Il oblige à penser la littérature comme une activité enracinée dans le monde, pas comme un art dont l’essence échapperait au social. S’il est de bon ton de moquer le monde des gens de lettres et leurs querelles intestines, cela ne concernerait pas les « grands » que l’adhésion enthousiaste de leurs admirateurs situerait à un autre niveau échappant à ces intrigues. C’est manifestement le cas pour ce Racine, classé hors sujet.
3Mais les choses n’en demeurent pas là. En 1992, Bourdieu publie ses Règles de l’art où il traite Flaubert, Baudelaire ou Mallarmé comme les acteurs d’un jeu, engagés dans des conflits et des prises de position explicables par la sociologie. Sans qu’il faille s’en étonner, les défenseurs de l’art littéraire chicanent à propos de détails d’érudition, mais, sur le fond, personne ne contredit de façon satisfaisante la thèse fondamentale que le littéraire, même dans son autonomie la plus radicale, relève de la sociologie. On peut pourtant voir, à lire l’introduction de Christian Jouhaud pour le numéro des Annales consacré à « Littérature et histoire », que les conclusions à en tirer ne paraissent pas encore claires en 1994. Alain Viala m’invite à en élargir avec lui les perspectives géographiques et historiques. Ce que nous faisons. C’est encore peu. Il faut aller plus loin.
4C’est que la critique littéraire universitaire, en plus de ses pratiques institutionnalisées, philologie, biographie critique, histoire des mouvements littéraires, analyse thématique, etc., connaît alors la vogue d’une nouvelle forme d’analyse, la sociocritique, qui prétend révéler le « social » des œuvres littéraires par une analyse du discours qui surgirait du « texte » de ces œuvres. Il s’agit, dans la principale variante de cette démarche, de repérer dans un texte littéraire donné un sociogramme, c’est-à-dire un « ensemble flou, instable, conflictuel, aléatoire de représentations partielles, en interaction les unes avec les autres, gravitant autour d’un noyau lui-même conflictuel »1. C’est la définition qu’en donne Claude Duchet, le promoteur du concept. Le mode de sélection de ce sociogramme est lui-même aussi peu précis. Le sociogramme isolé doit ensuite être mis en relation avec le « co-texte » social de l’œuvre étudiée, co-texte sans définition claire, lui non plus… La validité de l’opération se juge à la richesse sémantique des ensembles repérés. Aussi bien dire que le savoir acquis et la virtuosité du critique décident de la valeur d’une analyse dont les critères restent dissimulés.
5Mais cette liberté d’interprétation, ainsi que l’absence de recours à une sociologie explicite au-delà de références marxistes sommaires, donnent une qualification suffisante au tout venant. Le texte génère son propre savoir sur la société et fait ainsi du « sociocritique » un expert par intuition. On peut porter des jugements sociaux valides scientifiquement tout en faisant abstraction des procédures scientifiques de la sociologie. On peut faire de la sociologie sans sociologie ! Nouvel avatar de la French Theory ? En tout cas, les sciences sociales ne manifestèrent pas grand intérêt pour cette nouvelle discipline.
6Cependant, dans le domaine des études littéraires, elle permet d’occuper une position, de contrer, d’une part, le déferlement contemporain de la sémiotique qui s’intéresse au sens, à la signification, aux formes des œuvres, en les séparant de leurs conditions de production et de consommation, vues comme « externes » au « texte », à la littérarité, tout en sortant, d’autre part, des retranchements vétustes de l’histoire littéraire traditionnelle dénoncées par la « nouvelle critique » dès les années 1960. Il faut une position pour la gauche, la sociocritique rallie autour d’une bannière opportune. Est-ce la ligne juste ?
7Nous en doutons, faisant plutôt confiance à la théorie du champ telle que nous la pratiquions déjà, théorie dont la rigueur nous paraît plus satisfaisante, plus probante. Mais il ne suffit pas d’y croire, nous devons défendre et illustrer. Parmi diverses interventions, nous décidons d’organiser un colloque à Québec, en 1994, où nous confronterons les approches autour de ce sujet : La littérature comme objet social. Nous demandons à Marc Angenot, historien des idées et analyste du discours, de se joindre à nous ; il entraîne avec lui des spécialistes de sociocritique de son centre de recherches, comme Régine Robin et Pierre Popovic. Nous cherchons ainsi à représenter les tendances les plus diverses. Y participent, entre autres, Hans-Jürgen Lüsebrink, Rémy Ponton, Paul Aron, Jacques Dubois, Philippe Hamon, Nathalie Heinich, ainsi que Claude Duchet lui-même. On y assiste à des échanges animés dont on peut se faire une idée grâce à un numéro de Discours social/Social Discourse publié à l’automne 1995. Alain y donne « Réception et anticipations croisées », fondé sur cette constatation simple, et pourtant si difficilement admissible pour les zélateurs de la « création », que c’est la réception qui fait exister la littérature. Le champ reconnaît l’œuvre, cette dernière ne le crée pas.
8Mais les colloques ne servent que rarement à créer des consensus, c’est habituellement plutôt le contraire. On ne voit pas se produire d’illumination sur le Chemin de Damas, ce genre de retournement ne se produit pas fréquemment. Nous ne convertissons, ni Claude Duchet, ni grand monde, du moins, personne ne nous en informe… Les colloques servent en pratique surtout à mettre en contact les chercheurs. Et dans les discussions qui suivent, nous nous retrouvons Alain et moi, avec Paul Aron, le troisième larron de cette aventure, à envisager des suites plus conséquentes à cette manifestation. L’idée de travailler ensemble à une entreprise structurée, plus développée, s’impose : nous envisageons de publier un ouvrage qui mettrait les avancées scientifiques qui nous importent à la portée d’un public large, en particulier étudiant. Mais sous quelle forme au juste ?
9Paul Aron, je le cite, « y fantasme [alors] sur un dictionnaire critique du marxisme ». Pourquoi pas plutôt, littéraire ? L’entente n’est pas difficile à trouver. Naît le projet d’un dictionnaire des pratiques littéraires. C’est en ces circonstances qu’Alain se révèle particulièrement l’organisateur efficace que nous connaissons tous. Il obtient des Presses universitaires de France un contrat de publication, des ressources financières, un appui de secrétariat et une grande liberté d’action. Avec notre collaboration consensuelle constante, il mène l’affaire. Perspicace, notre éditeur, Michel Prigent, trouve le titre, Dictionnaire du littéraire. De 1995 à 2002, c’est l’aventure du dico. Notre visée sociologique détermine le choix de notices concernant des pratiques, des termes de discours, institués : genres, régimes, mouvements, concepts, notions, etc. Nous laissons de côté les événements, les auteurs, les œuvres. On s’en occupe du reste ailleurs. Nous assurons la validité des définitions, non seulement par l’autorité du signataire de la notice, mais aussi par l’exactitude historique et par une relative exhaustivité dans le traitement des sujets en cause. Les notices ont des signataires, mais ceux-ci doivent respecter des consignes strictes. Au-delà des obligations de la standardisation, usuelles pour ce genre de publication, notre souci systématique d’objectivation nous entraîne à réviser, à réécrire les contributions qui connaissent normalement au minimum cinq versions avant acceptation définitive. Aussi bien dire que certaines ne doivent en fin de parcours plus grand-chose à leurs « auteurs », la maladie, la lassitude, diverses difficultés personnelles les affligeant nous obligeant à terminer, à réinventer, en quelques occasions, leurs notices.
10Cela conduit à parler de la constitution de cette équipe large des rédacteurs.
11Nous l’avons voulue franco-belgo-québécoise, à égalité. Je recrute les miens, Paul, les siens, Alain, de même. Nous ne sommes évidemment pas spécialistes de tout. Il nous faut des médiévistes autorisés, des spécialistes de la francophonie ou du nouveau roman, par exemple. Mais le dictionnaire doit être principalement français, si nous respectons nos principes. Pour deux raisons. La première, scientifique, tient à ce que notre perspective historique reconnaît des pratiques littéraires « françaises » soutenues dès le Moyen Âge, alors que les littératures « belge » ou « québécoise » n’apparaissent que beaucoup plus tardivement dans des espaces spécifiques beaucoup plus réduits, pour ne rien dire de la francophonie, plus récente encore et, de fait, essentiellement éditée à Paris. Un traitement égalitaire de ces différents champs ne soutient pas la critique d’un point de vue scientifique, et, surtout, il masquerait la centralité gravitationnelle du champ le plus fort. Nous ne devons pas taire les effets de domination culturelle par souci de bonne entente. Nous ne faisons pas œuvre de diplomatie. Il suffit, par exemple, de lire la notice Francophonie rédigée par Michel Tétu et Paul Aron pour comprendre qu’il s’agit là d’une désignation aussi « floue, instable, conflictuelle, aléatoire » qu’on peut le vouloir et qui soulève plus de questions qu’elle n’en résout. L’exactitude scientifique se révèle dans la mise en évidence de ces questions mêmes. Ou encore, la notice Régionalisme, rédigée par Anne-Marie Thiesse, consacre logiquement plus d’espace à l’examen de ce mouvement en France qu’au Canada, alors qu’il s’agit d’un phénomène secondaire en France, mais majeur au Canada. Il faut rendre à César ce qui est à César et aux marges, ce qui va aux marges. Plusieurs de nos contributeurs québécois ont ressenti cette marginalité avec malaise, en acceptant tout de même de jouer le jeu. Remontant jusqu’aux Grecs et aux Romains, étant donné leurs rôles dans l’histoire des Lettres françaises, réservant une place importante aux siècles médiévaux, renaissants et classiques, centré sur la vie littéraire parisienne, notre dictionnaire est français et historique. C’est ce que nous croyons juste. Évident, penserez-vous ? Pas pour nous, car Paul me rappelle que la notice France n’est introduite qu’à la dernière minute, à Québec ! Nous la faisons rédiger par un Français. On ne sait trop ce que les autres en auraient fait…
12La deuxième raison, pratique, s’avère tout aussi déterminante. Notre éditeur, les PUF, est français, son marché est d’abord français, et il n’est pas mauvais de rappeler qu’il y a dix fois plus de Français que de Québécois ou de Belges francophones. L’Hexagone représente le marché économique où nous devons placer notre ouvrage. Il faut le proportionner aux demandes de la majorité de ses utilisateurs probables. Alain n’a cessé de s’intéresser à L’Enseignement littéraire, à La Culture littéraire, pour rappeler deux titres qu’il a publiés2 ; il connaît le terrain et a bien su calculer la réception possible. L’ouvrage, bien reçu comme on sait, connaît une réédition et se distribue aujourd’hui en poche.
13 Ne sachant trop comment conclure, j’ai envoyé cette « notice » à Paul pour avis. Sa réponse : « la conclusion, c’est qu’on ne s’est pas disputé ». Ç’aurait été très possible. Nous avons dû faire face à d’inévitables tensions, mais toujours l’amitié a sauvé la mise. Pourtant pour une fois, celle-ci, nous aurons, Paul et moi, soumis une « notice » touchant le dico sans obtenir l’aval du troisième partenaire. J’espère que l’ami nous pardonnera.
1418 juin 2017
Notes de bas de page
Auteur
Université Laval, Québec
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