Le Vert galant mis à nu : destinée auvergnate de quelques vers de Virgile
p. 39-48
Texte intégral
1Non ce n’est pas du Montaigne, non Virgile n’avait pas écrit sur Henri IV et ce dernier n’était pas auvergnat. Ce titre étrange est le résultat d’une investigation qui est bien pourtant tout à sauts et à gambades.
2Lorsque j’achevais ma thèse de doctorat à Oxford, vous faisiez paraître La France galante et discutiez avec moi des différentes images de couverture auxquelles vous pensiez. Cela remonte, vous le savez, à près de dix ans, mais ce recueil de Mélanges m’offre aujourd’hui l’occasion d’un clin d’œil, d’un remerciement pour votre accompagnement dans ma propre recherche et pour votre accueil à la Maison française d’Oxford. Il me permet également de me tourner vers des pages plus primesautières de l’histoire des Guerres de Religion à laquelle je me suis consacrée, celles concernant les amours d’Henri IV1, surnommé par la suite le « Vert galant », en raison de ses succès en matière de conquêtes féminines. Je me suis vite tournée vers la femme qui eût pu plus que toute autre changer la destinée de la France à cette époque, Gabrielle d’Estrées. Je me suis alors penchée sur les représentations de leur histoire galante. Dès le XVIIe siècle, Les Amours du grand Alcandre2 de Mademoiselle de Guise romancent la vie d’Henri IV, mais c’est – comme d’habitude – le XIXe siècle qui se fait le plus rocambolesque. Il faut bien rendre à César ce qui appartient à César. Mon cœur balançait entre une analyse du roman Les Amours d’Henri IV et de la Belle Mignonne3 et de l’opéra Gabrielle d’Estrées ou les amours d’Henri IV4. Et ce n’est qu’après avoir finalement saisi l’intégralité de l’opéra, bien décidée à vous en livrer quelque extrait choisi montrant l’image, presque d’Épinal, du glorieux Henri aux mille vertus, attendu par sa belle dame, que j’ai décidé d’en revenir aux fondamentaux, c’est-à-dire à Voltaire.
3En effet, si le XIXe siècle a tant aimé le Vert Galant, c’est bien sûr parce qu’il s’est intéressé tout particulièrement aux Guerres de Religion – le nombre d’éditions des historiens et mémorialistes de l’époque l’atteste – mais aussi parce que La Henriade (1728) a beaucoup contribué à consolider la légende héroïque d’Henri IV5. Le chant ix conte la façon dont le héros a failli déchoir entre les bras de Gabrielle, objet du pacte entre la Discorde, furieuse de voir un roi guerrier pour la paix menacer son empire, et l’Amour. Mais heureusement le grand Mornay est arrivé, sauvant la France et l’honneur de son prince. Ce dernier a pu conserver l’image du galant, séducteur et amoureux, bien que prêt à abandonner son aimée. Disons-le autrement avec Voltaire : il a su faire des sacrifices quasi inhumains (Gabrielle était envoyée par les dieux) pour le bien du royaume. C’est là que nous renouons avec Virgile6, puisque le chant iv de l’Énéide n’est pas loin, quand la destinée d’amants mythiques est brisée par le devoir. L’exemplum d’un côté et de l’autre, que trouve-t-on ? Que Voltaire, tout respecté et tout craint surtout qu’il était, dut souffrir néanmoins un détournement burlesque de son épopée. Signe des dieux, à l’époque où je ruminais ainsi, une amie d’enfance aveyronnaise – les grands esprits se rencontrent – vient m’offrir ce petit livre dont elle a pensé qu’il pouvait m’intéresser : une Henriade travestie anonyme, de 1745, éditée à Berlin. Les recherches sont faciles : l’auteur est Fougeret de Montbron, écrivain éclectique de romans libertins et de parodies burlesques ; l’édition est princeps, le lieu est tout aussi travesti que le livre de Voltaire. Cette version burlesque fut éditée à Paris, agrémentée d’une préface destinée à faire passer au dangereux auteur le goût un peu amer de ce détournement. Fougeret de Montbron y affirme de façon paradoxale7, dans une préface dont il écrit que personne ne la lira, qu’il ne pense pas à mal et qu’il n’est pas Scarron. La filiation est néanmoins assumée et Voltaire risque quand même un peu à voir ainsi son épopée rabaissée. Le Vert galant aussi. S’il est mis à nu ici, c’est davantage afin de permettre l’administration de clystères après l’ingestion d’une soupe aux choux roborative – mets de choix pour des amants délicats – que pour des galanteries sous les auspices divins. La dulcinée, par ailleurs, n’est autre qu’une gourgandine. Je n’analyserai pas ici les procédés par lesquels l’image d’Henri IV est abîmée, on ne les connaît que trop et de fait Fougeret de Montbron n’est pas Scarron, ce qui n’empêche pas pour autant de sourire en mettant les textes en regard. Mais, et j’en ai presque fini, je vous livrerai une version n° 4 de Virgile, la traduction en 1798 par Amable Faucon, en dialecte auvergnat, de la Henriade travestie de Fougeret de Montbron8, preuve s’il en est besoin qu’en ces temps troublés, même l’image du bon roi Henri, tout galant que fût ce dernier, au blason redoré par les bons soins de Voltaire lui-même, était consciencieusement altérée.
Amable Faucon, La Henriade de Voltaire, mise en vers burlesques auvergnats, imités de ceux de la Henriade travestie de Marivaux [sic], suivie du quatrième livre de l’Énéide de Virgile, s.l., 1798
Chant neuvième (p. 119-128)
Dans Chipre, pays fort aimable,
Et à tout autre préférable,
Se présentot un fort beau palais,
Ente oun n’uzo pas de balais ;
Los vargers, les pras, la campagno,
N’en fount un pays de coucagno,
Et mémo oun les mangeo en fioreis,
Dos melouns et dos petits peis ;
Le gibier toujours les aboundo,
De se mémo à la brocho a toumbo :
Oun les mangeo forço peissou
Qu’est excellent au courboulliou ;
Mas ce que casso moins la teito,
Quou est qu’a quou les est toujour feite.
Dins que liot de félichita,
Le dieu d’amour z’est ti luga ;
A l’ost un rugiment de fillas
Que juont bey se à la racoundillas :
A n’ost pas besoin de tailheurs,
Par taper liou bel extérieur ;
Car lias sount toutas sens chamizo,
Et lia ne craignount pas la bizo :
Soun temple z’est fort respecta,
A razou de l’antiquita.
Mas malheur à l’humaine enganço,
Quand li a fait ty la révéranço :
A quou est vraiment un meichent liot,
Oun les breulot d’un chety fiot,
De souchy, de remord, de crainto,
De forço maux l’amo est atteinto ;
Et tous los péchas capitaux
S’entrechouquount dessous que chaux.
Oun se pougnardo, oun s’assachino,
Malheur à quet que les chamino :
A quou est dins que liot que l’amour
Au mounde juot de vilains tours.
Quou est ti que madamo Discordo,
Los reims chinlliat par uno cordo,
Bey sa parouquo de sarpens,
Vai l’y parler grinçant las dents.
Te t’amuzas coum’un viadaze,
A bouter toun ozet en cage ;
Tandis qu’en Franço un coumpagne
Ozo meipriser toun tizou.
A se mouquo de toun vère,
Et a vaut chié dins toun crouce,
A dit que yo sais une carogno,
Pus puanto qu’uno charogno ;
Suradoment a n’ost minti,
Yo ne chinte pas le ranchi,
Yo sotenne que moun halleno
Chint chi bou que le bost d’hébenno
Qou n’est pourtant pas quou dati
Que me fait le pus grand souchi :
Que belitre, que nicoudème
Z’ot par nous Henry Quatrième ;
A vaut couper ma juppo au thio,
Sens te quou z’est pita de yo.
Janço ly me uno bounno dramo,
De toun fiot dins le fount de l’amo ;
Et facho qu’a que garnement
Pâtiche coum’un galerien.
Meno – le au ped de quoquo goino,
Liot le ty fort embey ta cheinno ;
Yo me souveme qu’autreis quots,
Ta fait breuler dos même fiot,
Antoine et le vaillant Herculo
Que darrey laisset sa massuo,
Par la bello Oumphalo embrasser,
Et souvent la judo eitiller.
L’autre amet mieux ne pas se battre,
Par mieux chatouiller Cléopâtre.
Facho en sorto qu’a quet Henry
Fialle de ta chibre ou do ly ;
Et qu’auprès de sa gourgandino,
A l’age soin de la cugino ;
Vai, mounafant, genti mignoux,
Parço le me jusqu’aux rougnoux :
Ainchi parler quello guenipo,
Embey sos oeux de carpo frito.
Cupidoun dessoubre un sopha,
Que tenio fort soun nas bocha,
De côta tant che pau l’engueito,
La saluet d’un cop de teito :
Deiviro chauplei teun fougeou,
Car te chinteis le scaphiniou.
Quou est prou ; vai-t-en, laisso me faire ;
Yo me charge da quel affaire,
Toun halle me fait maux au cœur.
Te pudeis chi fort qu’un taneur ;
Mas fléchas sount chez l’eimoulaire,
A las pointo par te coumplaire :
Marcho davant, yo te segrai,
Au camp franceis drey m’en irai.
Chitôt a pringuet la voulado,
Vai chi vîte qu’uno fusado.
A deicouvro dins soun chamy
Le champ de Troye qu’a l’ot détruy.
A l’aperce la dardanellas
Do grand turc, a ve las fumellas ;
Soubre Venizo a passo auchy,
Peu en Sichillo a vai d’aty ;
A passo Genno la superbo,
Ente oun est coudio mêmo en herbo ;
A ve Gracho quello chita,
Dount le seigneur z’est chi vanta,
Que mangeot mieux la fricasséyo,
Qu’a ne sot coummander l’armeyo ;
A passo auchi soubre Touloun,
Ente oun mangeot d’excellant thoun ;
A ve los cournards de Marseillo,
A ni ve pas uno piocello ;
Soun chamy le counduit dins Lioun,
Ente que Dieu z’ot grand renoum,
Peu ça traverso la Bourgounio,
Dount le boun vi rougit la trougno,
A l’arribo drey vers Anet
Que fait un fort genti châtet,
Entre autreis quots Diano la bello,
Que fuguet pau de temps piocello,
Embey notre paubre Henry Doux,
Secoudiot juppo et coutilloux.
Le dieu que régno dins Chiterro,
Qu’est chi dangeiroux que sa meiro,
Près d’Ivry vinguet se setier,
Par un moumant se deilasser ;
A ve le vaillant Henry Quatre,
Qu’érot fort guechy de se battre,
Et que n’avot quitter soun ost,
Par s’en ai chasser dins qu’un bost ;
A l’y baillet uno guignado
Qu’a soun cœur fait uno eicourchado
Peu à près faguet chine aux vents,
De bouffer par brollier le temps.
Quos souliguants proumpts et voulageis,
Amoucelletount los nuageis ;
Le tounnari bey los eiclairs,
Fageount grand brut dedins los airs ;
L’aiguo inoundavo los chibios,
Ce que fageot gounphler los rios.
Henry, sens gueitas, sens capoto,
Patoulliavot fort dins la crotto,
A s’eiguaret de soun chami,
Sens rencountrer aucun ami.
Moucheux Cupidon l’eichliaravot
Bey soun brandou qu’étincellavot ;
A le counduiguet dins Anet,
Ente a fuguet preis au gaubet :
A l’aperce uno créaturo,
Un vrai modèle de peinturo,
Que ly fait forço coumplimens ;
Ly présento soun lugoment :
Henry de joye fait la gambado,
L’acculliguet d’uno embrassado ;
Car quou ierot un homme sens façon :
Auchi galant que courageou,
A fait soun mignard auprès d’eillo,
La pioceillo preitet l’orillo :
Lia z’ayot do biau Cupidou,
Deijas recebut sa leiçou.
D’abord lia tiret une chliocho,
Sourtet uno chliau de sa pocho ;
Et lia dicet à soun vale :
Nas charcher dins mou grand buffe,
Habits, brayays, vesto et chamizo,
Par veitir quello barbo grizo :
Yo le juge fort boun afant,
Par s’être vingu sarrer chant,
Vite une bello coulacho,
Que chacun motre de l’aqcho ;
N’eipargnens pas par le présent,
Ni char, ni vi, n ichasarent.
Henry countent de sa prestanço ;
Tout en admirant soun aisanço,
Ly preisset tendroment la mo,
En li sachant part de soun fiot ;
Pénétra de reconauissenço,
A regardiavo embey pachenço,
De soun visage la coulour,
Fait par inspirer de l’amour.
Do biau Paris la gourgandino,
Jamais n’aguet chi bounno mino ;
Vénus n’eirot ma un chiffou,
Auprès da que genti tandrou.
Le rey changet dounc de chamizo ;
Oun eissuyet sa marchandizo ;
Enfin a se reveitiguet,
Deipeu la teito, jusqu’au ped :
Tos doux se setiétount à taulo ;
Se tout sou manget une eipaulo :
Et une ferto soupo au cho,
Car a l’amavo embeu pacho ;
A rempliguet chi fort sa pance,
Qu’a n’en fuget en deivouyance,
Chi be que sens un lavoment
Qu’a pringuet par le foundoment,
Sens los soins de la chambareiro,
A n’avot ner dins la foueineiro ;
A se troubet le lendamo,
Chi sein, chi guai coum’un piarro,
A n’est trouber sa pélarino
Que ly faguet fort bounno mino :
Ly fait un coumpliment parfait,
Et tout de suito vait au fait ;
D’uno mau lia le repossavo,
Peu ça de l’autro l’attiravo.
Enfin, après quoquo façou,
La fumello fuget dessou.
A l’oblido casque et roundello,
Auprès de la bello dounzello.
A l’auyot ti passa l’hiver,
Quand saint Louis dins que désert,
Vai deicouvrir quel assemblage ;
A l’y deiputet un message,
Un séraphin dos paradis,
Par deivirer l’amant tranchy.
Le boun ange rend soun message
A Mornay quel homme chi sage,
Quos eiro be autant que Platoun,
Marc Aurelle, et mouaitre Catoun.
Dins que temps soun mounde de diarro,
Le charchount par chau mé par tarro,
Et le fazount tambouriner,
Par tacher de le retrouber.
Mornay s’en vai dins souna gille,
Et le troubet ti fort tranquille,
Setitat dins le found d’un vargei,
Que se baniavot de plazei.
Embey quello bello mignardo,
A l’oblivado sa coucardo.
Mornay l’abordo tristoment,
Sens lui faire aucun coumpliment ;
Henry coumpre ce qu’a vaut dire,
Se gratto l’orillo sens rire.
Excuso me, moun boun ami,
Chio me sais chi fort endourmi ;
Yo sais countent de toun message,
Vite quittens que parsounnage ;
Tandis que li est nado pisser,
D’eichy faut vîte deinicher.
Mornay le pre par sa ceinture :
Laisso ti quello créaturo,
Vite randens nos dins le camp,
Toun devei z’est ti noun pas chan.
L’amour z’est be uno bello chozo,
Quand oun en prend ligeiro dozo ;
Mas quand tu sais dins la pachi,
Te les vas de teito et de thio ;
Tos deoux s’envount par la campagno,
Fugeant coum’un chavo d’Espagno.
La d’Etrée que sot le coumplot,
Par soun laquais Gille ou Guillot,
De doulou ly a s’eigratignavo,
A pléno teito le bramavo.
Mornay pu ferme qu’un record,
Le teniot par soun juste au corps ;
Et le fageot marcher chi vîte,
Qu’a le ramenet dins soun gitte.
Cupidoun n’est fort eibaïs,
A s’entournet dins soun païs ;
A n’est veire sas gourgandinas,
Qu’embei se ne sount pas mutinas.
Fin du neuvième chant
Notes de bas de page
1 La Légende d’Henri IV, actes du colloque de la société Henri IV (Palais du Luxembourg, 1994), Biarritz/Pau, J. & D. et Société Henri IV, 1995 ; L’Image d’Henri IV à travers les siècles, actes de la journée d’études de Nérac (15 mai 2010), Grégory Champeaud et Céline Piot (dir.), Nérac, Éd. d’Albret, 2011.
2 Louise-Marguerite de Lorraine-Conti, Histoire des amours du Grand Alcandre. En laquelle, sous des noms empruntez se lisent les advantures amoureuses d’un grand prince du dernier siècle, Paris, de l’imprimerie de la veuve de Jean Guillemot, 1652.
3 Buchardal, Les Amours d’Henri IV et de la Belle Mignonne, Sceaux, Charaire et fils, s.d.
4 Gabrielle d’Estrées ou les Amours d’Henri IV, opéra en 3 actes, paroles de Claude Godard d’Aucourt de Saint-Just, musique d’Étienne-Nicolas Méhul, Paris, Meysenberg, 1806.
5 Voltaire et Henri IV, Catalogue de l’exposition au musée national du château de Pau, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 2001.
6 Virgile, Énéide, André Bellessort (éd.), postface de Jean-Pierre Ferrini, Paris, Bartillat, 1925 ; rééd. 2014.
7 Voir sur ce point l’ouvrage d’Emmanuel Boussuge, Situations de Fougeret de Monbron (1706-1760), Paris, H. Champion, 2010, p. 397.
8 Amable Faucon, La Henriade de Voltaire, mise en vers burlesques auvergnats, imités de ceux de la Henriade travestie de Marivaux [sic], suivie du quatrième livre de l’Énéide de Virgile, s.l., 1798.
Auteur
Université Paris - Nanterre
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