Chapitre XI. Les dieux poétiques sont les forces spirituelles du monde
p. 171-195
Texte intégral
Apolo y las Musas todas nueve
Me darán ocio y lengua con que hable. Garcilaso de la Vega1 |
Dioses ayudadme
Y con aliento sacro animadme Viana2 |
Le langage des poètes, une divine délégation scripturale
1Quant aux poètes de la Renaissance lorsqu’ils feront intervenir les forces mythiques représentées par les diverses divinités mythologiques, ils retiendront toujours quelque chose de l’ascendant complexe qu’elles exercent sur le monde d’en bas. Et il est bien évident qu’une part substantielle de la production poétique aura beaucoup à gagner à être lue à la lumière de cette conception analogique de l’univers.
2Et ce n’est donc pas, semble-t-il, verser dans la métaphysique que d’admettre cette interprétation néoplatonicienne venant se greffer avec bonheur sur les autres interprétations des textes poétiques. Il est souhaitable de reconnaître aux poètes l’ampleur de leur vue, la richesse de la culture dont ils bénéficient incontestablement et qu’ils transmettent volontairement ou non dans leurs créations. D’ailleurs cette ressemblance supposée entre l’univers et le monde humain permet ce « glissement poétique » entre des univers différents, glissement qui est le plus sûr moyen de métamorphoser êtres et objets en révélant de façon tangible la sympathie qui les unit aux forces spirituelles du monde. C’est le procédé le plus efficace pour en faire des êtres et des objets poétiques. Êtres et choses, manifestement liés à une origine sacrée, bénéficient d’un réseau serré de correspondances infinies, tissées entre le visible et l’invisible. Que ce soit au gré d’allusions fugitives ou à la faveur de longs récits fabuleux, héros et mortels sont soumis à une double détermination astrale où se reflètent les faits et gestes des dieux. Viana, dans un commentaire sur la fable des amours de Mars et de Vénus où il suit fidèlement une allégorisation de Léon l’Hébreu et où il mentionne aussi Natale Conti, déclare :
Esta fábula tiene alegoría, no sólo scientífica pero útil, porque Venus es el apetito concupiscible del hombre, el que se deriva del Planeta Venus, que según la efficacia de su influencia en la natividad es grande.3
3Ces influences astrales présentent l’avantage d’expliquer à l’homme sa place dans l’univers, mais surtout de spécifier la particularité de son individualité conditionnée par sa détermination astrale :
Aquel hombre en cuyo nascimiento tuuiere conjuncción Marte con Venus, mayormente si están en Aries, o Escorpión, casa de Marte, Tauro, o Libra, casas de Venus, será inclinado a adulterar cuyos adulterios no serán secretos, si el Sol tuuiere aspecto con los dichos Planetas coniuntos.4
4C’est une façon également de retrouver l’essence morale des fables, car les individus connaissant leurs faiblesses pourront d’autant mieux lutter contre elles et les corriger :
Esta fábula de Marte y Venus, cuenta largamente Homero, quiere persuadir a los hombres bondad y justicia, entereza en la vida y costumbres, para que no offendan ni agrauien a nadie.5
5En effet, quel que soit le degré de détermination astrale, l’homme dispose toujours de son libre-arbitre pour orienter – par le désir de bien agir – son existence. L’exemple le plus célèbre à ce propos est celui du roi Sigismond de La Vie est un songe de CalderÓn, au milieu du XVIIe siècle qui réussit à modifier les forces de sa disposition astrale en les tournant à son avantage et à celui du royaume. C’est dans cet esprit que Viana fit cette mise au point :
Los antiguos quisieron mostrar con esta fábula el orden de los hados, o successos humanos inevitables y necessarios […] aunque no tales que hagan fuerça en el libre aluedrío, más noble y de menor linage que todos los cielos y estrellas.6
6Dans l’esprit que lui avait donné Marsile Ficin, grand promoteur des idées platoniciennes à la Renaissance, le platonisme en Espagne, aussi bien dans les ouvrages théoriques que dans les ouvrages poétiques, se rapprochera de la tradition religieuse chrétienne. Viana présente un manifeste éloquent, témoignant d’un profond désir de syncrétisme où la pensée antique et la pensée chrétienne se trouvent en parfaite cohabitation. Une réponse à cette étonnant constat que nous avons formulé dans notre premier chapitre et selon lequel une civilisation ambiante fortement marquée par un christianisme épris d’orthodoxie a pu cohabiter avec une réelle fascination pour les dieux païens portés au plus haut par une éclatante expression poétique. En ce sens Viana offre la vision humaniste d’un univers où règne l’harmonie et où microcosme et macrocosme se répondent :
El Summo Dios omnipotente, Architecto universal, queriendo enseñar a los hombres su ser inefable, crió el cielo y la tierra con los demás elementos, sólo mandándolos ser y proveyó la celestial máchina de infalible firmeza, y continuo movimiento circular fixando en ella el lucidíssimo Sol, la inconstante Luna, y los otros planetas y estrellas fijas, diversas en virtud y grandeza. Hinchó el baxo suelo de varias plantas, y animal de todo género imperfectos, dando a cada cosa su facultad y efficacia para utilidad y enseñamiento. Hizo al hombre animal más alto y de mayor perfección y valor que todo lo dicho pues lo formó semejante a sí mismo, con tanto acuerdo, solemnidad y circunstancia y como gran artífice, resumió y cifró en él la muestra de todas las cosas criadas, por lo qual le llaman los philósphos mundo abreviado.7
7Ainsi à la lumière des interprétations données par les mythographes de la Renaissance, nous comprenons pourquoi le rôle des divinités mythologiques, même réduit à l’évocation de leur seul nom chez les poètes espagnols du Siècle d’Or, ne pouvait se borner à celui de simple motif littéraire. Nous saisissons les motivations de tous ceux qui, après le long désintérêt des siècles, ont cherché à découvrir le secret profond de leur autorisation artistique en les considérant comme « des signes conventionnels » qu’il faut déchiffrer selon des traditions mythographiques qui nous échappent souvent et comme des symboles signifiants, dont les formes choisies sont plus révélatrices que le contenu ou le signifié, et décèlent des attitudes fondamentales d’un milieu culturel.
8Les mythographies qui, pour l’explication scientifique de l’univers par le biais des allégories, ont intégré les mythes aux différents systèmes de pensée, et avant tout, au système néoplatonicien, vont devenir une source captivante d’intérêt pour les poètes.
9D’abord, comme nous l’avons déjà vu et souligné, les divinités appelées depuis Léon l’Hébreu « dioses poéticos » et qui sont regroupées dans ces mythographies, selon un ordre satisfaisant pour l’esprit, constituent l’humus traditionnel sur lequel va germer l’imagination créatrice des poètes. Il est évident que ce fonds culturel détenu par tout poète du Siècle d’Or, accumulé à la faveur de ses études et de ses lectures classiques, va trouver dans les mythographies non seulement un écho, mais une somme commode de références réunies en un recueil capable de déclencher ses réminiscences, de confirmer voire compléter ses connaissances et ses intuitions. La présentation de ces manuels poétiques va bien dans ce sens ne serait-ce qu’en raison de leur commodité représentative où les mythes et les divinités apparaissent selon de rigoureuses classifications. En outre, selon notre hypothèse, elles vont aussi se substituer aux véritables arts poétiques lesquels, sont en effet bien moins nombreux en Espagne qu’en France, en tout état de cause moins nombreux que ne le sont les manuels mythographiques.
10Ce sont en réalité les fables qui tiendront lieu d’art poétique grâce aux multiples interprétations qu’elles renferment. Le nom même qui les désigne deviendra inséparable d’une véritable épithète de nature, l’expression « fábulas poéticas » constituant comme un tout stéréotypé. « Poétiques », elles fourniront désormais tout un champ d’activité : « Y porque usan de estas fábulas los poetas por varios fines se llaman poéticas »8.
11Ainsi les fables mythologiques et les ouvrages qui les traduisent, les commentent et les répertorient, en viennent-elles à constituer les « encyclopédies universelles » de l’époque9 ; elles réunissent la science du monde dont tout poète a besoin pour écrire, mais elles sont aussi un instrument d’appréciation et de réception pour quiconque s’intéresse à la poésie. L’on peut, à ce propos, rappeler la formule décisive de Viana que nous avons déjà citée : « lo que más espanta que es imposible poder entender poeta bien sin esta diligente interpretación a la qual yo me ofrezco »10. Et d’ailleurs Baltasar de Vitoria, le grand mythographe du XVIIe siècle, déclare aussi que les ouvrages comme les siens sont aussi utiles aux amateurs de poésie qu’aux professionnels :
La impresión que produce el libro es la de una intención propiamente poética y literaria. El autor se complace en la narración de las fábulas, hechas con elegancia y decoro sencillo. Para favorecer el intento se han visto muchos libros y muy exquisitos que no sirven de más que de dar mano y aparejo a los que quieren tratar de poesía, para que hallen las historias y fábulas recogidas y dispuestas para poderlas saber con facilidad y claridad sin andar revolviendo libros de latinidad ni de otras lenguas extranjeras.11
12En réalité le rôle que joueront ces mythographies pour le travail du poète, ira bien au-delà des considérations pratiques, fort importantes, certes, qui viennent d’être évoquées. En prenant soin, par le jeu complexe des deux forces principales qui sont à l’origine de toute poésie, inspiration12 et imitation, de recueillir, d’une part les manifestations de la connaissance du monde et d’autre part la tradition poétique de l’Antiquité, ces mythographies permettent au poète qui exerce son esprit sur elles de faire jaillir de son imagination l’étincelle nécessaire pour que naisse la fureur poétique.
L’inspiration, un appel aux dieux
13Il semble admis aujourd’hui chez les poètes de la Renaissance en Espagne comme ailleurs que l’inspiration était indissolublement liée à la mythologie. C’est le bon usage du mystère de la fable qui distinguait un poète inspiré des froids versificateurs. Et encore une fois c’est chez Ovide que les poètes espagnols de la Renaissance trouvent, dans sa claire expression, ce phénomène d’une inspiration aiguisée par l’exercice des mystères de la mythologie. Il suffit de regarder de plus près, pour s’en convaincre, la traduction orientée et non exempte de contresens que donne Pérez Sigler des premiers vers des Métamorphoses d’Ovide13 :
En nuevos cuerpos las mudadas formas
gran desseo me inflama el pecho
Dioses (pues que vosotros las mudastes)
Ayudad con favor a mis principios
Y los primeros tiempos del origen
Del mundo reducid a mi memoria
Porque en perpetuo verso los abrase14
14Deux idées fondamentales sont évoquées ici au mépris du texte latin : tout d’abord l’idée de flamme créatrice, autrement dit celle de la fureur poétique et en second lieu l’idée de réminiscence, du pouvoir de se ressouvenir des événements primordiaux qui sont l’apanage du poète. En effet le mythographe insiste sur le grand désir qui lui embrase le cœur (« gran desseo me inflama el pecho » du deuxième vers) ; embrasement qui porté par l’optatif est sensé se communiquer au texte poétique lui-même : « porque en perpetuo verso lo abrase », « en ce vers perpetuel embrasé » ; cette ardeur exprimée par le verbe « inflamar » et « abrasar » et qui habite sous forme de désir le poète n’est en rien justifié par le texte latin ; tout juste trouve-t-on, plus loin, au troisième vers, l’impératif « adspirate » qui comporte la notion de souffle divin et que Pérez Sigler rend par « ayudad con favor », « aidez-moi favorablement ». Il s’agit donc pour le traducteur-poète, de chapeauter le grand poème par le thème qu’il juge essentiel et qui est la fureur poétique, et cela au prix d’une distorsion du texte original. Viana, plus fidèle au texte source, retiendra néanmoins le même concept15 :
Desseo dezir de formas ya mudadas
En nuevos cuerpos, Dioses ayudadme,
Pues fueron por vosotros transformadas
Para lo qual el verso prolongadme
Del principio del mundo al de mi intento
Y con aliento sacro animadme.16
15Selon Viana c’est bien un souffle divin, « aliento sacro », qu’Ovide demande, comme un don, aux Dieux pour mettre en mouvement son inspiration, « animadme ».
16Il est important aussi de souligner que le verbe « inflamar » est le terme qu’emploient systématiquement les poètes et les mythographes lorsqu’ils font allusion à la fureur qui embrase leur esprit : « Inflamados (los poetas) del divino aliento cantan a vezes cosas las quales después resfriado el furor apenas ellos mismos entienden »17. Ce sont les termes consacrés par la tradition antique, orphique ou platonicienne de la poésie, comme le montre la définition que donne Cicéron de l’inspiration créatrice : « Bonus poeta nemo sine inflamatione animorum existit et sine quodam afflatu quasi furoris »18. C’est Viana lui-même qui relève de cette faculté primordiale du véritable poète. Cette faculté ne dépend en rien de l’imagination créatrice au sens humain du terme, elle est un don des dieux. Ronsard le proclame hautement dans le prologue de sa Franciade en disant qu’il faut conduire l’argument poétique « plus par fureur divine que par invention humaine, en invoquant les Muses qui se souviennent du passé et prophétisent l’avenir ».
17Mieux encore, elle est la divinité elle-même descendue momentanément dans l’esprit qui se trouve comme possédé du dieu : « Est Deus in nobis agitante calescimus illo » dit Ovide dans les Fastes où il livre cette éclatante définition de la fureur : « Un Dieu s’agite en nous et sous son action nos cœurs brûlent ». Pour lui, c’est bien d’un phénomène de possession qu’il s’agit. Le poète est le lieu où s’est déposée une parcelle du divin, tel un germe d’enthousiasme, une semence de feu qui croîtra et s’animera en lui pour donner le fruit que sera le poème.
18Si les mythographes du XVIe siècle se saisissent de cette conception de l’inspiration, c’est parce qu’elle répond à la conception unitaire qu’ils ont de l’univers, qui emporte dans un même mouvement l’homme et le cosmos, régis par les lois divines. La vision microcosmique et macrocosmique de l’univers n’existe qu’en fonction des liens privilégiés qui s’établissent entre l’homme prisonnier de son corps et le monde lumineux des Idées ou des formes primordiales. Les mythographes confirment les poètes dans leur conviction d’êtres capables de communiquer avec les forces cosmiques qui président aux destinées de l’univers. Ils les soutiennent dans la haute idée qu’ils se font de leur métier de poète qui les mène à percevoir cette jonction sacrée entre la matière et l’esprit, ils les confortent dans leur tentative d’unir la présence matérielle qu’est leur corps et cette émanation qu’est l’esprit. Chez eux, ces illuminations momentanées qui leur permettent d’entrevoir ces liens et de transcrire la vision lumineuse qu’ils offrent des êtres et des choses sous l’effet de la réminiscence, peuvent aboutir à de véritables élans métaphysiques. Ils sont alors ces êtres privilégiés, désignés par la divinité pour recevoir le feu sacré, la fureur qui s’empare d’eux et leur permet de contempler pour un temps le paradis perdu de l’esprit.
19Or ce phénomène, ce prodige accordé à certains hommes est également lié à la Fable et à la mythologie. Ceux qui parviennent à l’état de transe créatrice sont tout d’abord les êtres qui ont su être « épris de sapience », être touchés par un savoir oraculaire que détient la Fable et passe par elle. Les fables et leur secret allégorique les préparent à la connaissance suprême, ils les préparent au saut métaphysique et sont comme un tremplin capable de les lancer vers le monde des essences absolues. Mieux encore, une fois en possession des pouvoirs que leur confère la fureur, les poètes sauront aller plus loin sur le chemin de l’élucidation des multiples sens cachés de la Fable.
20Au Siècle d’Or, chez les poètes encouragés par les leçons de la Fable antique, va se développer l’idée de l’importance suprême de leur mission et de la certitude de leur puissance visionnaire : « confiessan todos los Authores más eminentes que ningún généro de scriptores se halla por grandeza de eloquencia, o divinidad de sabiduría, que a los divinos Poetas se iguale »19. En outre ils pourront communiquer à des lecteurs réceptifs un peu de leur force si ces derniers savent s’ouvrir à la fréquentation inspirée de leurs œuvres. En fait la puissance créatrice des poètes est due à une double capacité, considérée comme essentielle, à savoir l’union du travail et de l’inspiration inséparables l’une de l’autre. C’est l’attitude qu’ils adoptent face à leur création, mais aussi face à la Fable, attitude que symbolisent à leur tour un certain nombre de mythes liés aux légendes du Parnasse, d’Apollon et des Muses. Ces mythes sont les équivalents les plus adéquats pour rendre compte du mystère du savoir et de l’inspiration poétique. C’est pourquoi Viana, lorsqu’il définit les fables et le rôle fondamental qu’elles jouent dans la poésie, les relie très explicitement à la théorie des fureurs qu’il développe amplement en exposant leur principe et en rappelant le nom de leur principal avocat, Marsile Ficin :
Avemos hecho tanta mención del « furor divino », que será ya razón declarar qué cosa sea, según opinión de los sabios, y dezir algo de lo mucho que ellos del dixeron. Marsilio Ficino dize que el furor divino es una illustración del alma racional, por la qual Dios la levanta del suelo al cielo. Para entender la qual, es de saber que los philósophos antiguos, mayormente Pythágoras, Empédocles, Heráclyto, Platón, affirmavan que nuestras almas antes que se infundan en sus cuerpos contemplan en Dios como en un espejo, la sabiduría, justicia, harmonía y concierto, y en fin la belleza de la naturaleza divina : pero baxadas en los cuerpos, en lugar de la Ambrosía y Néctar de que primero se sustentavan que es conscimiento de Dios, y gozo, chapuzadas en el río Letheo, vienen a olvidarlo todo, y restan impossibilitadas de bolver al cielo, hasta recobrar el primer conoscimiento.20
21Cette vision du devenir humain qui constitue les prémisses de la théorie néoplatonicienne de la fureur montre à quel point l’homme laissé à ses capacités ordinaires doit se contenter d’un monde d’apparences, d’ombres vagues. Voici tout ce qui reste à l’homme ordinaire du savoir primordial : les souvenirs flous des connaissances dont il était doté dans son état antérieur à la chute ; de pâles reflets à partir desquels il lui faudra reconstituer le lumineux royaume où restent accumulées les formes et les idées absolues : « para acordarnos de las cosas divinas [...] rastreándolas con la imagen de las terrenas que son como sombra suya […] vemos las cosas invisibles de Dios por las visibles que él hizo »21.
22Mais les poètes, quant à eux, sont ces êtres privilégiés qui, grâce aux effets de la divinité, recevront l’élan nécessaire et l’enthousiasme qui donneront des ailes à leur âme afin qu’elle puisse contempler pour un temps le siège des grandes vérités : « De donde escribe Platón en el Phedro que sola el alma de los sabios recobra las alas y, llenos de Dios, se levantan al mismo Señor y tal levantamiento llaman furor »22.
23On peut aussi constater une réelle tentative d’un syncrétisme pagano-chrétien caractéristique du néoplatonisme ficinien, où Viana essaie de concilier l’existence d’un Dieu unique, dépositaire du savoir de l’univers et celle des Muses et d’Apollon :
No sin ocasión los Antiguos dixeron ser Apollo y las nueve musas patronos de los poetas, ni otra cosa entienden por Apollo sino el Summo Dios, el qual es único y sin pluralidad como Macrobio en sus Saturnales enseña y el mismo término griego « piin » da a entender sino para mostrar que los Poetas están debaxo de la tutela y amparo del altísimo Dios dador y padre de la luz y de los nueve choros de los Ángeles, entendidos por las nueve Musas.23
La phase de l’« illumination » et de la « fureur »
24Dans cette tentative d’un syncrétisme pagano-chrétien caractéristique du néoplatonisme ficinien, où il essaie de concilier l’existence d’un Dieu unique dépositaire du savoir de l’univers et celle des Muses et d’Apollon, Viana en vient à une précision extrême dans cette volonté de faire concorder le mythe païen de l’inspiration et la doctrine chrétienne. Il laisse toutes ses dimensions au mythe de la fureur poétique qu’il se contente de « christianiser ».
25Ces sages ou poètes forment cette élite, cette aristocratie de l’âme qui, littéralement polarisée vers ce qui les dépasse, est l’objet d’une sorte d’aimantation par les sommets. Ils éprouvent l’appel de cet univers de l’Absolu et de l’Idéal, de la beauté pure qu’ils tentent de retrouver. Ils ressentent certains mouvements intenses qui ébranlent leur âme et l’amènent à ce que nous avons appelé un « saut métaphysique ». Ces ébranlements de l’âme qui gagnent l’esprit et les sens tout en modifiant le corps du poète tandis qu’ils lui font entrevoir l’Absolu, le clair séjour des perfections éternelles sont appelés « fureur ». La puissance de cette frénésie créatrice pénètre à un tel degré le poème qu’elle a engendré que celui-ci est capable de susciter chez son lecteur, au moment de sa réception, un transport proche de la fureur elle-même, un enthousiasme surpassant la maigre signification des mots et la simple beauté formelle.
26Comme Viana l’a indiqué, toutes ces idées dans la clarté de leur précision, se réfèrent bien à Platon et à sa philosophie telles qu’on les trouve exprimées dans le Banquet, dans le Phèdre et dans Ion : « Quien más quiere saber del furor divino, lea a Platón en el libro intitulado Yon, o del furor poético en sus argumentos en el Phedro »24.
27C’est surtout au XVe siècle, dans le foyer intellectuel le plus brillant de la Renaissance italienne, la Cour de Cosme et de Laurent de Médicis, que se développent les idées néoplatoniciennes exprimées dans les textes de leur maître à penser : Marsile Ficin. Celui-ci publie en 1484 son Commentaire sur le Banquet de Platon25 où il propose une synthèse de la philosophie de Platon dont il retient essentiellement une théorie de l’inspiration et une théorie de l’amour qui se propagent avec une étonnante rapidité dans toute l’Europe. On prenait alors connaissance des œuvres de Platon par leur lecture directe en Italie, grand lieu de rencontre de l’intelligentsia du temps, ou bien par l’intermédiaire d’un des ouvrages les plus célèbres du XVe siècle, le Cortegiano de Baltasar de Castiglione publié en 1528 et traduit en Espagne par le poète Boscán en 1534. Ces mêmes théories se diffuseront également en Espagne en grande part grâce aux Diálogos de Amor de Léon l’Hébreu.
28Dans les mythographies, ces grands penseurs de la Renaissance sont abondamment cités et on rapproche volontiers leur théorie de la fureur de la théorie pythagoricienne de la musique des sphères. La création cadencée de la poésie, la musique qui jaillit des rythmes et des vers, tout comme la musique des instruments qui peuvent les accompagner, sont le reflet terrestre de la musique céleste, de l’harmonie éternelle de même que la connaissance dont nous jouissons ici-bas est le reflet de la connaissance divine :
Los que concitados del divino espíritu componen gravíssimas poesías y son llamados poetas y lo que escriven poesía, la cual no solamente con la suavidad de la boz deleyta las orejas como la vulgar música mas porque escriven altos y diviníssimos sentidos y alimenta el entendimiento, celestial ambrosía.26
29Ces êtres exceptionnels que sont les poètes, seront donc capables à des moments privilégiés de se hisser à ces hauteurs célestes grâce à l’exercice conjugué de leur savoir et de leur enthousiasme. Ils pourront saisir, au-delà de la musique perceptible d’ici-bas, la musique absolue :
La sabiduría humana es retrato de la divina, y la música de nuestros instrumentos, figura de la celestial harmonía ; de manera que por las orejas del cuerpo percibe el ánima, los números y la consonancia de la música, de la qual imaginación y phantasía se levanta con vehemente espíritu a considerar la harmonía del cielo. Desta música gozava el alma antes que baxasse a vestirse de la mortal librea ; mas después de aprisionada en la mazmorra del cuerpo por el sentido del oyr siente no la celeste consonancia, sino la que se usa entre los hombres. Y porque ésta es imagen de la del cielo dessea recobrar las alas para tornarse a su patria a gozar de la divina música.27
30Les mythographes, en Espagne, outre la diffusion des idées néoplatoniciennes, vont contribuer à préciser par quelle voie les êtres sont aptes ou non à recevoir cet entendement exceptionnel, cette subite illumination. Selon Léon l’Hébreu cette capacité dépend de la jonction plus ou moins étroite qui lie l’âme et le corps des êtres : « de la ligadura y unión que tiene el ánima con el cuerpo y materia humana »28. Les poètes sont assurément les êtres dont les âmes ne sont rattachées à leur corps que par des liens facilement rompus par l’appel de leur désir de s’alimenter d’ambroisie et de s’abreuver du nectar des dieux. En effet leur capacité créatrice fait d’eux les égaux des dieux. Et c’est là que nous retrouvons les liens fondamentaux qui unissent le poète, le mythe de la fureur et la mythologie. Grâce à leur pouvoir, les poètes se hissent à la hauteur des dieux et se placent dans la lignée des grandes divinités poétiques telles qu’Apollon, Orphée et dans celle de leurs descendants directs : Homère, Hésiode, Pindare. Mieux encore, ces dieux leur confèrent, sans le moindre intermédiaire, la magie de leur verbe qui parle en eux, si bien que les poètes ne font que transcrire ce qui leur est insufflé ou soufflé. C’est précisément ce que n’hésite pas à déclarer Góngora, l’un des plus considérables poètes de tous les temps que Cervantès admirait jusqu’à craindre l’offenser par une louange, même portée à son degré suprême. Góngora, dans les fameux vers qui ouvrent ses œuvres majeures, reconnaît qu’il n’est, en quelque sorte, que le délégué des Muses. La dédicace des Solitudes au duc de Béjar commence ainsi : « Pasos de un peregrino son, errante/ cuanto me dictó, versos, dulce musa/ en soledad confusa/ perdidos unos, otros inspirados »29, ces quatre vers énigmatiques qui ont fait couler tant d’encre sont clairs quant à leur délégation scripturale : les Solitudes lui ont été dictées par sa « douce muse ». Il en va de même pour ceux qui ouvrent le grand poème mythologique de Polyphème : « Estas que me dictó, rimas sonoras / culta sí, aunque bucólica Talía »30. Ces vers sur lesquels nous reviendrons, ce constat sereinement énoncé quant à la commotion que représente l’inspiration, ne peut en aucun cas être exclusivement mis sur le compte d’un cliché, nous le verrons plus loin lorsqu’il se transformera en appels répétés à la bienveillance des Muses dépositaires de la fureur poétique.
31En effet la nécessité de la fureur est un constant appel, un aspiration angoissée, sans elle point de poète. Or n’est pas poète qui veut et c’est avec vigueur que les mythographes, lorsqu’ils analysent la mission divine du poète, insistent sur cet état de grâce, au sens quasiment mystique du terme, qui est accordé à ces élus du ciel formant le cercle sacré de ceux qui peuvent, avec quelques siècles d’anticipation, porter le nom de « happy few ». Viana dit que « El poeta nace habilitado con divino espíritu, y por esso Enio llama a los poetas Santos y Cicerón dize que fueron concedidos al mundo por gracia rara del cielo »31. C’est là une des attitudes complexes de l’humanisme : sa confiance absolue dans l’homme, dans sa capacité de diriger vers sa perfection comporte des limites ; la grâce poétique ne peut pas s’acquérir, tous les efforts sont inutiles : « El que sin este don y gracia quiere ser poeta trabaja en vano, y es lo que comúnmente llama el español vena »32. Et si Viana reconnaît la toute-puissance de l’effort dans l’exercice de la poésie (la poésie mythologique) pour acheminer l’homme vers la connaissance suprême qui l’élèvera au-dessus de lui-même, il doit admettre l’échec de la volonté et du travail pour l’acquisition des dons et des capacités poétiques. La poésie peut faire accéder à la création poétique : « Toda manera de estudio consiste en doctrina, preceptos y arte salvo la poesía. Porque solo el poeta nace habilitado con divino espíritu »33. Et il en vient à dénoncer violemment les imposteurs, les faux et les mauvais poètes. Pour cela il recourt à la Fable qui peut appuyer sa démonstration par le biais du mythe des Piérides :
Los malos poetas a semejanza de las hijas de Piero son algunos ignorantes que impelidos de un sobrado desseo de ser Poetas se dan a hazer versos tontamente, y enamóranse dellos de tal manera que se tienen por perfectísimos en el arte divina de la poesía. Pero cuando después se vienen a cotejar con los verdaderos Poetas, al punto se convierten en picazas que no saben más que imitar las palabras de otros.34
32Cette fable est reprise par tous les mythographes qui tels Pérez de Moya et Viana éprouvent les mêmes sentiments vis à vis des faux poètes. C’est la même violence qui anime en France les poètes de la Pléiade et Ronsard établit une redoutable différence entre les véritables poètes et ceux qui prétendent l’être :
Deux sortes il y a de mestier sur le mont
Où les neuf belles Seurs leurs demeurances font :
L’un favorise à ceux qui riment et composent,
Qui les vers par leur nombre arrangent et disposent
Et sont du nom de vers dicts versificateurs :
Ils ne sont que de vers seulement inventeurs,
Froids, gelez et glacez, qui en naissant n’apportent
Sinon un peu de vie, en laquelle ils avortent […]
L’autre préside à ceux qui ont la fantaisie
Éprise ardentement du feu de Poésie,
Qui n’abusent du nom, mais à la vérité
Sont remplis de frayeur et de divinité.35
33Cependant ces élus eux-mêmes sont loin de se maintenir continûment dans « le feu de Poésie » qui les transcende et quand ils sentent se refroidir la fureur, ils ne sont jamais assurés de la recouvrer. Aussi leur double préoccupation est-elle de rechercher tous les moyens qui peuvent les conduire à cet état de « frénésie » et aussi ceux qui leur permettront de s’y maintenir. C’est bien à la conclusion que nous mène l’étude d’une grande partie de la production poétique du Siècle d’Or et de la critique qui l’accompagne. On y voit les poètes tenter de recourir respectivement à trois forces et aussi à les combiner dans leurs effets : à la puissance de l’Amour, aux pouvoirs de la Nature et à l’intercession d’Apollon et des Muses. Le premier recours consiste, en effet, à conjuguer deux fureurs se soutenant l’une l’autre : la fureur poétique dynamisée par la fureur amoureuse. Déclenchée la première, sous l’effet du choc produit par la beauté de la dame (reflet de la Beauté Absolue), la fureur amoureuse se manifeste par cet appel des sommets où siège la Beauté idéale aux côtés des Formes Absolues. Nous touchons là l’essence même des Dialogues amoureux de Léon l’Hébreu. La beauté de Sophie est perçue par Philon comme un appel vers l’Absolu et engendre chez lui la fureur amoureuse. Celle-ci est un appel à la perfection des Idées qui provoque les fameux dialogues destinés à élever l’âme des amants :
Filón – Siendo nuestra ánima imagen pintada de la suma hermosura y deseando naturalmente volver a la propria divinidad, está preñada siempre de ella con este natural deseo. Por lo cual, cuando ve una persona hermosa en sí, conoce en ella y por ella la hermosura divina.36
34De la fureur amoureuse à la fureur poétique il n’y a qu’un pas aisément franchi par le poète, c’est que, chez lui, l’amour se fait verbe, enchaînement mystérieux du désir amoureux et du désir d’écrire. À cette force que lui donne l’amour dans l’exercice de son art, le poète peut joindre la force que lui délivre la science de l’univers par le truchement de la Nature. Le poète proche de la nature et complice du secret des cieux, est au fait des relations analogiques unissant le macrocosme et le microcosme ; le poète est celui qui a tenté de scruter les lieux où se rencontrent la matière et l’esprit et d’en décoder les manifestations et les signes. Lieux solitaires et sauvages où les ténébreuses énergies de la nature peuvent se donner libre cours et auprès desquelles le poète tâchera d’exploiter l’occasion de communiquer avec les forces cosmiques de l’univers et de satisfaire sa soif d’Absolu par l’effet transcendantal de la fureur retrouvée. Ce sont les grottes sauvages d’où jaillissent les eaux vivifiantes et pures, les antres protégés par les ramées, les vallons intacts qui ont échappé au contact des hommes pour garder la source universelle de nos facultés. Ce sont là les paysages favoris de la pastorale ou le « locus amoenus » de la bucolique où bergers et bergères s’abandonnent au chant de leur amours infortunées, autant dire à la fureur amoureuse. Bref ce sont des endroits que la nature, dans sa tranquillité, a choisis pour y laisser paraître, comme mises à nu, non seulement les connections sacrées qui enchaînent harmonieusement les forces cosmiques du macrocosme, mais également une émanation de l’Absolu. Lieux qui conduisent, par intuition et par audace de l’aventure, les vrais poètes à les fréquenter pour plonger dans l’Absolu. Là, le poète semble vouloir faire appel à l’intervention bénéfique des véritables divinités de l’inspiration qui hantent aussi ces paysages idylliques et solitaires. Ce sont les Muses et leur maître Apollon dit Musagète. Avec un peu de chance, le poète peut surprendre leur chœur harmonieux ou leur ronde gracieuse dont Góngora nous fait les témoins :
[…] Y así el docto coro
de las Musas, con casto movimiento,
seguro pisa la florida alfombra.37
35Les Nymphes se cachent dans l’eau des rivières pour échapper à la vue des mortels, mais il est permis, dans certains cas, aux poètes de les contempler ; leur familiarité avec les Nymphes s’impose quelquefois comme une nécessité pour renouer avec l’inspiration. Elles portent en elles la science du monde qu’elles transmettent à leur gré aux êtres de leur choix. Les poètes, par conséquent, devaient fréquenter ces lieux solitaires, repère des Muses et des Nymphes, pour s’attirer leur secours transcendantal. Ce qu’elles offrent, en effet, est une sorte de grâce efficace que l’on obtient par d’humbles exercices, une cour douce et assidue, des hommages, des appels véhéments voire suppliants. Il faut, pour apprivoiser les Muses, les implorer par des formules sacrées.
36Aussi la traditionnelle invocation aux Muses et à Apollon que l’on trouve en tête de la plupart des compositions poétiques auriséculaires, comme nous le mentionnions plus haut, loin de se réduire à un simple lieu-commun littéraire, à une image topique, constitue, selon nous, un véritable mythe. Formule magique, symbole propitiatoire, cet appel veut être sésame capable de faire s’ouvrir les portes donnant sur l’univers complexe de la connaissance, sur le secret de la création, sur le jaillissement de la fureur. C’est pourquoi cette invocation confirme l’idée selon laquelle ce qu’écrit le poète ne lui appartient pas ; il écrit en réalité sous la dictée des Muses et d’Apollon qui insufflent en lui la création, qui lui donnent le souffle poétique, « el celestial espíritu », l’inspiration au sens étymologique du terme. Le poète doit rechercher ce souffle et s’y soumettre. Selon nous, c’est bien ce que Góngora veut faire entendre et qu’il présente comme un aveu dans le poème dédicatoire qui ouvre sa Fable de Polyphème et de Galatée ; comme nous l’avons vu plus haut, il l’a écrite sous la dictée de la savante Thalie, dont le nom porté par l’interminable hyperbate se fixe à la fin du vers dans la position privilégiée qui lui revient tout naturellement :
Estas que me dictó rimas sonoras
Culta, aunque bucólica Talía.38
37Il en va de ce mythe des Muses comme de tous les autres mythes qui peuplent la poésie de cette époque : au-delà du rôle ornemental, qu’on se contente de leur accorder et qu’il ne s’agit pas de nier, ce mythe des Muses obéit à des impératifs d’ordre plus profond. Cet important et ce constant usage qu’ont fait de la mythologie les poètes du Siècle d’Or ne pouvait guère être gratuit. Dans une poésie digne de ce nom, tout renvoie à un programme esthétique précis39, à un paysage intérieur particulier, tous deux liés à une vision du monde partagée par la collectivité ; on y trouve une vision de la Nature, une conception de la cosmologie ainsi qu’une représentation de l’individu et de sa place au sein de l’univers40. Le mythe, à travers ses palingénésies et par son pouvoir inégalé de concentration, cristallise, dans la minute de la création, les conceptions profondes de son époque en même temps que les obsessions personnelles du poète. Le mythe devient ainsi une métaphore essentielle du moi et de l’univers. Aussi lorsqu’on évoque une divinité, on éveille chez autrui tout cet arrière-plan civilisationnel. Plus précisément encore, à l’instant où surgit sous la plume du poète le nom d’une divinité mythologique, c’est le surgissement d’un faisceau de données culturelles, tout un réseau de savoirs dont il est le dépositaire et auquel il a été initié comme on peut l’être aux mystères. La clef de ces mystères n’appartient qu’au poète-prophète et, dans une certaine mesure, au lecteur perspicace. Or, si, par le truchement des analyses que fournissent les mythographies espagnoles du Siècle d’Or, on peut pénétrer quelque peu au sein des stratifications symboliques celées dans le mythe de l’inspiration et des Muses, on assiste à une véritable révélation. Il s’agit d’une théorie aussi étonnante par la complexité et la cohérence de ses principes que par l’extrême précision de ses particularités.
38Dans cette représentation harmonieuse de l’univers, les Muses correspondent à la cosmologie : comme les sphères célestes, elles sont au nombre de neuf41. Ce n’est pas là l’effet du hasard, car, nées avant les planètes, elles en sont l’âme, la force et elles en déterminent l’influence :
Entendían ser las Musas ánimas de los orbes celestiales o las fuerças, o influencias de los cuerpos celestiales. Conviene saber Urania ánima del cielo estrellado o firmamento. Polymnia de los orbes o cielos de Saturno. Terpsícore los orbes de Júpiter. Clío de los de Marte. Melpómene de los del Sol. Erato de los de Venus. Euterpe de los de Mercurio. Thalía los de la Luna.42
39Dans la conception microcosmique et macrocosmique de l’univers, les Muses comme les astres exercent sur l’homme une influence déterminante, une influence divine. Cette influence est essentiellement d’ordre intellectuel ; les Muses agissent sur l’entendement. La connaissance, la mémoire de l’homme, et ceci parce qu’elles sont détentrices de la science du monde43. Filles du Ciel comme les astres, elles sont nées avant Jupiter. Par ailleurs un rite sacré a présidé à leur vie et continue de rythmer leur existence : elles ont bu et continuent à s’abreuver aux fontaines de l’éternel savoir qui se trouvent sur les montagnes de la Science, et ce n’est point en vain qu’on les désigne par la périphrase de « doctas sorores », « les doctes sœurs ». Ces fontaines sont d’une part la fontaine de Castalie qui coule sur le mont Parnasse et d’autre part la fontaine Pégase ou source d’Hippocrène qui naît sur le mont Hélicon. Cette dernière a jailli de la terre sous les sabots du cheval Pégase monté par Bellérophon. Ayant bu aux eaux cristallines de la science, les Muses sont capables de la comuniquer à certains êtres privilégiés, d’abord aux artistes et aux poètes, puis à tous les hommes à des degrés divers44 :
Éstas dizen aver bebido en la fuente Pegasea o Castalia del monte Parnaso y habitar en él que era monte de Sabiduría […]. A estas las tuvieron los antiguos por el govierno de todo canto y de la poesía, y de las demás scientias.45
40Le poète peut aller à la recherche de ces fontaines pour y puiser directement la science et la fureur qui lui sont nécessaires, ou bien se laisser emporter par l’influence des Muses. Celles-ci en effet transmettent une science spéciifique, un savoir-faire particulier par la façon dont elles agissent sur les astres qui sont comme leurs délégués et par leur capacité de les faire se mouvoir. D’après la tradition pythagoricienne, les planètes se mouvaient selon leur nature spécifique, selon une direction particulière et selon un rythme qui leur était propre. En se mouvant elles engendraient des sons qui, au contact les uns des autres, faisaient naître une harmonie suave et musicale. Or, c’est bien sous l’impulsion des Muses, et surtout grâce au talent orchestral de la neuvième, Calliope, que les astres produisaient leur divine musique, la « musique des sphères ». Léon l’Hébreu déclare :
Apolo es presidente de las Musas, las cuales son nueve, entendiendo por los nueve orbes celestiales que hacen la armonía, la universal concordancia.46
41Et il précise également :
la cual música celestial decía ser causa de la sustentación de todo el universo. Señalaba a cada orbe y a cada planeta su tono y su voz propia, y declaraba la armonía que resultaba de todos.47
42Cette musique est une des manifestations majeures de la science que détiennent les Muses, si bien que, par la seule dynamique provoquée par celles-ci, les astres contribuaient jour après jour à la création de la science divine. Et c’est par ce même mouvement que les Muses exerçaient leur pouvoir sur les astres qui, à leur tour, influençaient les êtres d’ici bas et dispensaient par délégation les talents qui pouvaient être les leurs :
Y como según Strabón, todos los antiguos creyeron influyr o ser gobernadas las cosas humanas de los cuerpos celestiales, tuviéronse las Musas ánimas de los dichos orbes. Y no sólo les atribuhían tener fuerça y sabiduría en cosas de Música y poesía y en toda sciencia, más aun influyan en los hombres diversas inclinaciones.48
43C’est pourquoi les poètes, ceux que les Muses ont déjà désignés par influence astrale interposée, sachant ce qu’ils leur doivent, ne cessent de leur dispenser une faveur, une attention particulière afin qu’ils soient aidés au moment difficile de la création. Plus encore, les poètes savent que, selon le genre poétique qu’ils veulent illustrer, ils doivent s’adresser à telle ou telle d’entre elles ; à Polymnie pour les hymnes, à Thalie pour la bucolique ou pour la poésie lyrique.
44Il ne s’agit pas seulement, pour les poètes, de solliciter le retour de l’inspiration, de la fureur dont on connaît l’effet opératoire, mais le moyen de les mettre en œuvre et de faire valoir le discours intérieur qu’ils cherchent à transmettre. Ce sont en effet les Muses qui détiennent aussi les secrets de l’art de dire. Elles représentent les trois instruments du discours, la grammaire, la rhétorique et la dialectique, tous trois indispensables à l’art de persuader et qu’on appelait le « trivium » au Moyen Âge. D’ailleurs Pérez de Moya aborde un détail périphérique concernant le mythe des Muses qui a son intérêt, rappelant que certains les réduisaient au nombre de trois en les assimilant au « trivium » :
Los que dixeron ser las musas tres, entendieron las tres artes sermoniales, por las quales se llega al conocimiento de la sabiduría, que son Grammática, Rhetórica y Dialéctica.49
45Et les poètes savent que les Muses peuvent délier leur langue et c’est Garcilaso dans sa Troisième Églogue qui en fait confidence en désignant les Muses par la périphrase des « neuf sœurs » : « Apollo y las hermanas todas nueve / me darán ocio y lengua con que hable »50.
46Pour montrer à quel point l’interprétation symblolique menait les mythes jusqu’aux ultimes possibilités de leur application concrète, Pérez de Moya développe une véritable théorie linguistique du pouvoir des Muses. Selon lui, elles agissent en dernier recours sur les instruments de phonation et président à l’articulation du verbe qu’il soit scientifique ou poétique, ce qui, à ses yeux, est la même chose. Il déclare en se référant à l’autorité antique, dans un discours à la précision quelque peu naïve et passant en revue l’anatomie des êtres humains depuis les lèvres jusqu’aux poumons, que les neuf Muses ont chacune la tâche de veiller sur l’un des neuf instruments de la parole auxquels elles donnent vie, promptitude et souplesse.
Piero Valeriano, entiende por estas nueve Musas, los nueve instrumentos con que el hombre habla que son los labios, quatro dientes principales, con que se hace la pronunciación, el herir con la lengua, y por do passa el ayre para la pronunciación, y la concavidad de los pulmones en que se engendra la materia de que se haze la voz.51
47Afin de prouver que, dans cette interprétation du mythe des Muses de l’inspiration, nulle place n’est laissée au hasard, et de ne négliger aucun élément susceptible de consolider son argumentaire, le mythographe recourt, en ultime ressort, à la science étymologique. S’appuyant sur l’étymon « moys » il confère aux Muses, mais aussi aux Nymphes, le pouvoir d’apporter l’indispensable ingrédient à la mise en œuvre des instruments de phonation, l’élément aquatique fondateur, sans hésiter à déclarer la sorte d’aimantation qui s’exerce entre la nature de ces divinités et la nature des lieux qu’elles fréquentent :
Estos instrumentos se dizen Musas o Moys, que significa húmedo porque sin humidad no se puede engendrar la voz y por declarar esto, fingieron habitar las Musas cerca de fuentes como en partes húmidas entendidas por el agua. Por esta misma causa se dizen también Nimphas porque Nimpha es agua o humidad.52
48C’est pourquoi s’établit toujours une liaison nécessaire entre les Muses, les Nymphes et l’eau des fontaines ou celle des rivières auprès desquelles elles vivent. C’est aussi la raison pour laquelle se réitèrent des appels rituels des poètes aux divinités aquatiques ; en effet pourquoi cet appel aurait lieu si ce n’était que le poète était convaincu que l’inspiration, la fureur étaient dispensées par les Muses liées à l’humidité fécondante et aux divinités aquatiques, porteuses du savoir. Muses et Nymphes sont les pourvoyeuses, d’« un celeste don, con más fertilidad que riega el Nilo »53. Aussi, lorsque les poètes invoquent les Muses au moment où ils commencent leur poème, c’est en quelque sorte pour qu’elles leur donnent l’humidité, symbole de science, l’humidité fécondante porteuse du savoir, mais aussi la suffisante humidité capable d’engendrer et d’articuler le verbe poétique . C’est bien cette humidité qu’invoque Góngora dans son sonnet dédié au marquis d’Ayamonte54, en s’adressant aux eaux écumeuses de l’Hélicon, dont l’effervescence se muera, sous l’influence des Muses qui y sont assimilées, en figures de style dont le poète a besoin. C’est pourquoi Garcilaso a aussi invoqué les divinités qui hantent les lieux humides et solitaires afin qu’elles lui délient la langue qui d’elle-même engendrera les figures du poème :
Nymphas, a vos invoco ; verdes phaunos,
sátiros y silvanos, soltá todos
mi lengua en dulces modos y sotiles.55
49Apollon, divinité majeure de l’inspiration, ordonnateur des neuf Muses, accordera donc au poète ce qu’il a de plus cher, les deux éléments primordiaux de la création poétique : le temps ou l’otium, « ocio », et la langue, « lengua », sans lesquels il n’y a point de poème. Toutes ces grâces qu’il attend des Muses et par lesquelles il accède à l’accomplissement de l’acte poétique, ne sont que les manifestations multiples et complètes d’une seule force : la fureur poétique. L’image du poète en proie à l’élan créateur n’est pas une simple convention littéraire, mais un véritable mythe.
50Ce frénétique ébranlement du corps et de l’esprit provoquant une aliénation, au sens premier du terme, permet au poète de sortir de lui-même et de réaliser ce bond métaphysique qui le met soudain en contact avec le monde des Idées Absolues et l’aide à transcrire poétiquement ce que son esprit rencontre au cours de ce voyage. Ce bond est une métaphore prenant corps dans le système néoplatonicien ; elle consiste à présenter l’acte créateur comme la rencontre de l’esprit du poète avec le monde des essences éternelles, situées dans les sphères célestes. Métaphore amplement utilisée par les poètes du Siècle d’Or qui se plaisaient volontiers à se mettre en scène dans une sorte d’élévation, de lévitation, par le truchement d’autres mythes tels que ceux de Phaéton et d’Icare, elle est rendue possible par l’aimantation du Vrai et du Beau ; elle recouvre aussi l’idée fondamentale selon laquelle la création est le fruit, non pas de la découverte fortuite, inopinée, mais bien d’une réminiscence, le fruit de retrouvailles avec un univers latent réfugié dans l’arrière-pensée du poète. Il s’agit de la « re-révélation » quasi mystique restituant au poète, pendant l’instant de la création, la contemplation de l’Absolu dont il a pu jouir avant sa chute et son ankylose dans la prison du corps, « la mazmorra del cuerpo » dit Léon l’Hébreu. La fureur, dans un moment de lucidité retrouvée, permet au poète de reconnaître une parcelle de l’Absolu qu’il portait en lui comme à l’état virtuel. Lorsque le poète invoque les Muses, il invoque en réalité la capacité de se remémorer un pan du passé de l’esprit. Les Muses qui, par leur ascendance, sont des divinités mnémoniques, peuvent lui être d’un grand secours. Tout se passe comme si, sous l’effet de la fureur, le poète voyait s’exacerber une faculté particulière de son esprit qui ferait de lui l’intermédiaire entre les dieux et les hommes.
51Néanmoins, dans cette théorie des « capabilités », il convient de rappeler que l’acte poétique n’est pas seulement porté par la ressouvenance du monde de la Beauté, entrevu par le poète sous l’effet de la fureur poétique, mais également stimulé par une autre pratique fondamentale celle de l’imitation de cette Beauté. Imitation qui, en l’occurrence, passe par la Fable. Cette imitation, source d’inspiration passe, en effet, essentiellement par la mythologie et par la Fable qui nourrissent l’esprit et la forme de la poésie antique. Le caractère essentiel de cette mythologie incorporée est son omniprésence, variant de la simple métonymie référentielle à l’intégration totale d’une fable. Or, inspiration et imitation, comme nous les avions abordées rapidement plus haut sous forme de questions, malgré leur apparente incompatibilité, non seulement ne sont pas des pratiques déchirées ou en situation de tension dans l’art poétique de l’époque, mais indissolublement liées et, sous la plume du poète, inséparables l’une de l’autre. Ce qui frappe enfin, chez les poètes que nous avons saisis dans le second volet de cet ouvrage et dans l’intérêt d’une telle démarche, est qu’en dépit de cette pratique de l’imitation, il est permis de contempler, d’analyser, derrière l’allusion mythologique et le jeu des sources littéraires, la mesure de la singularité d’un esprit poétique, d’une originalité artistique et de la suprématie du génie créateur. Précisément l’un des grands universitaires et poètes espagnols du XXe siècle, Dámaso Alonso, nous a mis en garde contre les fouineurs de sources qu’il appelle « fuentistas » ou « sourciers », des « commentateurs » qui se contentent de les débusquer pour en faire des recueils.
Y vamos comprendiendo lo que era el arte de imitación en el Renacimiento y por qué era verdaderamente arte : era tomar un excipiente, una materia común, pasarla por los obradores, por las oficinas secretas del temperamento y de la intuición y alzarla a un nuevo cielo estético, criatura ella también recién creada, nueva, original. Advertencia a los fuentistas : descubrir la fuente sirve, a veces, para realzar la originalidad.56
52En effet, chez nos poètes et assurément chez bien d’autres d’Espagne, de France, d’Italie et d’autres pays de cette époque d’or des mythes retrouvés, ce type de médiation littéraire répond à une histoire plus spécifique et profonde, à une aventure primordiale : l’aventure poétique avec le paysage verbal et mental qui leur sont propres. Il s’agit d’une vision universelle de la création artistique qui s’impose chez tous les poètes. Pour eux, être inspiré c’était imiter l’Idée de Beauté qui était donnée à l’artiste.
53De même qu’il existait des lieux propices à la rencontre des Muses, à la mise en œuvre de cette mémoire primordiale, abolie chez les êtres ordinaires, où l’on se trouvait en communication avec l’Absolu, il y avait des lieux spirituels également favorables : les textes antiques. Si on fréquentait ces lieux spirituels on pouvait se laisser imprégner par cette attitude particulière de l’esprit faisant office d’exercices spirituels. Ces derniers consistaient à lire et à mimer les poètes anciens qui, pour leur part, avaient su retrouver le monde de la Perfection. Ainsi les poèmes de la Renaissance parviennent à nous communiquer le sens de l’Antiquité retrouvée, non seulement par l’esprit, mais par les modalités scripturales et le style. Le retour à l’Antique imposé comme une règle apparaît comme une sorte d’invitation à reproduire la réalité sensible, la vie des formes et des mouvements. Ce rituel de la lecture et de l’étude des Anciens passait, en une chaîne ininterrompue, par l’admiration relayée par l’enthousiasme, tous deux provoqués et embrasés par la Beauté aboutissant à la fureur. Ainsi, ce principe de l’imitation ne s’opposait-il pas à l’inspiration, puisque de l’effort pour imiter, pour assimiler les grandes œuvres du passé, jaillissait la flamme de l’enthousiasme créateur.
Notes de bas de page
1 « Apollon et les Muses, toutes neuf réunies / me donneront loisir et langue pour parler ».
2 « Ô Dieux aidez-moi, enflammez-moi de votre souffle sacré ».
3 Viana, Annotaciones, Livre IV, p. 81, « Cette fable comporte un sens allégorique pas seulement scientifique mais utile, car Vénus est l’appétit concupiscent de l’homme, celui qui lui vient de la planète Vénus, laquelle en fonction de l’efficacité de sa grande influence au moment de sa naissance ».
4 Ibid., « Cet homme qui, par sa naissance, était en conjonction avec Mars et Vénus, surtout s’ils sont en Bélier ou Scorpion dans la maison de Mars, du Taureau ou de la Balance, maisons de Vénus, il aura un penchant pour l’adultère ; ses infidélités ne resteraient pas secrètes si l’aspect du Soleil était en conjonction avec toutes ces Planètes à la fois ».
5 Ibid., « Cette fable de Mars et de Vénus qu’Homère relate longuement, tente d’inculquer aux hommes la bonté, la justice et l’intégrité dans la vie et dans les mœurs, afin qu’ils n’offensent ni n’outragent personne ».
6 Ibid., Livre VII, p. 145, « Avec cette fable, les Anciens ont voulu montrer l’ordre des fatalités ou des événements humains inévitables et nécessaires. Et cela pour peu qu’ils ne s’imposent pas au libre-arbitre, plus noble et de meilleur lignage que tous les cieux et toutes les étoiles ».
7 Ibid., Prologue de la traduction, fol. 1, « Le Dieu Tout Puissant, Architecte de l’univers, voulant enseigner aux hommes son être ineffable, créa le ciel et la terre avec les mêmes éléments, et en leur demandant seulement d’être, il pourvut la machine céleste d’une infaillible fermeté, et d’un mouvement circulaire continu, fixant en elle le Soleil resplendissant, l’inconstante Lune, les autres planètes et étoiles fixes, diverses en vertu et en grandeur. Il remplit la terre d’en bas de diverses plantes et d’animaux de toutes espèces imparfaites, donnant à chaque chose sa faculté et son efficacité pour son utilité et son enseignement. Il fit de l’homme l’animal le plus haut, le plus parfait et le plus valeureux, dans la mesure où, grand artisan, il le fit à son image et qu’il résuma et réunit en lui un échantillon de toutes les choses créées, raison pour laquelle les philosophes l’appelèrent monde abrégé ».
8 Pérez de Moya, op. cit., fol. A4 (a), « et parce que ce sont les poètes qui usent le plus de ces fables avec des objectifs variés, on les a appelées fables poétiques ».
9 Ibid., fol. A4 (b), « así proceden los antiguos declarando con fábulas todo lo que consiste en saber », « C’est ainsi que procèdent les Anciens en exposant par le biais des fables tout ce qui compose le savoir ».
10 Viana, op. cit., « Ce qui m’étonne le plus est qu’il est impossible de bien entendre un poète sans la diligente interprétation dans laquelle je me lance ».
11 Baltasar de Vitoria, op. cit., extrait du Prologue au lecteur, « L’impression que provoque le livre est celle d’une projection proprement poétique et littéraire. L’auteur s’y complaît dans la narration des fables, avec élégance, bienséance et simplicité. Afin de soutenir cette intention on a vu se multiplier des livres dont le simple objectif est de donner la main et les instruments nécessaires à ceux qui veulent s’occuper de poésie, pour qu’ils puissent trouver les histoires réunies dans les fables et disposées de façon à pouvoir les connaître facilement et clairement, sans avoir à fouiller les livres latins ou écrits en d’autres langues étrangères ».
12 Guy Demerson, op. cit., p. 11, « Imiter les Gentils n’est pas ressusciter, bien avant nos modernes, le poème archéologique, mais retrouver l’enthousiasme sacré d’antiques magiciens dont les nombres et les voix s’accordaient au rythme du monde et des cieux ».
13 Ovide, op. cit., tome I, p. 7, « In nova fert animus mutatas dicere formas Corpora ; di, coeptis, nam uos mutatis et illas. Adspirate meis primaque ab origine mundi. Ad mea perpetuum deducite tempora carmen », « Je me propose de dire les métamorphoses des corps en des corps nouveaux ; ô dieux (car ces métamorphoses sont aussi votre ouvrage), secondez mon entreprise de votre souffle et conduisez sans interruption ce poème depuis les plus lointaines origines du monde jusqu’à mon temps ». Traduction de Georges Lafaye.
14 Pérez Sigler, op. cit., fol. 1 (a), « En de nouveaux corps, les formes muées / mon cœur s’embrase de désir. Ô Dieux, vous qui les avez muées / Venez au secours de mes débuts / et mettez dans ma mémoire les premiers temps de l’origine du monde / pour qu’en un vers perpétuel je les embrase ».
15 Impossible de dire s’il existe une communication entre les deux traductions. La première édition qui est celle de Pérez Sigler (1580) précède de 9 ans la première édition de celle de Viana.
16 Viana, op. cit., fol. 1 (a), « Je désire dire de ces formes déjà muées / en de nouveaux corps, Ô Dieux aidez-moi / puisqu’elles furent par vous transformées / et pour cela perpétuez mes vers / depuis le début du monde jusqu’au jour de mon projet, / et enflammez-moi de votre souffle sacré ».
17 Ibid., Prologue, fol. A (a), « Les poètes, embrasés du souffle divin, chantent parfois des choses qu’ils comprennent à peine eux-mêmes, une fois que la fureur s’est refroidie ». Il est aussi intéressant de remarquer ici comment Viana met clairement en un rapport inséparable ces trois éléments que sont « inflamar », embraser, « divino aliento », souffle divin et « furor », fureur.
18 Cette phrase tirée du De Oratore de Cicéron, Livre II, est citée par Viana dans le Prologue de sa traduction d’Ovide, fol. A (a), « Il n’existe pas de bon poète sans un embrasement du souffle ou sans l’inspiration tenant en quelque sorte de la fureur ».
19 Viana, op. cit., Prologue, fol. 2 (a), « Tous les auteurs les plus éminents sont prêts à confesser qu’aucune autre catégorie d’écrivain ne peut égaler en éloquence, en connaissance suprême, les divins Poètes ».
20 Ibid., Prologue des traductions, fol. A 3 (b) et A 4 (a), « Nous avons tant de fois fait mention de la fureur divine, que le temps est venu de dire ce que l’on entend par elle d’après l’opinion des sages et de ce que, abondamment ils en ont dit. Selon Marsile Ficin la fureur divine est une action de l’âme rationnelle par laquelle Dieu la soulève de terre jusqu’au ciel. Pour entendre cela, il convient de savoir que les philosophes de l’Antiquité, essentiellement Pythagore, Empédocle, Héraclite et Platon, affirmaient que les âmes, avant qu’elles ne s’enfoncent dans leurs corps, contemplaient en Dieu comme en un miroir, la sagesse, la justice, l’harmonie, l’accord et enfin la beauté de la nature divine ; mais une fois descendues dans leurs corps, au lieu de se sustenter d’ambroisie et de nectar, ce qui revenait à connaître Dieu et à jouir de sa présence, ainsi plongées dans le Léthé, elles ont tout oublié et s’étaient trouvées dans l’impossibilité de retourner au ciel, à leur savoir d’antan ».
21 Ibid., fol. A 5 (a), « Pour nous rappeler les choses divines […] nous les recherchons dans l’image des choses de la terre qui sont comme leur ombre […] ainsi nous voyons les choses invisibles de Dieu par les visibles qu’il a faites ».
22 Ibid., fol. A3 (b), « D’où ce que dit Platon dans le Phèdre : seule l’âme des sages retrouve ses ailes car ceux-ci s’échappent de leur corps pendant leur méditation, et pleins de la divinité, ils s’élèvent jusqu’à Notre Seigneur, élévation qu’on appelle fureur ».
23 Ibid., fol. A 3 (b), « Ce n’est pas sans raison que les Anciens ont dit d’Apollon et des neuf Muses, lesquelles étaient patronnes des poètes, et l’on n’entend point autre chose par Apollon sinon le Dieu Tout puissant qui est unique et sans pluralité comme Macrobe l’enseigne dans ses Saturnales ainsi que le terme grec “piin” le laisse entendre pour montrer que les Poètes se trouvent sous la tutelle et la protection du Dieu très haut, créateur et père de la lumière et des neuf chœurs des Anges, chez qui l’on voyait les Neuf Muses ».
24 Ibid., fol. A5 (a) : « qui voudrait en savoir plus sur la fureur divine devra lire Platon dans son livre intitulé Ion ou le Phèdre, sur la fureur poétique et ses arguments ».
25 Il existe une très belle édition française de cette œuvre qui contient le texte du manuscrit autographe présenté et traduit par Raymond Marcel, Les Belles Lettres, Paris, 1978.
26 Viana, op. cit., fol. 4 (b), « Ceux qui, inspirés par le souffle divin, composent de graves poésies et sont appelés poètes et ce qu’ils écrivent poésie, laquelle non seulement par la suavité de la voix réjouit les oreilles comme une vulgaire musique, mais parce qu’ils écrivent de hautes et très divines choses, et que leur entendement se nourrit de la céleste ambroisie ».
27 Ibid., fol. 4 (b), « La sagesse humaine est à l’image de la sagesse divine, et la musique de nos instruments est la réplique de l’harmonie céleste, si bien que par les oreilles du corps, l’âme perçoit les nombres et les consonances de la musique ; ainsi transportée par l’imagination et par la fantaisie, elle s’élève avec une véhémence spirituelle afin de considérer l’harmonie du ciel. C’est de cette musique dont jouissait l’âme avant qu’elle ne fût descendue pour se revêtir de sa livrée mortelle ; mais une fois enfermée dans la prison du corps, par le sens de l’ouïe, elle sent, non pas la céleste consonance, mais celle dont on use entre les hommes. Et parce que celle-ci est à l’image de celle du ciel, elle désire retrouver ses ailes pour retourner dans sa patrie pour y jouir de la divine musique ». On peut ajouter qu’un poème fort connu de la Renaissance, l’ode A Francisco de Salinas de Fray Luis de León, décrit cette expérience poétique qui ne peut recevoir la plénitude de son sens qu’à la lumière de cette théorie platonicienne de la création et de la théorie pythagoricienne de l’harmonie des sphères. L’incantation verbale tente de recréer dans la pérennité de l’écriture le saut métaphysique que Fray Luis de León avait pu réaliser grâce à la musique jouée par l’organiste Francisco de Salinas. Herrera l’illustre aussi admirablement dans une ample part de sa production à laquelle nous avons consacré une copieuse étude dans le second volume de ce travail.
28 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 284, « du lien ou ligature qui unit l’âme au corps et à la matière humaine ».
29 Góngora, op. cit., n° 416, p. 619, Les Solitudes, vers 1 à 4, « Les pas d’un pèlerin sont errant / ces vers que me dicta la douce muse / en une solitude confuse / perdus les uns, les autres inspirés ».
30 Góngora, Polifemo, dédicace, vers 1 à 2, ibid., p. 617, « Ces rimes que m’a dictées, sonores / la cultivée, mais non moins bucolique Thalie ».
31 Viana, op. cit., fol. A 5 (a), « Le poète est doté dès sa naissance d’un souffle divin, c’est pourquoi Ennius a dit des poètes qu’ils étaient des Saints et que Cicéron a déclaré qu’ils furent donnés au monde par une grâce exceptionnelle du ciel ». Quintus Ennius, auteur romain né en Calabre en 239 av. J.-C., mort à Rome en 169, il fut considéré comme « le père de la poésie latine ».
32 Ibid., « Celui qui voudrait être poète sans ce don et cette grâce, que l’on désigne communément en espagnol du nom de veine ou génie, travaillera en vain ».
33 Ibid., « Toute catégorie d’étude requiert du savoir, des préceptes et un savoir-faire, à l’exception de la poésie, car seul le poète naît avec un souffle divin qui l’habilite à cet art ».
34 Ibid., fol. A5 (a), « Les mauvais poètes, à l’image des filles de Piéros, sont quelques ignorants, poussés par un désir excessif d’être des Poètes, se mettent à écrire médiocrement puis s’éprennent de leurs vers jusqu’à se considérer comme parfaits dans le divin art de la poésie. Mais quand ils en viennent à se comparer à de vrais Poètes, ils sont soudain métamorphosés en pies qui ne savent qu’imiter les paroles d’autrui ». Les Piérides sont les neuf filles de Piéros, roi de Macédoine ; excellentes chanteuses elles ont défié les Muses dans un concours musical. Mais vaincues, elles furent changées en pies. Cette fable fut reprise par tous les mythographes qui cherchèrent à dénoncer les faux poètes ou les versificateurs stériles.
35 Ronsard, Discours à Jacques Grévin, vers 65 à 73 et 83 à 86.
36 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 338, « Notre âme étant peinte à l’image de la beauté suprême et désirant tout naturellement retourner à la divinité, elle est toujours sous l’emprise de ce naturel désir. C’est pourquoi lorsqu’elle voit une personne belle, la beauté en elle-même, elle reconnaît en celle-ci la beauté divine ».
37 Góngora, op. cit., sonnet LXXXIII, p. 554, « […] Et ainsi, le docte chœur des Muses / d’un chaste mouvement / et d’un pas assuré, foule le tapis fleuri ».
38 Cf. supra, note 30.
39 Il s’agit de l’esthétique léguée par le fonds de culture gréco-latine qui a survécu, comme nous l’avons montré, aux siècles médiévaux, et auquel se référaient les doctes de l’époque, les initiés et les poètes. Ces derniers y participaient par la conjonction fructueuse de la fureur créatrice et de l’imitation.
40 Cf. O. H. Green, Spain and the Western Tradition, Milwaukee, Londres, University of Wisconsin Press, 1968, p. 32-33. L’auteur insiste sur cette analogie entre la vision scientifique et la vision poétique du cosmos : « The world above us, as pictured or suggested by the poets, had an almost concrete reality, the pictures of Ptolemaic cosmos. The moon and Mercury, Venus, the sun, Mars, Jupiter and Saturn, the crystalline sky of the fixed stars, the Primum Mobile, were all motion originated, and, beyond Nature, the Empyrean, drenched in eternal life ; the fiery dwelling of God, while all the spheres girated around the Earth, all this was a fairly familiar picture, and because it did not have to be realized first by an effort of the imagination, it could be transformed at a touch into a scene of awesome wonder ».
41 Cela correspond au système de Ptolémée qui comptait neuf sphères célestes.
42 Pérez de Moya, op. cit., Livre III, chapitre XXIII, p. 180 (a), « On pensait que les Muses étaient l’âme des orbes célestes ou la force qui influençait les corps célestes. Il convient de préciser qu’Uranie était l’âme du ciel étoilé ou du firmament, Polymnie celle des orbes de Saturne ; Terpsichore des orbes de Jupiter, Melpomène de ceux du Soleil, Erato de ceux de Vénus, Euterpe de ceux de Mercure, Clio de ceux de Mars, Thalie de ceux de la Lune ».
43 Ibid., p. 179 (b). C’est pourquoi on leur a attribué également comme père et mère Memnon et Thespia qui représentent la mémoire du monde et la connaissance divine : « esto quisieron denotar los sabios en dezir que las Musas son hijas de Memnón y Thespia porque Memnón quiere dezir memoria, y Thespia conocimiento divino », « C’est ce qu’ont voulu démontrer les sages en disant que les Muses étaient filles de Memnon et de Thespia, car Memnon veur dire mémoire et Thespia le savoir divin ».
44 Très souvent les Muses sont confondues avec les fontaines elles-mêmes. Fontaines de la Science et Muses recouvrent le même concept.
45 Pérez de Moya, op. cit., Livre III, chapitre XXIII, p. 179 (b), « Elles disaient avoir bu à la fontaine de Pégase ou à la fontaine de Castalie du mont Parnasse et habiter sur celui qui était le mont de la Science car c’était la montagne du Savoir […]. Les Anciens leur attribuaient le gouvernement de toute forme de chant, de la poésie et de toutes les sciences ».
46 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 93, « Apollon est le président des Muses, lesquelles sont au nombre de neuf comme les orbes célestes qui contribuent à l’harmonie, à la concordance universelle ».
47 Ibid., p. 94, « on disait que cette musique céleste contribuait à la sustentation de tout l’univers. Elle signalait à chaque orbe et à chaque planète sa tonalité et sa voix propre, et décidait de l’harmonie qui en résultait ».
48 Pérez de Moya, op. cit., Livre III, chapitre XXIII, p. 180 (b), « Et comme le soutenait Strabon, tous les Anciens croyaient que les choses humaines étaient gouvernées par les corps célestes, les Muses se disaient être les âmes de ces sphères. Et non seulement on leur attribuait le pouvoir et le savoir dans les choses de la Musique et de la poésie, mais leur influence quand il s’agissait d’orienter les hommes vers divers de leurs penchants ».
49 Ibid., p. 180 (a), « Ceux qui dirent que les Muses étaient au nombre de trois, voulaient entendre par là les trois arts du discours par lesquels on arrive à la connaissance du savoir et qui sont la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique ».
50 Garcilaso de la Vega, op. cit., p. 421, Églogue III, vers 29 et 30, « Apollon et les neuf sœurs, toutes ensemble / me donneront oisiveté et langue pour parler ».
51 Pérez de Moya, op. cit., Livre III, chapitre XXIII, p. 181 (a), « Piero Valeriano entend par les neuf Muses, les neuf instruments qui servent à l’homme pour parler ; ce sont d’abord les deux lèvres, les quatre dents principales qui servent à la prononciation, la langue pour frapper et les deux poumons et leurs concavités où passe l’air et où s’engendre la matière dont est faite la voix ».
52 Ibid., p. 182 (a), « ces instruments sont appelés Muses ou Moys, et signifient humides car sans humidité on ne peut faire entendre la voix et pour le prouver on a prétendu que les Muses habitaient près des fontaines et des régions humides, autant dire de l’eau. C’est la raison pour laquelle on les a aussi appelées Nymphes, Nymphe voulant dire humidité ».
53 Gutierre de Cetina, Stance IX, vers 3, « d’un céleste don plus fertile que ne les sont les eaux du Nil ».
54 Góngora, op. cit., sonnet 290, vers 13 et 14, p. 479, « candor a vuestros versos las espumas / de Helicona darán y de su fuente », « de la candeur donneront, à vos vers, les eaux écumantes de l’Hélicon et de sa fontaine ».
55 Garcilaso de la Vega, op. cit., Églogue II, p. 374-375, vers 1156 à 1158, « Nymphes, c’est vous que j’invoque, vous aussi faunes verts / satyres et sylvains, déliez à vous tous, ma langue en formules douces et subtiles ».
56 Dámaso Alonso, Poesía Española, Madrid, Gredos, 1966, p. 67, « Et c’est ainsi que l’on vient à comprendre ce qu’était l’art de l’imitation à la Renaissance et pourquoi c’était véritablement de l’art : c’était prendre un excipient, une matière ordinaire, la faire passer par les laboratoires, les officines secrètes du tempérament et de l’intuition ; l’élever ainsi à la hauteur d’un nouveau ciel esthétique, créature, elle aussi, nouvellement créée, nouvelle, originale. Avertissement aux sourciers ! Découvrir une source peut servir, quelques fois, à rehausser l’originalité ».
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