André Chénier, Anatole France, Raymond Radiguet. Des périls de l’expérience éditoriale
p. 89-99
Texte intégral
1Pour quelqu’un qui a beaucoup fréquenté Naissance de l’écrivain, et appris à penser les carrières littéraires grâce aux travaux d’Alain Viala, André Chénier est, à bien des égards, un auteur qui ne se conforme pas aux stratégies traditionnelles. De son vivant, le frère du dramaturge célèbre Marie-Joseph Chénier s’est fait un nom dans le journalisme politique révolutionnaire, mais n’a publié que deux poèmes. Le premier, Le Jeu de Paume. À Louis David, peintre, date de 1791. Cette grande ode pindarique, longue de 22 strophes, sort, dans des conditions mal élucidées, sous la forme d’une brochure de 24 pages. Le poète l’a envoyé à un autre écrivain qui était en quelque sorte son mentor, Ponce-Denis Écouchard-Le Brun, dit Le Brun-Pindare, comme en témoigne une belle lettre datée du mercredi 2 mars 1791. Elle mérite d’être citée dans la mesure où elle éclaire un texte souvent jugé problématique :
L’auteur de ce poème, en l’envoyant à M. Le Brun, n’est pas sans inquiétude pour son amour-propre. Il n’est pas assez sûr de lui-même pour se présenter le front levé devant un juge aussi éclairé, et qui a certes acquis le droit d’être difficile. Il espère cependant qu’il lira cet ouvrage avec quelque bienveillance. M. Le Brun y pourra remarquer, du moins, le désir de bien faire et de se rapprocher un peu de cette belle poésie grecque, que l’auteur a cherché à imiter même dans la forme des strophes. Il voudrait bien n’être pas resté entièrement au-dessous de ce noble genre lyrique, que M. Le Brun a fait revivre dans toute sa grandeur et sa majesté. Il n’oublie pas de compter, parmi les études qui lui ont été le plus utiles pour développer en lui le peu d’instinct poétique que la nature a pu lui donner, la lecture souvent répétée des odes et des autres sublimes poésies que M. Le Brun lui a communiquées autrefois, et dont le recueil, glorieux pour notre langue et pour notre siècle, est trop longtemps envié aux regards du public. Il le prie d’agréer ses très sincères compliments.1
2Nous ignorons si le petit livret publié par Bleuet a été mis en circulation ou s’il s’agissait d’un tirage réduit, réservé aux familiers de l’auteur. Chénier a dû regretter, ultérieurement, ce grand texte à la gloire du geste républicain, mais aussi de l’art d’un peintre admiré2 avec lequel il a été lié mais dont les choix politiques l’ont ultérieurement conduit à dénoncer les agissements et à le désigner comme le « stupide D[avid] qu’autrefois j’ai chanté »3.
3Très différent en cela de ses proches et de la plupart des poètes et aspirants versificateurs de son temps, Chénier a refusé le modèle de l’auteur de société, célèbre dans les coteries et objet de patronage. Il se targue, dans un texte en prose et vers mêlés intitulé « La République des Lettres », d’avoir gardé une forme d’indépendance :
Pour moi, sans vouloir proposer mon exemple pour modèle, je ne suis jamais plus content que lorsqu’un ami me rapporte qu’une société de ces grands qui protègent a entendu mon nom avec étonnement, s’en est informé ; que jamais ils n’ont entendu mon nom,
Que jamais à leur table on ne m’ouït rien lire,
Que les journaux fameux n’ont point connu ma lyre,
Que les Muses jamais, pour plaire à l’univers,
N’ont dans leur almanach enregistré mes vers.4
4Si ses vers ne paraissent pas dans l’Almanach des Muses, Chénier les montre à des proches. Le Brun les louait ainsi en 1782 dans un poème imprimé dix ans plus tard, justement dans l’Almanach des Muses, et qui devait susciter les quolibets : quel était ce poète sans œuvre dont on célébrait le génie ? Le Journal-Pie, dont le frère de Rivarol était l’animateur principal, se gausse de cette publication :
M. le Brun […] vient d’adresser dans l’almanach des Muses, une épître au frère de l’auteur de Charles IX, dont personne ne soupçonnait l’existence, et qui est officier, à ce que dit M. le Brun. Ce M. Chénier-là ne peut l’être que depuis la révolution, car auparavant il y avait un petit obstacle que sa famille n’aurait pu surmonter, toute illustre qu’elle est. M. le Brun compare cet officier, qui est poète aussi bien que son frère, à tous les héros de l’antiquité ; il lui dit :
Les Muses enflammaient l’impétueux Eschille ;
J’aime à voir une lyre aux mains du jeune Achille.
Du vainqueur des Persans la jeunesse guerrière
Toujours à son épée associait Homère.
Ensuite arrive le grand Frédéric, rival de M. Chénier l’officier, qui selon M. le Brun faisait des vers très mélodieux : car pour M. le Brun qui est né jaloux, les vers durs ne sont pas sans harmonie, et il ajoute que son héros, sera vainqueur dans l’épopée, et qu’il aura la place à Voltaire échappée. (Risum teneatis amici.)
Nous voudrions que M. le Brun fît cette petite réflexion. Lorsqu’un homme a un talent élevé et un caractère qui ne l’est pas, il lui arrive de mettre son talent au niveau de son caractère, et de l’avilir.5
5Une seule fois, Chénier livra de lui-même un texte en vers à la presse. Il a publié, pendant la Révolution, un nombre important d’articles. Au départ ceux-ci étaient empreints de modération. Par la suite, il a dénoncé, souvent avec virulence, les excès de la Révolution. Il est marqué par un spectaculaire revirement politique dont Collot d’Herbois a été un meneur. En 1790, à Nancy, les troupes se rebellent, s’emparent de la caisse et emprisonnent leurs officiers. Le marquis de Bouillé parvient à réprimer l’insubordination. La Garde Nationale est célébrée et les mutins punis. Certains, condamnés à mort dans un premier temps, seront déportés. L’intervention de Bouillé est saluée sauf par quelques-uns, dont Marat. Collot d’Herbois prend le parti des mutins condamnés aux galères qui sont réhabilités après une longue campagne. En 1792, il se rend à Brest et les ramène à Paris depuis le bagne. Ils sont accueillis par une « fête de la Liberté ». André Chénier, qui comprend l’importance d’une amnistie, est révulsé par l’inversion de la condamnation antérieure en célébration. Après avoir fait paraître « Sur l’entrée triomphale qu’on prépare aux Suisses de Châteauvieux » dans le numéro du 29 mars du Journal de Paris6, il publie « De la fête triomphale qu’on prépare aux Châteauvieux » dans celui du 4 avril 1792, où il décrit la célébration à venir comme une « misérable orgie », une « scandaleuse bacchanale »7. Sa réaction publique est condamnée, à l’instar de celle d’un autre poète qui écrit pour la presse modérée, Jean-Antoine Roucher, l’auteur des Mois, par Collot d’Herbois, promoteur de la cause des Suisses de Châteauvieux. Le 10 avril, dans les colonnes du Journal de Paris, la « Réponse à Collot d’Herbois » de Chénier accuse le jacobin de mensonge8. Trois jours plus tard, il publie un nouvel article comprenant des réflexions sur une lettre ouverte du maire de Paris, Pétion, dont il critique les positions lâches9. C’est le 15 avril, dans la foulée de toute cette agitation journalistique, que le Journal de Paris recueille son Hymne sur l’entrée triomphale des Suisses révoltés du régiment de Châteauvieux, fêtés à Paris sur une motion de Collot d’Herbois, un chef-d’œuvre d’ironie en 56 vers hétérométriques. Le poème est accompagné d’un court article en prose condamnant ce que Chénier voit comme la récupération politique de ce qui aurait dû être une fête en l’honneur de la liberté. Collot d’Herbois et Robespierre sont dénoncés nommément dans les vers, David implicitement.
6En 1791, Le Jeu de paume est le premier poème de Chénier publié de son vivant. En 1792, l’Hymne aux Suisses de Châteauvieux est le dernier. Le propos d’un autre poète, Leconte de Lisle, pour grandiloquent qu’il soit, n’est pas dénué de vérité : « André, en montant à l’échafaud, savait seul qu’un grand poète allait mourir »10. Il faudra retracer ailleurs l’invention de Chénier, poète11. L’essentiel de son œuvre est resté inédit de son vivant et donne une première indication des difficultés éditoriales innombrables, qui expliquent l’inexistence actuelle d’une édition complète des écrits de Chénier conforme aux attentes modernes12.
7Préparant un concours que connaît bien Alain Viala, les agrégatifs de 2018 ont, au programme, pour l’auteur du XVIIIe siècle, un volume encore disponible de nos jours mais qui est un fac-similé de l’édition critique publiée par Louis Becq de Fouquières en 1872 chez Charpentier sous le titre Poésies d’André Chénier. Bien entendu, certains aspects en sont tout à fait dépassés. Il manque des morceaux comme toute la seconde partie du poème présenté sous le titre « À Marie-Joseph Chénier »13. Le texte le plus célèbre de Chénier, « La Jeune Tarentine », est reproduit dans la version retouchée (probablement par Louis de Fontanes) parue dans le Mercure du 1er germinal an IX. Plus inquiétant encore, au moins l’un des textes recueillis n’est même pas d’André Chénier. Il s’agit du morceau inclus au nombre des « Études et fragments » sous le numéro XIV, et dont l’incipit est : « Proserpine incertaine… »14. D’où vient-il ? Le 10 août 1864, l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux publie le fragment avec une question et des indications de provenance :
Dix vers d’André Chénier. – Sont-ils inédits ?
Proserpine incertaine…
Sur sa victime encor suspendait ses ciseaux,
Et le fer, respectant ses longues tresses blondes,
Ne l’avait pas vouée aux infernales ondes.
Iris, du haut des cieux, sur ses ailes de feu,
Descend vers Proserpine : « Oui, qu’à l’infernal dieu
Didon soit immolée ; emporte enfin ta proie… »
Elle dit ; sous le fer soudain le crin mortel
Tombe ; son œil se ferme au sommeil éternel,
Et son souffle s’envole à travers les nuages.
(Virg., Æn. IV, 698 et seq. : Nundum illi flavum…)
Ces dix vers m’ont été donnés d’après une copie datée de 1801, et prise, en marge d’un Virgile in-4°, sur le manuscrit même d’André, alors, comme on sait, entre les mains de son frère Marie-Joseph, ou plutôt dans celles de tous les curieux du royaume. L’original de ce petit fragment est-il connu ? est-il perdu ? S’il a disparu, ne doit-on pas craindre la perte de pièces plus importantes ?
Comme des épaves, indices d’un naufrage voisin, puisse cette feuille détachée faire trouver la trace de celles qui ont dû s’envoler au même vent ! Et puisse-t-on recueillir, jusqu’à la dernière parcelle, le miel attique de ce doux poëte ! Car c’est lui, lui seul qui sut réveiller les abeilles de l’Hymette, engourdies de froid dans les bosquets géométriques où soupiraient en négligé de satin les bergères de son temps.
A. France
8Les experts offrent des réponses contradictoires à cette question du jeune Jacques-Anatole Thibault (1844-1924), qui rendrait célèbre son pseudonyme d’Anatole France, mais est alors un inconnu du monde des lettres, sur le point de décrocher son baccalauréat. Pour Gabriel de Chénier, qui veille jalousement sur l’héritage familial, les vers ne peuvent être de son oncle pour deux raisons, l’une matérielle, l’autre stylistique : il n’écrivait pas dans les livres (ce que vient contredire une note savante connue à l’époque15), sauf peut-être en marge de son Malherbe, et ne possédait d’ailleurs pas l’édition de Virgile à laquelle faisait allusion la note du mystérieux A. France ; par ailleurs les vers étaient très mauvais. Paul Lacroix, celui qu’on appelle « le bibliophile Jacob », rejette l’argument matériel du neveu de Chénier et estime qu’on reconnaît « au plus haut degré la manière et le style d’André16 » dans le fragment. Becq de Fouquières le recueille donc lorsqu’il fait paraître en 1872 son édition augmentée des Poésies – celle-là même, nous l’avons dit, qu’ont au programme les agrégatifs.
9Dans un article élogieux consacré en 1888 au savant éditeur, mort un an plus tôt, Anatole France, désormais célèbre pour Le Crime de Sylvestre Bonnard, entre autres, revient avec humour sur le morceau en particulier à la fin de son texte :
Si, comme le veut M. Renan, les esprits envolés de cette terre s’assemblent dans les Champs-Élysées selon leurs goûts et d’après leurs affinités, s’ils forment des groupes harmonieux, à coup sûr M. Becq de Fouquières entretient en ce moment François de Pange et André Chénier, sous l’ombre des myrtes. Assise près d’eux, sur un banc de marbre, Fanny joue avec son petit enfant qu’elle a retrouvé. M. de Fouquières demande au poète si le fragment qui commence par ces mots : Proserpine incertaine est authentique, bien que M. Gabriel de Chénier ne l’ait point admis dans son texte, et il réclame instamment des vers inédits pour une édition céleste. Que ferait-il parmi les ombres s’il n’éditait point ? Il serait doux de penser que les choses fussent ainsi là où nous irons tous17.
10Anatole France pouvait se permettre d’être généreux avec Becq de Fouquières dont les talents étaient en effet considérables. Le futur prix Nobel de littérature était, comme il l’a révélé, l’auteur de ce dizain18. Comme l’écrit Louis Barthou, au moment d’évoquer la supercherie :
Il était difficile de réunir en quelques lignes plus d’érudition aisée, de grâce impertinente et de délicieuse gaminerie. Les dix vers étaient inédits, mais ils n’étaient pas d’André Chénier. Anatole France les avait d’abord composés pour tromper l’ennui du collège, puis se divertissant au jeu d’un plagiat innocent, il les avait envoyés à l’Intermédiaire. Sa loyauté… ou sa malice indiquait, d’ailleurs, avec exactitude la source dont les vers s’étaient inspirés19.
11 Le futur auteur de La Rôtisserie de la reine Pédauque était jeune au moment de sa blague de potache et devait se réjouir d’avoir réussi à duper des experts : « Avouez que faire prendre pour du Chénier les fantaisies d’un gamin de vingt ans, c’est une facétie assez drôle »20. C’est une facétie dont les conséquences s’étendent jusqu’à nous puisque rien n’exclut, en théorie du moins, le dizain d’Anatole France du corpus que les agrégatifs de 2018 devront traiter comme du Chénier authentique au moment du concours : il figure bien dans la partie mise au programme…
12Le poète guillotiné, dont les premières pièces publiées à titre posthume sortirent dans des revues grâce à des proches complices peut paraître se prêter particulièrement bien à ce type de mystification. Or, Chénier lui-même, dans l’Olympe imaginé par Anatole France, pourrait s’émouvoir non seulement de se voir prêter le dizain du jeune Anatole France, mais encore de savoir certains de ses vers attribués à un tiers.
13Lorsque j’étais étudiante à Oxford, dans les années 1980, la Taylor Institution Library, que connaît bien Alain Viala, avait des rites et des rythmes un peu différents. Qui travaillait à la Voltaire Room devait inscrire son nom dans un grand registre qui recèle sans doute, si, comme je l’espère, il a été conservé dans les fonds, les autographes de nombre de collègues distingués passés par là. Si l’on voulait emprunter des livres, il n’y avait pas de code-barres ou autres systèmes informatisés. Il suffisait d’inscrire la cote, l’auteur, le titre, son propre nom et, je pense, son collège de rattachement, dans un autre grand registre, qui, lui, était conservé à l’entrée de la bibliothèque. Nous n’avions pas le droit de sortir plus de trois volumes à la fois. Les éditions anciennes, comme celles de Chénier ou encore de Parny – l’auteur originaire de l’Île Bourbon, et que j’ai lu pour la première fois dans la belle salle de lecture ronde de la Taylorian quand je cherchais à savoir quels pouvaient être les poètes édités dans les années au cours desquelles André Chénier composait ses propres vers – ne devaient bien entendu être consultées que sur place. Les ouvrages du XXe siècle, en revanche, pouvaient être rapportés dans nos chambres d’étudiant pour être compulsés à loisir. Alors que j’avais beaucoup apprécié, les ayant lus lorsque j’étais lycéenne, les deux romans de Raymond Radiguet (1903-1923), Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel, je voulus savoir ce qu’il avait pu écrire d’autre. C’est ainsi que je me plongeai dans l’édition de ses Œuvres complètes parue chez Grasset en 1959. Mort jeune, comme André Chénier, il avait dépendu, lui aussi, en partie, de l’investissement de proches pour livrer à titre posthume ses écrits à l’univers. Il n’a jamais vu sous forme de livre son second roman : ce sont ses amis qui ont corrigé pour lui les épreuves du Bal du comte d’Orgel. C’est cependant à sa poésie que je souhaite renvoyer maintenant.
14 Amatrice déjà de vers du XVIIIe siècle, grâce à un passage de L’Aveugle trouvé dans mon manuel de 6e et qui m’avait grandement émue, je lus donc, à la table ronde de la salle principale de la Taylorian, dans les pages de l’édition Grasset un « À la dînette de la vie » qui me fit songer au début d’un texte célèbre en son temps, une « Ode imitée de plusieurs psaumes », de Gilbert : « Au banquet de la vie, infortuné convive/ J’apparus un jour, et je meurs »21. Surtout, je ne pus croire mes yeux lorsqu’au milieu d’une série de textes dont la capacité à m’émouvoir n’était pas grande – je suis plus sensible à la prose qu’à la poésie de Radiguet -, et à la fin d’une section intitulée « Pièces inédites - manuscrits sans date », apparut le sizain suivant :
Mai de moins de roses, l’automne
De moins de pourpre se couronne,
Moins d’épis flottent en moissons,
Que sur mes lèvres, sur ma lyre,
Fanny, tes regards, ton sourire,
Ne font éclore de chansons.22
15Je me souviens encore de mon sentiment d’étonnement, presque au sens qu’un lecteur de l’époque classique aurait donné à ce terme. J’ai cru que c’était impossible, que j’avais mal vu, que je devais me ressouvenir de choses fausses… et pourtant. Le volume de 1959 que j’avais entre les mains livrait quelques informations sur les sources des textes publiés pour la première fois après la mort de Radiguet. Je lus alors la phrase « Manuscrit communiqué par Jean Cocteau »23. Fébrile, je me plongeai dans mon volume d’André Chénier. J’avais acheté, à Fribourg, en Suisse, où j’ai passé une grande partie de mon enfance, l’édition procurée en Pléiade par Gérard Walter, désormais épuisée. Mon exemplaire est revêtu d’un ex-libris manuscrit m’indiquant quand je l’ai acquis : en octobre 1984. S’il s’agit d’une édition imparfaite – mais quelle édition de Chénier ne l’est-elle pas, compte tenu des circonstances de la publication première de ses écrits et de la disparition d’une partie des manuscrits ? – elle compte parmi ses mérites d’avoir plusieurs tables dont l’une donne le premier vers ou le titre de chaque morceau. Je trouvai alors, comme je l’attendais, une entrée pour « Mai de moins de roses, l’automne ». Me reportant à la p. 119, j’y lus, en ouverture d’un poème de quatre strophes (dont la dernière est incomplète) les mêmes vers que sous la plume de Radiguet, à un détail près. Le poète guillotiné livre pour second vers : « De moins de pampres se couronne ». Le terme désignant une tige de vigne chargée de feuilles et de grappes n’était peut-être pas familier au copiste de 16 ans. Ou y a-t-il eu une erreur de lecture, de Radiguet lui-même ou de Cocteau ou encore des éditeurs de 1959 qui auraient vu « pourpre » là où « pampre » était écrit ?
16Je me souviens d’être allée voir mon professeur, Toby Garfitt, qui est encore à Magdalen, et maintenant mon collègue, après l’avoir été d’Alain Viala, et d’avoir raconté mon expérience. Il m’a encouragée à révéler ma découverte en rédigeant un petit article pour le Bulletin de French Studies, en évoquant une notule qu’il voulait lui-même composer à propos d’une source possible du nom du personnage de Robinson chez Céline. Les examens, suivis d’une première carrière loin de l’université, ont eu raison de ce projet louable de communiquer ma trouvaille aux lecteurs de Radiguet et/ou de Chénier dans la foulée.
17Il ne s’agit pas du seul cas, dans le volume de Radiguet, d’une attribution qui gagnerait à être revue24. Comme dans mon évocation de l’édition Becq de Fouquières, mon but n’est pas de relever les écarts par rapport à un idéal quelconque. Je voudrais en revanche m’arrêter sur ces six vers de Chénier. À moins de croire à un monde borgésien dans lequel l’auteur du Diable au corps aurait pu imaginer de lui-même ces vers, ou à une expérience de tables tournantes comme celle entreprise par Victor Hugo dans les îles anglo-normandes, le jeune ami de Cocteau a dû trouver cette strophe dans une anthologie ou au sein d’une édition de Chénier, peut-être justement celle de Becq de Fouquières enrichie du faux d’Anatole France. Si j’unis ces deux passages, c’est pour réfléchir rapidement à l’expérience de lecteur et au rôle de l’éditeur.
18Morts jeunes tous deux, Chénier et Radiguet n’ont pas livré d’eux-mêmes l’ensemble de leurs vers à l’imprimeur. Le souhait de retrouver tout ce qu’ils avaient pu composer au cours de leur brève vie a conduit à compulser leurs brouillons. Le moindre texte de leur main a été recherché et prisé, comme en témoignent des fragments amputés de vers de Chénier qu’on retrouve dans telle collection d’autographes ou truffant un volume25. Les lecteurs réclament des inédits. Il y a ainsi un marché comme il a pu y en avoir par exemple pour des lettres de Marie-Antoinette au XIXe siècle et qui a conduit à la fabrication de faux nombreux. Le document authentique, ou supposé tel, garde une charge mystique, comme une relique – en témoigne la récente affaire du Musée des Lettres et Manuscrits.
19 Faut-il s’alarmer de cette double opération dans laquelle on rajoute du France à Chénier et on lui soustrait ou emprunte ce qui devient du Radiguet ? Dans l’optique d’une édition parfaite, la réponse va de soi. Rendons à César… qu’il se prénomme Jules, Anatole ou André ! Il me semble qu’on peut aussi jeter un regard oblique sur cette circulation de textes et y voir un hommage à la littérature.
20Le jeune Anatole France n’a pas la démarche des faussaires qui veulent à tout prix faire acheter pour de l’antique une poterie fabriquée quelques jours plus tôt dans un atelier athénien. Il admire Chénier. Sa mystification littéraire est sans doute issue d’un tribut rendu au poète qu’il apprécie. En envoyant ses vers à l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, il pose, prudent, la question de l’authenticité, au lieu d’affirmer quoi que ce soit. Il rend hommage tout au long de sa vie à un poète qui l’émeut, ici avec un pastiche, par la suite dans ses textes, mais aussi en assistant à l’installation d’une plaque en l’honneur du guillotiné au cimetière de Picpus en compagnie, entre autres, de Charles Maurras ou de Marcel Schwob26, et encore, dit-on, d’un autre futur prix Nobel, Sully Prudhomme.
21Quant à Radiguet, rien n’indique qu’il ait voulu faire passer pour siens les vers de Chénier. Il les a recopiés sans indiquer le nom de l’auteur – et quel lecteur n’en a pas fait autant dans ses propres notes ? L’édition des Lettres retrouvées du jeune écrivain apporte quelques éléments complémentaires. Une lettre du 18 août 1919 postée de Saint-Maur et envoyée à Cocteau au Pays Basque où il séjourne alors, commence par la phrase : « Voici ce poème que je préfère à “Histoire sans paroles” ». Suivent alors plusieurs petits textes dont le premier est « Montagnes russes ». La strophe de Chénier, tout à la fin du courrier, est présentée comme un « [Poème sans titre] » par Chloé Radiguet et Julien Cendres, éditeurs de la correspondance27. Rien ne renvoie donc à Chénier. Il convient cependant de signaler une citation, cette fois-ci dûment attribuée à l’auteur des Iambes, qui figure en épigraphe d’une autre lettre de Radiguet à Cocteau, envoyée cinq semaines plus tard (« [Entre le 23 et le 25 septembre 1919] ») : « Il est bon de tout feindre et même la pudeur »28. Radiguet lisait vraisemblablement André Chénier au cours de cet été 1919.
22Si le jeune homme a inclus dans une lettre des vers de Chénier, c’est sans doute un témoignage de leur capacité à l’émouvoir. Cela ne constitue pas clairement un cas de détournement. L’erreur est vraisemblablement de Cocteau, croyant retrouver, des années plus tard, dans les lignes tracées par la main de son ami disparu un texte original plutôt qu’une copie.
23 Anatole France imite Virgile à la Chénier. Radiguet retranscrit Chénier. Tous deux trouvent dans l’œuvre du poète défunt une source d’inspiration et, dans un sens, se reconnaissent en lui, se l’approprient. L’erreur de Becq de Fouquières, privé d’accès aux manuscrits de l’auteur qu’il édite par les démarches peu généreuses de Gabriel de Chénier, est celle d’un éditeur trop heureux de rendre service à la mémoire de l’auteur qui est au centre de sa vie intellectuelle. Celle de Jean Cocteau, remettant aux éditeurs les vers recopiés en les prenant pour l’œuvre authentique de son jeune ami défunt témoigne d’un souci de servir encore la mémoire d’un proche disparu. Sollicité par les éditeurs de Radiguet, qui entendaient proposer un volume aussi complet que possible, il a retrouvé dans ses papiers des vers de la main de son ami disparu et les a crus de lui. Ce sont ainsi des hommages à plus d’un titre que ces morceaux décalés d’une autre époque et d’une autre main qui viennent garnir subrepticement des recueils censément univoques.
24Un dernier point me semble être soulevé par cette circulation curieuse. L’histoire est cocasse, mais elle doit nous faire réfléchir aussi sur l’impossibilité à être certains de l’authenticité de textes attribués à tel ou tel – surtout si c’est d’un poète du XVIIIe siècle qu’il est question. Elle invite l’éditeur scientifique à l’humilité. Rares sont ceux qui connaissent l’œuvre sur laquelle ils travaillent aussi bien que Becq de Fouquières celle de Chénier. Rares sont ceux qui ont côtoyé d’aussi près un grand écrivain que Cocteau veillant sur les débuts littéraires de Radiguet. Et pourtant, ils se sont trompés. Que dire de nous, universitaires, qui abordons les œuvres des auteurs morts ? Qu’il nous faut bien entendu exercer une prudence véritable dans nos recherches, mais encore que le plaisir est un but légitime du lecteur. Alain Viala, qui sait passer, dans ses propres centres d’intérêt, de ce XVIIe siècle dont il est l’un des meilleurs spécialistes, à l’ultracontemporain, de la cour de Versailles à l’Algérie d’Assia Djebar, l’illustre à tout moment dans ses propres travaux critiques.
Notes de bas de page
1 André Chénier, Œuvres complètes, Gérard Walter (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966 [1re éd. 1958], p. 791.
2 Voir aussi l’article intitulé Sur la peinture d’histoire publié dans les colonnes du Journal de Paris le 24 mars 1792 : André Chénier, Œuvres complètes, op. cit., p. 284-288.
3 Ibid., p. 566.
4 Ibid., p. 474-475.
5 Journal-pie, 6 janvier 1792, p. 4-5.
6 André Chénier, Œuvres complètes, op. cit., p. 288-291.
7 Ibid., p. 291-294.
8 Ibid., p. 294-295.
9 Ibid., p. 296-300.
10 André Chénier. Le Miracle du siècle, Catriona Seth (dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 140.
11 C’est un exercice auquel je me suis essayée récemment à l’occasion d’une journée d’étude « FribOx » dans le cadre de la collaboration entre Oxford et Fribourg mise en place grâce, entre autres, à Alain Viala.
12 L’édition Paradigme en cours ne comprend actuellement que deux volumes.
13 André Chénier, Poésies, Louis Becq de Fouquières (éd.), Paris, Charpentier, 1872, p. 446 [Fac-similé Paris, Gallimard, « Poésie/ Gallimard », 1994].
14 Ibid., p. 135.
15 Voir, dans le Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts de Aubin-Louis Millin, le 15 prairial an VIII, la notule du philologue Simon Chardon-La Rochette à propos du rajout manuscrit d’André Chénier sur l’une des pages de son exemplaire des Phénomènes d’Aratus dans l’édition que John Fell a procurée (sans la signer) en 1672.
16 A. Chénier, Poésies, op. cit., p. 135 (il s’agit d’une partie de la réponse de Paul Lacroix à l’interrogation d’A. France dans les colonnes de l’Intermédiaire).
17 Anatole France, La Vie littéraire, Paris, Calmann-Lévy, 1921, p. 314.
18 Louis Barthou, « Autour de dix vers d’André Chénier… qui sont d’Anatole France », La Revue de Paris, 15 décembre 1923, p. 721-727. L’article est également reproduit comme préface en tête des Œuvres poétiques de Chénier publiées cette année-là par la Société des Amis des Livres.
19 L. Barthou, « Autour de dix vers d’André Chénier… », op. cit., p. 723.
20 Marcel Le Goff, Anatole France à La Béchellerie, Paris, Delteil, 1924, p. 230.
21 Anthologie de la poésie française, Martine Bercot, Michel Collot et Catriona Seth (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 311.
22 Raymond Radiguet, Œuvres complètes, Paris, Grasset, 1959, t. I, p. 168. Le texte se trouve à la p. 203 de l’édition des Œuvres complètes de Radiguet, publiée chez Stock en 1993 par Chloé Radiguet et Julien Cendres, indiqué simplement comme « Poème sans titre » dans la table des matières.
23 Ibid., t. I, p. 477.
24 On peut notamment relever une citation de « L’Invention » de Chénier.
25 Voir Catriona Seth, « Un manuscrit d’André Chénier retrouvé », Cahiers Roucher-André Chénier, 2008, n° 27, p. 151-159.
26 Jean Fabre, Chénier, Paris, Hatier, « Connaissance des Lettres », 1966, p. 266.
27 Raymond Radiguet, Lettres retrouvées, Chloé Radiguet et Julien Cendres (éd.), Paris, Omnibus, 2012, p. 86-88.
28 Ibid., p. 121.
Auteur
Université de Lorraine / All Souls College, Oxford
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2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017