Le classicisme français : une vision programmatique de la traduction
p. 57-66
Résumé
Le classicisme français a écrit les plus belles pages de la littérature française. La traduction y était très en vogue et ne constituait en aucune manière un genre mineur. Elle était considérée comme un art d’écriture à part entière et les traducteurs étaient assimilés aux écrivains : ils siégeaient d’ailleurs en nombre important au sein de l’Académie française.
Comme toujours dans l’histoire, la traduction épousera les préoccupations socio-culturelles du moment et elle se tournera donc tout naturellement vers la littérature. Il s’agira d’adapter aux ors du siècle l’héritage littéraire, moral et philosophique des Anciens, lesquels deviennent le modèle à suivre. Cette adaptation intraculturelle diachronique servira la cause d’un dix-septième siècle fondamentalement monarchique et chrétien.
Dans la dernière partie du règne du Roi-Soleil, la dévotion à la personne et à la politique royales fera place à la contestation pour inaugurer un dix-huitième siècle qui sera celui de la « civilisation ». La lutte contre la monarchie de droit divin et en faveur d’une société laïque entraînera la traduction dans un autre projet : celui d’une adaptation interculturelle synchronique marquée par une ouverture aux autres cultures et une remise en question de modèles préétablis.
On peut en conclure que l’âge classique en France se caractérise par une véritable vision programmatique de la traduction.
Entrées d’index
Mots-clés : classicisme, traduction, vision programmatique, adaptation, littérature.
Texte intégral
1Le classicisme français fait indubitablement penser au siècle de Louis XIV, celui qui incarne l’âge d’or de la littérature française. Il se prolonge au XVIIIe siècle et se termine avec la fin de ce que l’on appelle communément l’Ancien Régime.
Introduction
2En réalité, le classicisme plonge ses racines avant le règne de Louis XIV, dans les salons de l’aristocratie parisienne, mais aussi déjà au XVIe siècle, sous la plume de l’un des plus grands traducteurs français, Jacques Amyot. Par sa traduction des Vies parallèles de Plutarque (1559), Amyot ouvre la voie au français classique et à cette langue littéraire remarquable. Au fond, la marquise de Sablé ou Catherine de Rambouillet sont les héritières et les gardiennes du souffle d’Amyot qu’elles entretiennent dans leurs discussions littéraires (Lanson 1908 : 372-374).
3Le mot classique lui-même date également du XVIe siècle. On le retrouve sous la plume de Thomas Sebillet dans son Art poétique françoys : « […] l’invention, et le jugement compris soubz elle se conferment et enrichissent par la lecture des bons et classiques pöétes françois […] » (1548 : livre I, chap. III). Le mot latin « classicus » signifie « de la première classe de citoyens ». Le classicisme est par conséquent un mouvement élitaire et circulaire. Il part de la noblesse pour s’adresser à la seule noblesse, dépositaire de la langue et de la culture. L’Art poétique françoys de Sebillet est un clin d’œil à Horace et montre la dette des XVIe et XVIIe siècles français envers l’Antiquité gréco-latine. Le classicisme en fera sa source d’inspiration et y puisera ses modèles, littéraires bien entendu, mais aussi moraux.
4Les salons littéraires, qui revendiquent la préciosité, cette langue épurée et ciselée débarrassée des scories des dialectes et patois, traduisent un sentiment de révolte profond par rapport au règne de Louis XIII, perçu non seulement comme ombrageux, mais aussi comme hostile à la noblesse, notamment sous le ministériat (Richelieu, le « souverain confident »). Cette révolte s’oppose essentiellement à l’effort de guerre qui grève les finances de l’État. Cependant, sur le plan artistique, le « baroque » de Louis XIII annonce le classicisme par un sursaut du catholicisme et la naissance de grands talents littéraires.
5Les salons préfigurent d’une certaine manière le féminisme, dans la mesure où la littérature permet aux femmes de la noblesse de se consacrer aux choses de l’esprit. Le naturel est banni et doit donc s’effacer au profit de la délicatesse et du raffinement. Ce souci d’une langue polie, précieuse, conduira à puiser une inspiration morale et littéraire à l’aune des Anciens. Il sera en conséquence nécessaire de les traduire, qu’il s’agisse des Annales de Tacite (dont Racine tirera son Britannicus) ou de La vie d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce. C’est déjà en germe une vision programmatique de la traduction.
1. Classicisme et vision programmatique de la traduction
6Comme indiqué plus haut, c’est Amyot qui montre le chemin et Vaugelas, dans sa grande clairvoyance, ne manquera pas de souligner combien la langue classique française est redevable à la traduction d’Amyot. Et Vaugelas d’écrire :
Et quelle gloire n’a point encore Amyot depuis tant d’années, quoy qu’il y ait un si grand changement dans le langage ? quelle obligation ne luy a point nostre langue, n’y ayant jamais eu personne, qui en ayt mieux sceu le génie et le caractère que luy, ny qui ait usé de mots, ny de phrases si naturellement françoises, sans auncun meslange des façons de parler des provinces, qui corrompent tous les jours la pureté du vray langage françois. (1647 : X-XI)
7Qui dit vision programmatique de la traduction dit centralisation. Il est impossible de ne pas rallier le mouvement du classicisme à l’essor de la capitale. Le pouvoir royal, les arts, la littérature, étaient au XVIe siècle ligériens. Il suffit d’évoquer les châteaux de Chambord ou de Chenonceau, du Bellay (originaire d’Ancenis, qui célèbre la douceur angevine), Rabelais (originaire de La Devinière, près de Chinon), ou en traduction Étienne Dolet (natif d’Orléans). Le classicisme, c’est un combat sans merci contre les parlers des provinces ; c’est une centralisation de la langue – et donc de la littérature – qui va de pair avec la centralisation du pouvoir. Le XVIIe siècle considère la langue et la littérature comme de véritables prérogatives régaliennes.
8Pour le dire autrement, l’unification linguistique du pays sera une arme particulièrement redoutable pour consolider le pouvoir central. Richelieu, grand protecteur des arts, va s’appuyer sur la langue, et donc la littérature, pour asseoir davantage encore le pouvoir monarchique. Profitant de son influence toujours plus importante auprès de Louis XIII, Richelieu créera en 1635 l’Académie française, qui est une émanation des salons littéraires de l’époque. C’est d’ailleurs Valentin Conrart qui en deviendra le premier secrétaire perpétuel. Valentin Conrart était conseiller-secrétaire du roi et fréquentait assidûment plusieurs salons, dont ceux de la marquise de Sablé et de mademoiselle de Scudéry.
9L’Académie française, c’est précisément une vision programmatique de la langue et, en creux, de la littérature. Son objectif sera de réguler la langue et son usage, par la rédaction d’une grammaire et d’un dictionnaire. Ce n’est pas une grammaire mais plutôt un bon usage (c’est de là que vient l’expression) qui sera publié en 1647 sous la plume de Vaugelas (les célèbres Remarques sur la langue française). La première édition du Dictionnaire tardera davantage et ne sortira qu’en 1694, à savoir quatre ans après la parution du Dictionnaire de Furetière, par ailleurs membre de l’Académie. Le Dictionnaire de l’Académie ignorera résolument les mots dialectaux et patoisants ainsi que tous les termes techniques relatifs aux différents métiers (la noblesse ne travaille pas), à la seule exception des termes de fauconnerie (la noblesse chasse).
10D’emblée, Valentin Conrart va s’intéresser à la traduction qui, au XVIIe siècle, ne sera pas considérée comme un art secondaire, mais comme une autre manière de faire de la littérature. Les traducteurs obtiendront le statut d’écrivains et siègeront à l’Académie française à l’instar de ces derniers. Les traductions des auteurs grecs et latins seront encouragées parce qu’elles participent pleinement au projet linguistique de l’Académie ; elles fournissent les exemples littéraires dont s’inspireront les plus grands génies de l’époque. Par ailleurs, au plan du fond, elles fournissent un contenu moral qui a pour vocation d’inspirer le pouvoir dans la gestion des choses de l’État. Quoi de plus normal en conséquence que des traducteurs fassent aussitôt leur entrée sous la Coupole pour y former rapidement presque la moitié du contingent, ce qui est impensable de nos jours.
11La carence de notoriété et le manque de statut qui frappent les traducteurs d’aujourd’hui ne sont donc pas un legs de l’histoire : jamais les traducteurs n’ont été aussi prisés et choyés qu’au XVIIe siècle. Pour donner quelques exemples de traducteurs membres de l’Académie, on peut citer Vaugelas, Nicolas Perrot d’Ablancourt, André Dacier (il en fut même à un moment le secrétaire perpétuel), Claude Gaspard Bachet de Méziriac, Jean Baudoin ou encore Guillaume Colletet ; et plus tard l’abbé d’Olivet, le professeur de Voltaire, et bien d’autres.
12Par leur activité, les traducteurs seront donc des sources d’inspiration, littéraire pour les gens de lettres, morale pour le pouvoir royal et la noblesse. Ils joueront un rôle décisif dans ce que l’on appelle la « formation du goût classique », mélange de préciosité linguistique et de délicatesse versaillaise.
2. Les belles infidèles
13La grande entreprise de traduction qui va dominer outrageusement la première moitié du XVIIe siècle se matérialise dans le mouvement des belles infidèles, dont la figure de proue est sans conteste Nicolas Perrot d’Ablancourt. Ce dernier déclarait : « Mieux vaut traduire de bons ouvrages que d’en faire de nouveaux qui souvent ne sont pas neufs ». Les belles infidèles, c’est un projet d’acclimatation intraculturelle diachronique. C’est rendre la littérature des Anciens lisible et surtout divertissante aux yeux de la Cour. Les belles infidèles ont souvent été considérées à notre époque comme une volonté délibérée de trahir les auteurs originaux. En réalité, il s’agissait de glorifier ces auteurs en les adaptant à l’univers et aux mœurs dix-septiémistes. Une phrase de d’Ablancourt résume à merveille la problématique : « Et pour peu qu’on manque de délicatesse, au lieu de divertir on ennuie » (Lucien, 1654, Épître dédicatoire à Monsieur Conrart).
14On est sous le règne de Louis XIV dans une période où la seule traduction littéraire a droit de cité, où la traduction scientifique et philosophique est peu présente car déconsidérée, dans la mesure où elle peut révéler des notions susceptibles de mettre à mal la monarchie de droit divin. C’est le roi qui nomme à l’Académie des Sciences et il convient donc, pour « faire carrière » dans le domaine scientifique, de ne pas se mettre le monarque à dos. La littérature et la traduction religieuses seront en vogue ; elles seront l’œuvre des jansénistes, mais aussi de personnalités proches du roi comme Bossuet, chargé avec Pierre-Daniel Huet de l’éducation du dauphin.
15La langue française va bénéficier directement des traductions des auteurs grecs et latins pour s’enrichir ; en retour, elle alimentera les traductions classiques qui la glorifieront. Le traducteur français de l’âge classique est un « cibliste » assumé, à l’opposé d’une traduction archéologique, qui prend en compte le seul récepteur.
16Tout cela est le signe d’une société centripète, qui ignore sciemment les autres cultures, notamment en matière artistique. Les auteurs anciens, introduits dans la bonne société française du XVIIe siècle par le truchement des traductions, vont alimenter la littérature la plus brillante que la France ait jamais connue : la tragédie avec Racine et Corneille, la comédie avec Molière, les fables avec La Fontaine, la poésie et la satire avec Boileau. Le style classique donnera quant à lui le portrait moral avec la Bruyère, les maximes avec La Rochefoucauld et la littérature religieuse avec Bossuet. En deux mots, pour reprendre l’heureuse expression de Gustave Lanson, le XVIIe siècle français est chrétien et monarchique (Lanson 1908 : 615).
17L’âge classique prendra un premier virage important à partir de 1670, lorsque le pouvoir royal commence quelque peu à s’effriter. À partir de 1670, la France connaît ses premières défaites militaires. Progressivement, elle se verra supplantée par d’autres puissances sur l’échiquier européen. Surviendront ensuite les deuils nombreux dans la famille royale qui font craindre la fin possible de la dynastie. En cela, l’histoire se répète puisque Louis XIV est né en 1638, alors que Louis XIII avait épousé Anne d’Autriche 23 ans auparavant ! Louis XIV fut d’ailleurs appelé Dieudonné par le peuple. Louis XV, né en 1710, soit 5 ans à peine avant la disparition du Roi-Soleil, n’était pas le fils ni même le petit-fils de Louis XIV ; il en était l’arrière-petit-fils. Enfin, un Louis XIV vieillissant sera de plus en plus sous l’emprise de Madame de Maintenon et délaissera peu à peu les affaires du Royaume.
3. La querelle des Anciens et des Modernes
18On entre à partir des années 1670-1680 dans une atmosphère « fin de siècle » et même « fin de règne ». L’absolutisme va insensiblement commencer à s’étioler sous les coups de boutoir de plus en plus insistants de la contestation. Dans le domaine de la littérature, mais aussi de la traduction, on assistera à la célèbre querelle des Anciens et des Modernes qui va mettre à mal la suprématie outrancière accordée aux modèles de l’Antiquité. Cette querelle atteindra son paroxysme en littérature lorsque Charles Perrault lira en 1687 devant une Académie française qui n’en croit pas ses oreilles son poème intitulé Le siècle de Louis-le-Grand. Ce texte, je devrais dire ce manifeste, est un plaidoyer vibrant en faveur des Modernes, pour la percée du rationalisme et du cartésianisme, qu’incarneront Fontenelle et Malebranche. En traduction, on pensera à la querelle qui opposa Madame Dacier et Houdar de la Motte à propos de la traduction d’Homère. Les Modernes entendent exonérer la littérature et la traduction, mais aussi plus fondamentalement la pensée, du poids trop lourd de l’Antiquité. Le respect aveugle de l’Antiquité doit céder le pas à une ouverture d’esprit. Les Modernes incarnent un mouvement de libération des idées qui entend s’affranchir de l’omnipotence des convenances, des vérités communément admises, pour rechercher la vérité, remettre en question le fondement même de la société.
19La querelle des Anciens et des Modernes annonce déjà ce que sera le XVIIIe siècle : un siècle de liberté et de conquête du savoir. La liberté de pensée met à mal les dogmes du classicisme dix-septiémiste qui s’appuie faussement sur la sacro-sainte Raison, véritable oxymore dialectique. La conception des Modernes s’adosse à la conviction inébranlable que la vérité est indépendante, libre-exaministe et ne connaît pas de règles (encore un mot très dix-septiémiste) préétablies et immuables.
20On comprend dès lors pourquoi le règne de Louis XIV fut celui des traités de traduction. En cinq ans, trois grands traités virent le jour : celui d’Antoine Lemaistre (d’obédience janséniste) en 1656, celui de Gaspard de Tende (peut-être janséniste lui aussi) en 1660, et enfin celui de Pierre-Daniel Huet en 1661. C’est l’essor de la traductologie, laquelle sera moins présente au siècle des Lumières, pour les raisons déjà évoquées.
21Les cafés vont prendre le relais des salons, qu’il s’agisse du Procope, le premier café de Paris (fondé en 1686), ou du café de la Régence, célèbre pour ses parties d’échecs. Le Procope est un café littéraire que fréquentera La Fontaine, mais dont les plus illustres clients seront Beaumarchais, Voltaire, Diderot, d’Alembert ou encore Benjamin Franklin. La phrase de Beaumarchais qui orne toujours la première page du journal Le Figaro est éclairante : « Sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur. » C’est ainsi que les cafés reprendront aux salons la mode des discussions, mais celles-ci délaisseront en partie le domaine littéraire pour se tourner vers la philosophie. L’ouverture à l’étranger sera une constante dans les discussions des cafés. Et l’Angleterre deviendra une source d’inspiration importante, tant dans le domaine scientifique que littéraire. La franc-maçonnerie, née à Londres en 1717, essaimera en quelques années vers la France où elle trouvera un terrain fertile à son développement.
4. France centrifuge et Europe francophile
22Contrairement au siècle précédent, le XVIIIe siècle sera cosmopolite et foncièrement antichrétien. La littérature chrétienne n’y jouera plus aucun rôle majeur, même si les prélats exerceront encore en littérature, même en traduction. Mais ce sera une littérature plus subversive, comme l’abbé Prévost qui donnera Manon Lescaut (1753), ou l’abbé Desfontaines (Balliu 1999 : 69- 95) qui traduira les Voyages de Gulliver de Swift en 1727. En d’autres termes, le XVIIIe siècle sera celui de la « civilisation », c’est-à-dire de la laïcisation de la société. Cette « civilisation », favorisée par la franc-maçonnerie, se retrouvera dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772), étroitement liée à l’histoire du Procope. Enfin, la diffusion des idées nouvelles sera assurée par les journaux et les gazettes comme le Mercure galant (créé en 1672) et le Journal des savants (créé en 1665).
23La France abandonne alors - enfin - son nombrilisme et se tournera vers les littératures étrangères, anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe et même arabe, à travers ce que l’on appellera les turqueries. C’est l’époque où l’on traduira pour la première fois en français Shakespeare, Swift, Defoe (Robinson Crusoé est considéré par les philologues comme le premier roman de la littérature anglaise), Cervantès, Dante, les Mille et une nuits. Mais on traduira aussi Newton, Harvey, Hume, Locke, autrement dit une littérature d’idées, qu’elle soit scientifique, philosophique ou autre. C’est une France centrifuge qui s’ouvre au monde et le redécouvre. Dans le même temps, elle adopte un regard critique et ne manque pas de se moquer d’elle-même. C’est dans cet esprit qu’il convient de comprendre les turqueries. La plus célèbre est sans conteste les Lettres persanes de Montesquieu (1721) qui brocarde avec beaucoup de verve les mœurs françaises. Pour tromper la censure, le roman fut publié sous le couvert de l’anonymat et Montesquieu affirma n’en être que… le traducteur.
24Les Lettres persanes et la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland (1704-1717) sont un exemple de cet attrait qu’exerce l’Orient sur la France à l’époque. C’est ainsi qu’en 1669 Colbert fondera l’école des Enfants de langues, afin de fournir à la diplomatie française des interprètes compétents et susceptibles de préserver les intérêts français dans les échelles du Levant, qu’ils soient politiques ou commerciaux. Sur le plan politique, cette école d’interprétation s’inscrit dans la droite ligne des relations entre le royaume de France et la Sublime Porte. Sous Soliman le Magnifique (1520-1566), l’Empire Ottoman avait atteint son apogée et presque ses plus grandes dimensions. Il était passé en moins d’un demi-siècle de 12 à 35 millions d’habitants, une population énorme pour l’époque. À titre de comparaison, la France compte au milieu du XVIe siècle environ 16 millions d’habitants, pour atteindre un total de 20 millions en 1700. C’est la raison pour laquelle François Ier signe les Capitulations (1536) qui accorderont à la France des privilèges commerciaux et une position enviable au Levant. Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle et le traité de Karlowitz (1699) pour que l’Empire Ottoman commence à perdre des territoires.
25Sur le plan commercial, il s’agissait de préserver le commerce français, menacé dans l’est méditerranéen par la trahison constante des interprètes turcs. Après une première expérience consistant en l’envoi de jeunes enfants français dans les couvents de Capucins de Péra (Istanbul) et de Smyrne (1669-1700), l’enseignement sera rapatrié à Paris dans le collège royal, le collège Louis-le-Grand, à la rue Saint-Jacques (1700-1721). Mais les drogmans (les interprètes destinés à faire carrière au Levant) qui y étaient formés, des Orientaux, s’empressaient de trahir la couronne royale dès leur retour au Levant. L’école connaîtra son âge d’or entre 1721 et 1762, lorsque l’enseignement sera prodigué à la fois à Péra et à Paris, sous la houlette des jésuites et des Français du Levant. L’expulsion des jésuites à la veille de la Révolution française sonnera le glas de l’école des Enfants de langues.
26La mort de Louis XIV en 1715 va remettre Paris en selle et, sous la Régence (1715-1723), la Cour rentrera dans la capitale. L’impiété et la licence des mœurs s’installeront alors au Palais royal, avec cette littérature typiquement Régence dont Manon Lescaut est un parfait exemple : l’intrigue se déroule à Paris (il y a notamment une scène à l’église Saint-Sulpice) et le libertinage est mis en scène. Cette veine du libertinage caractéristique de la France postérieure à Louis XIV va se retrouver dans la littérature épistolaire. On peut penser aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782) ou à Clarissa Harlowe de Richardson (1748), traduit par l’abbé Prévost. L’adaptation intraculturelle diachronique du XVIIe siècle français cède le pas à une adaptation interculturelle synchronique. En un mot, les premières traductions françaises des littératures étrangères voient le jour en France à partir du XVIIIe siècle. L’Europe commence dès lors à influencer la France, sur le plan littéraire bien entendu, mais aussi sur le plan civilisationnel. Ce sera la vogue de l’anglomanie, dont quelques exemples ont été donnés plus haut.
27À son tour, la France va influencer, et même éclairer, l’Europe tout entière. La francophilie est à l’extérieur ce que l’anglomanie est à l’intérieur. Les plus grands souverains européens se piqueront de parler et d’écrire en français, qu’il s’agisse de Frédéric de Prusse, de Gustave III de Suède, du Prince de Ligne ou de la grande Catherine de Russie. Rivarol, traducteur de La divine comédie en 1783, a illustré ce courant en évoquant l’« universalité » de la langue française. Cette langue encore classique, quoique plus mécanique, deviendra la langue de la diplomatie jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.
28Dans le domaine des arts, Versailles va inspirer les autres pays : Jean III Sobieski avait déjà construit le château et le parc de Wilanów dans le dernier quart du XVIIe siècle, Philippe V d’Espagne construira le domaine de La Granja près de Ségovie et Pierre-le-Grand édifiera Petrodvorets.
29En véhiculant aussi une littérature politique, économique, sociale et scientifique, la traduction française du XVIIIe siècle participe dès lors activement au progrès des civilisations. Mais si la pensée se transforme, l’écriture reste redevable à l’âge classique. La prédominance militaire de la France s’efface, mais son prestige culturel s’affirme davantage encore.
Conclusion
30Il existe indubitablement un lien programmatique entre classicisme et traduction. C’est la traduction d’Amyot qui préfigure la langue et le mouvement classiques ; la littérature classique, quant à elle, s’inspirera par essence des modèles antiques qu’elle récupérera par le truchement de la traduction. Lorsque la prégnance des Anciens sera moindre au XVIIIe siècle, les traductions françaises réalisées au départ des langues modernes influenceront à leur tour la société française et son évolution.
31Cette vision programmatique ne se reflète pas dans la seule traductographie (production de traductions). Elle se matérialise aussi dans la traductologie, puisque le XVIIe siècle sera par excellence le siècle des traités de traduction. Elle se concrétise enfin dans la création de l’école des Enfants de langues, lointaine ancêtre de l’INALCO, dont le siège se situe toujours à la rue de Lille à Paris et où résonnent encore les pas des grands truchements royaux de l’âge classique, les Pétis de la Croix, les Galland, les Fornetti et bien d’autres.
32La Révolution marquera la fin de l’âge classique, la disparition de ces traducteurs-écrivains qui ont donné les plus belles pages de la traduction française. La disparition aussi d’une vision programmatique de la traduction au plus haut niveau de l’État.
Bibliographie
Bibliographie
BALLIU Christian, 1999, « L’abbé Pierre Desfontaines, traducteur polémiste », Portraits de traducteurs, ouvrage collectif publié par le Comité pour l’Histoire de la traduction de la FIT, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, p. 69-95.
LANSON Gustave, 1908 [1894], Histoire de la littérature française, Paris, Hachette.
PERROT D’ABLANCOURT Nicolas, 1654, Œuvres de Lucien, Paris, Augustin Courbé.
SEBILLET Thomas, 1548, Art poétique françoys, Paris, Arnoul l’Angelier.
VAUGELAS Claude Favre (de), 1647, Remarques sur la langue française, Paris, Augustin Courbé.
Auteur
Université libre de Bruxelles, Belgique
Est professeur à l’Université libre de Bruxelles ; il y enseigne notamment l’histoire et les théories de la traduction, la traduction scientifique espagnol-français. Il est professeur invité de plusieurs universités étrangères. Ancien membre du Comité pour l’histoire de la traduction de la FIT (Fédération internationale des traducteurs), il fait actuellement partie du comité scientifique de plusieurs grandes revues internationales consacrées à la traductologie. Christian Balliu est l’auteur d’environ 100 publications sur l’histoire et les théories de la traduction et sur la pédagogie de la traduction spécialisée. Il a aussi dirigé plusieurs numéros thématiques de grandes revues internationales consacrées à la traductologie.
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