Conclusion générale
p. 197-200
Texte intégral
1Alors comment prétendre pénétrer les tenants et aboutissants de cette poésie lyrique du Siècle d’Or espagnol, ce produit désiré et fortuit, résultat exceptionnel d’une subtile combinaison entre la soumission et l’envol, sans avoir scruté ce trésor qui fut leur quotidienne préoccupation et qui se trouve aujourd’hui dans des textes ensevelis sous la poussière de l’oubli, du désintérêt, voire du haut dédain ?
2La question des mythes et de leur latence poétique s’impose d’évidence dans l’étude de tout poète du Siècle d’Or. Elle semble relativement aisée à résoudre pour l’emblématique Garcilaso et les poètes du début du XVIe siècle : ils ont achevé leur œuvre avant l’ère des grandes mythographies et n’avaient donc pu connaître celles que produisit l’Espagne ni celles qui constituèrent la véritable science mythographique de l’Italie, les ouvrages de Giraldi, Conti et Cartari. Cependant il se peut, qu’ils aient consulté, comme Garcilaso, afin d’y trouver soit des renseignements, soit la confirmation de leur engouement pour les mythes, la Généalogie des Dieux de Boccace, fort populaire au moment de son séjour en Italie. N’oublions pas que la véritable entrée de la mythologie dans l’œuvre de Garcilaso coïncida avec sa période napolitaine. C’est pourquoi on peut, à son propos, inverser les termes du problème : le succès de sa poésie et l’emploi important qu’il a fait de la mythologie ont pu contribuer, non seulement au développement de la mythologie dans la poésie lyrique, mais également, par contrecoup, au développement des ouvrages mythographiques1.
3 Pour les poètes de la génération suivante dominée par la figure de Herrera, rappelons que celui-ci a écrit son œuvre pendant la période où précisément se développait et s’épanouissait la science mythographique. L’on constate, non sans intérêt que, d’une part sa poésie est gorgée d’allusions mythologiques (beaucoup plus nombreuses que celles de la poésie garcilasienne) et que, d’autre part, non seulement il fréquente les mythographies mais il éprouve lui-même le besoin de théoriser et d’en écrire. Nous avons déjà dit que ses Commentaires sur l’œuvre de Garcilaso donnèrent lieu à la constitution d’une véritable mythographie. L’on y trouve une grande partie des divinités et des héros antiques munis de leurs attributs et accompagnés du récit de leurs aventures. À côté des extraits d’Ovide et de Virgile traduits par Herrera lui-même figure la cohorte des interprétations traditionnellement données par les mythographes et pour lesquelles il indique ses sources. Il mentionne le traité d’Hygin sur les dieux, il cite souvent Fulgence, qu’il appelle « doctísimo mitólogo », pour l’interprétation naturelle, saint Isidore pour les allégorisations étymologiques, Arnobe pour l’interprétation evhémériste, Macrobe et Martianus Capella pour les interprétations morales. Beaucoup de ses matériaux lui viennent des Pères de l’Église, mais aussi de Boccace et il dit avoir utilisé l’ouvrage du grand mythographe italien dont il est contemporain : Natale Conti. Par conséquent Herrera nous donne la preuve tangible de ce qu’un grand poète du Siècle d’Or ne répugne pas à faire appel, pour ses connaissances classiques et pour sa pratique de la mythologie, à des sources de seconde main. De plus, et c’est là un fait d’importance, il manifeste clairement les liens qui unissent la science mythographique et la poésie. En effet, à plusieurs reprises, après avoir mentionné avec précision les diverses interprétations proposées pour une fable, Herrera, sans la moindre solution de continuité, offre sa propre interprétation sous la forme d’un poème où il fait intervenir cette fable. Ceci prouve que, dans son esprit, malgré leur différence de nature, mythographie et poésie étaient profondément unies.
4Qu’un poète comme Herrera ait pu le penser et cultiver ces liens suffit à justifier tous les efforts pour étudier cet important intermédiaire culturel. La poésie mythologique, essentiellement lyrique, est, dans une certaine mesure, le contraire de la mythographie, des commentaires ou des fictions mythographiques et, à ce titre, l’œuvre de Góngora en est, sans doute, la plus éclatante démonstration. La culture classique de ce poète était considérable et sa connaissance des auteurs, directe. Il pratiquait avec une telle maîtrise le latin que, sous l’influence de cette langue, il avait élaboré une syntaxe propre à sa langue poétique. Mais il connaissait également les auteurs classiques à travers les imitations qu’en firent les poètes italiens. Pour mesurer l’ampleur des sources qu’il avait à sa disposition, il suffit de se reporter aux deux immenses volumes qu’Antonio Vilanova a consacrés à celles du Polyphème2. Ces volumes témoignent de la variété des sources qui étaient de première main, mais aussi souvent de seconde main, point sur lequel le critique ne s’attarde nullement. Parmi ces dernières, figurent en bonne position la mythograhie de Viana et la Philosophía Secreta de Pérez de Moya, lesquelles lui auraient fourni une grande partie de ses connaissances mythologiques. Celles-ci étaient si vastes et exploitées d’une manière si subtile qu’on a pu voir « sur chacun de ses vers, planer plus de trois cents fantômes vénérables ». Jamais poète n’emprunta davantage et pourtant jamais poésie ne fut plus originale voire insolite jusqu’au scandale. La mythologie lui fut indispensable même si l’essentiel poétique se plaçait dans un ailleurs, dans l’au-delà de sa représentation. Ainsi dans son Polyphème, Cupidon engendre-t-il d’audacieuses initiatives faisant intervenir les colombes, oiseaux vénusiens par excellence, afin d’accompagner Acis dans son désir amoureux pour Galatée :
No a las palomas concedió Cupido
Juntar de sus dos picos los rubíes,
Cuando al clavel el joven atrevido
Las dos hojas le chupa carmesíes.
Cuantas produce Pafo, engendra Gnido
Negras violas, blancos alhelíes,
Llueven sobre el que Amor quiere que sea
Tálamo de Acis y de Galatea.3
5S’il est vrai que les poètes se nourrissaient de la mythologie telle qu’elle apparaissait chez les auteurs classiques et dans les manuels mythographiques (en ce sens leur contenu est fort important à connaître), l’épiphanie poétique se réalisait au moment précis où l’auteur dépassait la lettre de ce fonds culturel. L’on pourrait même dire que l’acte poétique est, par essence, le radical opposé de la palingénésie mythologique. Tandis que les mythes, dans les manuels, tendaient vers leur expansion linéaire, dans le texte poétique, ils aspiraient à leur contraction conceptuelle. À l’exception de Viana qui, dans son ouvrage mythographique ayant apprécié la nature de la substance poétique du mythe en soi et ayant compris que seul le poète, en tant que prophète, possédait la clef de son mystérieux fonctionnement analogique, les autres mythographes, par leurs abondantes spéculations, acheminaient les mythes vers une impasse spirituelle et spéculative. Mais ils n’en avaient pas moins constitué un humus sur lequel pouvait opérer la création. Le rôle des poètes aura donc été de tirer les mythes hors de cette impasse tandis que le mérite des mythographes avait été de nous montrer ce que pouvait la « fureur » poétique lorsqu’elle s’exerçait sur la substance qu’ils fournissent aux poètes.
6Il est admis aujourd’hui que, pour les poètes de la Renaissance, à la faveur des théories néoplatoniciennes, la « fureur », cet adjuvant sacré de l’inspiration poétique qui permettait le « saut métaphysique », se trouvait indissolublement associée à la mythologie : les poètes cherchaient à aiguiser leur pouvoir en scrutant les mystères de la mythologie capables d’engendrer l’étincelle de la « fureur ». C’est ainsi que, grâce à cet enivrement « furieux », la mythologie livresque dont ils se nourrissaient, loin de l’étouffer, exaltait leur capacité créatrice. Il est donc aisé de réfuter ces idées fallacieuses selon lesquelles la mythologie ne servait qu’à fournir d’aimables ornements poétiques, et de comprendre qu’elle constituait bien au contraire, le support même de la pensée poétique, une pensée qui, tout en allant au-delà de la mythologie, passait abondamment par elle.
7Chez les authentiques poètes de cette période féconde, l’usage de la mythologie ne pouvait en aucun cas être expliqué par un engouement artificiel dû à la pauvreté de l’inspiration et au désir de trouver, dans l’arsenal de la Fable, le moyen de masquer toute indigence créatrice. Le cas des trois poètes-phares que sont Garcilaso, Herrera et Góngora en donne l’éclatante démonstration à divers titres. Notre présente étude constitue le préalable indispensable à l’analyse fondée sur les textes poétiques eux-mêmes, préalable entièrement ouvert sur eux. Ce qui a exigé le choix fondamental d’un système de critères raisonné. Un choix clair : tout en nous référant aux plus divers aspects du mythe révélés par l’ethnographe, par le philosophe attentif aux liens unissant mythes et vérité métaphysique, par l’historien qui s’attache, à travers le mythe, à l’analyse d’un phénomène de civilisation, nous avons voulu nous placer dans la stricte perspective littéraire.
8Voilà l’argument majeur que nous souhaitions apporter pour faire partager notre croyance en un au-delà symbolique du miroir poétique, car « qui se penche sur un miroir brisé sait bien que la représentation du divin est vaste comme le monde et que son secret repose dans le silence des profondeurs »4.
Notes de bas de page
1 Theodore S. Beardsley, Hispano-Classical Translations printed between 1482 and 1699, Pittsburgh (Pennsylvanie), Duquesne University Press (Duquesne Studies : Philological Series, Modern Humanities Research Association, n° 12) ; Louvain, éd. E. Nauwelaerts, 1970. L’auteur n’hésite pas à voir dans la poésie de Garcilaso, et surtout dans l’enrichissement qu’il a apporté à la langue castillane, un véritable support au développement de la traduction des textes classiques en langue vernaculaire : « It would seem that the consumate artistry of Garcilaso enriched spanish poetic usage of the degree necessary for the satisfactory translation of the poet master-works of Antiquity. Translations of imaginative and poetic works of Classical literature do not appear before the lyrical performance of Garcilaso », « Il semblerait bien que l’art consommé de Garcilaso ait apporté à la poésie espagnole l’enrichissement nécessaire à la traduction satisfaisante des chefs-d’œuvre poétiques de l’Antiquité classique. Les traductions des œuvres imaginatives et poétiques de la littérature Classique n’apparaissent guère avant les créations lyriques de Garcilaso ».
2 Antonio Vilanova, op. cit.
3 Vers 329 à 336, « Ce ne fut pas seulement aux colombes que Cupidon permit / de joindre de leurs deux becs les rubis / car de l’œillet le garçon audacieux / les deux pétales, suce, cramoisis. / Soit de Paphos, soit de Gnide engendrées, / de noires violes, de blanches giroflées / tombent en pluie sur ce lit que l’Amour / veut pour Acis, enfin, et Galatée, nuptial ».
4 Marcel Detienne, Les dieux de la Grèce, Préface de W. F. Otto, Paris, Payot, 1981, p. 48.
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