À Alain Viala et aux curieux nouvellistes1 qui décachetteront cette lettre
p. 73-76
Texte intégral
1Cher Alain,
2Pas pardon. Pas pardon d’oser t’écrire. Nous sommes audacieux parce que tu nous as appris à l’être ; notre ridicule, c’est une autre affaire. Nous sommes la génération Facebook, nous travaillons avec Google Books et nous trouvons que la recherche en littérature sent souvent la naphtaline ou le pédant. On croirait parfois que l’étudiant limousin a fait école et que ses petits sagouins débitent sans conscience leurs leçons. Cependant, cher Alain, certains livres nous ont profondément marqués et ne se démodent pas. C’est Naissance de l’écrivain, plus de 30 ans après sa publication, c’est La France galante, découvert pendant nos études. D’autres noms qu’on nous avait recommandés sont retournés au purgatoire (ou feraient mieux d’y courir). Ton champ à toi, il nourrit sainement les chercheurs depuis des décennies.
3C’est peut-être aussi, Alain, parce que derrière les livres, il y a un homme. Et quel homme ! Un interlocuteur qui lors d’une interview à Fribourg relie le Costa Concordia, le Titanic, la galanterie et le capitalisme. Mais aussi, un interlocuteur qui jardine, dans tous les sens du terme. D’ailleurs les idées et conseils semés lors de ton premier passage se portent bien : tu l’as vu toi-même, tu étais dans le jury de la thèse de Christophe en 2016, et celle de Nina croît de jours en jours – les deux traitent des recueils collectifs, un sujet qui t’est cher. Nous, en bons Suisses, on voulait t’offrir une chic montre Tissot, mais on a dû se résigner à l’achat d’une boîte de chocolats Chalamala ; t’as rencontré la gastronomie locale plutôt que la place horlogère. En parlant de gastronomie, tu te souviens du repas qui a suivi ta conférence ? De riches et copieux échanges, des complicités grandissantes, un peu de fendant, et une idée lumineuse : OXFRIB, imaginée par deux étudiants, Kate et toi, à l’occasion d’une cigarette impromptue.
4Si tu le veux bien Alain, il faut qu’on explique cet étrange acronyme aux nouvellistes qui auront intercepté et décacheté notre lettre. « OXFRIB », c’est le nom donné à plusieurs rencontres entre des doctorants et des jeunes chercheurs de l’Université d’Oxford et de Fribourg. Cher Alain, te voilà encore une fois à faire dialoguer les espaces (la Suisse, l’Angleterre et un peu de France), les hiérarchies (du doctorant au professeur), les cultures universitaires et les périodes (du Moyen Âge à l’extrême contemporain). Les sujets des trois journées, « Querelles », « Matérialités » et « Éditorialités », te doivent beaucoup. Et grâce au brio de tes doctorants et à ceux de Kate, grâce à ce que vous leur transmettez, grâce à notre appétit de découverte et notre curiosité – la bonne, impertinents nouvellistes ! – que l’Université de Fribourg valorise, ces journées ne ressemblent en rien à ces amas de communications que l’on déplore trop souvent. Là au contraire, c’est l’occasion de remettre en question nos hypothèses et de progresser dans nos travaux. À l’heure des conclusions, ça n’était pas le moindre de tes motifs de satisfaction. L’autre, c’est les réjouissances auxquelles donnent lieu ces journées — que de plaisir, sur l’île enchantée ! Permets-nous alors de jouer aux historiographes en t’adressant un petit Mercure, galant mélange de science et d’anecdotes plaisantes…
5Litigieux nouvellistes qui nous lisez toujours, le sujet de la première journée vous plaira puisqu’il s’agissait de causer querelles. Bien utile, l’agôn, pour faire naître des opinions et mettre la pensée en mouvement – « Hé oui, on se contredit parfois, mais du cœur de la contradiction naît la précision ». Alain, tu avais lancé une fois, pour chamailler : « et si toute la production littéraire découlait des querelles ? » Au fil de la journée, ta proposition a traversé la littérature du XVIe au XXIe siècle. Elle nous a ouvert des perspectives nouvelles sur nos corpus : les traités d’éducation, les « politiques », les monopoles médiatiques, les enquêtes littéraires et l’autofiction, tous ces sujets trouvaient un terrain commun dans des questions de positionnement dans le champ et d’affrontements, certains factices, d’autres réels. Avec les Oxoniens en revanche, point de querelle, mais le début d’une belle amitié scellée lors d’un souper féerique dans la salle d’apparat de Worcester. La soirée se termina dans une église transformée en club et appelée ironiquement le « Freud » – autant de chicanes matérialisées en un seul lieu…
6Matérialité, c’était justement le sujet de la deuxième journée, à Fribourg. Les montagnes, d’abord, qui confirmaient l’affinité de nos deux univers. Des fenêtres de l’université, on voyait le sommet de l’Ochsen, qui relève de la même étymologie que le Ox du gué-aux-bœufs. Mais trève d’onomatomancie aux allures de géomancie. Le sujet que tu avais proposé, Alain, s’est révélé fécond. Appréhender le livre dans sa matérialité, c’est analyser l’entrelacs d’influences et de décisions qui président à sa conception, les phénomènes passifs et actifs, en somme, qui le construisent. Et c’est sans parler des matérialités représentées, thématisées, selon diverses stratégies rhétoriques dans le contenu même de l’ouvrage. À l’école OXFRIB, le mot d’ordre c’est l’hybridation des méthodes. Ces croisements salvateurs nous ont permis de ré-envisager certaines constructions de l’histoire littéraire, par exemple, la pseudo « querelle » des amies. D’ailleurs, Alain, à propos de croisements, tu avais affirmé : « Vive les bâtards ! Ce sont les meilleurs chiens, en général ! ». On t’a pris au mot. Mais les nouvellistes qui nous lisent commencent à nous trouver pompeux et préféreraient sans doute lire une saynète parisienne. À la place, ils en auront une tout helvétique : on a passé notre samedi dans notre capitale à nous, à Berne, il y pleuvait des cordes, ça bavassait suisse-allemand, de vieux barbus jouaient du cor des Alpes, et on a trinqué dans une ancienne salle de gym transformée en bar (tiens, on dirait l’ersatz suisse de l’Église-club oxonienne – coïncidence ou providence ?).
7Troisième castagne : l’année suivante, on a ferraillé sous le signe de l’éditorialité. À OXFRIB, on aime aussi la création de néologismes – c’est le genre de la maison. « Éditorialité », ça a bien servi pour causer édition : le personnage de l’éditeur (qu’il soit imprimeur, libraire, secrétaire, éditeur scientifique, auto-éditeur, etc.), ses pratiques éditoriales (compilations, gestes herméneutiques, appropriations, adaptations, traductions), et l’ethos véhiculé par ces dernières. Même combat : on prend une notion qui entoure l’œuvre, on lui balance une enclume, un dzin-dzin, on l’anatomise à travers les âges, et on fait gazouiller The Owl and the Nightingale avec Rabelais et les lecteurs vernoches du XVIIIe siècle, avec Louis Le Roy, Gilles Corrozet, George Sand, ou Roland Barthes.
8À l’issue de cette journée, force a été de constater la porosité des frontières entre auteurs et éditeurs. Alors, pardon Hugo, pardon Musset, pardon Chateaubriand, mais votre vision romantique de l’écrivain en reprend pour son grade. On a d’ailleurs bien l’intention de lui porter le coup fatal l’an prochain, puisque c’est l’« Originalité » de l’œuvre qui passe à la question. Après les escarmouches, voilà l’opération à cœur ouvert… Mort aux lieux communs, sus aux idées reçues ! L’originalité romantique, du solide ? Pas plutôt un coup de pub ? Et de l’autre côté de l’histoire, les publics du XVIIe siècle ne priseraient pas la nouveauté ou l’originalité, vraiment ? Nos dossiers sont prêts.
9Nouvellistes, la véhémence du propos vous fait pâlir ? Remettez-vous, avec cette dernière anecdote digne des Engagements du hasard : lors de la journée « Éditorialités », on a découvert que Catriona Seth, professeur à All Souls College, a passé sa jeunesse à… Fribourg ! Elle connaît la cuchaule, la fondue, les meringues, la double crème, et surtout, elle connaît la bénichon ! Alain, sans vouloir jouer les complotistes, toutes ces coïncidences, ça fait beaucoup. Hypothèse complotisto-divinatoire ou non, ta rencontre, celle de Kate, celle de vos doctorants, sont de celles qui comptent – tu confirmes ? Alors, on continue ensemble à cultiver notre jardin ?
10Tibi,
11Nina et Christophe
12P. S. : Et vous, vilains nouvellistes, allez donc débiter au Palais ce que vous avez lu. Curieux, vous souhaitez savoir qui se cache derrière ces journées ? Pour votre gouverne, voici la clé : Gemma Tidman, Sophie Jaussi, Emma Claussen, Antoine Vuilleumier, Olivia Madin, Catriona Seth, Caroline Warman, Jean Rime, Claude Bourqui, Ann Jefferson, Lucas Giossi, Simon Park, Thomas Hunkeler, Vanessa Lee, Fabien Dubosson, Marine Souchier, Camillo De Vivanco, Morgane Bianco, Christophe Schuwey, Kate Tunstall, Alain Viala, Nina Mueggler, Jason Allen, Aurélia Despont, Marion Uhlig, Peter Frei, Neil Kenny, Sarah Jones, Jennifer Rushworth, Richard Scholar, Michel Viegnes, Nicolas Bourgès, Sylvie Jeanneret, Wes Williams.
Notes de bas de page
1 Curieux de nouvelles, découvrez votre portrait : www.nouvellesnouvelles.fr/fiches/nouvellistes.html.
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