Le français, discipline cruciale
p. 103-106
Texte intégral
1 Depuis quelques temps, l’enseignement a les honneurs des gazettes ; tant mieux, le sujet est capital. Mais par instants on croirait la Jéricho biblique : un concert de donneurs d’avis trompette des désastres imparables et des solutions miracles. Les gens du métier se sentent un peu assiégés : on les conseille, on les plaint, on les morigène ; on ne les écoute guère. Il est vrai qu’ils sont discrets. C’est qu’ils savent qu’un débat démocratique a d’abord besoin d’informations précises, et qu’il faut du temps, de la modestie, l’humble ambition du savoir, pour comprendre l’école : par exemple, vingt ans de pratiques, de recherches, de comparaisons avec ce qui se fait ailleurs. Vingt ans, ce n’est pas le rythme d’une kermesse médiatique.
2Vingt ans, c’est le temps où, depuis l’instauration du collège pour tous, puis de l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de seize ans, le système éducatif a changé profondément. Croissance sans précédent du nombre d’élèves et d’étudiants, de la durée des études, et croissance à proportion de l’échec scolaire qui frappe les enfants des milieux modestes ou défavorisés : les faits sont connus.
3Leur conséquence est claire : si la nation veut des jeunes mieux formés et une vraie égalité des chances, elle doit donner aux moins favorisés les atouts que l’héritage culturel ne leur offre pas. Davantage d’encadrement aménagé, donc de personnel, de bâtiments, c’est une question de fonds. On peut sans doute employer mieux ceux qui existent, mais une école de la réussite pour tous exige des crédits massifs : c’est un choix politique fort pour la collectivité ; et si on le souhaite ardemment, il ne faut leurrer personne sur son prix et ses enjeux.
4Ni attendre pour agir. Car des crédits massifs ne suffiront jamais si les contenus n’évoluent pas. Toutes les enquêtes montrent que l’échec scolaire est très souvent lié à des difficultés en cours préparatoire pour apprendre à lire et à écrire. On a essayé force méthodes : des bonnes, des meilleures. Le problème subsiste : les causes profondes sont donc ailleurs. Notamment dans l’histoire de l’école depuis un siècle, depuis que la réforme dite Ferry et ses suites ont mis en place l’école et l’université dont nous avons hérité. Comme elle est devenue un mythe, on oublie que cette réforme n’était pas de pure philanthropie, qu’elle répondait certes à une demande populaire, mais aussi aux besoins des entreprises et des administrations en employés plus instruits. On oublie ou l’on ignore que les privilégiés n’ont pas abandonné là leurs avantages, que les changements ont fait l’objet de là aussi vingt ans de conflits (1881-1902) dont la gamme des disciplines que nous connaissons porte l’empreinte.
5Ou bien son enseignement évoluera, ou bien l’égalité des chances pâtira toujours de l’inégalité en français.
6On ne peut parler de réorganiser l’école sans d’abord s’attacher à la crise du français.
7En particulier, l’enseignement des lettres a connu alors un phénomène lourd de conséquences : on est passé de la rhétorique à la littérature, d’un savoir sur les discours en général au seul commentaire des seuls textes littéraires. Or la rhétorique générale constitue une formation citoyenne. Les fils de nantis qui accédaient au lycée classique faisaient du latin, et le latin, pétri d’histoire et de rhétorique, leur conservait cette formation qui ouvrait la voie vers les postes de pouvoir. Les autres, cantonnés dans l’élémentaire, au mieux le « primaire supérieur » et le « secondaire moderne », en restaient privés. En même temps, dans les petites classes, l’enseignement de la langue a imposé une norme fondée elle aussi sur l’écrit littéraire : là encore, seule la minorité dotée d’une culture familiale nourrie de ce modèle l’assimilait vraiment. Ainsi, les normes scolaires du français ont été le lieu d’une inégalité.
8Ces modèles sont encore là aujourd’hui : voyez le Grevisse, vos dictionnaires et leurs exemples, ou les manuels scolaires ! Beaucoup persistent à séparer la grammaire de la culture, ramenée à la littérature, et perpétuent une norme de la langue calquée sur un modèle écrit littéraire. Les enfants défavorisés continuent à subir les effets de ce schéma en lui-même inégalitaire : les échecs, et leurs suites, sont dus entre autres à cette persistance, et ils dureront tant qu’on n’aura pas repris à fond cette question. S’il y a un mur de Jéricho à renverser, c’est, en français, ce modèle conservateur.
9Les enjeux sont cruciaux. Pour une citoyenneté authentique, car la maîtrise du discours est la condition des décisions délibérées. Pour tous les apprentissages : comme le langage est l’outil et le lien de la pensée, et que plus des études sont longues plus elles exigent de conceptualisation, les difficultés en français retentissent sur tous les savoirs, toutes les disciplines. À l’évidence, le français est un socle de connaissances : il est une discipline à la croisée des disciplines.
10Et il est aujourd’hui à la croisée des chemins : ou bien son enseignement évoluera, ou bien l’égalité des chances pâtira toujours de l’inégalité en français. On ne peut parler de réorganiser l’école sans d’abord s’attacher à la crise du français. Pour peu qu’on admette que la langue n’existe pas en soi, mais dans ses usages, ses mises en œuvre, les discours, on peut construire une grammaire du discours, qui envisage l’organisation des propos en fonction de leur but, et non plus une grammaire de règles abstraites. Pour peu qu’on admette que la langue est d’abord orale, la syntaxe (et l’orthographe qui la traduit) redevient une réalité vivante.
11Pour peu qu’on travaille selon la logique du discours, on débarrasse la littérature du fétichisme du « texte clos » (comme si les textes n’étaient pas des formes de discours) et des genres purement littéraires (comme si les genres n’étaient pas présents partout) qui a engendré la triste idée que les lettres sont belles mais ne servent pas à grand-chose. Contextualisée, comparée avec d’autres discours, la littérature s’ouvre et sa richesse de sens s’offre pour tous. Nombre de nos chercheurs ont renouvelé l’approche du discours, la rhétorique et la poétique générales, l’étude de la littérature. Face au besoin de changement, il y a aujourd’hui beaucoup d’atouts pour un enseignement du français qui forme la pensée et le citoyen.
12Les élèves, si leurs exercices et leurs notes en français ne leur disent pas dès le CP qu’ils ne sont pas « dans la norme », donc déjà en échec, révèlent leurs capacités et leur désir d’apprendre, qui est immense. Comme est immense chez les enseignants, de l’école à l’université, le désir de transmettre des connaissances efficaces. La difficulté majeure niche en fait dans les routines de pensée et quelques fantasmes.
13Quand il s’agit du français, chacun croit pouvoir y aller de son couplet. Fait-on de même pour les mathématiques ? La philosophie ? Et cette cacophonie favorise les conservateurs qui prétendent que tout changement trahirait la grande littérature et le beau français. Et pourquoi pas la patrie ?
14Le français n’a pas à conserver, il a à conquérir. Les nouveaux programmes de français pour le collège proposent cette conquête indispensable : la maîtrise du discours vivant. Il faut encore débattre pour les améliorer. Il faut aussi informer, poursuivre les recherches, former les enseignants de façon appropriée. Pour mettre tous les élèves en position de réussite, il faut des moyens pour des pratiques diversifiées et, enfin, une progression échelonnée, un allègement de la grammaire à l’école, une évolution prolongée au lycée et à l’université.
15Il faut un effort pour le français aujourd’hui. Isolé, cet effort serait dérisoire, certes. Du moins est-il possible sans attendre, sans que les crédits qu’il demande soient hors de portée. Là s’impose donc un choix, qui a valeur d’exemple, clair : des grands mots pour des réformes incertaines ou l’humble ambition du travail de fond.
16 Le Monde, 18 mai 19961
Notes de bas de page
1 En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/archives/article/1996/05/18/le-francais-discipline-cruciale_3735457_1819218.html#UXlRqUrBcpJwlgyd.99.
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