Vanbrugh, ou la comédie polémique
p. 129-138
Texte intégral
1Les controverses sur le théâtre ne constituent pas à première vue le plus séduisant des corpus : entre reprise des arguments des Pères de l’Église et répétition des lieux communs sur l’utilité ou la nocivité morale de la comédie, ces milliers de pages promettent plutôt une lecture laborieuse. Il arrive cependant qu’un traité polémique retienne l’attention par son style, son piquant ou, si l’on peut dire, son allure : la Short Vindication of The Relapse and The Provok’d Wife, from Immorality and Prophaneness de John Vanbrugh est de ceux-là1. Le dramaturge anglais y répond à l’attaque de l’ancien ecclésiastique Jeremy Collier, qui lance la querelle la plus longue et la plus volumineuse de l’histoire du théâtre en Angleterre2 ; ses deux comédies figuraient en effet parmi les cibles privilégiées de la condamnation, intitulée A Short View on the Immorality and Prophaneness of the English Stage (1698). Il dit avoir pensé que le ridicule du texte se dénoncerait de lui-même mais que, voyant les textes se multiplier et le pamphlet avoir quelque crédit dans le monde, il a décidé de défendre ses pièces ; il sera bref, et aimerait pouvoir observer une méthode mais, ajoute-t-il, en parlant de Collier :
[…] his Play is so wild, I must be content to take the Ball as it comes and return it if I can; which wether I always do or not, however, I believe will prove no great matter, since I hope ‘twill appear where he gives me the Rest, he makes but a wide Chace: His most threatening Strokes end in nothing at all; when he Cuts, he’s under Line; when he Forces, he’s up in the Nets. But to leave Tennis, and come to the Matter.3
2L’équivalence entre la passe d’armes polémique et l’échange tennistique dépasse évidemment le simple trait d’esprit. L’usage de l’ironie et de la métaphore instaure d’emblée une écriture du wit, qui se déploie d’ailleurs dans l’ensemble du traité. L’image du jeu affiche une certaine distance à l’égard de la controverse et, sans toutefois exclure le sérieux (ne joue-t-on pas sérieusement ?), elle va dans le sens de l’enjouement et de la légèreté. Une légèreté qui est aussi matérielle : les 79 petites pages de la Short Vindication répondront aux 288 pages très denses et très structurées de la Short View. Elle exprime, enfin, une morgue très aristocratique4 : le noble dramaturge, whig de la première heure, membre du très select Kit-Cat Club s’adresse au prêtre un peu « crotté » qui n’a sans doute jamais joué au tennis. Ayant refusé de prêter serment à Guillaume III en 1688, Collier le jacobite avait en outre perdu sa charge ecclésiastique5. Sa croisade morale et religieuse avait donc des motivations très concrètes et pour tout dire financières6.
3Les premières pages du petit traité esquissent donc un ethos désinvolte et spirituel, séducteur et distingué – on serait tenté de dire « galant » s’il y avait eu en Angleterre un phénomène équivalent à la galanterie française et dérivé de lui7. Mais, s’il est difficile de transposer le terme avec ses implications, un « gallant » désignant avant tout celui qui a une relation amoureuse avec une femme ou qui lui fait la cour, on peut néanmoins déceler une perméabilité de la Restauration anglaise au modèle français, en particulier pour le théâtre. La libération des mœurs ayant valeur d’affirmation politique après l’Interregnum puritain, la belle galanterie y perd cependant une partie de son raffinement et bascule assez souvent dans une galanterie polissonne. Vanbrugh fait sans doute partie des auteurs les plus sensibles à cette influence galante : il a passé plusieurs années en France (dont quelques mois à la Bastille) et adapte Molière, Boursault et Dancourt pour la scène anglaise. Dans son cas, la galanterie – avec ses deux « facettes »8 – se conjugue au wit anglais, volontiers railleur, pour produire une posture polémique particulièrement intéressante dans son articulation entre la pratique dramatique, la morale et la politique.
4La fin du XVIIe siècle est une période plutôt difficile pour le théâtre londonien. Après le renouveau de la Restauration qui avait été accompagné par le soutien du roi Charles II, l’inventivité des dramaturges et la fréquentation des salles s’essoufflent. Les deux compagnies de la capitale sont ainsi contraintes de s’unir en 1682, ce qui provoque une chute brutale du nombre de créations dramatiques. Quelques années plus tard, la « Glorieuse Révolution » porte sur le trône Guillaume III d’Orange et Mary II ; les nouveaux souverains n’ont pas vraiment de goût pour le théâtre et sont plutôt favorables aux Societies for the Reformation of Manners. Celles-ci, avec toute une partie du clergé qui participe au grand mouvement de réformation morale encouragé par le pouvoir royal, dénoncent le théâtre comme premier lieu de débauche et cause de l’apostasie nationale. Ses membres assistent notamment aux représentations pour pouvoir dénoncer les acteurs pour blasphème auprès du constable. Enfin, avec la baisse du soutien monarchique et l’évolution économique, le public change ; le théâtre trouve toujours ses appuis auprès des membres de la gentry, des marchands et des citizens mais la composition de ces groupes se diversifie, se situant légèrement plus bas dans la hiérarchie sociale.
5Un événement va cependant relancer quelque peu la vie théâtrale londonienne : voulant échapper à la direction tyrannique de Christopher Rich, qui était à la tête de la Union Company, une partie des acteurs (les plus âgés et expérimentés) fonde une nouvelle compagnie sous la conduite de Betterton. Celle-ci récupère le théâtre de Lincoln’s Inn Fields quand l’ancienne conserve Drury Lane et Dorset Garden. La nouvelle situation de concurrence contraint les troupes à la compétition et donc à renouveler le répertoire. C’est dans ce contexte que Vanbrugh compose sa première comédie, The Relapse, or Virtue in Danger, jouée en 1696 en deuxième partie de saison au théâtre de Drury Lane ; elle rencontre un succès qui contribue largement à sauver Rich de la faillite qui menaçait.
6La pièce de Vanbrugh (« la rechute », ou « la récidive ») est la suite de Love’s Last Shift de Colley Cibber. Dans cette dernière comédie, représentée la même année par la même troupe, on voit Amanda reconquérir son débauché de mari, Loveless. Après dix ans loin de sa femme, celui-ci revient à Londres ; Amanda le séduit sous le masque d’une prostituée de haut vol et lui révèle au matin sa véritable identité : devant tant de fidélité, d’amour et d’ingéniosité, Loveless se réforme et retrouve le bonheur conjugal. La critique s’accorde à voir dans cette comédie une prise de distance avec la sex comedy cynique et agressive de la première Restauration ; elle se donne comme le signe d’une évolution du public, désormais plus sensible aux valeurs bourgeoises, et le premier pas vers la comédie sentimentale de la fin du siècle. The Relapse reprend l’histoire du couple quelque temps après, alors qu’il quitte sa retraite campagnarde pour un séjour londonien : Loveless cède aux charmes de la jeune veuve Berinthia pendant qu’Amanda, qui apprend pourtant l’incartade de son époux, résiste vertueusement aux sollicitations de son soupirant Worthy. Cette fois, le comportement exemplaire du personnage convertit le galant à la vertu.
7On le voit, la suite est aussi une réponse. Elle s’adresse moins à Colley Cibber, dont l’interprétation du personnage de bellâtre parvenu et vaniteux9 avait assuré en grande partie le succès des deux pièces, qu’au contexte moralisant. Le parti pris de réalisme dans le choix du sujet s’accompagne en effet de plusieurs provocations. Alors qu’ils évoquent les plaisirs de la ville, Amanda et Loveless mentionnent le théâtre. La première se fait le relais de ses critiques en regrettant que ce divertissement s’accompagne parfois d’une incitation au vice qui choque la vertu et la modestie des femmes10. Son époux lui répond par l’argument bien connu de la « comédie miroir », c’est-à-dire de la force du mauvais exemple. La portée morale d’une scène bien écrite est indéniable et il a lui-même eu l’occasion de l’éprouver lors du dernier spectacle auquel il a assisté : la représentation d’un homme au caractère semblable au sien, mais qui ne parvient pas, lui, à résister à la tentation, l’a conduit à cesser de contempler une beauté présente dans l’assistance. Mais l’effet moral du théâtre est vite démenti. La belle spectatrice n’est autre que Berinthia, cousine d’Amanda ; lorsqu’elle vient séjourner chez le couple, l’époux réformé succombe à ses charmes… et la « rechute » s’accomplit dans une bed scene digne des comédies les plus lestes du règne de Charles II. Loveless s’est dissimulé dans le petit boudoir attenant à la chambre de Berinthia ; il la surprend, elle montre quelque résistance, il finit par l’emporter dans sa cachette pour profiter du peu de temps que leur laisse la visite du galant Worthy à Amanda. La pièce multiplie les sous-entendus grivois et joue également d’un comique blasphématoire, porté par le grotesque du personnage du chapelain Bull et par des métaphores qui relèvent directement de la tradition du wit. Ainsi Berinthia évoque-t-elle l’éloge d’Amanda par Worthy comme le sermon d’un prêtre inspiré, auquel cependant il manquait une « application » puisqu’elle n’a pas d’amant11. Quant à la préface, écrite à l’occasion de la publication, elle entérine la provocation. Le dramaturge feint de ne voir dans son texte ni blasphème ni obscénité :
I believe with a steady Faith, there is not one Woman of a real Reputation in Town, but when she has read it impartially over in her Closet, will find it so innocent, she’ll think it no affront to her Prayer-Book, to lay it upon the same Shelf. So to them, (with all manner of Deference, ) I intirely refer my Cause, and I’m confident they’ll justify me, against those pretenders to good Manners, who at the same time, have so little respect for the Ladies, they wou’d extract a Bawdy Jest from an Ejaculation, to put ‘em out of countenance.12
8En confiant sa défense contre les accusations des Societies for the Reformation of Manners à ses spectatrices et ses lectrices, Vanbrugh ajoute un blasphème (le texte de sa pièce est digne de leurs plus pieuses lectures) et une obscénité, certes légèrement voilée puisqu’« ejaculation » ne désigne en anglais qu’une simple exclamation. Sans détailler la virtuosité d’une pointe qui joue sur la double référence au français (« jest »/ « geste ») et l’inversion logique du déroulement des actions (« extract a bawdy jest from an ejaculation »), on peut relever ici un procédé polémique courant chez les défenseurs de la comédie, celui qui consiste à retourner l’accusation d’immoralité contre ses adversaires13 : leur esprit mal tourné et obsédé par le sexe voit des ordures dans les choses les plus innocentes ; aussi, ce sont eux qui scandalisent la pudeur féminine.
9L’année suivante, Vanbrugh persévère dans la même attitude avec The Provok’d Wife (1697). La pièce, destinée cette fois à la troupe de Betterton, laisse beaucoup moins de place au comique farcesque (qui reposait principalement sur l’intrigue secondaire de The Relapse) et exploite le potentiel pathétique de ses actrices. Mais on y trouve la même raillerie à l’égard du clergé, la même liberté dans la manière d’aborder la réalité conjugale et les désordres du désir, le même pessimisme moral, le même jeu avec l’argumentaire des adversaires du théâtre reconduit par les personnages, et le même wit parfois grivois et blasphématoire. Si bien qu’après la publication du traité de Collier, certains des acteurs devront rendre compte devant la justice de leur usage d’expressions indécentes14.
10La comédie de Vanbrugh apparaît donc comme un théâtre polémique, si l’on veut bien entendre par cette formule un théâtre qui prend position dans un contexte de controverse. On pourrait aussi parler de théâtre « d’actualité » si tout texte n’était pas, d’une manière ou d’une autre, un texte d’actualité. Ces deux comédies offrent en effet une forme d’opposition oblique à une offensive moralisante qui ne pouvait que répugner à la mentalité aristocratique et jouisseuse de l’auteur, alors en légère contradiction avec un pouvoir qu’il soutient. Son attitude provocatrice lui permet aussi, et peut-être surtout, de lancer sa carrière dramatique dans un théâtre londonien qui retrouve son élan. Par la suite, Vanbrugh se contentera d’adapter des pièces françaises, dont le très moral Ésope d’Edme Boursault, tout en faisant construire sur ses propres plans le théâtre de Haymarket dont il prendra la direction15.
11Cette position polémique se construit sur une série d’ambivalences qui jouent habilement de la situation. Vanbrugh perçoit l’évolution sociale et morale, et ses répercussions sur la production dramatique ; il ne l’ignore pas, il l’intègre même en partie à ses choix théâtraux pour la conforter tout en jouant néanmoins de la provocation. Sa contre-offensive cible les Societies for the Reformation of Manners mais épargne le pouvoir monarchique ; comme il est un soutien du parti hollandais depuis les débuts de son ascension – ce qui lui valut de passer plus de quatre ans dans les prisons françaises -, il bénéficie de fait d’une protection qui émousse considérablement le risque qu’il prend avec ses pièces discrètement libertines. Enfin, comme il le dira d’un dialogue de The Provok’d Wife, ses textes sont « between jest and earnest »16, mi-sérieux, mi-facétieux, affichant la moralité mais la minant par un wit quelque peu licencieux, soumettant la question conjugale à la comédie voire à la farce mais abordant de front la violence masculine et les tensions entre les exigences naturelles, morales et sociales.
12De cette posture polémique, le dramaturge va jouer à plein dans sa réponse à Collier. Car la provocation fonctionne, et la contre-offensive politico-morale ne reste pas lettre morte : Vanbrugh occupe une place de choix dans le traité de l’ancien ecclésiastique dont l’une des particularités est de discuter des exemples précis, pour une grande partie tirés de pièces contemporaines. Ses deux comédies sont citées à de nombreuses reprises et toute une section du chapitre v (soit plus de 25 pages) s’attache à démontrer le manque de vraisemblance et de moralité de The Relapse. Stigmatiser un succès théâtral est aussi un moyen d’assurer le retentissement d’une publication. En quelque sorte, les deux hommes se trouvent pour occuper le champ polémique et le mettre en tension.
13 A Short View on the Immorality and Prophaneness of the English Stage n’est pas une condamnation du théâtre per se mais du théâtre contemporain en tant qu’il est un encouragement à la débauche. Collier ne demande pas la fermeture des théâtres mais la moralisation des personnages et des intrigues. Il insiste en particulier sur l’indécence qui incite les femmes à l’impudeur et sur le ridicule attaché aux personnages du clergé. Sa position est loin d’être marginale ; bien au contraire, comme l’a montré Roger Lund, l’attaque de Collier n’est que le symptôme d’un mouvement de réformation morale qui la dépasse largement et ses positions sont assez représentatives d’une grande partie de l’opinion publique17. Or, l’offensive contre le Libertine Wit, qui unit l’irréligion à l’obscénité, prend à cette époque une dimension plus directement politique. Pour Collier et ses semblables, la question relève au moins autant de l’ordre public que du salut des âmes – et c’est en quoi ils ne se placent pas dans l’exacte continuité de l’hostilité puritaine au théâtre. Dans le cadre de cet effort pour policer le discours dans la sphère publique, le blasphème et l’hérésie peuvent donner lieu à des procès pour « seditious and blasphemous libel ». Plus largement, l’ironie est souvent perçue comme la marque du libertinage et comme un instrument de subversion dangereux contre lequel le gouvernement lui-même doit agir, voire légiférer. Trois lieux sont alors particulièrement associés au Libertine Wit : le café, le club, le théâtre.
14La Short Vindication de Vanbrugh relève de ces trois espaces : elle vise un public de lecteurs qui se retrouve dans le premier et dans le deuxième, et elle défend le troisième. Cependant tous les commentateurs voient dans sa Short Vindication une amende honorable ; certains la qualifient de cordiale, d’autres de maladroite et inefficace18. Mon interprétation est à l’opposé de leur lecture : si l’auteur proclame être d’accord avec Collier sur la visée morale de la comédie, qui doit « éloigner des vices et des folies »19, c’est pour mieux décocher ses traits ironiques et placer sa défense dans la continuité de ses comédies. Je me contenterai de deux exemples, sans détailler les allusions moqueuses aux basses motivations supposées de l’adversaire (l’avarice, l’ambition), à son obsession pour les choses les plus triviales et les plus sales, ou à son passé sulfureux20.
15Collier reproche au dramaturge l’impiété de ses personnages et notamment celle de Rasor, un valet de The Provok’d Wife, qui avoue sa faute à demi-mots en s’abritant derrière le texte biblique : comme Adam, il dit avoir cédé à la tentation diabolique de la séduction féminine. Voici la justification du dramaturge :
How the Scripture is affronted by this, I can’t tell; here’s nothing that reflects upon the Truth of the Story; it may indeed put the audience in mind of their forefather’s crime, and his folly, which in my opinion, like the gunpowder-treason ought never to be forgot.21
16Vanbrugh prétend donc ne pas voir le blasphème et feint d’être aveugle à la dégradation comique opérée par la comparaison avec Adam d’un valet qui a cédé à sa concupiscence. Il invente ensuite un effet sur le public totalement improbable (une méditation sur le péché originel), avant d’ajouter un autre blasphème : le parallèle entre le péché originel et la Conspiration des poudres, the gunpowder plot. La pointe renvoie évidemment à la bénédiction donnée par Collier aux deux Jacobites qui avaient tenté d’assassiner le couple royal et, via le rappel de la « trahison jésuite » (c’est ainsi que les Anglais appelaient la Conspiration des poudres), elle accuse implicitement son adversaire de catholicisme et d’hypocrisie, voire de sédition22.
17Vanbrugh a également recours à une défense trompeuse et ironique pour contrer l’accusation d’impudeur de Collier au sujet d’une scène de confidence entre Lady Brute et sa cousine Bellinda. Le soir, dans la chambre de la première, elles abordent la question des plaisanteries obscènes de la comédie qui placent les femmes dans une situation de double-bind : soit elles rient (ou elles se récrient), et elles avouent alors qu’elles comprennent ; soient elles ne rient pas, et alors elles avouent tout autant qu’elles comprennent, car si elles ne comprenaient pas, elles riraient quand même, comme on le fait en compagnie23. Bellinda conclut leurs réflexions en faisant de la pudeur une fantaisie toute masculine que les hommes imposent aux femmes. Vanbrugh, lui, feint de s’étonner des craintes de Collier :
“Bellinda – Yes, Mens Fantasque, that obliges us to it: If we quit our Modesty, they say we lose our Charms; and yet they know that very Modesty is Affectation, and rail at our Hypocrisy.”
Now which way this Gentleman will extract any thing from hence, to the Discouragement of Modesty, is beyond my Chemistry: ‘Tis plainly and directly the contrary. Here are two Women (not over Virtuous, as their whole Character shews), who being alone, and upon the rallying Pin, let fall a Word between Jest and Earnest, as if now and then they found themselves cramp’d by their Modesty. But lest this shou’d possibly be mistaken by some part of the Audience, less apprehensive of Right and Wrong than the rest, they are put in mind at the same Instant, That (with the Men) if they quit their Modesty, they lose their Charms: Now I thought ‘twas impossible to put the Ladies in mind of any thing more likely to make ‘em preserve it.24
18De nouveau, le dramaturge plaide l’innocence et prétend ne pas voir la malhonnêteté de ces répliques. Tout d’abord, Collier interprète comme des paroles sérieuses de simples plaisanteries, prononcées en outre par des personnages qui ne sont pas tout à fait vertueux. Surtout, la scène encourage les femmes à l’honnêteté, puisque Bellinda dit bien qu’une femme sans pudeur perd ses charmes auprès des hommes.
19Plus encore que les répliques des deux personnages, c’est la justification de Vanbrugh qui est « between jest and earnest ». Il prétend ne pas voir les équivoques dans son texte, et se garde d’ailleurs bien de les expliciter. Il cite son propre texte alors que Collier n’en donnait que la page : par honnêteté intellectuelle dit-il, mais aussi bien pour montrer tout le wit et le comique de sa pièce. Enfin, la raison qu’il donne pour que les femmes affectent la pudeur (c’est ce qui charme les hommes) est évidemment ironique : d’une part, il fait de la galanterie le principe de l’action des femmes, et d’autre part, ce qui est présenté comme devant préserver leur honnêteté est en fait le principe de sa perte (la séduction des hommes). L’accusation de l’obscénité au théâtre se trouve ainsi redirigée vers une dénonciation des exigences morales contradictoires et des normes de comportement dictées par l’exigence de séduction. Michael Cordner y voit une défense peu convaincante et suppose que le dramaturge ne s’aperçoit pas de la faille dans son argumentation25, mais la contradiction est flagrante et ne peut être qu’un trait d’esprit. Simplement, comme le discours avance masqué par les topoi de l’utilité morale du théâtre, elle n’a pas toujours été perçue.
20Les comédies de Vanbrugh et la Short Vindication se tiennent donc en quelque sorte sur une ligne de crête, à partir de laquelle il appartient au lecteur de choisir le versant de son interprétation. S’il emprunte le chemin où la galanterie licencieuse s’allie à l’irrévérence religieuse, il verra que le dramaturge, à la faveur d’une position relativement protégée et en usant d’un Libertine Wit aiguisé, se livre malgré tout à quelques audaces : la dénonciation de certaines formes de la domination masculine, la raillerie à l’encontre d’un mouvement de réformation morale assez consensuel, et le travail d’un style qui constitue le théâtre en espace possible de l’opposition politique.
Notes de bas de page
1 John Vanbrugh, A Short Vindication of The Relapse and The Provok’d Wife from Immorality and Prophaneness, Londres, H. Walwyn, 1698.
2 Sur cette controverse voir, pour un résumé descriptif et partisan, Sister Rose Anthony, The Jeremy Collier Stage Controversy (1698-1726) [1937], New York, Benjamin Blom, 1966 ; ainsi que Michael Cordner, « Playright versus priest : profanity and the wit of Restoration comedy », dans The Cambridge Companion to English Restoration Theatre, Deborah Payne Fisk (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 209-225 ; Robert D. Hume, « Jeremy Collier and the Future of the London Theatre in 1698 », Studies in Philology, 1999, n° 96, p. 480-511.
3 John Vanbrugh, op. cit., p. 5-6.
4 John Vanbrugh est issu d’une famille de riches marchands, d’origine hollandaise ; sans appartenir à la haute aristocratie anglaise, elle a cultivé des réseaux dans les milieux militaires et politiques dont le dramaturge saura profiter.
5 Il est ensuite déclaré hors-la-loi pour avoir donné l’absolution à deux Jacobites qui avaient tenté d’assassiner le couple royal. Le roi le gratifiera néanmoins d’un nolle prosequi à la suite de son traité et il sera félicité par Tenison, l’archevêque de Canterbury, qui l’avait plus tôt condamné comme prêtre schismatique et séditieux.
6 La situation était de ce point de vue plutôt favorable : la suppression, en 1695, du Licensing Act de 1680 avait libéré la publication de journaux, de pamphlets politiques, de livres de critique et de textes religieux, bref, de toute une production culturelle qui trouvait à s’écouler sur le large marché londonien. Voir Frances M. Kavenik, British Drama. 1660-1779. A Critical History, New York, Twayne, 1995, p. 66-67.
7 Sur le phénomène de la galanterie, voir Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008 ; ce travail est plus particulièrement redevable au chap. 7, « Les deux galanteries ».
8 Ibid., p. 204 : « La galanterie licencieuse n’est pas tant un contre-modèle qu’une autre facette du phénomène ».
9 Sir Novelty Fashion, annobli en Lord Foppington dans The Relapse.
10 J. Vanbrugh, The Relapse, or Virtue in Danger, Londres, Samuel Briscoe, 1697, II, 1, p. 22-25.
11 Ibid., IV, 2, p. 69.
12 Ibid., « The Preface », n.p.
13 La stratégie est connue au moins depuis La Critique de l’École des femmes (« c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle ; puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris », dit Uranie à Climène à propos d’Agnès) ; elle sera très employée par les dramaturges dans la Collier Stage Controversy.
14 Madeleine Bingham, Masks and Façades. Sir John Vanbrugh, The Man in his Setting, Londres, George Allen and Unwin Ltd, 1974, p. 74.
15 Vanbrugh était aussi architecte ; sa renommée tient d’ailleurs plus à cette pratique qu’à son œuvre dramatique.
16 Voir note 24.
17 Roger D. Lund, Ridicule, Religion and Politics of Wit in Augustan England, Farnham, Ashgate, 2012, en part. chap. 2 « Libertine Wit and the Collier Stage Controversy », p. 61-90.
18 Dans son édition de The Provok’d Wife, Antony Coleman qualifie la Short Vindication de « genial and good-natured » (Manchester, Manchester University Press, « The Revels Plays », 1982, p. 169 ; « cordiale et bienveillante ») ; Frank McCormick en fait un plaidoyer pour le « close reading » (Sir John Vanbrugh. The Playwright as Architect, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1991, p. 2) ; Michael Cordner juge que ses arguments manquent de pertinence (op. cit.).
19 J. Vanbrugh, A Short Vindication, op. cit., p. 4 ; « a discouragement to vice and folly ».
20 Ibid., p. 5, 14, 29, 30, 34, 40, 52.
21 Ibid., p. 14-15. « Que cela offense l’Écriture sainte, j’avoue ne pas voir comment ; il n’y a rien là qui ne reflète ce qui s’est passé dans l’histoire ; ces répliques peuvent remettre dans l’esprit des spectateurs le crime de leur ancêtre, et sa folie – qui, à mon avis, comme la Conspiration des poudres, ne doit jamais être oubliée ».
22 Comme le gouvernement puritain avait fermé les théâtres, les défenseurs usent de l’amalgame pour associer toute hostilité au théâtre avec le puritanisme et avec l’opposition au pouvoir monarchique voire avec la rébellion.
23 Pour Collier, dans tous les cas, elles montrent une imagination vicieuse ou bien leur pudeur est offensée, d’où la nécessité de supprimer ces plaisanteries obscènes.
24 Ibid., p. 8-9 ; « “Bellinda – Oui, c’est une lubie des hommes, de nous contraindre à la pudeur : si nous quittons notre retenue, ils disent que nous perdons nos charmes ; et pourtant ils savent bien que cette même retenue est affectation, et ils se moquent de notre hypocrisie.” Que ce gentilhomme parvienne à voir là-dedans quelque chose qui décourage les femmes de la pudeur, cela dépasse mon entendement. C’est entièrement et exactement le contraire ! Voilà deux femmes (qui ne sont pas tout à fait vertueuses comme leur caractère l’a montré) qui, une fois seules et alors qu’elles se livrent à la raillerie, laissent échapper une réflexion mi-comique mi-sérieuse, comme quoi elles se trouvent parfois gênées par leur pudeur. Mais de peur qu’une partie du public, celle qui ne fait pas toujours nettement la différence entre le bien et le mal, puisse se tromper, la pièce rappelle alors aux spectatrices que, si elles abandonnent leur pudeur en présence des hommes, elles perdent leurs charmes. Franchement, je ne vois pas ce qui pourrait mieux les convaincre de la préserver ».
25 M. Cordner, « Playright versus priest », op. cit., p. 213-216.
Auteur
Sorbonne - Université (Paris)
Centre de Recherche en Littérature Comparée
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