Alain Viala, ou le spectateur amoureux et contributeur de bon vouloir à des réalisations
p. 151-158
Texte intégral
C’est une chose bien connue, la mémoire n’enjolive
pas. Elle est un témoin objectif de la vérité.
M.F.
1Le théâtre classique joué aujourd’hui s’enfle trop souvent et nous perd dans des esthétiques hyper-référencées. Aussi, je veux rendre hommage à un homme qui met sa science au service du plaisir du spectateur : c’est-à-dire qui œuvre pour une fluidité de sa lecture. Je préfère science à savoir ou culture. Je choisis spectateur plutôt que théâtre. Avec tout plein de minuscules.
2C’est mieux armé que Louis XIV pour envahir la Franche-Comté qu’Alain Viala ouvre ses chers Petits Classiques Larousse. Et, en pédagogue viscéral, il propose à chacun un théâtre léger, simple, brillant, sublime.
3Jouer, c’est simple : il suffit d’écouter, et de répondre. Alain Viala, c’est aussi simple que cela : il écoute le texte, puis il lui répond.
Acte premier, scène première : la rencontre à Censier
4J’ai connu l’ami Viala en lisant La Stratégie du caméléon. J’y ai retrouvé enfin un Racine vivant ! L’auteur de vers merveilleux, émouvants, violents et sensuels y est un homme fait de chair, c’est-à-dire d’amours, d’audaces et de lâchetés. Dans La Stratégie, Racine n’est jamais cette statue du Commandeur qui fait trembler Sganarelle, dont il faut baiser les pieds, et ne relever la tête qu’après avoir reculé de trois pas sans avoir mis du rouge à lèvres sur sa robe. Avec cette biographie alerte et buissonnière, Viala nous fait oublier les graves Maulnier, Giraudoux ou Claudel. De mon point de vue, il y a un avant et un après Caméléon dans les études raciniennes. Alain Viala en a ouvert les portes, les fenêtres et les conduits d’aération.
5Donc, lettre. Respectueuse et humble. « Avant que tous les jeunes metteurs en scène vous parlent par ma voix, souffrez que j’ose ici, etc. » Très vite j’ai reçu une réponse. Rendez-vous au temple du théâtre universitaire, métro Censier, dernier étage. Je craignais de rencontrer un Maître de philosophie qui allait m’apprendre la logique après m’avoir asséné que Nam sine doctrina vita est quasi mortis imago – Vous entendez cela, et vous savez le grec sans doute ? —, et je rencontrais un nouvel ami. Après un quart d’heure on se tutoyait. Prévue une heure, notre rencontre dura bien deux heures et sept minutes.
6Avec ce diable d’homme, on croit savoir, et l’on apprend. Tranquillement mais sûrement, il vous parle. Comme un berger de Saint-Affrique regarde passer son troupeau, certain que le fromage sera goûtu. Et l’humble apprend. Pour comprendre, c’est d’une autre prétention ! À toutes les questions, cet homme fut d’une gentillesse et d’une élégance insoupçonnées. Avec le sourire, le sens de la pédagogie, et les yeux plissés que chacun connaît. Ah ce que c’est que de bien savoir lire ! Que Racine est riche quand on côtoie l’Indiana Jones du Théâtre classique ! Bon, il a aussi fait des propositions de mise en scène d’universitaire, je veux dire impossibles. Tel Renart lorgnant sur Tiécelin tenant son Brie ou son Roquefort, j’ai dit oui à tout.
7Puis, nous avons fixé le rendez-vous suivant à Nogent-sur-Seine, là où nous préparions Andromaque.
Acte premier, scène deux : Oui, puisque je trouve un ami
8La scène se passe quelque part en terre champenoise. À l’ombre d’une centrale nucléaire, de Camille Claudel, et d’Une éducation sentimentale.
9Nous avions répété tard la veille. Ou nous avions beaucoup bu. À moins que ce ne soit les deux. La porte de ma maison n’était jamais fermée. Alors que je me préparais à accueillir notre sommité universitaire dans la matinée, la première vision que j’ai eue en me levant ce matin-là c’était le dos du sus-dit universitaire penché sur un évier en train de faire la vaisselle. Je vous l’ai dit, la mémoire est infaillible, elle n’enjolive jamais.
10Rencontre avec les acteurs. Là, je les cite uniquement pour Alain, car je sais tout l’amour qu’il a pour eux : Patrice, Florence, Sylvain, Jean-Luc, Sylvie. Il y en a eu bien d’autres mais je sais que ceux-là, il ne les a pas oubliés.
11Disons que nous avons beaucoup parlé ce matin-là. En l’honneur de notre hôte prestigieux, Sylvain s’est attelé à un chou farci. Il fut arrosé par ces vins de Champagne qui s’ouvrent si facilement dans cette partie de la France.
12Que dire de la répétition prévue en après-midi ? Ce fut une catastrophe. Car en ce mois de juin, il peut faire très chaud en ces lieux. Il fit. Nous répétions dehors, à côté des murs brûlants d’un château. Incapables d’articuler, en pleine digestion, ce fut pire que la défaite de Sedan. Match nul, tête de Méduse au centre.
Acte premier, scène trois : un universitaire confronté à la réalisation
13Dès le premier instant nous savions que nous étions au diapason. Alain s’est impliqué avec gourmandise dans notre projet : réaliser des spectacles populaires et intelligents. Projet absolument pas ambitieux, comme vous le constatez. Bien sûr, la plupart des metteurs en scène ont cet objectif. Mais qui le tient véritablement ?
14Pour moi, mais je pense pouvoir dire pour nous, un public populaire c’est un paysan aux mains calleuses, un couple de notaires qui vont régulièrement à la messe, une mamie qui vient au spectacle avec son tricot, une mère au foyer, un retraité qui suit la pièce avec son Petit Classique Larousse en main. Proposer Andromaque, Dom Juan et tant d’autres à des gens qui connaissent au mieux Bernard Mabille et Le Clan des divorcées, c’est plus qu’une audace ou un pari, c’est avant tout une exigence. Il s’agit de plaire. Cette étrange chose comme disait l’ami Momo.
15Comme la plupart d’entre nous, je retiendrais d’abord la voix chaude, fraternelle, tranquille et malicieuse d’Alain, emplie de pierres et de soleil. Jamais il n’a oublié d’où il vient, ce pays rouergat, où l’on est âpre à la tâche. J’ai grandi dans la banlieue parisienne, emplie de briques et de brouillard. Ni pour l’un ni pour l’autre la fréquentation de Racine ou de Molière n’était une évidence. Aussi, pour l’un et pour l’autre, transmettre Racine et Molière, c’est important. Et le transmettre à chacun.
16Plutôt qu’un professeur, Alain est un pédagogue. Tout de suite, il a voulu participer à notre projet. Il était donc à nos premières répétitions. Après ces heures à nous expliquer – et ré-expliquer – le b.a.ba racinien, les propositions circulaient entre les acteurs, le metteur en scène et le professeur. Chacun avait ses idées, plus folles (c’est-à-dire idiotes) les unes que les autres, et nous les testions. Nous sommes tous des chercheurs. Et tout chercheur est humble. Ah, c’est beau comme du Raphaël. Mais surtout, c’est vrai. Et ça, c’est du bonheur !
17Alain était au plus près de nous : dans les cailloux, sur l’herbe, à l’ombre d’un arbre, sur le rebord du bassin, la marche d’un escalier. Il débriefait autour d’une bière ou d’un Gaillac. Le scientifique fait homme, je vous dis. Je vous ai aussi dit que la mémoire n’enjolive pas et qu’il faut la croire sur parole.
18Un universitaire a des idées sur Racine, comment le dire, les intentions des personnages, etc. En face, il y a des acteurs (des actrices, of course) qui se débattent avec leur texte, leur corps, leur ego, leurs relations aux autres. Je n’ai jamais rencontré d’acteur imbécile mais tout acteur ne cherche pas forcément à intellectualiser. Il doit être. C’est déjà énorme.
19Par exemple, nous eûmes une séance de lecture à Censier face à des étudiants. Puis nous répondions aussi sérieusement que l’impose ce lieu quand un étudiant demande à Sylvain : « – Pourquoi avez-vous lu cette scène précisément ? » Sylvain de répondre : « – Parce qu’on me l’a demandé. »
20Pour revenir à l’influence du savant, toujours je me rappellerai d’Alain nous racontant La Franciade. Pourquoi le fils d’Andromaque ne pouvait pas mourir car il était l’aïeul fantasmé de Louis XIV. C’est ainsi que nous, les acteurs en costumes XVIIe, pour la scène zéro, nous nous sommes avancés pour saluer un Louis XIV installé au premier rang des spectateurs. Nous leur donnions l’illusion d’être à la cour de Versailles, au plus près du Soleil. C’est tout l’enjeu de la pièce qui est ainsi simplement posé.
21Remercions au passage le romancier François Taillandier (Les Nuits Racine), ainsi que Jean Rohou (une bio chez Fayard) pour leur aide amicale et sympathique. Car l’universitaire est sympathique et amical, d’une manière générale. Mais convenons qu’il ne faut jamais généraliser. Jamais.
22Ainsi, Alain a poussé aussi la gentillesse à impliquer ses collègues et amis dans nos aventures. C’est ainsi qu’il m’envoya chez Patrick Dandrey. Énorme. Un après-midi à écouter Dandrey parler de la théorie des humeurs dont – je vous prie de m’en excuser – je ne savais absolument rien. Dandrey parle comme on lirait un livre. Un livre passionnant. J’avais amené Sylvain – qui jouait Pyrrhus. Sylvain, qui aime fanfaronner, n’a rien dit pendant trois heures, scotché. Et notre mise en scène s’est encore enrichie. Youpi !
Autres scènes : scout toujours prêt ! et le savoir au service de l’imagination
23Je peux multiplier les exemples de dévouement d’Alain : lettres de recommandation, rencontres avec des décideurs aux petits pieds et grosses chevilles, invitations à Oxford, etc. Je me souviens particulièrement d’une répétition d’Iphigénie. Avec les camarades Patrice, Fanny et Guillaume qui jouaient Agamemnon, Clytemnestre et Achille, nous séchions sur l’interprétation d’une scène. On appelle Alain. « Je suis en colloque, je te rappelle dans dix minutes. » Onze minutes plus tard (j’ai une sacrée mémoire), il rappelle. Et pendant vingt minutes, nous l’avons écouté parler des vertus cardinales royales. Qu’Agamemnon est l’anti-modèle de Louis XIV, et patati-patata. Nous avons refait l’histoire de la conquête de la Franche-Comté, le camp retranché de Foucherans pour attaquer Dôle trahie par Lons. Les jeux étaient faits. Je veux dire : les jeux des acteurs. Nous savions ce que nous devions jouer. Avec les comment et les pourquoi. Donc les déplacements, la mise en scène, etc. Alléluia.
24Davantage que le savoir, Alain, c’est l’élégance de la générosité – l’ai-je suffisamment répété ? Ai-je exécuté suffisamment de tours de souplesse dorsale, mon cher Le Bret ? Il nous a fait jouer à Censier, à Oxford – jouer devant Beaumarchais, c’est quand même pas donné à tout le monde ! Il nous a imposé à La Ferté-Milon. Il a eu l’extrême générosité de nous associer à quelques colloques et des ouvrages. Il a mentionné notre travail dans d’autres. Il s’est rendu disponible chaque fois que nous faisions appel à lui. Il nous a fait rencontrer des hommes et des femmes merveilleux.
25Parmi ces femmes, que les autres veuillent bien me pardonner, je souhaite distinguer Michèle. Michèle Rosellini. La merveilleuse, la formidable, la lumineuse Michèle Rosellini. Elle accompagnait Alain lors de nos premières répètes d’Iphigénie. La question habituelle et fondamentale m’est toujours la même : comment commencer ? J’avoue humblement que je ne comprends pas toujours tout aux explications de Michèle. Ils m’ont donné leur version de Cour et de Jardin. J’ai d’autres versions, je me les garde. On arrêtait son carrosse dans la cour de l’hôtel particulier du personnage central, on le rencontre dans une salle centrale, alors qu’il vient de ses appartements privés qui se trouvent de l’autre côté, par-delà le jardin. Et hop ! d’un coup la mise en scène était réglée. Arcas, le garde du corps dormait devant la porte, Agamemnon l’enjambe – Oui, c’est Agamemnon, c’est ton Roi, etc. – et l’allumeur de chandelles (appelons-le Ragueneau) les allume au fur et à mesure, pour simuler l’aube et le jour qui se lève. L’érudition simple, au service de la mise en scène fluide, pour un spectateur qui vient passer un bon moment.
Je me souviens de Viala acteur
26Je voudrais évoquer maintenant une séquence qui me semble importante dans l’expérience d’Alain et pour le théâtre en France : c’est quand il est venu tenir le rôle du Pauvre dans Dom Juan, à la Saline royale d’Arc-et-Senans. Vous connaissez ce décor mythique de la version télévisée de Bluwal avec Piccoli et Brasseur, ces colonnes néo-classiques alternativement cylindriques et cubiques inventées par notre très cher et très inquiétant Claude-Nicolas Ledoux. Bref, ce moment est la plus grande leçon d’humilité que je connaisse et que je n’oublierai jamais si Alzheimer me préserve. Alain tenait à jouer torse nu, une grande cape noire sur le dos. Je ne sais plus si la cape était nécessaire pour se protéger du froid qui peut survenir dans ces nuits du Doubs ou indispensable pour retrouver une allure christique sulpicienne – n’oublions pas que Saint-Sulpice est un village du Tarn cher à notre maître.
27Combien d’heures pour disséquer ces neuf répliques mais où tout Molière est présent : le comique, le tragique, l’humanisme ? Toute la nature des choses dirait l’autre. Je pourrais évoquer d’austères séances à la table pendant lesquelles nous avons discouru sur l’importance de la scène du Pauvre. Plaisanterie à part, elle est centrale autant que Clairvaux, magistrale comme Alain, révolutionnaire car Descartes. Disons que la table était plutôt celle d’une taverne – et que le village où nous habitions s’appelait Champagne ce qui n’incite guère à la sobriété.
28Je me souviens (et ma mémoire continue d’être infaillible) que nous avons beaucoup et longuement parlé du Pauvre. Quelques traces de chopes sur mes feuillets en portent encore la trace. Nous l’avons rapproché du Pauvre qui erre dans Le Grand théâtre du monde, de Pedro Calderon de la Barca. Version hispanisante – ne jamais faire l’économie d’un hommage au Dom Juan de Jouvet –, valoriser la vocation cléricale de cette scène, son côté Jugement dernier (cf. Jean Delumeau). Nous avons bien sûr repeint toute la chrétienté, rejoué les enjeux autour du parti dévot et d’Anne d’Autriche, évoqué la censure avec cette pauvre scène repassée à trois pauvres répliques par Thomas Corneille. Nous avons joué les pédants, comme disait Cyrano.
29Forts de nos grands principes (la guerre c’est moche, je suis contre le cancer, etc.), nous voulions un vrai pauvre, c’est-à-dire dénué de tout, face au possédant, riche et puissant.
30Avec Patrice qui jouait Sganarelle, nous avons une longue, très longue répétition pendant laquelle le professeur pesait chaque mot de son personnage. Chaque virgule du texte était interprétée.
31– Alain : J’apparais en tendant une main.
32– Patrice/Sganarelle, de loin : « Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville ».
33– Alain : J’indique le chemin avec la même main, « Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite. » Là, je marque un temps et je montre un peu l’autre main, ensanglantée (d’ailleurs, on va l’emballer dans de grandes feuilles de tabac – on suivait la métaphore du tabac à cause du début de la scène I… et qu’à Arc-et-Senans on n’est pas loin de Saint-Claude) car je me la suis mangée en partie (cf. les cas d’autophagie en Champagne vers 1650- 1654, lus dans un numéro d’Europe sur Molière et qui date de Mathusalem). Je me suis mangé la gauche car c’est celle du diable. Alors, j’avance de trois pas. Puis je m’arrête pour dire ceci mais très bas car je suis faible, affamé et dominé. Puis vous partez. Alors je vous interpelle et tends ma main tremblante. Je tombe à terre.
34– Bien, Alain, alors, tu ne peux pas jouer en caleçon !
35– Pourquoi ? Le caleçon, c’est le Christ !
36– Oui mais le sol, c’est des cailloux, ça fait mal. On coupe des grosses chaussettes à la pointe, on les rembourre de chiffon et tu peux t’agenouiller sans problème.
37– Dans ce cas, je mets un jean.
38– What ?
39– C’est le côté actuel. Le pauvre qui mendie à la sortie du métro.
40– Alain, on est tous en costumes Louis XIV parce qu’on veut faire rêver le public.
41– C’est le côté actuel du pauvre. La révolution qui s’annonce.
42– Alain, les enfants, on veut les faire rêver.
43Si c’est pour la bonne cause, Alain est prêt à tout. Et la révolution a recommandé trois bières. Ma mémoire est parfaite, vous dis-je.
44Le jour du spectacle, Alain s’avance avec sa cape de super-pas-héros et… patati-patata. Patatras, plutôt. Alain avait oublié qu’il y a des câbles électriques au sol par-ci par-là. Et que l’on joue sans ses lunettes. À peine a-t-il trébuché sur le premier que le texte s’emmêle un peu. Et, ma foi, les acteurs font comme d’habitude, de leur mieux. On prête à Jouvet d’avoir dit qu’un acteur n’entre sur scène que pour s’en sortir. Je confirme. À moins que ce soit moi qui me sois emmêlé dans le texte de DiJi (c’est son petit nom). Les respirations, les mains qui tremblent et qui se cachent, foutaises. Tu dis ton texte comme il vient et tu sors sans lever les yeux au Ciel pour implorer la Sainte-Trinité mais le regard collé au sol pour ne pas te ramasser une nouvelle gamelle !
45À la fin de la représentation, une fois les spectateurs partis, nous n’avons pas parlé de la mise en scène. Alain s’est approché de nous pour demander : « Bon, alors, les câbles, on les enroule où ? » ; ça, je l’affirme, il l’a dit. J’oublierai never.
46Mais le souvenir dont il se souvient particulièrement, ça aussi j’en suis certain, c’est la fois où il a plu à la Saline. Nous avions une salle de repli. Nous n’y avions jamais répété. Improvisation pur jus. Je ne sais plus qui avait proposé que le Pauvre entre par une fenêtre. Excellente idée. Sauf que le camarade Alain est un spécialiste de Racine, pas de l’escalade de mur et le franchissement de fenêtre mouillée. Au moment de son entrée, l’espadrille a glissé et nous avons failli nous retrouver avec un spécialiste des Gueules Cassées. Heureusement, le camarade Pascal veillait. Celui qui jouait Pierrot et Monsieur Dimanche le week-end, alors qu’il était menuisier dans le civil, se porta à son secours. Alain fit une entrée fracassante, alors qu’elle aurait pu être fracassée. Il n’a jamais aussi bien joué. Mais depuis, je sais tout l’amour – ce n’est pas un vain mot – que l’universitaire parisien et international porte au menuisier. Chaque fois que je le revois, le menuisier me parle de son pote Alain. Oui, madame-monsieur, c’est cela le théâtre.
47Le galant homme nous a suivi dans bien des galères – celle de Scapin, de Silvestre et de Corbinelli. Je me souviens de la belle empoignade aux tables rondes à Sannois au sujet de l’athéisme de Cyrano – à côté de ça, Hernani c’est la guerre en dentelle. Ses juniors qui bataillaient comme les Cadets au siège d’Arras, contre un de Guiche trop catholique. Je me souviens des tristes salles d’Enghien-les-Bains. Surtout, il y a cette extraordinaire conférence à Dôle à propos du Bourgeois. Elle s’est déroulée dans un jardin au pied de la basilique. Il faisait bon. Alain avait passé l’après-midi à donner des conseils à quelques jeunes actrices qui faisaient les Maîtres. Toujours se confronter au réel, éprouver la théorie. On y apprend toujours beaucoup. Le titre devait être Bourgeois gentilhomme ? Tout était clair, simple, limpide. Nous comprenions tout. Et puis, une dame s’est levée. Elle a reproché au professeur de la sacro-sainte Sorbonne d’avoir trop vulgarisé, simplifié. Elle lui a reproché de s’être vêtu de notre vieille robe d’avocat qui nous servait pour jouer le Maître de philosophie. Oui, je ne vous ai pas dit, mais Alain avait tenu à la mettre. Alain a retiré le costume et s’est mis à parler comme pour une séance inaugurale au Collège de France. Pendant quatre minutes, il a joué son Pédant à merveille. Puis, avec le charme qu’on lui connaît, il a dit à la dame qu’il préférait parler simplement sans en rabattre de l’érudition et l’intelligence. Je ne sais plus si la dame s’est rassise ou si elle est partie. Mais je sais que tous les lycéens présents ce soir-là étaient bouche bée. Savoir, mais surtout transmettre.
48Car je veux être le porte-voix de tous les sans-grade : ses étudiants. Ils sont devenus profs en collège, en lycée, en fac, ils sont devenus acteurs, fonctionnaires, etc. Chaque fois – et je ne connais aucune exception – le nom d’Alain Viala est le meilleur de tous les viatiques. Chacun l’a aimé – même si le regard brille un peu plus chez la gent féminine. Je peux dire que non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme.
49Peu de temps après l’escapade doubiste, nous devons nous revoir à Censier. Nous arrivons en avance. Alain finit son cours dans l’amphi A. Le plus discrètement possible, nous entrons et nous installons sur les bancs du fond. L’amphi est plein. Alain nous voit. Bien sûr. Il interrompt son cours, nous signale et raconte une partie d’Arc-et-Senans afin que les étudiants comprennent ce qu’est le théâtre vraiment. Une passion et une pratique.
50Au nom de Patrice, Sylvain, Pascal, Jean-Luc, Fanny, JC, Julie, Isabelle, Sylvie, Brigitte, Florence et tant d’autres,
51Merci camarade.
52Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet,
53Favier
Auteur
Metteur en scène
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