Les restrictions mentales dans la résolution pratique des cas de conscience : aux origines de l’objection de conscience ?1
p. 117-128
Texte intégral
1En 1606 le doyen de Durham, dans le nord-est de l’Angleterre, rapporte le cas de John Sicklemore, un prêtre clandestin, arrêté comme d’autres missionnaires cachés de la dissidence des catholiques récusants, peu après la conjuration des poudres. Confondu par des témoins après avoir procédé à une série de fausses déclarations sous serment : Sicklemore se livra a l’exégèse de ses déclarations sous serment :
D’abord il avait juré qu’il n’était pas prêtre, c’est-à-dire, dit-il, pas prêtre d’Apollon à Delphes. Deuxièmement il avait juré qu’il n’avait jamais traversé les mers [les prêtres récusants clandestins étaient formés sur le continent] ; c’est vrai car il n’avait jamais traversé les mers de l’Inde. Troisièmement il n’était jamais allé au séminaire ; Duplex est seminarium, materiale, et spirituale [il y a deux séminaires, l’un materiel, l’autre spirituel]. Quatrièmement, il n’avait jamais connu Mr Hawksworth ; verum est, dit-il, scientia scientifica [il n’en avait pas une connaissance scientifique]. Cinquièmement, il n’avait jamais vu Mr Hawksworth ; verum est, dit-il, visione beatifica [sa vision de ce personnage n’était pas « béatifique »].2
2Malgré les apparences, Sicklemore, par ces interprétations rétrospectives de ses propres énoncés devant les juges, ne cherchait nullement à se moquer de son interrogateur, mais sans doute à éviter plutôt la très grave charge de parjure. Accusé de recourir à « des échapatoires et des impostures puériles » (« childish shifts and impostures »), « il dit qu’il était vrai que in foro interiori coram Deo, ces choses ne pouvaient être défendues, mais que in foro exteriori devant le Magistrat, il ne doutait pas de pouvoir légitimement faire cela, et le défendre »3. Il paraît vouloir dire par ces mots qu’il n’avait pas triché devant Dieu, mais seulement devant des magistrats procédant injustement, et ainsi que son comportement ne mettait nullement en cause l’intégrité de sa conscience morale (in foro interiori coram Deo). Quoi qu’il en soit, cette auto-exégèse cocasse, justifiant le parjure devant magistrat, ou plutôt une pseudo véracité par équivoques et adjonctions de clauses tacites, était une aubaine pour justifier la persécution des catholiques récusants comme coupables de violer le pacte de confiance et d’obéissance liant les sujets à leurs souverains, et ayant ainsi à répondre du crime de haute trahison. L’anecdote fut d’ailleurs largement diffusée et brocardée comme la pure expression de la duplicité des jésuites et des papistes en général, ne reculant pas même devant le parjure en situation de serment légal, tout en prétendant agir en conscience. Elle fut associée à d’autres cas ; en particulier celui du jésuite Edmund Campion, exécuté en 1581, qui avait nié lors d’interrogatoires s’appeler Campion avec l’ajout de la restriction « to serve your purpose » (pour servir votre dessein), et surtout celui de son coreligionaire, le provincial Henry Garnet, qui allait être condamné à mort la même année 1606, surtout pour ne pas avoir révélé ce qu’il avait (ou plutôt aurait) appris de la conjuration des poudres en confession. Garnet avait écrit un petit traité pour justifier la pratique par les catholiques anglais persécutés des « equivocations » (« équivoques ») y compris devant les tribunaux, une attitude qu’il défendit courageusement, lors de son procès, mais au grand scandale des juges et de l’opinion.
3Ce que l’on a appelé la « doctrine » des équivoques et des restrictions mentales, telle que la casuistique moderne des XVIe et XVIIe siècles l’a formalisée, au grand scandale de ses nombreux détracteurs, propose des solutions pratiques et praticables, d’une redoutable efficacité, dans tous les cas où il est légitime voire moralement contraignant, en conscience, de suspendre l’impératif de véracité sans céder pour autant au mensonge, dont la prohibition est inconditionnelle dans la théologie morale chrétienne, grâce à, ou à cause de saint Augustin. Il est certes un fait indiscutable et indiscuté que la vérité n’est pas due à tous et en toutes circonstances, et que certains secrets doivent être impérativement préservés. Ainsi, dans les situations fort nombreuses de la vie où la vérité est requise, voire exigée de manière indue sur un plan moral ou de façon injuste (et l’extension possible du domaine de l’injuste est en vérité considérable, comme on le verra), lorsque le simple silence n’est pas possible, serait-il licite de recourir à des énoncés équivoques, de façon à préserver efficacement le secret que l’on souhaite maintenir, ou qui « doit » l’être impérativement, fût-ce en induisant l’interlocuteur en erreur, y compris lorsqu’il s’agit d’un magistrat et que l’on est interrogé sous serment : ainsi, par exemple – ce sont deux cas paradigmatiques –, pour préserver le secret de la confession ou pour protéger un homme auquel on a accordé l’hospitalité contre ceux qui le poursuivent (deux cas qui apparaissent justement dans les affaires anglaises que j’ai évoquées). Qu’il soit minimal (simple équivoque) ou maximal (mental equivocation dit-on en anglais), c’est-à-dire réservation ou restriction mentale4, ce dispositif permet au sujet moral (qui se confond en l’occurrence avec le sujet religieux : le chrétien), de désobéir en conscience, c’est-à-dire au nom des impératifs de sa conscience, à ses supérieurs, ecclésiastiques, magistrats civils, capitaines, etc., dès lors que ceux-ci exigent de lui une vérité qu’il ne doit pas, ou bien peut ne pas en toute licéité, leur livrer. C’est que le chrétien doit placer – tel est l’impératif de sa conscience – son obéissance à Dieu au-dessus de l’obéissance qu’il doit aux autorités de ce monde. Il peut donc sembler que l’on ait affaire à un dispositif qui préfigure ce que l’on nomme aujourd’hui objection de conscience. Or, nous voudrions montrer que si l’on peut s’accorder sur le fait que le concept chrétien de conscience est bien la matrice de celui qui se trouve engagé dans notre moderne objection de conscience, par contre il n’est pas du tout sûr que les restrictions mentales et plus largement les dispositifs de la casuistique dite relâchée par ses accusateurs, offrent en quoi que ce soit une préfiguration de la pratique moderne et contemporaine de l’objection de conscience, et cela pour une raison majeure, qui s’impose d’elle-même sans entrer dans la question de l’évolution de la notion de conscience elle-même : elle exclut par principe, et par sa forme même, la publicité de l’action de désobéissance, qu’elle enfouit au contraire dans le secret de la conscience, protégée et à la fois étroitement contrôlée par le secret de la confession.
4Le texte de référence à partir duquel les théologiens ont élaboré au fil de temps ces dispositifs est celui de la Cause XXII du Décret de Gratien, qui est tout entière consacrée au mensonge et au parjure. Les nombreuses citations dont le texte est tissé serviront à la fois aux promoteurs et aux contempteurs des équivoques et des restrictions. On y trouve le rappel de la condamnation formelle du mensonge par Augustin, mais aussi l’insistance de l’évêque d’Hippone à le distinguer de ce que l’on nommera plus tard dissimulation : « une chose est mentir, une autre occulter la vérité ; une chose est dire le faux, une autre taire le vrai »5.
5Est également citée la justification par Augustin du patriarche Abraham déclarant aux Égyptiens que Sara était sa sœur (alors qu’elle était son épouse) et, en effet, l’énoncé n’était pas faux, mais équivoque, car Sara était sa demi-sœur, par son père : en ceci, dit Augustin, « Abraham ne dit pas un mensonge, mais voulut taire la vérité »6. Surtout, entre autres citations, Gratien reprend un extrait des Morales sur Job de Grégoire le Grand : « les oreilles humaines jugent nos paroles comme elles résonnent à l’extérieur, mais le jugement divin les entend comme elles sont proférées depuis l’intérieur [ex intimis] »7. Le commentaire qui suit dit que « l’intention ne doit pas servir les paroles, mais les paroles l’intention » et qu’« il est évident que Dieu ne reçoit pas le serment comme le reçoit celui auquel on jure, mais plutôt comme celui qui jure les comprend… »8.
6Ce texte, désigné par son incipit, Humanae Aures, servira au XVIe siècle de référence et de caution majeure au théologien Martin Azpilcueta (Navarra), casuiste à la curie romaine, souvent considéré comme le père des restrictions mentales. Navarra n’invente certes pas les restrictions mentales mais il les formalise et à la fois ouvre très largement le champ de leur usage légitime, dans son commentaire sur Humanae Aures9, à travers le traitement d’un cas d’école proposé par les Jésuites de Valladolid : « N, qui avait dit secrètement à une femme, “je te prends pour épouse”, sans avoir l’intention de l’épouser, répondit au juge, qui lui demandait sous serment s’il avait prononcé ces mots, qu’il ne les avait pas prononcés, sous-entendant en son esprit, qu’il ne les avait pas dits avec l’intention de l’épouser »10. Pour traiter ce cas, Navarra élabore une théorie de l’oratio mixta, du discours mixte constitué partie de mots prononcés à voix haute, partie retenus en l’esprit, ou encore partie écrits. C’est alors la totalité seule du discours qui peut être considérée comme vraie ou fausse, vérace ou mensongère. Sur ce fondement, il apparaît clairement que N, même s’il a pu commettre d’autres péchés à l’occasion de sa promesse de mariage, n’est ni menteur, ni parjure.
7Navarra insiste dans son texte tout particulièrement sur la licéité, a fortiori, pour les prêtres, de recourir aux équivoques et aux restrictions mentales pour sauvegarder le secret de la confession dans toutes les situations possibles d’enquête11. Il traite également du cas intéressant de la femme adultère sommée de dire la vérité alors qu’elle est menacée de mort par son mari et à laquelle il reconnaît la licéité d’user de réservation mentale12. Il justifie également, après d’autres13, l’homme confronté aux autorités de la ville où il se rend, et auquel on demande sous serment s’il vient de telle ville que l’on croit être pestiférée et d’où il vient en effet ; mais s’il sait que la ville est saine, il peut nier en provenir par amphibologie ou restriction14. Il reprend aussi le cas, devenu si célèbre avec Kant, mais que l’on trouve déjà chez Augustin : celui de l’homme qui cache chez lui un homme poursuivi par ceux qui veulent le tuer il peut répondre à ceux-ci par une amphibologie du type : Non est hic, il n’est pas ici, mais qui peut vouloir dire aussi, il ne mange pas ici (on trouve le cas ainsi formulé chez Raymond de Penyafort dès le XIIIe siècle15). Il reprend également Thomas d’Aquin affirmant qu’un accusé, même sous serment, n’est pas tenu de dire la vérité nue à un juge ne procédant pas « juridice », selon la justice16, ou enquêtant sur un crime occulte. De même encore, pour une « cause juste », un tel recours est-il permis devant un supérieur auquel on a pourtant juré obéissance, que celui-ci soit laïque ou religieux17. En ceci, Navarra va plus loin que la plupart de ses prédécesseurs qui, comme Sylvestre de Prieras, prenaient soin de dire que cette sorte d’amphibologies ou restrictions, sur le modèle du Christ disant qu’il ne connaissait pas le jour du jugement (sous-entendu « de telle sorte que cela puisse vous être révélé »), ne pouvait d’aucune façon être utilisée dans « un procès en bonne et due forme » (in judicio justo & verò)18. Évidemment, tout dépend de la légitimité que le sujet accorde alors à l’institution judiciaire elle-même à laquelle il est confronté. Et il faut remarquer que toute cette littérature exprime peut-être d’abord les réticences de la part des religieux à se reconnaître comptables devant les justices civiles (un exemple récurrent est par exemple le « droit » que les religieux auraient d’équivoquer pour échapper au fisc19).
8Nous voilà donc d’une certaine façon assez près de l’objection de conscience et à la fois au plus loin, avec ces conflits de juridiction, mais aussi, en effet, avec des cas où il s’agit bien pour des individus de faire face aux juridictions auxquelles ils sont soumis. Navarra apportait ainsi, du même coup, des moyens de résistance aux nombreux excès inquisitoires du Saint-Office dont il fut le témoin privilégié et semble-t-il, au moins indirectement, la victime20, et au-delà, il fourbissait des armes dont les individus pouvaient se saisir contre toutes les procédures inquisitoires injustes exercées par des supérieurs envers leurs subalternes, dans le monde laïque comme dans le monde religieux.
9Il faut souligner surtout que le dispositif est ouvert à tout un chacun, quel que soit son état et son statut, aux religieux comme aux laïques, aux hommes et aux femmes, aux subalternes comme aux puissants de la terre. Navarra insiste d’ailleurs sur la plus grande liberté du monarque en matière de « bonne simulation » comparé aux autres hommes, car n’ayant en dehors de Dieu aucun supérieur, il n’est évidemment tenu par aucun pacte d’obéissance envers ses sujets, et il lui est d’autant plus licite d’user très largement d’amphibologies et de restrictions mentales à leur égard21.
10Ainsi Navarra est-il une référence importante pour les théoriciens de la raison d’État chrétienne et (prétendument) antimachiavélienne, comme Ribadeneira et tant d’autres qui conseillent invariablement à leur prince, soucieux de ne pas agir contre sa conscience, d’user de simulation et de dissimulation par équivoque et non par mensonge, comme selon eux, Machiavel le conseillerait22. Mais il n’oubliait pas en même temps la prééminence de l’Église sur l’État, en apportant de sérieuses garanties morales aux ecclésiastiques enclins à la fraude dans leurs relations aux justices civiles et aux exigences de loyauté et d’obéissance des souverains.
11Mais, par ailleurs, il apportait des solutions morales que pouvaient aisément s’approprier les fidèles catholiques confrontés à des souverains et des justices qui les criminalisaient, comme tel était le cas des catholiques d’Angleterre, dès lors qu’ils refusaient de se conformer et de se soumettre au serment d’allégeance. On sait d’ailleurs que Navarra était étudié dans les séminaires français et romain, où l’on formait les prêtres appelés à œuvrer outre-Manche dans la clandestinité, et il était en effet aisé d’adapter son exégèse à cette situation particulière de persécution. Ces jésuites et ces prêtres s’estimaient en effet relevés par le pape du serment d’allégeance prêté à la couronne et ainsi de leur lien d’obéissance envers leur souverain(e). Partant, ils ne reconnaissaient aucune légitimité à la justice anglaise. Ainsi était-il déclaré dans un ouvrage manuscrit circulant sous le règne d’Elizabeth dans la clandestinité récusante, intitulé Résolutions de certains cas propres à la nation anglaise23 que, devant la justice tyrannique des tribunaux « hérétiques » d’Angleterre, les catholiques peuvent jurer en usant d’échappatoires et répondre de même aux interrogatoires24. Interrogé dans un port ou dans la rue, un prêtre catholique peut cacher son nom et répondre de manière équivoque sur son état, sur sa provenance, et même il peut éviter de se prononcer sur sa religion25.
12Les nombreux contempteurs de ces textes eurent beau jeu de dénoncer la trahison politique et la perversion radicale du droit de ces papistes équivoqueurs ; le serment lui-même, sur lequel repose très largement le fonctionnement ordinaire du droit mais aussi et d’abord l’obéissance politique, est lui-même susceptible d’être tourné par l’usage des équivoques et des restrictions26. Il est d’ailleurs à noter qu’un théoricien du contrat social, comme Grotius, qui admet pourtant lui aussi l’usage des réponses amphibologiques lorsque la vérité n’est pas due, s’emploie à exclure l’usage des équivoques dans les pactes et les contrats27.
13Dans tous les cas, la fonction majeure reconnue au serment est de lier les consciences et voici qu’au nom même de la conscience, des catholiques développent une doctrine morale rendant légitime et licite, certes en des circonstances particulières, la subversion du serment, sa perversion et non, notons-le bien, son refus pur et simple, car justement ces dispositifs de contournement sont élaborés pour n’avoir pas à remettre directement et publiquement en cause les pratiques de justice considérées comme injustes. Ce qui apparaît comme la chose la plus effrayante de toutes aux contempteurs légalistes, protestants ou catholiques, de ces dispositifs, est justement leur invisibilité, le fait qu’ils opèrent selon eux une subversion secrète des règles de confiance réciproque à la base même de toute société humaine. Plus grave encore, s’il se peut, ils sapent le fondement même du droit, en ôtant toute garantie de véracité aux déclarations sous serment. Sur le plan politique, les équivoques et restrictions sont perçues comme des instruments puissants de complot contre le souverain et, comme tels, ils sont des armes du crime de lèse-majesté et de la trahison d’État. Et tout cela au nom de la conscience, alors que c’est justement celle-ci qui est toujours invoquée pour sceller la religion du serment, engager au respect sacré de la parole donnée et à l’obéissance au prince et aux autorités.
14Le paradoxe de cette « doctrine » qui se réclame de la « conscience » pour justifier la subversion du serment et des lois positives est qu’elle ne reconnaît pas le principe de la « liberté de conscience », ou alors seulement de manière purement stratégique (comme on peut l’observer dans les affaires anglaises28). Il y faudrait pour cela une doctrine des droits de la conscience errante, telle qu’elle se développe dans les franges dissidentes du protestantisme et à laquelle Pierre Bayle donnera toute sa force à la fin du XVIIe siècle. Même le probabilisme, souvent invoqué par les tenants des restrictions mentales, s’il reconnaît la licéité morale, en conscience, de solutions plurielles et parfois antagonistes aux mêmes dilemmes moraux (avec cette idée remarquable qu’il est possible d’opter en conscience pour l’opinion qui nous paraît la moins sûre moralement dans le choix de l’action), ne s’achemine nullement vers une revendication de liberté de conscience publique ; il reconnaît tout au plus une latitude morale individuelle et privée, cantonnée au for interne et sous contrôle du directeur de conscience29. La représentation générale de la liberté de conscience est, pour les théologiens catholiques (et d’ailleurs pour une bonne partie de leurs homologues protestants), négative ; elle reste, pour reprendre le mot de François de Sales à Clément VIII, « la liberté laissée à chacun de mal penser et d’agir de même »30.
15Ce sont les groupes dissidents protestants, en Hollande, en Angleterre et dans le Nouveau Monde, qui revendiquent, dès le XVIIe siècle, explicitement la « liberté de conscience », c’est-à-dire l’exercice public de cultes jugés déviants par les grandes Églises et leur libre expression, elle-même publique par définition, mais aussi, sur ce modèle, la libre diffusion des opinions en toute matière, y compris politique31, offrant ainsi la matrice de ce que l’on appelera beaucoup plus tard « désobéissance civile » (Thoreau, 186632) ainsi que de ce que l’on nommera, plus tard encore, « objection de conscience »33. Du reste ce sont ces groupes qui, sur la base des impératifs de conscience, mais d’une conscience individuelle avec l’apparition de la formule « liberté de la conscience privée » (« liberty of private conscience »), s’engagent dans des formes de dissidence publique, qui sont de fait déjà des formes d’objection de conscience, et même de désobéissance civile ; ainsi du refus de jurer et de prêter serment, de vouvoyer les autorités, de se découvrir devant les magistrats, ainsi du recours à la pétition, sans parler, pour certains, du refus de porter les armes, faisant irrésistiblement penser à l’une des situations contemporaines reconnues d’objection de conscience.
16Autant de pratiques aux antipodes des dispositifs imaginés par les casuistes romains pour éviter justement toute mise en cause frontale, ouverte, publique et collective des pouvoirs établis et des autorités reconnues. On peut d’ailleurs constater que ces pratiques, où liberté de conscience religieuse et civique sont indissociables, se nourrissent du rejet le plus véhément des « échappatoires jésuitiques » et des « subtilités » des casuistes.
17Certes, ces mouvements opposés sous tant d’aspects reposent tous deux sur une exploitation du concept chrétien de conscience, mais les transformations que subit la notion chez les dissidents du protestantisme finit par en faire une notion équivoque. En effet, alors que la conscience, voix de Dieu, est comme telle une et universelle pour la théologie classique, tant catholique que protestante, on assiste chez les indépendants et autres dissidents revendiquant la liberté de conscience, à l’individualisation ou subjectivation de celle-ci, à travers l’idée que chacun est tenu de suivre sa propre conscience (private conscience) même erronée et d’agir en conséquence34. Ils déduisent de cette conscience subjectivée la nécessité morale de la plus grande tolérance civile en matière de culte et de convictions religieuses, prenant ainsi véritablement acte de l’irréductible pluralité de confessions et de dénominations. Mais sur cette base de forte individualisation de la conscience, il leur semblait aussi qu’il n’était pas légitime de faire obstacle au pluralisme des opinions et de leur expression, non seulement dans le domaine religieux, mais aussi en tous les autres, y compris bien sûr politique.
18La conscience des casuistes catholiques, mêmes les plus « relâchés » (les probabilistes), excluait la justification en « conscience » du pluralisme confessionnel et de la tolérance religieuse, autrement que comme une contrainte provisoire imposée par l’état présent des choses. L’affirmation publique de dissensions politico-confessionnelles ne pouvait être légitime que si elle était au service d’un rappel de l’orthodoxie catholique et des prérogatives de l’Église romaine. Si certains reconnaissaient une large latitude aux individus, conseillés cependant par leurs confesseurs ou directeurs spirituels, dans le choix des actes conformes aux principes moraux déposés dans la conscience, ils refusaient pour autant toute individualisation de celle-ci ; ce n’était pas les consciences qui différaient, mais seulement le résultat des raisonnements moraux engagés dans la résolution des cas de conscience, ce qui évidemment est tout à fait différent. Aussi la notion de conscience restait-elle étroitement attachée à l’idée de vraie religion et d’obéissance inconditionnelle à l’Église catholique et apostolique ; elle était au service d’une unique confession et, si l’on peut dire, d’un seul parti légitime, même si dans les faits, il n’en allait point du tout ainsi.
19Nous terminerons sur ce qui nous apparaît, au moins a posteriori, comme un paradoxe : la revendication publique de la liberté de conscience, de la liberté d’expression, des libertés civiles inséparable de la justification de ce qu’on l’on nomme aujourd’hui objection de conscience (lorsqu’on met l’accent sur la démarche individuelle et morale), désobéissance civile (lorsqu’on insiste sur la dimension collective et politique), est historiquement un produit du rigorisme moral des puritains radicaux, anabaptistes, Levellers et autres « sectes » de la Réforme radicale, alors que les positions morales réputées laxistes des Jésuites et d’une partie non négligeable des catholiques post-tridentins furent d’abord et avant tout employées au service du conservatisme social et politique le plus résolu.
Notes de bas de page
1 Ce texte est tiré d’un exposé présenté à l’occasion des journées d’étude La Conscience entre droit et sciences sociales, organisées par le Centre d’Études des Normes Juridiques Yan Thomas à l’EHESS les 8-9 décembre 2016.
2 « First he swore he was no priest, that is, saieth he, not Apollos Priest at Delphos. Secondly he sware he was never beyond the Seas, its trew saieth he, for he was never beyond the Indian Seas. Thirdly he was never at, or of the Seminaries, Duplex est seminarium, materiale, et spirituale, he was never of the spirituall Seminarie. Fourthly, he never knew Mr Hawksworth, verum est, saith he, scientia scientifica. Fifthly, he never saw Mr Hawksworth, verum est, saith he, visione beatifica », State Papers, 14. 18. 66 (5 février 1606).
3 « He said that it was true, that in foro interiori coram Deo, these things could not be defended : but in foro exteriori before the Magistrate, he could, and doubted not, but that he lawfully doe it, and defend it », ibid. Voir, Elliot Rose, Cases of Conscience : Alternatives Open to Recusants and Puritans Under Elizabeth I and James I, Cambridge University Press, 1975, p. 90.
4 Je mets de côté ici les passionnantes controverses autour de l’évaluation morale des restrictions mentales, innocentes pour les uns, criminelles pour les autres, parce qu’elles reposent en fait sur le consensus d’une très large acceptation de la licéité, en certaines circonstances, de l’usage des énoncés ou des signes équivoques. On le constate, par exemple, à la lecture de la théologie morale protestante qui condamne de manière on ne peut plus virulente les équivoques et restrictions « jésuitiques », tout en reconnaissant de fait la licéité des équivoques afin d’éviter le mensonge dans les cas où la vérité n’est pas due, ou doit être tue impérativement. De même, dans le monde catholique, les vives querelles sur le sujet, peut-on constater, conduisent à la seule condamnation en 1679 par Innocent XI de l’usage de la restrictio stricte mentalis, c’est-à-dire de la forme la plus extrême de restriction mentale (lorsqu’aucun signe de la restriction n’est produit, à la différence de la restrictio late mentalis, autorisée).
5 Sur le Psaume 5, « Aliud est mentiri, aliud veritatem occultare ; siquidem aliud est falsum dicere, aliud verum tacere », in Gratien, Décret, C. XXII, q. II, c. XIV.
6 Genèse, 12, 10-13, Augustin, In Genesim, qu. 26. Il est étonnant que les commentateurs, par contre, ne semblent guère se soucier du fait que, par ce subterfuge, Abraham prostitue en fait Sara à Pharaon en la faisant passer pour sa sœur et pour une femme non mariée.
7 « Humanae aures talia verba nostra judicant, qualia foris sonant. Divina vero judicia talia foris audiunt, qualia ex intimis proferuntur […] non debet intentio verbis deservire, sed verba intentioni », Moralia in Job, lib. XXVI, chap. 10, Décret, C. XXII, q. V, c. XI.
8 « Patet, quod Deus non sic accepit juramentum, sicut ille, cui juratur, sed pocius sicut qui jurat intelligit », ibid. À noter qu’une formule exactement contraire se rencontre dans la même page du droit canon (c. IX), intitulée « De eo qui callidatate verborum jurat » (au sujet de qui jure en rusant sur les mots) : « Quacumque arte verborum qui jurat, Deus tamen qui conscientiae testis est ita hoc accipit sicut ille cui juratur intellegit » (soit, « on a beau chicaner sur le sens des termes ; Dieu, qui voit le fond de nos cœurs, ne laisse pas de prendre le serment dans le sens que conçoit celui à qui l’on jure »). Il s’agit d’une citation d’Isidore de Séville (De Summo bono, II, 31, § 1), invariablement rappelée par tous les contempteurs des équivoques et des restrictions.
9 Navarra, Commentarius in cap. Humanae Aures, XXII. qu. V. De veritate responsi, partim verbo, partim mente concepti & de arte bona e mala simulandi, Romae, In officina Jacobi Tornierii et Jacobi Bericchia, 1584. Voir Perez Zagorin, Ways of Lying : Dissimulation, Persecution and Conformity in Early Modern Europe, Cambridge / Londres, Harvard University Press, 1990, p. 164-185.
10 Navarra, Commentarius, op. cit., « N. qui dixit clam cuidam foeminae, accipio te in uxorem meam, sine animo eam ducendi, respondit judici eam adjuranti et interroganti, an ea verba dixisset ? Se non dixisse illa, subintelligendo mente, quod ea non dixerit animo illam ducendi ».
11 Ibid., q. 1, § 9.
12 Ibid., q. 1, § 6-7.
13 Voir Sylvestre de Prieras (Silvestro Mazzolini da Prierio), Summa Summarum quae Silvestrina dicitur, Strasbourg, 1518. Sur le contexte de ce cas, voir Carlo Cipolla, Faith, reason and the Plague in 17th-Century Italy, Ithaca, N. Y., 1979.
14 Navarra, op. cit., q. 2, § 9.
15 Quid agendum sit ei, quo à quaeritur aliquis occidendus, quem ipse scit in domo sua latitare, vel etiam in alio loco ? S. Raimundus de Pennaforte, Summa de Paenitentia, Xavier Ochoa et Aloysius Diez (éd.), Rome, Universa bibliotheca Juris, 1976, vol. 1, tomus B, Lib. I, tit. X, De mendacio & adulatione, § 4. Sur ce cas, voir notre article, « Non est hic. Le cas exemplaire de la protection du fugitif », Serge Boarini (dir.), La Casuistique classique : genèse, formes, devenir, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, p. 123-134 ; Les dossiers du Grihl, Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Secret et mensonge. Essais et comptes rendus, mis en ligne le 9 juin 2007.
URL http://dossiersgrihl.revues.org/document300.html.
16 Navarra, op. cit., q. 2, § 10, p. 14 ; Thomas d’Aquin, Somme, IIa IIae, q. 69, art. 1.
17 Ibid., q. 2, § 12, p. 15.
18 Sylvestre (Silvestro Mazzolini da Prierio), op. cit., à Mendacium [f. 275b], cité et commenté par Johann P. Sommerville, « New Art of Lying : Equivocation, Mental Reservation, and Casuistry », Conscience and Casuistry in Early Modern Europe, Edmund Leites (éd.), Cambridge, Cambridge University Press / Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1988 (p. 159-184), p. 169 ; et Albert Jonsen et Stephen Toulmin, The Abuse of Casuistry, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 198.
19 « Si clericus interrogatus in porta an aliquid habeat de quo sit solvenda gabella, & illa respondeat, p. non s. de quo sit solvenda a clerico » (« si un clerc interrogé à la porte d’une ville s’il transporte quelque chose dont il doive payer la taxe, et répond que non, qui soit à payer par un clerc »), Sylvestre, Mendacium, 3. Voir l’article de Vincenzo Lavenia, « Fraus et Cautela. Théologie morale et fiscalité au début des temps modernes », dans La Casuistique classique, op. cit., p. 43-58.
20 Navarra eut lui-même affaire au Saint-Office, à partir de 1559, en devenant le défenseur acharné de l’archevêque de Tolède, Bartolomé de Carranza, ce théologien qui avait participé au Concile de Trente et qui fut accusé de crypto-luthéranisme. Il fut lui-même inquiété par l’Inquisition pour avoir clamé l’innocence de Carranza et cette affaire lui attira la disgrâce de Philippe II. Voir, P. Zagorin, op. cit., ibid.
21 Navarra, op. cit., q. 3, § 14, p. 25.
22 Voir au moins Pedro Ribadeneira (Rivadeneira), Princeps christianus, adversus Nicolaum Machiavellum ceterosque hujus temporis politicos a Petro Ribadeneira, nuper hispanicè nunc latinè a P. Joanne Orano, … Antverpiae, apud J. Trognaesium, 1603 et Leonardus Lessius (Leys), De Justitia et Jure caeterisque virtutibus cardinalibus libri IV, Ad 2. 2. D. Thomae, a quaest. 47 usque ad quaest. 171, Louvain, 1605.
23 Resolutiones quorundam casuum nationis Anglicanae, ouvrage sans doute écrit d’abord par Gregory Martin et abrégé par le cardinal William Allen et le jésuite Robert Persons (ou Parsons), lequel d’ailleurs s’engagea lui-même dans la défense de l’usage des équivoques par les catholiques anglais, non sans quelques concessions imposées par la réputation désastreuse des catholiques récusants accusés de parjure et de haute trahison. Bodleian Libray, Rawlinson D. 858, cf. Archibald Malloch, « Father Henry Garnet’s Treatise of Equivocation », Recusant History, 1981, vol. 15, n° 6, p. 387-395, p. 394.
24 Ce que Thomas Morton dans un ouvrage de controverse résume par ces mots, en forçant l’expression, mais non le sens du texte : « Officiarii Reginae Angliae non iuridice iuramenta exigunt, quia Regina haeretica non est Regina » (« Les officiers de la reine d’Angleterre ne peuvent exiger des serments avec justice, parce qu’une reine hérétique n’est pas une reine »), An exact discoverie of romish doctrine in the case of conspiracie and rebellion, by pregnant observations […], Londres, 1605, p. 41.
25 « Si in tribunali Haereticorum respondendum sit, iuramentum exactum à Iudice non competente, quales nunc omnes sunt in Anglia, in iurisdictione Ecclesiastica, non obligat, nisi secundum intentionem iurantis. Qui trahetur igitur, cum sit Catholicus, coram Haereticis, vel recuset iuramentum, quod est prudentius, vel sophisticè iuret, et sophisticè respondeat singulis interrogationibus, si de fide non sint. Interrogatus igitur de Catholicis indicandis et iuratus, si praetextu sui iuramenti, nominat, detegitque aliquos, bis peccat. Sic : licitum est Sacerdotibus aequivocare, vel nomina mutare, apud eis, qui sedent in portubus ad telonium, aut si in via interrogentur de religione sua, aut unde venerint, responso indirecto licebit effugere, vel deludere interrogationem. Et : si temere quis, et inconsiderate Haereticis iuramentum dederit, si velle ad omnia interrogata sincerè respondere, cum petuntur aliqua, quae in praeiudicium fient Catholicorum, quià peccavit iurando, iuramento non tenetur illis respondere. Et si Sacerdos ad tribunal iudicis, iuratus petatur, quoties Missam celebravit, vel apud quos, etc. ut aliis periculum creetur, non tenetur respondere, quia non est legitimum iudicium, nec iurantis intentio debet esse, nisi ad ea revelanda, quae tutò potest. Respondeat tamen aliquo sensu verum, etiamsi non sit in intentione interrogatus. Si de se requiratur, consilium esset dicere veritatem, & mori pro fide, si opus est : alios autem non revelet : et enim non tenetur, quià iudex haereticus, vel schismaticus, amittit omnem iurisdictionem. Si verò in iudicio de veritate interrogetur, nec de se, nec de aliis respondere debet, sed Amphibologicè, vel aequivocè affirmando, iniquitatem iudicis poterit declarare », Resolutiones quorundam casuum nationis Anglicanae, op. cit., préface, n.p.
26 Cela est souligné par tous les contempteurs des équivoques et restrictions mentales. Voir entre autres, François Desmarets [avocat à la cour], La religion du serment contre l’artifice de parole ou l’équivoque dans les dépositions des témoins, interrogatoires des accusés, recollements, confrontations, serments promissoires, affirmations décisoires, & autres actes tant en matière civile que criminelle, sur les mémoires de Messire Simon Vigor, Conseiller du Roi en son Grand Conseil et de Maître Antoine Allen, conseiller au présidial de Troyes, Paris, 1682.
27 Hugo Grotius, Du Droit de la guerre et de la paix, III, 1, Jean Barbeyrac (trad.), Amsterdam, Pierre de Coup, 1724, p. 231.
28 Voir par exemple les écrits du jésuite Parsons, invoquant la « liberty of conscience ». Cf. Thomas H. Clancy, Papist pamphleteers. The Allen-Persons party and the political thought of the Counter-Reformation in England, 1572-1615, Chicago, Loyola University Press, 1964, p. 145-150. Et si le jésuite conçoit, pour l’Angleterre, un régime de tolérance, c’est de manière toute provisoire, après quoi il faudra envisager une manière d’inquisition pour lutter contre l’hérésie (T. H. Clancy, op. cit., p. 153).
29 Sur le probabilisme, voir notre article, « Le Probabilisme : subversion et reconduction du principe d’autorité au début de l’âge moderne », Nouvelles de la République des Lettres, 2002-1, p. 7-28.
30 Lettre de juillet 1601, pour Mgr Granier, François de Sales, Œuvres, édition d’Annecy, t. XII, p. 424-425, cité par T. H. Clancy, op. cit., p. 151.
31 Voir, bien sûr, le plaidoyer de John Milton contre la censure et pour la liberté d’expression des opinions, dans l’Areopagitica (1644).
32 Henry David Thoreau, On the duty of Civil Disobedience, Boston, Ticknor and Fields, 1866.
33 Pour la distinction analytique entre désobéissance civile et objection de conscience, voir Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Paris, Presses Pocket, 1991 et John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, chap. 6.
34 Voir par exemple la déclaration de William Walwyn : « though the thing may be in itself good, yet if it do not appear to be so to my conscience, the practice thereof in me is sinful », The Compassionate Samaritaine, London, 1644. Voir, à ce propos, Andrew R. Murphy, Conscience and Community : Revisiting Toleration and Religious Dissent in Early Modern England and America, Philadelphie, Penn State Press, 2001.
Auteur
LISST – CAS Toulouse
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