Chapitre VIII. La Fable et le poète à la conquête de l’inconnu
p. 131-146
Texte intégral
Face aux secrets du monde, le poète « rempli de divinité »
1Voici une vaste entreprise où mythe, poésie et science réunis, se présentent comme les domaines d’une révélation réservée à qui peut comprendre leur langage. Le mythe est le symbole qui transcrit le mystère du monde et les mythographes des XVIe et XVIIe siècles ne manquent pas de signifier que le rôle du poète comme celui du philosophe est de prospecter, de scruter le monde et son inconnu pour tenter de les comprendre et de les transmettre au reste des hommes. Le mythe qui avait été à son heure l’expression obscure de vérités fondatrices, demeure vivant comme élément intrinsèque d’une culture universellement humaine tournée vers l’avenir. Il donne un équivalent sensible de ce lien mystérieux mais rationnel qui permet à l’esprit humain de saisir, par le moyen du langage, les réalités visibles ou invisibles. Grâce à lui et pour celui qui est susceptible de le comprendre, le mythe permet de dissiper ces nappes de mystère qui enveloppent l’univers et inversement, grâce à lui aussi, la réalité peut renvoyer à un idéal mythographique qui l’enrichit de sa dimension divine. Ainsi, dans les mythographies, l’homme de science pourra chercher l’inconnu pour le vaincre et le poète pour s’abîmer dans son infinie beauté. Il ne sera, par conséquent, pas étonnant que ces ouvrages, voulant consigner scientifiquement la science exprimée par les symboles de la fiction poétique, s’ouvrent sur l’ardente louange de la poésie indissolublement liée à l’immensité de la science qu’elle contient, de même que sur l’hommage appuyé rendu aux poètes qui la professent :
Y porque sin passar más adelante se entienda la razón que me impelió a tratar de tal entretenimiento, ultra de mi inclinación natural, será bien dezir algo en defensa de la poesía […] y aquí yo diré : mostrando qué cosa sea, quán antigua su origen, quán divina, varia y amplia su doctrina, quánta dignidad y renombre ayan tenido y merezcan sus professores. Confiessan todos los Authores más eminentes, y no lo niegan los excelentes Philósophos, que ningún género de scriptores se halla por grandeza de eloquentia o divinidad de sabiduría, que a los divinos Poetas se iguale.1
2Cette façon d’affirmer la suprématie de la poésie modifie substantiellement la hiérarchie des disciplines traditionnelles ; la reine du trivium, l’art oratoire, désignée maintenant sous le nom de « reine des entendements », doit, pour régner, appeler à son secours la poésie :
Quién ignora quanto de spíritu, splendor y dignidad al orador añada el Poeta ? Quién no sabe quán magníficos y levantados son los poetas en las cosas grandíssimas […] notad los exordios, leed las narraciones […] y entendereys que para captar beneuolencia son más acomodados, para contar más breves y claros, para diuidir más galanes y perfectos, para confirmar más probables y efficaces, para confutar más vehementes, y ásperos los lugares de los poetas que los de los Oradores ?2
3Pour Viana la poésie l’emporte d’ailleurs sur les sept arts libéraux puisqu’elle les contient tous :
La poesía no es parte alguna de las que por su excelencia son llamadas liberales […] mas una cierta cosa mucho más divina, pues las abraça y comprehende a todas, atada con ciertos números, y limitada con distintos pies, de varios colores y flor adornada, la qual hermosea y adorna quanto los hombres valerosamente han hecho y con estudio contino conoscido y contemplado.3
4Et l’on est en droit de se demander, en effet, si le meilleur de la « Grande Rhétorique » n’aura pas été conservé grâce à l’esprit poétique du temps, promu aux plus hautes fonctions et dont la moindre n’est pas son pouvoir immédiat sur l’âme et sur les sens qui accèdent à « un inefable deleyte y un contento que no se puede explicar, con que las orejas y entendimiento humano, como con alimento celestial se refocila y recrea »4. L’art de persuader et de toucher exerce sur l’homme d’ineffables effets, les plus sûrs garants de sa dignité d’être qui le relie à la parcelle du divin incarné par la poésie :
No me puedo persuadir que ay alguno tan ageno de humanidad, tan privado del todo de juyzio, tan capital enemigo de las Musas, que no entienda no auer contento o bien proporcionada armonía, que al sonido poético se iguale. De donde nació que Orpheus y Lino fueron en tanta veneración tenidos que no como a hombres mortales sino como a Dioses eternos los reverenciaron.5
5Cet enthousiaste consentement au plaisir que peuvent engendrer l’harmonie poétique et la beauté à l’état pur, s’inscrit de plain pied dans les manifestations du courant humaniste dont la source essentielle se situe au contact de la poésie mythologique. D’innombrables figures et de situations de la mythologie païenne correspondent précisément à la valeur souveraine du plaisir, à la profonde aspiration à l’épanouissement des forces vitales. « Une Renaissance avide de retrouver la source d’une sensibilité originelle, consciente que l’homme sans les dieux, seul avec lui-même n’est qu’un homme dépourvu de ce souffle d’où lui vient la félicité »6.
6C’est au sein de cette chaleureuse incitation que se développent l’appétit du savoir et son assouvissement, mais également dans la leçon grave cachée sous l’agrément de la Fable que le traducteur côtoie sensuellement au moment même de cette translittération. Lorsqu’il s’agit de définir la fable ovidienne, le dernier mot revient systématiquement au contentement qui émane de sa science :
En la qual ciertamente con profundidad y variedad de doctrina, elegancia, copia y alteza de estilo se pueden, no solamente ver cosas grandes, y de mucha importancia para nuestra vida ; pero aun debaxo de maravillosa máscara y cobertura las adorna de manera, que allende de un incomparable fruto que se saca de tanta y tan varia lectión es increíble el gusto y contentamiento del ánimo, el deleite de los sentidos que un bien acondicionado ingenio recibirá de semejante poesía. Embevecido pues con la dulçura de su processo me pareció cosa digna de un buen spíritu traducirla en romance castellano.7
7Il y a là une façon humaniste de reprendre à son compte le « deleitar aprovechando » horatien que nous avons vu plus haut et dont l’innovation réside sans doute dans ce va-et-vient du « docere » au « placere » qui se nourrissent l’un l’autre, dans l’idée d’un charme inséparable de la science qui, à son tour, est inconcevable sans lui. La force de la poésie mythologique tient à son ambivalence clairement illustrée dans ce dithyrambe :
Luego si los poetas son divinos más que humanos, si solos ellos son los que entre todos los escriven, comprehenden y enseñan todas las disciplinas, si son los más antiguos de todos, si de sus escriptos se espera y goza utilidad, junta con grandíssimo contentamiento, y reglas infinitas de bien dezir y bien vivir confirmados con dulcíssimos exemplos, devríamos con ardentíssimo estudio, y summa industria darnos al conocimiento dellos.8
Une théorie scientifique du savoir
8La poésie mythologique est un mode de connaissance supérieur, elle a son domaine propre : le secret du monde. Si la mythologie a pu tenir tant de place dans la littérature, c’est qu’elle était considérée non comme une aimable décoration de la pensée, mais comme le support même de la pensée.
9Cette conviction s’exprime chez celui que nous avons longuement suivi et qui, à juste titre, se considère finalement comme le premier mythographe en Espagne. Viana, par l’ardeur, le zèle qu’il développe est persuadé d’être un véritable novateur :
Pero manifestar al mundo los altíssimos secretos fabulosos, sacar dellos los preceptos filosóphicos, como de obscuríssimas tinieblas a luz clara, o para mostrar pintadas en las mismas, las obras preclaras de la naturaleza […] nadie o pocos creo que hasta agora han tomado la pluma en nuestra España que sean tolerables.9
10Il est vrai que, dans une attitude plus scientifique, Viana est allé aux textes mêmes des fables, non pas pour leur demander, comme le faisaient le Moyen Âge et même Bustamante, des révélations sur la morale ou le dogme chrétien, mais par un mouvement inverse, pour remonter aux sources et reconstituer une civilisation dont les lecteurs peuvent se sentir les héritiers, et les fables les nobles dépositaires. Ces lecteurs sont tous ceux qui veulent bien faire l’effort de dépasser la surface des choses de la Fable ; c’est pour eux que Viana écrit sa mythographie ; il envisage son lectorat dans des proportions qui n’ont point de limites : « animar a mejores ingenios […] aprovechar y deleitar a los curiosos deste Reyno y aun quizá de todo el mundo »10. En humaniste, Viana les invite tous à exalter l’efficacité du goût de l’effort, source de joie pour l’esprit, tout en reconnaissant la difficulté pour le profane d’accéder sans initiation aux secrets de l’art et du savoir, cachés dans les fables :
Los quales preceptos disfraçados debaxo de fictiones no solo tolerables a la sensibilidad y delicadeza humana pero suaves y gustosos. Y destos carecen los que con mucha atención no consideran las interpretaciones de las fábulas sino cerrando los ojos al intento de los sabios, se quedan sólo en la literal corteza.11
11En revanche la Fable garantit à l’esprit qui la pratique des satisfactions nobles et durables :
En él ofrezco a Va Señoría, los Metamorfoseos de Ovidio en nuestra lengua castellana, epítome de flores que recreando el entendimiento, ilustran los Poetas, facilitan los naturales, alientan los estudiosos y inmortalizan los ingenios.12
12Dans une intention nouvelle, Viana et les mythographes du XVIe siècle, faisant confiance à l’homme et à sa capacité d’être initié aux mystères objectifs de la science, ne veulent plus que ces mystères demeurent cachés ou réservés à une élite. Aussi s’offrent-ils à étendre le nombre de privilégiés et à expliquer l’allégorisme polymorphe des fables qui, dès leur origine, se couvrirent d’énigmatiques écorces pour se protéger du vulgaire.
Mayormente aviendo los antiguos cerrado en ellas todas las reglas de la philosophía y su theología porque justamente juzgaron ser cosa odiosa y aborrecible a naturaleza y divinidad manifestar sus excelentes secretos a qualquier hombre. Pues decir claramente verdades apuradas a los que no lo están para oyrlas, es dar ocasión que en el entendimiento de los tales se corrompa la sciencia como suele el precioso vino en mal lavada vasija : de donde se sigue la destruyción universal de las doctrinas, y cada hora se va haciendo prejudicial este daño, andando ellas de un ingenio rudo en otro más. Y ansí dize Santo Thomás que las cosas divinas no se deven revelar a los hombres, sino conforme a su capacidad, porque no menosprecien lo que no entienden.13
13Il est vrai que cette comparaison vigoureuse aux allures d’aphorisme, que l’on trouve également chez Pérez de Moya et chez d’autres défenseurs ardents de la Fable, n’invite pas à la facilité. Elle est au contraire une incitation à la culture d’un esprit ouvert désormais à la science. C’est seulement pour le lecteur digne de sa réception, le lecteur initié, que le mythe fonctionnera comme un concept ou un emblème révélateur ; alors, c’est son propre entendement qui sera l’instrument capable de le mener au-delà de l’« écorce » de la Fable. La Fable est donc destinée à un esprit averti et fort justement défini de la sorte : « un ingenio apto a las cosas divinas e intelectuales y mente conservativa de las verdaderas ciencias y no corruptivas de ellas »14.
14Cette question préalable de l’initiation implique une double exigence : tenter de comprendre la Fable et s’engager à ne pas en dénaturer les graves et secrets enseignements. Sans doute cette préoccupation essentielle fut-elle à l’origine de l’occultation progressive de ces précieux signifiés de la fable. Le désir de les garder jalousement, de préserver le mystère des fictions poétiques, était lié au souci de conserver au cours du temps leur forme intangible afin que leurs sens ne fussent pas brouillés ni corrompus, ni dégradés par d’inadéquates et intempestives interprétations. Pour qui n’est pas initié, les fables restent au niveau dérisoire du regard grossier que projettent sur elles les narrations médiévales, ainsi Jupiter et Apollon peuvent devenir les héros grotesques de farces lascives, de mensongères et plates fictions.
15L’idée que veut donner d’elles un esprit formé et informé, comme le poète ou le mythographe, est celle d’une richesse infinie que l’herméneutique entend faire découvrir peu à peu à qui la cherche et l’explore. Opération fructueuse lorsqu’elle se réalise dans un échange où le poète et le mythographe deviennent les accompagnateurs du studieux en quête de savoir. Dans cette perspective d’échange profitables, se réalisant entre deux instances en présence et qui doit aboutir à la délivrance de la science mythologique, il serait regrettable de ne pas mentionner les intentions d’un Léon l’Hébreu, philosophe et poète néo-platonicien15, qui, dès le début du XVIe siècle prétendait apporter une explication totale du monde par l’interrogation des mythes et de leur symbolique considérés en eux-mêmes comme les instruments fondamentaux de la connaissance.
16Sa démonstration structurée sur un jeu de questions et de réponses selon l’énonciation du dialogue néo-platonicien se déploie entre deux interlocuteurs : Philon et Sophie. Dialogue philosophique qui, comme chez Platon, s’apparente par son rythme au théâtre et où sont dressés en creux les portraits des interlocuteurs. L’on assiste au questionnement d’une jeune femme novice, assez ignare et naïve à laquelle répond un jeune homme initié dont la sagesse et le calme savoir constituent les tenants et les aboutissants de la thèse examinée. De même que la plupart des dialogues de Platon, cet ouvrage est conçu en un enchaînement de petites comédies aux dialogues variés parfois vifs et rythmés, faits de stichomythies comme celles qui entourent ici l’acte de foi de Philon engageant la suprême autorité de la parole mythique pour peu qu’on l’ait comprise :
Sofía – Pero como el vulgo dice, muchas son las mentiras de los poetas.
Filón – Ni los poetas han dicho en esto cosas vanas ni mentirosas, como tú crees.
Sofía – Cómo no ? Creerás tú jamás cosas semejantes de los dioses celestiales ?
Filón – Yo las creo, porque las entiendo, y también las creerás tú si las entendieres.16
17Ici toute la persuasion argumentaire de Philon repose sur l’impact d’un seul verbe, cette deuxième personne du singulier du subjonctif futur, ce « entendieres », susceptible d’envisager l’image prospective d’une Sophie, à même de partager un jour cet entendement secret de la Fable auquel elle est invitée par son initiateur. Les paroles de celui-ci reflètent la pondération discrète de la joie infinie qu’éprouve celui qui a le privilège d’un savoir auquel il peut croire. Elles sont une invitation à la lecture circonstanciée de la Fable qui, en livrant sa science, nourrit l’entendement et aiguise l’esprit.
18Sophie touchée par cette sollicitation en appelle à la science de Philon qui commence par lui dispenser une définition de la Fable, gardienne du savoir, qui nous est déjà familière :
Los poetas antiguos enredaron en sus poesías no una sola sino muchas intenciones, las cuales llaman sentidos. Ponen en el primero de todos por sentido literal, como corteza exterior la historia de algunas personas y de sus hechos notables dignos de memoria. Después, en la misma ficción, ponen como corteza más intrínseca, cerca de la médula, el sentido moral, útil a la vida activa de los hombres, aprobando los actos virtuosos y vituperando los viciosos. Allende de esto, debajo de las proprias palabras, significan alguna verdadera inteligencia de las cosas naturales o celestiales, astrologales o teologales. Y algunas veces se encierran dentro en la fábula los dos o todos los otros sentidos científicos, como las médulas de la fruta dentro de sus cortezas. Estos sentidos medulados se llaman alegóricos.17
19Cette comparaison imagée qui donne toute la dimension des possibilités allégoriques de la Fable et suggère la variété de ses interprétations, renvoie à la définition de la Fable que donna Boccace dans le Prologue de son immense compilation mythologique18 où il déclare ne faire que reprendre une longue tradition19. Cette compilation montre en tout cas comment la Fable, résultant de l’habile superposition des strates signifiantes, finit par former un bloc saturé de sens noués les uns aux autres. Aucun mythographe ne remet en cause ce principe constitutif, mais chacun le formulera différemment en dégageant sa propre hiérarchie au sein de la cohorte des significations.
20Viana, utilisait déjà le langage de l’initié en mythologie, définissant d’une pièce sa mission : découvrir ce que « los Philósophos antiguos sintieron de la generación del mundo, elementos, animales, fuerça de naturaleza […] debaxo de su no muy tosca corteza »20.
21Pérez de Moya, dans un énoncé aux préoccupations analytiques, développe la même théorie :
De cinco modos se puede declarar una fábula, conviene a saber Literal, Alegórico, Anagógico, Tropológico, Phísico o Natural. Sentido literal que por otro nombre dicen histórico. Sentido Alegórico es, entendimiento diverso de lo que la fábula literalmente dize [...] porque diziendo una cosa la letra, se entiende otra cosa diversa. Anagógico se dize de Anagoge, y anagoge se deriba de Ana que quiere dezir hacia arriba y goge guía, que quiere dezir guiar hazia arriva a cosas altas de Dios. Tropológico se dize de Tropos que rebersión, o conversión y logos, que es palabra o oración convertible a informar el ánima a buenas costumbres. Físico o natural, es sentido que declara alguna obra de naturaleza.21
22Léon l’Hébreu donne également, pour illustrer sa thèse, un impressionnant exemple qu’il met dans la bouche de Philon et qui constitue non seulement une parfaite démonstration, mais offre une idée de l’utilisation métaphorique que les poètes pourront faire du nom des dieux et des héros :
Filón - Oh Sofía ! Que los antiguos no quisieron ejercitar menos la mente en el artificio de la significación de las cosas de las ciencias que en el verdadero conocimiento de ellas, y darte he un ejemplo. Perseo hijo de Júpiter por ficción poética mató a Gorgón, y vencedor voló a Éter que es lo más alto del cielo. El sentido historial es que aquel Perseo, hijo de Júpiter por la participación de virtudes joviales que había en él, o por genealogía de uno de los reyes de Creta, de Atenas o de Arcadia que fueron llamados Júpiter mató a Gorgón, tirano en la tierra, y por ser virtuoso hombre, exaltado de los hombres hasta el cielo. Significa también moralmente Perseo, el prudente hijo de Júpiter dotado de sus virtudes, el qual matando al vicio bajo y terreno significado por Gorgón sube al cielo de la virtud. Significa también alegóricamente, que la mente humana, hijo de Júpiter matando y venciendo la terrestridad de la naturaleza gorgónica subió a entender las cosas celestiales altas y eternas : en la cual especulación consiste la perfección humana ; porque el hombre es de las cosas terrenales.22
23Léon l’Hébreu va même plus loin et propose, par l’entremise de son protagoniste, un corollaire au principe d’interprétation. Il montre comment s’établit un véritable code tiré de la modulation des sens applicables à l’appellation des divinités :
Filón - Y desta manera se multiplican las ficciones poéticas de los hombres heroicos, llamados dioses porque, contando sus vidas, actos de historia, significan cosas de la filosofía moral ; pues cuando los nombran con nombres de las virtudes, de los vicios, de las pasiones, significan cosas de la filosofía natural, y nombrándolos con nombres de los dioses demuestran la astrología y ciencia de los cielos, y nombrándolas con nombres de los dioses celestiales significa la teología de Dios y de los ángeles.23
24Il est frappant de voir avec quelle insistance ce théoricien revient sur les aspects des divinités, sur le pouvoir formel de leurs dénominations qui les apparentent à des abstractions personnifiées tout en les renvoyant aux réalités concrètes qu’il appelle « la vérité scientifique », « la verdad de la ciencia ».
25La fiction fabuleuse n’est pas le fruit d’une invention arbitraire et gratuite, elle est l’expression d’une pensée qui ne peut guère se faire entendre que par symboles. Les légendes poétiques pénètrent au plus profond du secret de la nature, des âmes et de l’histoire et ne se limitent pas à la signification d’une vérité unique. Élaborées sur un tissu de mythes, eux-mêmes fruits d’une longue tradition, les fables sont réanimées par des interprétations successives proposées à un public assez cultivé pour saisir dans un même mouvement le sens primitif de l’histoire et sa portée actuelle qui modifie et enrichit cette convention première. Le mythe n’est pas un symbole ambigu, il est la convention où se retrouvent la fabulation de celui qui transmet et la pensée de celui qui le reçoit et reconnaît sa pertinence. S’approprier un mythe et l’énoncer, c’est accrocher un maillon supplémentaire à la chaîne de la tradition pour enrichir celle-ci de ses différentes palingénésies. L’esprit critique qui se développe chez les humanistes ainsi que leur étonnement devant les effets de cette sorte de miracle des Lettres ont poussé les mythographes à en chercher les causes. Ils s’accordent tous à voir dans la Fable, ce réservoir de science et de sagesse, la réponse donnée par les Anciens à une série de préoccupations qui les habitent.
26Or comment, à l’instar de la Fable, une œuvre peut-elle prétendre à la postérité ? Comment peut-elle durer dans le temps et traverser les siècles sans que ni ceux-ci ni leurs lecteurs successifs n’en altèrent ni la forme ni le fond ?
La relativité du savoir, élitisme et prosélytisme
27C’est précisément l’artifice de sa forme qui, fermant l’accès au secret de son contenu, garantit l’intégrité de la Fable. Comme en atteste la réitération de la « parabole » du pot de vin que l’on trouve chez tous les mythographes, le lecteur ne parvient au champ du savoir que lorsque les progrès de son initiation l’ont rendu digne de le recevoir :
Y la causa que a los antiguos movió escrivir en este género sus secretos […] fue el querer que no fuessen comunes a todos porque de la suerte que el vino pierde algo de su ser o suavidad puesto en malos vasos : assí las cosas divinas de philosophía, puestas en modo que sean vulgares o rústicos, se corrompen y pierden mucho de su estima.24
28Léon l’Hébreu, ardent défenseur de la Fable, n’avait rien dit d’autre et avec une vigueur encore plus appuyée :
Estimaron ser odioso a la naturaleza y a la divinidad, manifestar a todo hombre sus excelentes secretos, y en esto cierto tuvieron razón ; porque declarar demasiadamente la verdadera y profunda ciencia es echarla en los inhábiles de ella, en cuyas mentes ella se corrompe y adultera, como hace el buen vino en ruín vaso, del mal adulterio se sigue universal corrupción de las doctrinas, y cada hora se corrompe más andando de ingenio inhábil en ingenio inhábil […] y en nuestros tiempos se ha hecho tan contagiosa, por el mucho parlar de los modernos que apenas se halla vino intelectual que se pueda beber y que no esté corrompido.25
29Ce savoir lui-même se présente sous la forme obligée d’une gradation, ne livrant son contenu que par degrés, allant du plus simple au plus complexe. C’est une idée chère aux humanistes que celle d’un savoir acquis par paliers, se construisant selon une dialectique de l’effort et du plaisir. C’est dans ce but que les Anciens créèrent la Fable, comme le déclare encore Léon l’Hébreu :
Por mezclar lo fácil con lo dificultoso, de tal manera que, habiendo sido regalada primero la fragilidad humana con la delectación y facilidad de la Fábula, con sagacidad le entrase en la mente la verdad de la ciencia, como suelen enseñar a los niños, comenzando por las más fáciles, mayormente pudiendo estar todo junto, lo uno en la corteza y lo otro en la médula, como se hallan en las ficciones poéticas.26
30Il s’agit d’affirmer la relativité du savoir, idée également chère à l’humaniste qui admet que, sur le long chemin de la connaissance, certains s’essoufflent avant d’autres, que tous ne peuvent parvenir au but, à la perfection d’un esprit accompli. Juan del Encina avait déjà manifesté d’une manière radicale, cette relativité des capacités des hommes à propos de l’art du poète :
En lo primero amonestamos a los que carecen de ingenio y son más aptos para otros estudios y exercicios : que no gasten su tiempo en vano pudiendo lo emplear en otra cosa que le sea más natural y tomen por sí aquel dicho de Quintiliano en el primero de sus « Instituciones » : que ninguna cosa aprovechan artes y precetos, adonde fallece natura : que a quien ingenio falta no le aprovecha más esta arte que precetos de agricultura a tierras estériles.27
31On trouve en effet chez les humanistes un sens généreux d’un prosélytisme large, associé à la recherche d’un évident élitisme ; les élus sont peu nombreux, mais libre à eux de conquérir leurs privilèges. La raison d’être de la Fable peut donc se définir dans les termes suivants :
Con un mismo manjar pudiessen dar de comer a diversos convidados cosas de diversos sabores ; porque las mentes bajas pueden tomar de las poesías solamente la historia con el ornamento del verso y su melodía ; las otras más levantadas comen además de esto el sentido moral y otras más altas pueden comer allende desto, el manjar alegórico no sólo de la filosofía natural, más también de la astrología y de la teología […] Es que, siendo estas poesías manjar tan común para toda suerte de hombres, es causa de perpetuarse en la mente de la multitud, por su delectación y suavidad del verso en boca del vulgo de hombres, mujeres y niños.28
32Cette conquête du savoir ne peut avoir son intérêt que si l’on peut assurer son maintien, sa place définitive dans la mémoire. La mémoire du temps n’existe que dans la mémoire des hommes qu’il s’agit d’exercer et d’organiser contre l’oubli par le statut de l’écriture qui reçoit ce savoir ; c’est pourquoi les fictions poétiques se concentrèrent sur l’adoption de la forme brève et condensée :
por querer brevedad, que en pocas palabras se entretejiesen muchas sentencias ; la cual brevedad es muy útil para la conservación de las cosas en la memoria que, acordándose de un caso de historia, se acordase de todos los sentidos doctrinales encerrados debajo de aquellas palabras.29
33Le XVIe siècle a été fasciné par la science de la mémoire et a proposé de nombreuses recettes contre l’oubli ; pour les fables la recette ou l’adjuvant mnémotechnique fut l’adoption de la forme versifiée. Les fables, enserrées, corsetées dans les justes mesures du rythme et de la scansion, ont toute chance d’échapper à la corruption :
Por la conservación de las cosas intelectuales, que no vengan a variarse en progresso de tiempo en las mentes diversas de los hombres ; declararon la historia en versos medidos y observantísimos, de manera que ni la indisposición de los ingenios, ni la incorrección de los escritores, no pueden alterar fácilmente las ciencias.30
Notes de bas de page
1 Viana, op. cit., fol. 3 (b), « Sans aller plus avant, je veux qu’on entende bien la cause qui m’a poussé vers un tel passe-temps, outre mon inclination naturelle, il sera bon de dire quelque chose en défense de la poésie […] Je dirai donc : combien est ancienne son origine, combien divine, diverse et ample sa doctrine, quelle dignité et quelle renommée ont eues et méritées ses professeurs. Les auteurs les plus éminents confessent ce que les meilleurs philosophes ne démentent pas, à savoir qu’il n’existe point d’auteur qui, par l’excellence de son éloquence, par le degré quasiment divin de son savoir, puisse égaler les divins Poètes ».
2 Ibid., fol. 7 (b), « Qui pourrait ignorer combien d’esprit, quelle splendeur et quelle dignité peut apporter le Poète à l’orateur ? Qui ignore à quel degré sont magnifiques et supérieurs les Poètes dans les plus grandes choses. Voyez leurs exordes, lisez leurs récits […] et vous comprendrez que les Poètes sont plus armés pour capter la bienveillance, pour conter, plus brefs et plus clairs pour partager, plus galants et parfaits pour démontrer, plus plausibles et plus efficaces, plus véhéments et plus âpres pour réfuter que ne le sont les Orateurs ? ».
3 Ibid., fol. 3 (b) : « La poésie ne fait nullement partie de ceux qui, pour leur excellence, sont appelés arts libéraux […] mais d’une certaine chose bien plus divine, puisqu’elle les embrasse et les comprend tous, attachée qu’elle est à certains nombres et limitée à des pieds distincts, parée de différentes couleurs et de fleurs ; elle embellit et orne tout ce que les hommes ont valeureusement réalisé et qu’en une étude continue, ils ont connu et contemplé ».
4 Ibid., fol. 7 (b), « Une ineffable délectation et un contentement qui ne se peuvent expliquer, et qui ravissent et réjouissent l’oreille et l’entendement humains, comme le ferait un aliment céleste ». Institute, 1940, réédité en anglais, Princeton United Press, 1972, p. 247.
5 Ibid., « Je ne puis me persuader qu’il y ait quelqu’un si peu doté d’humanité, à ce point dénué de jugement, à ce point ennemi des Muses, qu’il ne puisse éprouver quelque contentement ou ce sentiment d’harmonie que donne la voix du poète. De là naquit la vénération vouée à Orphée et à Linus qui furent révérés non pas comme des mortels, mais comme des Dieux immortels ».
6 Suzanne Varga-Guillou, L’amour des mythes et les mythes de l’amour, APU, 1999, p. 56.
7 Viana, op. cit., fol. 3 (a), « Dans laquelle à coup sûr, grâce une profondeur et une variété du fond, à une richesse et une hauteur de style, on peut voir non seulement des choses grandes et fort importantes pour notre vie, mais aussi cachées sous un masque merveilleux et une couverture qui les agrémentent de l’incomparable profit qu’on tire d’une leçon abondante et variée, les incroyables goût et contentement de l’âme, le délice des sens qu’un esprit bien fait pourra recevoir d’une pareille poésie. Enivré de la douceur de son pouvoir, il m’a paru digne d’un bon esprit que de la traduire en castillan ».
8 Ibid., fol. 7 (b), « Alors, si les poètes tiennent davantage du divin que de l’humain, si, parmi tous ceux qui écrivent, ils sont les seuls à comprendre, à enseigner toutes les disciplines, et s’ils sont les plus anciens de tous, si de leurs écrits on peut attendre utilité et plaisir joints à un grand contentement, mais aussi des règles pour bien dire et bien vivre, le tout confirmé par de très doux exemples, nous devrions déployer la plus ardente étude, la plus haute habileté, pour nous mettre à les connaître ».
9 Ibid., fol. 3 (a), « Mais dans leur manière de manifester au monde les hauts secrets fabuleux, d’en tirer les principes philosophiques, comme de montrer comment y sont représentées les remarquables œuvres de la nature, personne ou très peu, parmi ceux qui ont pris la plume jusqu’à présent en Espagne, l’on fait de façon tolérable ».
10 Viana, op. cit., fol. 1 (b) et 2 (a), « Dedicatoria », « Dédicace » des Annotaciones.
11 Ibid., fol. 3 (a), « Lesquels préceptes, déguisés sous des fictions, non seulement sont adaptés à la sensibilité et à la subtilité des hommes, mais également doux et plaisants. C’est de cela dont se privent ceux qui, ne considérant pas l’interprétation des fables avec une suffisante attention, ferment les yeux devant la tentative des savants à les y aider ; si bien qu’ils n’en restent qu’à l’écorce des choses ».
12 Ibid., fol. 5 (a), « J’offre donc à votre Seigneurie les Métamorphoses d’Ovide en langue castillane, épitomé et florilège qui divertissent l’entendement, éclairent les Poètes, aident les simples lecteurs, nourrissent les studieux et immortalisent les esprits ».
13 Ibid., fol. 3 (b), « D’autant que les Anciens y avaient enfermé toutes les règles de la philosophie et de la théologie pour avoir, de manière légitime, jugé que c’était chose détestable et odieuse que de confier leurs admirables secrets à n’importe qui. Dire ainsi clairement des vérités révélées à ceux qui ne sont pas prêts à les entendre c’est donner l’occasion à leur esprit de les corrompre, comme on corrompt le bon vin que l’on garde dans des pots malpropres ; il s’ensuit l’universelle destruction des doctrines et l’occasion et que, passant d’un esprit rude à un autre qui l’est encore plus, ce dommage devienne, d’heure en heure, plus préjudiciable. C’est ainsi que saint Thomas a pu déclarer que les choses divines ne devaient être révélées aux hommes qu’en fonction de leur capacité à les recevoir, et cela afin que l’on ne méprise pas ce qu’on ne peut pas comprendre ».
14 Léon L’Hébreu, Diálogos de Amor, Madrid, Tecnos, coll. « Metropolis », 2002, p. 97, « un esprit apte à recevoir les choses divines et intellectuelles, un entendement protecteur des véritables sciences et non pas corrupteur de celles-ci ».
15 De son véritable nom, Judah Abravanel, il est né à Lisbonne vers 1460 et mort à Naples après 1521 où il avait émigré dans sa jeunesse après avoir vécu en Espagne, à Tolède. Ce fut un personnage capital de la culture de son temps : médecin, philosophe néoplatonicien et poète de l’aube de la Renaissance qui s’ouvrait aux lettres hispaniques grâce au souffle nouveau venu d’Italie. Son œuvre exerça une influence profonde sur les néoplatoniciens espagnols de la Renaissance et sur les esprits lettrés du Siècle d’Or ; Cervantès l’évoque dans Don Quichotte, « Avez-vous à parler d’amours ? Vous trouverez dans Léon l’Hébreu de quoi en remplir la mesure jusqu’à son comble ». Les Dialogues amoureux ou Dialoghi d’Amore, parus en italien furent écrits entre 1497 et 1503, puis traduits en espagnol par Garcilaso de la Vega el Inca en 1590, et en français par le poète Pontus de Tyard en 1551 ; nous avons eu la chance de tenir entre les mains cette édition originale et de l’utiliser pour notre travail, grâce à la générosité d’un ami bibliophile.
16 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 95, « Sophie – Mais comme le dit le vulgaire, nombreux sont les mensonges des poètes / Philon – Non, les poètes n’ont pas dit des choses vaines ou mensongères, comme tu le crois / Sophie – Comment donc ! Pourrais-tu croire des choses semblables à celles qu’ils attribuent aux dieux ? / Philon – Oui, je les crois, parce que je les comprends, et toi-même tu les croiras quand tu les comprendras ».
17 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 96, « Les poètes Anciens ont fusionné en leur poésie non pas une seule, mais de nombreuses intentions qu’ils ont appelées sens. Ils y mirent d’abord le sens littéral, en guise d’écorce extérieure, comme l’histoire de certaines personnes et de leurs faits dignes de mémoire. Ensuite, dans la même fiction, ils ont mis, comme croûte plus intrinsèque, près de la moelle, le sens moral utile à la vie active des hommes et censé approuver les actes vertueux et fustiger les vices. Au-delà de ceci, sous les mots eux-mêmes, ils ont voulu signifier quelque véritable intelligence des choses naturelles ou célestes, astrologiques et théologiques. Et parfois s’enferment ainsi dans les fables ces doubles sens et tous les autres sens scientifiques, comme les noyaux s’enferment à l’intérieur des fruits Ces sens médullaires, sont appelés sens allégoriques ». Cette métaphore « médullaire », renvoie à la fameuse formule rabelaisienne de la « substantificque mouelle » dans le Prologue de l’auteur de Gargantua (1534) : « À l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaulx livres de haulte gresse […] puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la substantificque mouelle – c’est à dire ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques ».
18 Boccace, Genealogia Deorum Gentilium, édition Gius, Laterza, Bari, 1954, 2 volumes, voir sa définition dans le Proemio du 1er volume.
19 Mircea Eliade, op. cit., p. 189 : « Ce sont surtout les Stoïciens qui ont développé l’interprétation allégorique de la mythologie homérique et, en général, de toutes les traditions religieuses. Chrysippe de Sole réduisait les dieux grecs à des principes physiques ou éthiques. Dans les Quaestiones Homericas d’Héraclite (2e siècle av. J.- C.), on trouve toute une collection d’interprétations allégoriques : par exemple l’épisode mythique où l’on voit Zeus se liant à Héra, signifie en réalité que l’éther est la limite de l’air. La méthode allégorique fut étendue par Philon au déchiffrement et à l’illustration des énigmes de l’Ancien Testament ».
20 Viana, op. cit., fol. 5 (a), « Les philosophes de l’Antiquité y avaient déjà perçu l’engendrement du monde, les éléments, les animaux, les forces de la nature, et cela sous une pas trop grossière écorce ».
21 Pérez de Moya, op. cit., Livre I, chapitre 2, « De los sentidos que se pueden dar a una fábula », « Des sens qu’on peut donner à une fable », p. 3, « On peut déclarer une fable selon cinq modes différents, à savoir littéral, allégorique, anagogique, tropologique, physique ou naturel. Le sens littéral qu’on désigne aussi sous le nom de sens historique. Allégorique est un sens différent de celui que la fable dit littéralement […] parce qu’en disant une chose elle en signifie une autre. Par anagogique on entend anagogie, et anagogie vient de Ana qui veut dire vers le haut et goge guide, ce qui veut dire se laisser guider jusqu’aux sommets, vers les choses élevées du Ciel. Tropologique vient de tropos ou conversion et logos qui veut dire mot ou phrase ; c’est à dire pousser l’âme aux bonnes mœurs. Physique ou naturel est un sens qui se réfère à quelque œuvre de la nature ».
22 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 96, « Philon – Oh, Sophie, pour te montrer que les Anciens ont autant cherché à exercer l’esprit dans l’artifice des différentes significations des choses de la science que dans la connaissance directe de celles-ci, je vais t’en donner un exemple. Persée, fils de Jupiter, selon la fiction poétique, a tué la Gorgone, et une fois victorieux, il s’envola vers l’Éther, la partie la plus haute du ciel. Le sens historique de cette fable est que Persée, fils de Jupiter doté des vertus joviales qu’il porte en lui, mais également par sa généalogie remontant à un roi de Crète, d’Athènes ou d’Arcadie qu’on appela Jupiter, tua un tyran du nom de Gorgo ; par son courage et en raison de ses vertus, il fut l’objet de la gloire des hommes qui l’exaltèrent en le portant jusqu’au ciel. Moralement Persée signifie le sage fils de Jupiter paré de toutes les vertus ; ayant tué les vices d’ici-bas incarnés par Gorgo, il a été porté jusqu’au ciel de la vertu. Allégoriquement, cela signifie aussi qu’en tant que fils de Jupiter, l’esprit humain ayant su éliminer la “terrestrité” de sa nature gorgonique il s’est élevé jusqu’à l’entendement des choses célestes, hautes et éternelles : spéculation en laquelle se place la perfection humaine ; en effet l’homme appartient bien aux choses terrestres ».
23 Ibid., p. 103, « Philon – Et ce fut de cette manière que se multiplièrent les fictions poétiques concernant les hommes héroïques, appelés dieux à l’heure où, contant leur vie, on a rapporté leurs exploits historiques ; ils relevèrent de la philosophie morale lorsque, pour les mêmes raisons, on donna leurs noms aux vertus, aux vices ou aux passions ; lorsqu’on les donna aux dieux, ils renvoyaient à l’astrologie et à la science du cosmos ; aux divinités célestes, ce fut lorsqu’ils signifiaient des choses de la théologie de Dieu et des anges ».
24 Pérez de Moya, op. cit., Livre I, fol. 3, « La raison qui poussa les Anciens à écrire leurs secrets sous cette forme […] fut la volonté qu’ils ne fussent pas communs à tous et que de la même façon que le vin perd de son être ou de sa douceur si on le met dans de mauvais flacons, les choses divines de la philosophie, mises en des réceptacles vulgaires et rustiques, se corrompent et perdent beaucoup de leur valeur ».
25 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 95, « Ils estimèrent qu’il était odieux, vis à vis de la nature et de la divinité, de représenter leurs précieux secrets auprès de n’importe qui ; en cela il est sûr qu’ils eurent raison ; car déclarer sans réserve la véritable science dans ses profondeurs et la confier à ceux qui n’ont pas la capacité de la recevoir, dans l’esprit desquels elle se corrompt et s’adultère – comme il en va du bon vin que l’on met dans une grossière bouteille – il s’ensuit, chez les hommes, une corruption universelle des doctrines qui, d’heure en heure, passant d’un esprit malhabile à un autre, s’aggrave davantage […] À notre époque ce mal est devenu si contagieux à cause du trop parler des modernes, qu’il ne reste guère de vin intellectuel que l’on puisse boire tant il est altéré ».
26 Ibid., p. 97, « En mêlant le facile avec le difficultueux, il convient de flatter d’abord la fragilité de l’homme en cherchant à le délecter par l’agrément de la Fable, et lui inculquer ensuite la vérité de la science qu’avec sagacité elle lui pénètre l’esprit. C’est opérer comme on le fait avec les enfants, en commençant par leur enseigner les choses les plus faciles ; d’autant que ces deux choses peuvent être nouées ensemble, les unes dans l’écorce, les autres dans la moelle, comme on les trouve aussi dans les fictions poétiques ».
27 Juan del Encina, Arte de la Poesía Castellana, chapitre VI, cité par Marcelino Menéndez y Pelayo, Antología de poetas líricos castellanos, Santander, Aldus, 1945, tome II, p. 37.
tome II, p. 37, « En premier lieu, nous blâmons sévèrement ceux qui, manquant de talent, s’y obstinent, alors qu’ils seraient plus aptes à d’autres types d’étude ou d’exercice ; qu’ils ne perdent pas leur temps pour rien quand ils pourraient l’employer à une chose qui leur serait plus naturelle. Qu’ils se rangent sous les enseignes d’un Quintilien qui déclare, dans la première de ses Institutions, qu’arts et préceptes ne peuvent nullement servir à qui nature fait défaut ; celui à qui manque ce talent, n’en profitera pas davantage que ne le feront les terres stériles des préceptes d’agriculture ».
28 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 98, « Une même nourriture donnée à des invités divers peut leur offrir des saveurs différentes ; il en va de même avec la poésie et ceux qui la reçoivent ; un esprit simple n’en retiendra que l’histoire au hasard des ornements et de la mélodie des vers. D’autres esprits plus élevés apprécieront le sens moral, et d’autres supérieurs pourront de cette nourriture allégorique déguster le sens philosophique, astrologique et théologique. Et comme la poésie est nourriture commune à toutes sortes de gens, susceptible de leur rester en mémoire grâce à la délectation et la douceur qu’apportent les vers à la bouche du vulgaire, hommes, femmes et enfants ».
29 Ibid., p. 97, « Pour s’en tenir à la brièveté, on a tissé en un minimum de mots une grande quantité de sentences ; brièveté fort utile à la conservation de la mémoire laquelle retenant un fait historique retient du même coup tous les sens doctrinaux que renferment ces mêmes mots ».
30 Ibid., p. 98, « Pour la conservation des choses intellectuelles, afin qu’elles ne varient pas avec le temps qui passe dans les divers esprits des hommes on les a déclarées en vers bien mesurés et parfaitement observés ; ainsi ni la mauvaise disposition des esprits, ni l’incorrection des scripteurs peuvent en altérer facilement leur contenu scientifique ».
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