Le témoignage d’un esprit libre sur la société de son temps : le peuple dans les Mémoires et Réflexions du Marquis de La Fare
p. 107-116
Texte intégral
Pour Alain, esprit libre s’il en est.
1En dehors d’une amusante gémellité de dates de naissance et d’une quarantaine d’années d’intenses échanges intellectuels et amicaux, une interrogation commune nous a souvent réunis, Alain et moi, à partir de domaines d’investigation différents : comment les imaginaires culturels du passé déterminent-ils les représentations collectives, et, à travers celles-ci, l’écriture du social et la pensée du politique de leur temps ?
2Dans la mouvance de ce type de questionnement, il m’a semblé qu’à l’occasion des Mélanges réunis pour lui, qui a toujours su refuser les points de vue convenus et les postures figées, il pouvait être amusant de prendre l’exemple du regard indirect que pose sur le peuple, si généralement absent de l’Histoire, un personnage inclassable, le marquis de La Fare2, homme de guerre et poète épicurien, aimable buveur et contestataire féroce, dans des Mémoires et Réflexions, où se mêlent librement méditations philosophiques et témoignages polémiques, jusqu’à un inachèvement3 attribué à une légendaire et revendiquée paresse, qui n’était certainement pas celle de l’esprit.
3En décalage avec la pratique mémorielle convenue, qui réfère d’emblée aux grands historiens du passé ou aux moralistes du présent, La Fare ouvre l’introduction de ses Mémoires en réécrivant Rabelais : « C’est avec raison, ce me semble, que frère Jean disant au bon Pantagruel : Nous autres moines hélas ! n’avons que notre vie en ce monde, Pantagruel lui répondit : Eh ! Que diable ont de plus les rois et les princes ? »4. Il extrait ensuite sa glose immédiate de cette citation (« Chacun n’a effectivement que certain nombre de jours ; il n’est question que d’en faire usage ») du discours traditionnel de l’anthropologie morale grâce à un nouveau jeu de décalages par rapport aux commentaires habituels de ce dialogue rabelaisien, en refusant successivement d’examiner « physiquement la vie de l’homme et son peu de durée » et « de vouloir la rendre plus innocente et meilleure par des préceptes de morale ». Il évoque enfin la teneur de ce projet, en décalage encore avec les fonctions testimoniales, justificatrices ou promotionnelles des Mémoires.
4Il ne s’agit pas, pour lui, de donner, au premier chef, une re-présentation de son rôle personnel dans les événements récents, même s’il assume en toute simplicité la part autobiographique de son écrit : « Au reste, avant que de passer au récit des choses générales, comme je veux laisser une image de ma vie aussi bien que de celle des autres, je dirai ce qui m’est arrivé d’autant plus volontiers, que n’étant rien de fort considérable, on ne saurait m’accuser de vanité »5. Il se met donc seulement, et sobrement, en scène dans son rôle d’homme de guerre, contant comment, en 1674, à Seneff, près de Mons, commandant les escadrons des « chevau-légers Dauphin » et des gendarmes d’Anjou, il reçut les louanges de Condé6 ou comment, sur les bords de l’Ill, en Alsace, il partagea les confidences de Turenne, comme le montre le dialogue stratégique avec le grand généralissime qu’il restitue in extenso7, car cela l’autorise à critiquer la dangereuse politique militaire de Louvois dont il s’attira en outre « la persécution » en tant que rival auprès de la maréchale de Rochefort et qui lui refusa une élévation, méritée, au rang de brigadier8, ce qui le contraignit « à quitter le service »9.
5Il ne s’agit pas, non plus, de se contenter de donner une peinture morale de la Cour ou un simple « abrégé du règne de Louis XIV » mais de proposer une histoire de la pensée et des actions des hommes à vocation réformatrice :
Quel est mon dessein ? C’est de faire comme un tableau de la vie humaine. Il ne s’agit pas ici de ce que les hommes doivent penser et faire ; il s’agit de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont capables de faire, et d’en juger par ce qu’ils ont fait. Tous les livres ne sont que trop pleins d’idées ; il est question de présenter des objets réels, où chacun puisse se reconnaître et reconnaître les autres : et peut-être arrivera-t-il que mettant devant les yeux cette multitude de routes différentes que les hommes prennent pour arriver à leur bonheur, les plus simples et les plus droites seront suivies, sinon par la plus grande, au moins par la plus saine partie.10
6Le double aspect, réaliste et universaliste d’un tel programme, m’incite à oser prolonger la réponse de frère Jean par une interrogation complémentaire un peu incongrue : « Eh ! Qu’en est-il donc aussi de la plus grande partie des hommes : des gens du peuple ? ». Sont-ils présents dans ce tableau ? De façon à tenter de voir si la dynamique transgressive d’un esprit libre, en porte à faux avec la doxa louis-quatorzienne à laquelle il s’oppose de manière virulente par sa contestation11, avec la doxa morale à laquelle il s’oppose par son épicurisme12, joue aussi en matière de doxa mémorielle, en s’opposant aux héritages culturels qui amènent les mémorialistes à ignorer le peuple, cet absent de l’Histoire.
7Pour répondre à cette question, il convient de la replacer dans l’économie du projet politico-moral de La Fare, qui se situe à la croisée d’un épicurisme individuel (prônant la recherche de la plénitude d’un être en lui-même et par lui-même) et d’une harmonie politique (fondée sur une sage accommodation de ce que désire chacun à la place qui lui est dévolue dans la structure sociale existante). La contradiction évidente entre le mouvement vers un accomplissement philosophique personnel et le fixisme inhérent à un équilibre collectif reposant sur le maintien de chacun à la place déterminée par sa naissance, pouvant, pour La Fare, se résoudre puisqu’il s’agit, idéalement, pour chacun d’accomplir pleinement tous les possibles liés à sa condition à l’intérieur d’un cadre stable, préservé des séismes de l’histoire publique et des bouleversements liés aux ambitions des puissants. Mais, dans la réalité, cette pensée de l’harmonie civile, condition d’existence d’un hédonisme particulier, passe par le maintien d’un équilibre, fondé sur des lois de compensation entre les rôles et les statuts sociaux, qui est sans cesse miné par les extrêmes qui le déstabilisent, comme le mémorialiste le montre au sujet de l’autorité royale :
Il est aisé de recueillir de tout ce que je viens de dire, premièrement que ce qui a porté l’autorité royale au point où elle est, c’est l’abaissement qu’elle avait souffert dans le siècle précédent, et le désordre de la guerre civile ; tout de même que l’abus que l’on fera de cette autorité produira dans la suite de nouveaux désordres à la première occasion, car, comme dit Horace : Dum stulti vitant vitia, in contraria currunt : pendant que les fous évitent une extrémité, ils tombent dans une autre.13
8L’image du peuple, chez lui, est donc tributaire des variations de la réalité historique, selon qu’elle est saisie en une période de respect des équilibres sociaux ou une période de rupture de ces équilibres.
9La Fare, n’étant pas un penseur politique, se contente, pour le premier cas de figure, de projeter collectivement sa conception de la sagesse épicurienne (pas sa pratique, beaucoup plus démesurée), une forme d’aurea mediocritas libertine fondée sur la quête tranquille des plaisirs, en l’adaptant aux différentes conditions des individus. Mais, n’étant pas un utopiste non plus, il est conscient des difficultés que présente ce passage du mode personnel au modèle global, en espérant simplement que ces spécificités d’« états » se compensent et s’équilibrent. Il sait, en effet, que l’on pense et agit différemment « dans les richesses et dans la pauvreté », que tout le monde
prend l’esprit de son état ; le bourgeois et le laboureur, le soldat et le marchand ont tous des idées différentes de la même chose […] chaque profession et chaque métier, le médecin et l’architecte, le meunier et le cordonnier ont chacun l’esprit particulier de leur profession, comme le jésuite, l’augustin et le cordelier ont celui de leur ordre…14
10Et surtout que l’harmonie rêvée d’un corps social aussi complexe, qui requiert que chacun trouve le bonheur dans l’exercice de son rôle, distinct et complémentaire de celui des autres, est sans cesse mise en péril par les bouleversements de l’Histoire.
11D’abord parce que les transformations séculaires, qui amènent les autres historiens à renoncer à toute vision globale et à se contenter de compilations « de faits arrangés selon l’ordre des temps »15, bousculent la synthèse qu’il tente de donner dans son « tableau varié et raisonné de la vie humaine ».
12Ensuite parce que la positivité des différences entre les hommes, théoriquement porteuse de potentialités, se dégrade, en pratique, en négativité par l’enlisement de chacun dans ses habitudes : « On peut presque dire que chaque homme fait toujours la même chose, jusque-là qu’il ne peut pas comprendre qu’on fasse autrement »16.
13Enfin parce que le déterminisme social semble indépassable, comme le montre la prégnance indélébile de la condition première des usurpateurs de grandeurs, telle Madame du Fresnoy, maîtresse de Louvois, qui, malgré sa récente charge de dame de lit de la Reine, restera toujours « la femme d’un commis et la fille d’un apothicaire » : la « prostitution »17 d’une telle élévation contre nature est stigmatisée, comme la dérive du pouvoir monarchique qui l’a permise.
14Il instruit, en effet, avant tout, le procès de Louis XIV qu’il accuse d’avoir, par ubris, rompu les lois de partage social et politique sur lesquelles reposent l’équilibre des rapports rois/sujets et donc tout rêve d’harmonie publique. Ses accusations visent aussi Colbert qui, « persuadé que le roi était le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets », s’est rendu responsable de l’instauration de « cette autorité prodigieuse du roi, inouïe jusqu’à ce siècle, qui après avoir été cause de grands biens et de grands maux, est parvenue à un tel excès qu’elle est devenue à charge à elle-même ». Elles remontent même plus haut dans le temps : « On peut donc dire que l’esprit de tout ce siècle-ci a été, du côté de la cour et des ministres, un dessein continuel de relever l’autorité royale jusqu’à la rendre despotique ; et, du côté des peuples une patience et une soumission parfaite18, si l’on excepte quelques particuliers pendant la régence »19.
15Cette allusion rapide et minimaliste à la Fronde montre bien que le mémorialiste n’entend pas poser de manière empirique, liée aux événements et aux conjonctures historiques, le problème de la relation entre le roi et son peuple, mais qu’il l’envisage toujours à partir de son modèle premier d’harmonie et d’équilibre étatique, ce qui rend la révolte aussi préjudiciable que l’oppression. Mais il est bien évidemment conduit à rendre compte de la continuation de l’aggravation des choses qui se traduit par une forme perverse de rééquilibrage dans la démesure, le peuple passant de la soumission à l’esclavage puisque la monarchie devient une tyrannie devant laquelle le Parlement et les Grands plient à leur tour : « Cette soumission des premières têtes de l’État attira, comme on peut le penser, celle de tout le reste du monde, et l’habitude à l’esclavage ne faisant qu’augmenter, il parvint au même excès que l’autorité »20.
16La Fare retrouve ainsi, mutatis mutandis, au plan collectif, ce qu’il dénonçait, au plan individuel, en moraliste épicurien, comme aliénation de la liberté : l’esclavage de l’habitude « principe sourd et lent, mais certain » et pour lequel il donnait un exemple amusant : « J’ai vu des gens faire l’amour à la montre, et toujours à la même heure »21.
17Mais, les choses étant autrement plus graves sur le plan politique, il se mue en tératologue pour observer le devenir inévitable du monstre tyran/esclaves, produit de l’orgueil d’un seul et de la lâcheté des autres, qui s’est substitué au couple légitime roi/sujets, et qui tend à se développer à l’infini en allant se chercher, à l’étranger, de nouvelles proies, en rompant l’équilibre international et en causant des conflits meurtriers : « La France n’aurait point eu cette guerre sans l’abus continuel que le roi et ses ministres firent de cette autorité, car ils s’en enivrèrent tellement, pour ainsi dire, qu’ils voulurent l’exercer sur toute l’Europe, et ne regardèrent plus ni foi ni traité »22.
18Avec pour conséquence un nouveau déséquilibre mortifère, entre une France dont les forces sont paralysées par cet esclavage intérieur et des ennemis extérieurs aux forces décuplées par le refus de subir une pareille tyrannie. La Fare établit ainsi un parallèle entre deux effets de la volonté de puissance despotique de Louis XIV, la tyrannie intérieure et l’hégémonie extérieure, en prenant encore le peuple comme référent de la servitude, dans une réflexion critique sur Louvois qui « traita avec tous les ministres étrangers aussi impérieusement, pour ne pas dire brutalement, qu’il traitait avec les sujets du roi »23.
19La guerre voulue par ce ministre belliqueux entraîne le malheur des peuples, d’autant que « dur, injuste et cruel » il ne connaît ni équité ni pitié, cassant par exemple un capitaine ayant héroïquement défendu la place assiégée qu’il dirigeait (en dévorant, pour tenir, des mulets et le cadavre d’une servante), pour s’être rendu, à la perte des derniers de ses hommes24. Et cette barbarie s’étend même à l’étranger avec le terrible traitement des populations civiles durant le sac du Palatinat qu’il décida, commandant de brûler « Worms, Spire, Frankendal et tout le bas Palatinat », « cruauté qui inspira de l’horreur à toute l’Europe contre le Roi et contre toute la nation »25.
20Les conséquences de la politique despotique et suicidaire de Louis XIV se traduisent par la misère et l’esclavage du peuple. La Fare stigmatise « cette autorité absolue, qui fait d’un côté la grandeur et la félicité du prince, et contribue au maintien de l’État » mais aussi « d’un autre côté la misère des peuples, l’anéantissement des plus nobles et même de la nation, à mesure qu’elle affaiblit et énerve ce même État »26. Il complète ce propos général par des accusations personnelles directes, comme pour les milliers de morts occasionnés par la construction inachevée de l’aqueduc de Maintenon, décidée par le roi, seul responsable « des dépenses monstrueuses pour faire venir de l’eau à Versailles où il n’y en avait point » et du fait que « les peuples ne furent point soulagés pendant la paix qui ne dura que jusqu’en l’année 1672 »27.
21Son réquisitoire sur le sujet des dépenses de bâtiments, ruineuses pour le peuple, est virulent :
Il faut aussi remarquer que par cette paix de Nimègue, le roi, dont l’autorité était sans borne, s’en servit pour tirer de ses peuples tout ce qu’il pouvait en tirer pour le dépenser en bâtiments aussi mal conçus que peu utiles au public […]. Imitateur des rois d’Asie, le seul esclavage lui plut ; il négligea le mérite : ses ministres ne songèrent plus à lui dire la vérité, mais à le flatter et à lui plaire.28
22 Pour La Fare, loin d’être « Grand », Louis XIV est l’opposé d’un bon roi comme Henri IV, « fort regretté et adoré de ses peuples »29, puisque, par la brutalité de son despotisme, il empêche le bonheur hédoniste personnel comme le bien-être et le repos collectifs.
23Et pourtant, si je quitte ce bilan polémique, qui montre la liberté d’esprit politique de La Fare, pour revenir à mon interrogation initiale concernant une hypothétique modification, dans ses Mémoires, de l’image traditionnelle du peuple qui aurait été la preuve d’une liberté d’esprit sociale, je dois répondre par la négative.
24En effet, le peuple n’y est pas beaucoup plus présent que chez les autres mémorialistes du règne de Louis XIV, peu soucieux de se pencher sur le sort de la populace (sauf lorsqu’ils en sont issus, comme Cavalier ou Jamerey-Duval30) et les images qui en sont données s’inscrivent largement dans la topique négative que j’ai analysée, il y a longtemps, dans mon étude Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV31.
25La Fare partage en effet la conception d’une nature humaine permanente dans ses caractères hérités, dominante dans l’anthropologie morale du temps, ce qui lui interdit de penser une quelconque évolution possible de l’être populaire comme le prouve son fixisme des conditions. Il partage également, avec la plupart de ses contemporains, une conception verticale de l’Histoire où ce sont toujours les Grands qui font l’événement ici-bas comme le prouve la constante position d’objet du peuple dans les rares phrases où il est mentionné, un peuple qui pèse aussi peu sur les destinées individuelles que sur les devenirs collectifs.
26Cependant, comme pour tout auteur qui reconstruit le passé à partir du moment où il écrit, on trouve parfois, chez lui, à côté des éléments stéréotypés hérités des Imagos collectives, des décalages introduits par l’incidence de sa vision personnelle, liée à son vécu et à la manière dont il entend re-présenter celui-ci.
27Ainsi, dans ses Mémoires, le peuple apparaît-il essentiellement quand la « normalité » est bousculée, soit qu’il se manifeste lui-même par des séditions, soit qu’il sorte dramatiquement de l’ombre en période de misère : en gros quand il tue et quand il meurt, comme ces pauvres paysans sur lesquels la Brinvilliers faisait l’essai de ses poisons32.
28 Les soulèvements paysans contemporains y sont cependant peu pris en compte : il se contente de citer lapidairement le danger des agitations de 1673 et 1674, en Guyenne, Normandie et Bretagne33.
29L’« opinion » populaire y est aussi peu représentée, avec les cris de « Vive Monsieur » proférés par des badauds admiratifs34, avec le portrait de Turenne en « amateur de la gloire et de la faveur populaire »35, ou avec les feux de joie allumés par la populace à la nouvelle (fausse) de la mort de Guillaume d’Orange en Angleterre36.
30Et si le peuple misérable y apparaît un peu plus, c’est pour être immédiatement instrumentalisé, comme dans le récit de la charité exercée par Monsieur, le chevalier de Lorraine, le marquis d’Effiat et La Fare lui-même, qui, sur une route de Bretagne, distribuèrent chacun le contenu d’un sac de « mille francs en pièces de trente sols ou en écus » à des miséreux, victimes de « la grande disette de blé » de 1693. En effet, quand La Fare précise que cette générosité « acquit fort le cœur des peuples à ce Prince »37, il révèle qu’il n’a pas raconté cette anecdote pour témoigner de la gravité de la famine populaire, mais pour valoriser la personne de Monsieur.
31La représentation du peuple est donc toujours médiatisée par le rapport réel des petits aux Grands comme par le rapport des Grands à l’image basse qui a toujours été donnée des petits. Sa présence, essentiellement instrumentalisée en vue d’un procès à charge du roi, fait donc de la souffrance du peuple, jamais vraiment vue pour elle-même, un simple symptôme de la maladie du corps politique née du bouleversement des équilibres sociaux sous le poids de l’autorité despotique, aveugle de Louis XIV.
32La liberté d’esprit de La Fare, visible dans tout le reste de son existence, ne s’exerce donc que partiellement ici. Elle lui confère une indépendance de jugement, assumée dans un discours d’opposition, mais elle ne lui confère pas une indépendance culturelle équivalente : il reste tributaire de la vision empirique d’une société réelle où le peuple n’a pas d’existence politique reconnue et des habitudes d’une écriture mémorielle noble dans laquelle le peuple, l’ignoble, l’in-noble, n’a quasiment pas de place.
33Si je reviens à mon interrogation initiale, dérivée de la fausse réplique de frère Jean : « Qu’en est-il du peuple ? » l’examen des Mémoires impose de répondre : « bien peu de choses ». Force est de constater, sans s’en étonner d’ailleurs, qu’au XVIIe siècle, les représentations sociales restent, même chez un esprit libre, plus figées que les représentations morales, qu’une opposition politique au pouvoir n’engage pas nécessairement une contestation des hiérarchies qui fondent celui-ci, qu’un anticonformisme n’engage pas nécessairement une rupture avec les héritages culturels. Il y avait en effet peu de chances qu’un libertin, habitué des festins du Temple, qui, selon Saint-Simon, « se creva de morue et en mourut d’indigestion »38, et, par ailleurs, auteur d’une « Ode à la paresse », soit en mesure de témoigner au nom des pauvres laboureurs affamés.
34Mais La Fontaine, poète épicurien et bon vivant comme lui, ne l’a-t-il pas fait un peu plus et un peu mieux ? Question de type de texte et de motivations d’écriture sans doute, question de caractère aussi, puisque, pour Saint-Simon qui n’avait sans doute pas lu ses Mémoires, La Fare est incapable de la moindre satire : « Il faisait d’assez jolis vers, mais jamais ni en vers ni en prose, rien contre personne »39. Donc rien d’étonnant si ce dormeur fameux ne s’éveille pas à la critique sociale, s’il privilégie le repos public, condition du loisir individuel des esprits libres, comme le montre cette strophe d’un poème libertin, « Les béatitudes de ce monde » :
Heureux qui sait sans murmurer
Soumettre son esprit aux mœurs de sa patrie,
Qui peut, exempt d’orgueil, exempt de flatterie,
Plaire aux Grands sans les admirer.40
35Le soin de soi et le souci des autres ne vont pas toujours de pair : tout le monde n’est pas Alain !
Notes de bas de page
1 L’« Avertissement » de la première édition des Mémoires présente comme tel l’auteur de ceux-ci : « Je ne dis rien à l’avantage de cet ouvrage ; c’est au lecteur à en juger. Ceux qui haïssent la flatterie, et qui aiment la liberté, y verront avec plaisir que dans tous les pays du monde on trouve des personnes assez nobles, assez hardies pour penser librement, et même pour oser écrire la vérité aux dépens de tout ce qui peut en arriver ».
2 Charles Auguste, Marquis de La Fare (né en 1644, à Valgorge en Vivarais, mort à Paris, en 1712), Mémoires et Réflexions du Marquis de La Fare sur les principaux événements du règne de Louis XIV, Première édition Rotterdam, G. Fristch, 1716 ; édition citée : Émile Raunié (éd.), Paris, G. Charpentier, 1884 ; édition récente (et excellente) : Le Marquis et le Duc. La Fare et Saint-Simon, Jean-Louis Leutrat (éd.), Paris, Alain Baudry and Cie, 2010.
3 Les Mémoires, qui débutent en 1661, s’arrêtent, brutalement, en 1693, avant la paix de Ryswick (1697) dont ils devaient initialement parler.
4 La Fare, op. cit., p. 1. Réécriture, en termes de morale épicurienne, d’une remarque d’Épistémon, faussement attribuée à Frère Jean : « C’est ainsi, dit Épistémon, que, par tout le monde, cette méchante ferraille de moines est intraitable sur le chapitre des vivres, et puis elle nous dit qu’elle n’a que sa vie en ce monde. Que diable ont les Rois et grands princes ? », Rabelais, Le Cinquième livre, chapitre xxvii, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1997, p. 231.
5 Ibid., p. 42.
6 Ibid., p. 129.
7 Ibid., p. 141.
8 Ibid., p. 178-179.
9 Ibid., p. 168.
10 Ibid., p. 2.
11 Il donne, par exemple, comme une des « causes de la décadence de la France »« la manière dont on a songé à détruire la religion protestante en France », condamnant les dragonnades instaurées par Louvois « prétendant convertir en six mois seize cent mille personnes par des traitements indignes de la religion et de l’humanité » et comptabilisant les pertes pour l’État liées au départ de « huit cent mille personnes », souvent expertes dans le domaine du commerce et des manufactures (ibid., p. 182-184).
12 La Fare, libertin par ses liaisons (avec Mme de La Sablière ou la Champmeslé, par exemple), ses amitiés (avec Chaulieu ou les Vendôme), sa paresse, sa gloutonnerie et son ivrognerie qui l’ont rendu « démesuré en grosseur » (Saint-Simon), l’est aussi par sa liberté de pensée qui lui fait dire de l’esprit de Ninon de Lenclos qu’il était « le meilleur et le plus aimable qu’il ait connu en aucune femme » (ibid., p. 190) et écrire des poèmes libertins comme son Ode sur « la vieillesse d’un philosophe voluptueux » dont voici la première strophe : « Nectar qu’on avale à longs traits, / Baume que répand la nature, / Sur les maux qu’elle nous a faits, / Maîtresse aimable d’Épicure, / Volupté, prête ton secours, / Et viens défendre ma vieillesse / Des langueurs et de la tristesse / Qui noircit la fin de mes jours. » (cité par Émile Raunié, ibid., p. XXXI de son introduction).
13 Ibid., p. 40. Horace, Satires, Livre I, satire 2, v. 24, François Richard (trad.) : « les sots pour éviter un vice, se jettent dans le vice opposé », Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 151.
14 Ibid., p. 6-7.
15 Ibid., p. 11.
16 Ibid., p. 8-9.
17 Ibid., p. 269.
18 Ailleurs La Fare dit même que ce fut, sous le ministériat de Richelieu « que tout le monde prit l’esprit de servitude », ibid., p. 18.
19 Ibid., p. 36.
20 Ibid., p. 38.
21 Ibid., p. 8 et 9.
22 Ibid., p. 38.
23 Ibid., p. 183.
24 Ibid., p. 135.
25 Ibid., p. 251. Vingt-deux villages furent brûlés et la population fut décimée.
26 Ibid., p. 41.
27 Ibid., p. 67.
28 Ibid., p. 186.
29 Ibid., p. 13.
30 Jean Cavalier, Mémoires sur la guerre des camisards, Paris, Payot, 1987 ; Valentin Jamerey-Duval, Mémoires, présentés par Jean-Marie Goulemot, Paris, Le Sycomore, 1981.
31 Pierre Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 1998.
32 Ibid., p. 217.
33 Ibid., p. 120 et 147.
34 Ibid., p. 176.
35 Ibid., p. 115.
36 Ibid., p. 241-242.
37 Ibid., p. 281.
38 Claude Henri du Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, Yves Coirault (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, t. IV, p. 499-500.
39 Ibid.
40 La Fare, choix de poésies, dans Les Libertins du XVIIe siècle, Jacques Prévot (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 1427.
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