De Bérénice à Aurélien (et retour). Une année avec Alain1 (contribution à une histoire populaire de la galanterie)
p. 77-88
Texte intégral
Il faudra réécrire l’histoire littéraire un peu
différemment, à cause de Léo Ferré.
Louis Aragon
1Qu’offre à ses lecteurs le travail d’un historien de la littérature, lorsqu’il ne se satisfait pas des curiosités de l’érudition et de la nostalgie bon genre ? Des outils et un projet, qui ni les uns ni l’autre ne se bornent à la connaissance désintéressée du passé – celle-ci fût-elle goûtée aussi, assurément. Pour les outils, ce sont notamment ceux qui ont fait resurgir le continent oublié de la galanterie, du travail mené en 1989 sur le Sarasin de Pellisson à la somme de 2008 sur La France galante : on s’apprête à les mobiliser. Pour le projet, regardons aux dernières pages de cet ouvrage :
Pour qui penserait que la galanterie n’est qu’une chose du passé, que la Révolution l’aurait amuïe sans retour, qu’il n’en resterait que des études où glaner, je redis qu’une de mes surprises a été de voir combien la floraison d’œuvres et d’attitudes galantes a repris ensuite. Mais là encore contrastes et tensions.
2Et, de ces reprises, l’une sans doute intéresse plus que les autres :
Chez d’autres encore, il s’agit d’une façon très moderne de chercher des formes nouvelles de galanterie avec notamment l’essor d’une galanterie que l’on peut dire populaire où la chanson, la photographie et le film jouent un rôle majeur.2
3Pour contribuer un peu à cette « histoire qui reste à faire », deux textes en miroir, une tragédie d’hier et un roman d’aujourd’hui (ou peut-être est-ce une tragédie d’aujourd’hui et un roman d’hier).
4Il est en effet au XXe siècle un texte qui, s’inventant dans un dialogue avec la littérature classique, peut servir à observer ce passage des questions galantes dans notre horizon plus proche : c’est l’Aurélien d’Aragon, qui nourrit l’écriture de ce roman d’amour publié en 1945 d’une lecture attentive et inquiète de la Bérénice de Racine. De la tragédie grand genre au roman d’amour des années folles, de la « tristesse majestueuse » à la « morale de midinettes », l’écart semble important, qui met en regard des genres, des époques, des idéologies apparemment sans rapport. Et pourtant, dans le geste de résistance qu’est alors l’écriture d’Aragon, dans cette invention romanesque d’un « Racine en France » semblable à ce « Matisse en France » qu’il a admiré, dans cette revendication d’une zone libre que n’atteint nulle occupation, il s’agit bien de préserver ce que l’écriture racinienne apporte à la galanterie – mieux encore : de montrer que l’œuvre racinienne pourrait bien être un lieu de résistance.
5Aussi le fantôme racinien qui hante l’un des plus célèbres romans d’amour du XXe siècle prend-il corps par les travaux d’Alain Viala, qui permettent de mieux mesurer combien Aragon a participé à inventer, avec une pleine conscience des enjeux politiques de l’affaire, l’un des lieux de cette galanterie populaire qu’il nous faut chercher.
6Commençons par le fantôme.
7Le livre n’en fait pas mystère : le fantôme qui hante Aurélien, c’est Bérénice, c’est Bérénice. On sait comment, dès le premier chapitre du roman, le personnage éponyme se perd dans une rêverie trouble qui le mène dans Césarée, l’empêche de voir sa Bérénice, celle du roman, obsédé qu’il est par une autre, plus « vraie » croit-il, celle de Racine. Pourquoi ce fantôme, ici et maintenant (c’est-à-dire, dans le Paris du début des années 1920, pour un célibataire désœuvré qui revient de la guerre) ?
8Peut-être a-t-il aperçu cette Bérénice sur scène, probablement dans l’interprétation de celle qui fit revenir le personnage sur les planches françaises avant 1914, Julia Bartet. Sans doute aussi – Aragon le reconnaît plus tard dans sa vie, dans « Le Vent d’Arles » – l’a-t-il devinée sous la plume de Maurice Barrès dans Le Jardin de Bérénice, et peut-être par la médiation de Verlaine, autre expert en fêtes galantes : Barrès donne le prénom de reine à une danseuse d’Aigues-Mortes, au « masque entêté de jeune reine aux cheveux plats »3, qui conduira Philippe à interroger la possibilité de trouver le bonheur dans l’amour, et l’exigence de son engagement politique (sur tous ces points bien connus, nous renvoyons à l’étude de Lionel Follet4) : le roman d’Aragon est l’aventure d’une réécriture, la réécriture d’une réécriture ; et sans doute s’agit-il aussi, dans cette guerre littéraire qu’il faut mener entre 1939 et 1945, de reprendre, comme on reprend une place forte stratégique, en même temps que Racine, Barrès – celui, si décisif pour la génération d’Aragon, qui leur a donné une grammaire pour sortir, par le « culte du moi », du décadentisme nihiliste de la fin du siècle. Cette reprise passe par l’invocation d’un fantôme qui prend la forme d’un nom, celui de Bérénice, étroitement associé à un vers que ressasse le personnage d’Aurélien et son roman tout entier : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée » (I, iv, v. 235).
9Pourquoi cette tragédie-là dans ce roman-là ? Pourquoi réécrire Bérénice plutôt qu’Andromaque ou Iphigénie, tragédies de la guerre plus évidemment peut-être ? À lire en bonne compagnie, la question en vient à s’élucider. Le choix de Bérénice, c’est en effet le choix d’une tragédie galante qui est inséparablement une tragédie politique, comme l’ont montré Alain Viala et, dans le dialogue noué avec lui, Christian Delmas5 : l’inventio y repose sur l’identification du fil galant et du fil politique. L’impossible amour entre Titus et Bérénice y est en effet la conséquence de la transformation de l’amant pastoral en empereur, selon une mystique monarchique centrale dans l’Ancien Régime et dont Racine-caméléon comprend bien comment elle lui permet de parler d’une même voix au public politique sinon viril de la Cour et au public galant sinon féminin de la Ville. Au moment où Aragon se lance dans un roman politique qui prend la forme d’un roman d’amour – au point de rester d’abord incompris de ses lecteurs, en particulier communistes, qui lui réserveront en 1944 un accueil déçu –, c’est ainsi à une pièce qui a su superposer fable politique et enjeu galant (à moins que ce soit le contraire) qu’il nourrit sa propre invention.
10Du XVIIe au XXe, le déplacement, d’un siècle l’autre, est aussi d’un genre l’autre (de la haute tragédie au prolétaire roman), d’une Histoire l’autre (de la Rome des Douze Césars de Suétone au Paris du Chéri de Colette), d’un régime l’autre (de la monarchie absolue aux démocraties de l’entre-deux guerres européenne) ; mais s’il faut réécrire, c’est qu’il y a quelque chose à déplacer, quelque chose à préserver de ce qui s’est inventé chez Racine : c’est bien l’enjeu fondamentalement politique de l’amour qui intéresse le romancier communiste chez le dramaturge chrétien éduqué à Port-Royal.
11Le caractère sublime de la galanterie mise en œuvre dans Bérénice tient précisément à la façon dont, rencontrant le rite monarchique en son moment le plus sacré, elle s’épure et redéfinit la passion comme pur amour - comme amour qui s’atteste dans le renoncement à soi. C’est en ce sens profond que Racine se fait l’écho des Lettres portugaises de Guilleragues (Alain Viala souligne dans La Stratégie du caméléon le succès du roman qui précède de peu la pièce de théâtre6) : si Bérénice n’est pas Mariane, si elle est reine et non religieuse, elle rejoint finalement la grandeur de Titus en renonçant à son amour furieux et à la mort qui semblait devoir le conclure (elle échappe par là au destin d’une Crisante prête à mourir pour accomplir la pièce tragique qu’une conception érotique et glorieuse de l’amour lui promettait7). Dans le magnétisme qui rapproche les amants et que l’analyse de Sylvaine Guyot a rendu manifeste8, mieux encore dans l’affirmation d’une reconnaissance de ce magnétisme et d’une capacité de sublimer, par la négative, ce magnétisme, c’est le fascinant héroïsme du pur amour qui se fait jour et trouve sa dimension pleinement théâtrale. L’originalité de la formule galante proposée par Guilleragues tenait en effet à un alignement du discours de l’amour profane sur celui de l’amour mystique, du discours de la passion amoureuse sur celui du pur amour - il y faut bien une religieuse : ainsi Mariane affirme aimer le cavalier au lieu même de son abandon. Elle aspire en effet à une intimité si totale avec son amant qu’elle ne le quitte jamais, à confondre sa vie avec la sienne, en une position de soumission qui se dit d’abord par le biais de la jalousie vis-à-vis des domestiques de l’amant :
Ah ! j’envie le bonheur d’Emmanuel, et de Francisque : pourquoi ne suis-je pas incessamment avec vous, comme eux ? je vous aurais suivi, et je vous aurais assurément servi de meilleur cœur, je ne souhaite rien en ce monde, que vous voir ; au moins vous souvenez-vous de moi ? je me contente de votre souvenir : mais je n’ose m’en assurer ; je ne bornais pas mes espérances à votre souvenir, quand je vous voyais tous les jours : mais vous m’avez bien appris, qu’il faut que je me soumette à tout ce que vous voudrez : cependant je ne me repens point de vous avoir adoré, je suis bien aise, que vous m’ayez séduite : votre absence rigoureuse, et peut-être éternelle, ne diminue en rien l’emportement de mon amour : je veux que tout le monde le sache, je n’en fais point un mystère, et je suis ravie d’avoir fait tout ce que j’ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance : je ne mets plus mon honneur, et ma religion qu’à vous aimer éperdument toute ma vie, puisque j’ai commencé à vous aimer : je ne vous dis point toutes ces choses, pour vous obliger à m’écrire.9
12C’est à une telle conception sacrificielle de l’amour - d’un amour qui éprouve son prix dans le renoncement à son accomplissement même – qu’emprunte Racine : c’est même cette redéfinition de la passion, dans le dernier acte, qui accomplit cette mystérieuse « tristesse majestueuse » que veut établir le dramaturge, selon la préface de sa pièce. C’est ainsi dans l’abandon de la réalisation de l’amour que Bérénice reconnaît la grandeur de ce qui l’anime : au moment en effet où elle renonce à son accomplissement, elle résume bien la tragédie comme « l’histoire douloureuse » « de l’amour la plus tendre et la plus malheureuse » ; le paroxysme de l’amour se tient à l’endroit même de son inaccomplissement.
13Si c’est dans un tel renoncement que se sublime l’amour de Bérénice pour Titus, c’est d’abord que, pour Racine, il est le moyen de fonder le succès de son œuvre sur celui, immense, que les Portugaises ont rencontré l’année précédente ; mais c’est aussi que, pour une pièce dont l’efficacité dramatique repose sur la mise en scène du prix à payer pour la sacralité monarchique, ce modèle d’amour sacré permet la rencontre spectaculaire, dans une même scène de dénouement, dans un même sacrifice, d’amants inégaux par rapport à l’empire de Rome, mais égaux dans la majesté tragique. Rejoignant par cet amour qui de pastoral est devenu sacré, la dignité de son amant parfait qui renonce à elle pour être digne d’elle, Bérénice atteint à la même grandeur que celle d’un empereur qui lui doit tout, et sa morale même, fors l’empire ; aussi, Mariane superlative dont l’abandon n’est pas de circonstance, Bérénice peut-elle à bon droit revendiquer l’accomplissement d’un « effort généreux » qui excède la générosité de sa sœur cornélienne qui ne doit qu’à soi toute sa majesté :
Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d’un véritable amour.
Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste :
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
(V, vii, v. 1489-1494)
14L’amour absolu de Mariane s’attestait dans le sacrifice de son amour même, soupçonnable de n’être que le masque de la jouissance égoïste ; celui de Bérénice se « couronne », atteint à la souveraineté véritable, dans le renoncement à seulement voir son amant. Car pour être sublime, ce renoncement ne doit pas être une résignation : le pathos tragique et exalté qui fait la « tristesse majestueuse » de la pièce n’est pas dans la docile acceptation d’un destin nécessaire, pas dans le consentement intérieur à une répudiation subie, mais bien plutôt sans doute dans le choix décidé de la solitude, dans l’assomption de la séparation, dans l’affirmation éclatante que c’est dans l’absence de l’autre que l’on est digne de son amour. La majesté du dénouement tient alors à un certain « goût de l’absolu » de Bérénice, hérité peut-être de sa sœur portugaise, qui lui fait reconnaître la possibilité d’accéder mieux à cet absolu par le renoncement à l’amour que par l’amour même, fût-ce au prix du bonheur pastoral auquel elle aspirait d’abord (mais il eût fallu n’être pas une héroïne de tragédie racinienne : le premier malheur de Bérénice est de se tromper de tragédie). S’il y a « couronnement » de Bérénice, c’est bien qu’elle atteint à une souveraineté analogue à celle de Titus, et les vers prononcés par la reine à la dernière scène font écho à ceux de l’empereur dans la scène précédente, qui lui aussi mesure son amour non dans la puissance d’une passion qu’il faut satisfaire, mais dans la forme très particulière que prend le « dernier excès » de sa « douleur » lorsqu’il « voit la mort peinte en [les] yeux » de Bérénice :
Je ressens tous les maux que je puis ressentir,
Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.
Ne vous attendez point que las de tant d’alarmes,
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes :
En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit ;
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L’empire incompatible avec votre hyménée,
Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
(V, vii, v. 1389-1398)
15Ce chemin, ce n’est pas celui d’un « heureux hymen », interdit par une « gloire inexorable » qui rappelle que cela conduirait à un « vil spectacle » – l’envers précisément de cet « exemple » donné à « l’univers », selon les derniers mots de Bérénice ; c’est celui de la mort, cette « plus noble voie » déjà empruntée « et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain » :
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
Ils ont tous expliqué cette persévérance
Dont le sort s’attachait à les persécuter,
Comme un ordre secret de n’y plus résister.
Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,
Si toujours à mourir je vous vois résolue,
S’il faut qu’à tout moment je tremble pour vos jours,
Si vous ne me jurez d’en respecter le cours,
Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.
En l’état où je suis je puis tout entreprendre,
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.
(V, vii, v. 1411-1422)
16La mort évoquée n’est bien sûr pas chantage aux sentiments : ce n’est pas seulement la contrainte générique qui exclut ici de lire l’échange comme une stratégie de séduction et de pouvoir (fût-ce dans une ouverture étrange au vaudeville ou au grand-guignol) ; c’est aussi (mais c’est au fond la même chose) que le type d’affect mobilisé par la pièce s’accommoderait assez mal, au cinquième acte, d’un tel stratagème. Aussi bien la mort est-elle un point de passage nécessaire pour cette passion sacrificielle : les soubassements christiques du pur amour se verraient ainsi confirmés par cette épreuve de l’anéantissement, par ce passage aux enfers qui amène Titus et Bérénice dans le même état fantomatique que celui d’Antiochus et où peut, après la mort, se jouer le dénouement. Passion absolue et sacrificielle, de Titus pour le peuple de Rome – autant dire pour les hommes : l’analogie de l’empereur et du rédempteur est mobilisée, dans ce moment sacralisé du politique, avec la plus grande force –, de Bérénice pour Titus, parce que l’un et l’autre acceptent de passer par l’anéantissement de leur vie même : « mon règne ne sera qu’un long bannissement », dit Titus à Antiochus (III, i) ; le « dernier effort » de Bérénice est de vivre, suivant par là les « ordres absolus » de l’empereur : dans cette conception sacrificielle du pouvoir que met en scène la pièce, c’est bien à l’Univers qu’il faut se rendre : se donner au politique, avec la plus grande acceptation ; se laisser glisser en lui, avec une héroïque abnégation ; accepter en somme de passer du rêve pastoral fait par Bérénice – qui dès son apparition fuit la presse de la cour pour la solitude de l’amitié, et n’aime en Titus que lui-même – à la lucidité acceptée, toute peine bue, de Titus. Se faire, ainsi, comme le masque de l’Inconnue de la Seine qui fit tant rêver le début du XXe siècle, et où semble apparaître le visage de Bérénice, « le reflet de toutes les destinées drainées par le fleuve. Et par ce siècle de nous »10.
17Car c’est bien cette compréhension de l’amour de Bérénice qui constitue le soubassement racinien le plus net du personnage aragonien, qui a ce « goût de l’absolu » dont le roman tire l’une de ses pages les plus célèbres, et qui permet d’installer, en son cœur, la perspective tragique qui fera le dénouement :
Il y a une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer : c’est le goût de l’absolu. […] Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée ? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo du doute, attaque tout ce qui rend l’existence tolérable, tout ce qui fait le climat du cœur. Il faudrait donner des exemples pour être compris, et les choisir justement dans les formes basses, vulgaires de cette passion pour que par analogie on pût s’élever à la connaissance des malheurs héroïques qu’elle produit.11
18Nous voici donc dans le roman aragonien.
19Assurément, au moment d’écrire ce roman de l’amour qui se développe alors que la question politique est sans doute plus urgente que jamais – l’écriture du roman naît de l’effondrement de 1940 et se poursuit pendant toute l’Occupation –, il s’agit pour Aragon de constituer « Racine » en lieu de résistance. C’est qu’il y a donc à ses yeux quelque chose à protéger dans Bérénice, qui, malgré l’écart des siècles, soit susceptible de lutter contre l’armée allemande et sa morale de seigneur : c’est précisément cette morale féminine, cette « morale de l’amour » où Aragon trouve un contre-modèle de civilisation à objecter à l’occupant, comme il l’affirme dans La Leçon de Riberac. Loin de réduire, comme Michaux, la poésie racinienne à un produit pour une « société courtisane » et pour toutes celles « qui la singent », la langue « illisible à la canaille » de l’« homme par son langage allusif et poli, le plus dégagé qu’on entendît des misères physiologiques de la nature humaine et fait pour toucher ceux qui entendent rester nobles »12, Aragon choisit donc d’écouter autre chose, et plus précisément peut-être la façon dont le poème dramatique propose une figure de l’amour qui donne à la femme le beau rôle.
20Car Aurélien, lorsqu’il rencontre Bérénice, est un séducteur, un homme à aventures qui ne prête pas à conséquence – un homme prisonnier, semble-t-il, de pratiques amoureuses que le roman observe d’abord avec ironie, qui erre de femme en femme, presque au hasard. Séducteur français, selon le poncif ? Pas exactement, à suivre l’une de ses premières aventures relatées par le récit, celle de sa liaison (automobile) avec Mary de Perseval qui reproche aux hommes de la génération d’Aurélien d’être « occupés d’[eux], et si peu galants… ». Le personnage répond alors :
– Vous croyez que ça rend galant, de faire la guerre ?
– Je ne sais pas, moi… vos aînés avaient une tradition, une délicatesse… Il haussa les épaules. Il aurait facilement dit des gros mots, mais il craignait de lui plaire. Elle dit encore : « Vous nous maltraitez…
– D’abord, j’ai horreur de ces pluriels… Je te maltraite, je vous maltraite… Mais nous, vous… qui ça, nous, vous ? » […]
Elle resta muette un instant encore, puis elle revint à la charge : « Polisson, vous êtes venu dans cette auberge avec toutes les dames de la terre… »
Il fit la grimace. Il n’aimait pas beaucoup ce vocabulaire. Il la punit : « Toutes… non. Une douzaine… »
Il s’était payé sa curiosité de celle qu’il appelait pour lui-même la veuve Perseval. Plus il la connaissait et plus elle était la veuve Perseval. Par exemple cette réflexion sur le manque de galanterie des hommes de sa génération… Il avait couché avec un monde et pas avec une femme… Un monde un peu démodé. Avec ses habitudes, ses traditions. Même quand il s’agissait de se faire…13
21Et, quelques lignes plus loin :
Ils roulèrent un moment sans se parler. Puis elle n’y tint plus :
– Je vous trouve bien détaché.
– Toujours les traditions, hein ?… Vous aimez les mensonges.
– Vous pourriez ne pas mentir…
– Je pourrais aussi mentir…14
22Les réflexions de Mary sur « le manque de galanterie » d’Aurélien accusent une rupture dans les conceptions de l’amour : s’il a « couché avec un monde », c’est que les pratiques (sociales, socialisées) de l’amour de cette grande séductrice renvoient à une époque désormais révolue, disparue peut-être avec ces romans de la mondanité que l’entreprise proustienne couronne et liquide15 : échange codé de phrases toutes faites, promesses formelles et compliments d’usage, les tentatives de Mary semblent autant d’essais pour reconduire un rituel garanti par des siècles d’« habitudes » et de « traditions » et où l’égoïsme des corps se dissimule derrière des euphémismes, des mensonges et des postures usées, à l’image de ce « polisson » désuet. C’est tout ce monde d’une galanterie française qui s’est progressivement vidée de son contenu pour ne plus tenir qu’à des formes sans enjeu que fuit Aurélien. À l’autre bout du roman, dans le Tyrol où il va se réfugier, c’est pourtant bien une redite burlesque et kitsch de ces amours de convention qu’il balbutie dans l’aventure avec Mme Floresse, qu’il avait d’abord croisée à Paris, se disant même que
s’il avait été quelqu’un de normal, un type comme tout le monde, il serait resté avec Ballante et les autres. Il aurait fait la cour à Mme Floresse. Une femme qui habitait à côté de chez lui, pensez donc, une vraie chance. Il aurait sûrement couché avec, un jour ou l’autre.16
23Mais la facticité de cette aventure n’apparaît pleinement que dans l’intermède tyrolien :
Aurélien se rendait compte de ce qui allait se passer. Ça lui pendait au bout du nez… il fit honnêtement ce qu’il put pour les fuir. Évidemment il coucha avec Régine Floresse. Pas mèche de faire autrement. Enfin, c’était du couchottage.17
24La libération des mœurs à l’œuvre dans la France des années folles, ainsi, n’apparaît pas complètement dans le roman comme un modèle satisfaisant où les héros pourraient véritablement s’épanouir. À l’arrière-plan du récit, c’est pourtant bien la bascule d’un monde hors des codes anciens que figure une première révolution sexuelle en marche, et qui scandalise certains regards étrangers, comme celui de Trevelyan face à Blanchette :
Ce pays est devenu tellement dissolu ! ce n’est plus un plaisir d’avoir des vices…
– Tellement dissolu ?
– Bon… Ces choses au bois de Boulogne… avec les autres… On ne peut plus aller au cinéma sans danger… Vous êtes chez des gens très bien, ils vous proposent de finir la soirée, je ne peux pas dire où… et vous avez inventé un mot extraordinaire, ces partouzes… Au Kenya, on n’a pas idée de cela…18
25C’est précisément à une tout autre conception de l’amour qu’invite la rencontre de Bérénice : le détour par Racine, loin de ramener le héros à une conception de l’amour dépassée, apparaît comme le moyen, pour Aragon, d’accomplir cette « romance » de « la femme des temps modernes » qui succède enfin au « roman de chevalerie » et qu’appelait de ses vœux la fin des Cloches de Bâle. Ni galanterie usée réduite à une pantomime, ni indifférence fatiguée des corps envisagée comme le défoulement d’une société ivre de plaisir, déjà en route vers l’abîme, l’invention racinienne du personnage de Bérénice construit une utopie amoureuse qui emprunte à la tragédie de Racine sa tristesse et son admiration.
26Mais c’est aussi que construire ce personnage à partir de Racine (superposé à d’autres pilotis – son amie Denise Lévy est le plus célèbre d’entre eux), c’est le construire à partir d’un texte hétérogène au roman qu’est Aurélien. Traversé par une évocation de la ville de Paris qui « construit la poésie du roman », comme le montre Olivier Barbarant19, le roman déploie ce cadre fondateur de l’écriture poétique comme le lieu où peut apparaître cette Bérénice mystérieuse qui semble bien, venue de l’Orient racinien, être la véritable femme des temps modernes. Peut-être est-ce du reste cette origine étrange qui lui donne ce caractère de fugue où Aurélien s’intrigue :
Mais est-ce bien là le chant de Bérénice ? Faut-il pour l’éprouver la tenir dans ses bras, comme n’importe quelle femme, ou son charme n’est-il pas ailleurs, dans sa gaîté, dans son silence, dans ses yeux fermés, dans ses yeux ouverts ? Tout à coup Aurélien retrouve l’émotion de cette main dans sa main, de cette main prisonnière, comme un oiseau qui frémit, et ce n’est pas l’oiseau qui est pris, c’est l’oiseleur.
Il frotte la paume de sa main et s’étonne. Une brûlure. Une présence.
Une absence. Les deux à la fois.
Une chanson.20
27Bérénice est une « chanson », un poème, un mélange de parole et de silence que ne saurait s’approprier Aurélien ; contre l’art décevant de la conversation, fantôme fatigué d’une époque révolue que tente de maintenir Mary, Bérénice apparaît comme un personnage voué au poème.
28Pour le lecteur d’Aragon, cette fin de chapitre peut en effet annoncer d’autres mots, qui ne sont pas là pour chanter « les yeux de Bérénice », mais pour donner voix au Fou d’Elsa :
Ô nom que je ne nomme point et qui s’arrête dans ma bouche
Comme un objet de pureté qui briserait son propre son
Comme la fleur dans le tilleul avant de la voir que l’on sent
Ô nom de vanille et de braise ô comme l’oiseau sur la branche
Léger à la lèvre tremblante et doux au toucher de la main21
29Ce qu’Aurélien, ainsi, emprunte avec Bérénice à Racine, c’est une réflexion sur les rapports entre les hommes et les femmes qui doivent désormais échapper aux pièges d’une société sclérosée dans ses représentations anciennes, dans ses jeux de dupes superficiels et vides, pour faire place à un amour où se rencontre une conception plus haute d’un autre qu’il s’agit de célébrer et de chanter, non de réifier et de réduire à l’épisode fugace d’une aventure. On comprend alors qu’il n’y ait pas d’histoire entre Bérénice et Aurélien : c’est que l’amour des romans n’intéresse pas, au fond, le personnage épris d’absolu qu’est Bérénice. Que ferait-elle d’une série d’épisodes qui enchaîne début, milieu et fin ? C’est bien plutôt dans le présent de la parole poétique qu’elle aspire à cette nouvelle galanterie que promet Aragon, cette galanterie « des temps modernes ». Las : elle est personnage de roman. Paul Claudel considérait qu’Aurélien est un poème : c’est peut-être, aussi, un roman qui regrette de n’être pas poème pour qu’advienne vraiment cet amour sacrifié qu’est celui de Bérénice et Aurélien.
30Reste que Racine-en-France se sera révélé, à le lire avec les yeux d’Aragon – et tout ceci en lisant de conserve avec Alain –, comme l’espace d’une érotique nouvelle, susceptible de remplacer les formes sclérosées d’une galanterie embourgeoisée et défunte : d’une érotique qui trouvera alors à s’épanouir, non seulement dans le roman qui est devenu le plus lu des romans d’Aragon, mais aussi dans les si nombreuses chansons tirées de l’œuvre du poète, et qui, sans plus réécrire Racine, poursuivront ce travail de réinvention d’une nouvelle galanterie :
Le poète a toujours raison
Qui voit plus haut que l’horizon
Et le futur est son royaume
Face à notre génération
Je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme…
Notes de bas de page
1 La matière de cet article est fournie par le hasard d’un programme, celui des ENS en cette année 2016-2017, au cours de laquelle je me suis comme souvent – c’est bien sûr l’un des objets de cet article – tourné vers les livres d’Alain pour nourrir mon travail. Qu’il me soit permis de l’en remercier sous la forme de ces quelques pages, comme aussi mes étudiants du lycée Lakanal, sans lesquels ma réflexion ici n’aurait pas eu lieu, ni pris cette forme ; mais encore Sylvaine Guyot et Olivier Barbarant, qui ont eu la gentillesse de venir y parler qui de Racine, qui d’Aurélien, comme Marie-Madeleine Fragonard était venue parler d’Aubigné ; et Sophie Pailloux-Riggi et Philippe Mangeot enfin, à qui cet article doit beaucoup. Évoquer ainsi cette année passée à penser avec eux tous, en même temps qu’avec Alain, est aussi une façon de dire que la pensée est une amitié.
2 Alain Viala, La France galante. Essai sur une catégorie culturelle, de ses origines à la Révolution, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008.
3 Maurice Barrès, Le Jardin de Bérénice [1890], Paris, Arthème Fayard, 1906, chap. 3, p. 23.
4 Lionel Follet, Aragon. Le fantasme et l’histoire, Paris, Belles Lettres, 1989.
5 Voir Christian Delmas, « Stratégie de l’invention chez Racine » et Alain Viala, « Péril, conseil et secret d’État dans les tragédies romaines de Racine : Racine et Machiavel », Littératures classiques, 1996, n° 26, Les tragédies romaines de Racine : Britannicus, Bérénice, Mithridate (journées de Marseille et de la Sorbonne, 1995), Patrick Dandrey et Alain Viala (dir.), p. 39-50 et p. 92-113 ; puis Christian Delmas, « Histoire et Mythe chez Racine », Racine et l’Histoire, Marie-Claude Canova-Green et Alain Viala (éd.), Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2004, p. 57-68 ; enfin Chr. Delmas, « Politique et mystique monarchique chez Racine », PFSCL, 2009, n° 70, p. 99-107.
6 Alain Viala, Racine. La Stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990.
7 Jean de Rotrou, Crisante, tragédie, Paris, Sommaville, 1640.
8 Sylvaine Guyot, Racine et le corps tragique, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2014.
9 Gabriel de Guilleragues, Lettres portugaises, « Seconde lettre », Paris, Garnier-Flammarion, 2009, p. 59.
10 Louis Aragon, « Notes sur l’illustration », Œuvres romanesques complètes, Daniel Bougnoux (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. III, p. 543-544.
11 Louis Aragon, Aurélien [1944], dans Œuvres, op. cit., t. III, p. 234-235.
12 Henri Michaux, Passages, « À hue et à dia », 1937-1963, Œuvres complètes, Raymond Bellour (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 2001, p. 358.
13 Aragon, Aurélien, op. cit., p. 67 et 88.
14 Ibid., p. 69.
15 J’emprunte cette catégorie des romans de la mondanité à Peter Brooks, The Novels of Worldliness, Princeton, Princeton University Press, 1969.
16 Louis Aragon, Aurélien, op. cit., p. 452.
17 Ibid., p. 484.
18 Ibid., p. 433.
19 Olivier Barbarant, Aurélien Paris/Poésie, Saint-Omer, Les Venterniers, 2017, p. 59. Son analyse conduit au passage que nous commentons ensuite, dont il indique l’importance capitale.
20 Aragon, Aurélien, op. cit., p. 109.
21 Aragon, Œuvres poétiques complètes, Olivier Barbarant (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, t. II, p. 548.
Auteur
Classes Préparatoires, Lycée Lakanal, Sceaux
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