Chapitre VI. Les traductions versifiées
p. 103-120
Texte intégral
L’union sacrée du mythe et de la poésie
1Grâce à ce tournant littéraire et son renouveau esthétique, la mythologie va reprendre une autre forme de vie, les héros se dégageant peu à peu de leur rôle d’emprunt et de leur carcan moralisateur. Vénus qui ne représentait encore chez Bustamante qu’une héroïne de fabliau dans ses démêlés conjugaux avec Vulcain et Mars, redevient une divinité mythique aux puissances obscures. Cette nouvelle dimension, ce sont les traductions en vers qui l’apporteront aux mythes. Après l’Italie où Ludovico Dolce1 et surtout Giovanni Andrea dell’Anguillara2 surent mêler si heureusement le souci de la précision et de la liberté d’un style clair et musical, au pouvoir d’évocation du texte latin retrouvé, l’Espagne connut les traductions d’un Pérez Sigler3, d’un Felipe Mey4 et principalement d’un Pedro Sánchez de Viana5. Leur contribution fut fondamentale6 pour affermir la position de la mythologie dans les préceptes, les théories poétiques et dans leur application pratique au Siècle d’Or. Si la popularité de l’œuvre de Viana n’a jamais atteint celle de Bustamante, le retentissement de cette œuvre fut sans doute aussi décisif et durable. Mythographe compétent, poète inspiré et conscient des règles de son art (que nous développons plus loin) Viana fait de sa traduction un chef-d’œuvre et prouve indéniablement que l’art de traduire mène à l’art de créer, ou qu’il peut, tout au moins, ajouter à la « capacité d’invention », non plus dans le domaine narratif, mais dans celui de la poésie7.
2Chez Viana, dans ses traductions en vers, l’espace mythologique devient un authentique espace poétique où se trouve résolument abolie la mission « réaliste » et morale que les traductions en prose s’étaient donnée. La traduction se focalise dès lors, sur le potentiel poétique des mythes tenant à leur irréalité fabuleuse, sur leur caractère sacré doublé de la force émotionnelle conférée par leur portée symbolique et spirituelle. À la vérité, ces innovations que les traductions en vers apportent à la Fable lui assurant son avènement poétique consacrent également des principes traductologiques jamais pratiqués auparavant et que personne ne songe plus à remettre en question. En effet, traduire les Métamorphoses d’Ovide ou l’Énéide de Virgile fut en soi un premier pas vers le principe de fidélité au texte-source et à sa primordiale essence : sa forme poétique indissociable de sa nature. Traduire en vers, tâche certes difficile, susceptible de décourager ceux-là mêmes qui, convaincus de sa nécessité, auraient pu être, pourtant, les plus aptes à la mettre en œuvre. Devant les vers de Virgile sur la mort d’Eurydice au Chant IV des Géorgiques dont on sait par Fénelon qu’ils faisaient verser des larmes aux trois petits-fils inconsolables de Louis XIV, principalement le duc de Bourgogne et le duc d’Anjou, le grand poète Herrera, appelé « el Divino », hésite puis traduit pour ne pas priver de cette beauté poétique ceux qui ne connaissent pas le latin. Il le fait non sans avoir exprimé ses profonds scrupules en des termes exacerbés, tels que « témérité » et « sacrilège audace », d’avoir osé songer à cette entreprise désespérée et perdue d’avance :
Aunque es temerario y sacrílego atrevimiento, pensar traducir y ninguna cosa pudiera ser más acertada en esto, que no poner la mano en lugar donde auque se trabaja con mucho ingenio y cuidado es sin esperanza de buen suceso.8
Un authentique espace de création poétique
3De tels scrupules multiplièrent les exigences qui engendrèrent une traduction attentive et méticuleuse, au lyrisme mesuré, pourtant non exonérée d’une certaine inexactitude :
Ante los pies, la ponzoñosa sierpe
que en la ribera estaba, en la alta hierba
no vio la Ninfa, que morir debia.
Mas el coro igual suyo de las Driadas
Hincheron con clamor los altos montes,
Y las cumbres de Ródope lloraron.9
4Si la fidélité resta longtemps encore une infidélité relative, ce fut une « belle infidélité », tombant rarement dans les écueils des fantaisies foisonnantes propres aux traductions en prose. S’attachant à la transcription directe d’un texte et tentant plutôt de le réduire, le poète-traducteur fera jaillir une image frappante par sa singularité mimétique et renouvelée. Viana, s’engageant, sans y parvenir réellement, à « coller » au texte d’Ovide, traduit avec un certain bonheur poétique la découverte que fit Perdix, le neveu de Dédale, de la scie, ce précieux outil, que l’auteur présente, dans ses Métamorphoses :
[… .] Mas fue digno
De la espina de un pez, que atentamente
Notó, sacar el uso de la sierra
Forjada en hierro con perpetuo diente.10
5Ce « perpetuo diente » ou « dent perpétuelle », véritable image conceptuelle qui substitue la continuité spatiale à la continuité temporelle, est née d’un génial à-peu-près et du passage d’un pluriel, celui du latin « perpetuos dentes » au singulier « perpetuo diente » qui renforce sa forme métonymique et la rapproche du concept « gongorin » de la poésie baroque.
6La traduction en vers fut donc la marque d’une conviction poétique partagée par d’ardents amis de la Fable qui voulaient lui être fidèles. Aussi, avec Viana, attribuèrent-ils à celle-ci un autre pouvoir : celui de la sauvegarde et de la conservation de la Fable antique. Selon eux, dans sa forme versifiée, un texte et son potentiel sémantique parviennent à se préserver plus sûrement des ravages du temps et des menées de ceux qui, dans l’avenir, seraient tentés de le dénaturer :
Y porque cosas de tanto peso se conservassen en su entereza sin variaçión del tiempo o diversos entendimientos de los hombres […] fueron escriptas en versos, por la mayor parte heroycos, por no dar lugar a que inadvertidos y poco curiosos escriptores las corrompieren o alteracen.11
7Ces scrupules de fidélité qui se font jour dans la traduction s’accompagnent d’un effort flagrant de concision textuelle conforme à la nature initiale de la Fable, à la définition même qu’on en donne à la Renaissance. La Fable, selon Léon l’Hébreu, « fut créée par volonté de brièveté, pour qu’en peu de mots s’entretissent un grand nombre de sentences »12. Malgré l’attrait de la glose à laquelle elles ne parviennent pas toujours à résister, il semble, qu’à l’inverse des traductions en prose qui tendaient vers leur propre expansion, les traductions en vers visent à la plus grande contention verbale, modalité poétique par excellence.
8Mimant le mythe dans sa spécificité allusive, dans son pouvoir de mystère allégorique, la traduction va dorénavant s’ouvrir à de nouvelles perspectives poétiques. Par exemple, celle que nous offre Viana, au moment de restituer la mort du prince argien Argus, le géant aux cent yeux, et qui réfracte, dans un rapport d’analogie, les fulgurances poétiques d’Ovide. Tandis que, chargé par Junon jalouse, il gardait la nymphe Io dont son mari s’était enamouré, Argus fut exécuté, sur ordre de Jupiter, par Mercure qui, l’ayant endormi du son de sa flûte, lui coupa la tête. Les deux vers d’Ovide concernés13 sont admirablement traduits par un Viana poète :
Caydo has Argo, y tu lumbrera estraña,
Que estava en tantos ojos repartida
Una tiniebla y noche te la apaña.14
9Après l’évocation du sort cruel que lui a réservé Mercure, la plume d’Ovide ferme les cent yeux d’Argus. Pour lui, il fallait d’abord concevoir l’embrasement de toutes les lumières et l’union de tous les firmaments avant d’imposer l’irruption instantanée des sombres ténèbres en une seule et compacte nuit. Viana, dans sa traduction, perçoit ce contraste en poète creusant plus profond le sillon d’origine et substitue l’extinction d’un monde au passage subit du jour à la nuit. Nous sommes loin de Bustamante dont la traduction narrative s’attardait sur l’exécution du monstre recruté par Junon et oubliait la concentration lumineuse des deux vers d’Ovide. Se focalisant sur la tête d’Argus, il s’appesantit sur mode opératoire de Mercure : le coup d’épée qui tranche la tête d’Argus et le sang qui éclabousse les rochers avoisinants ; puis il s’abandonne à l’évocation de la déconvenue et de la fureur de Junon : les emportements d’une femme toute humaine en proie à la jalousie conjugale :
y sacando la espada, corta la cabeça y échala sobre las piedras y ensuzia la peña con la sangre. Juno de la suerte de Argos sintió grave dolor y afrenta : y sobre todo la atormenta ver que no se podía vengar de quien lo avía hecho. Y a esta causa no podiendo dar vida a Argos, porque un dios no podía deshazer lo que otro hazía, tomó todo los cien ojos y enxiriolos en una cola de pavón, ayrándose malamente contra la amiga de su marido.15
10Viana, tout préoccupé par la reconstruction d’un monde de lumière, respectant en cela la vision d’Ovide, fait de l’oiseau de Junon un éclatant joyau aux perpétuelles étoiles :
La diosa Juno desto condolida
Recoge los cien ojos excelentes
Y ennoblece su ave enriquezida
Colócanse en su cola refulgentes
Como preciosas piedras, adornando
Los dorados plumages reluzientes16
11On peut certes discuter de la fidélité littérale de cette traduction et mettre en doute les mérites réels de « Recoge los cien ojos excelentes », « elle recueille les cent yeux admirables », mais on ne peut nier l’enfièvrement créateur qui restitue au mythe d’Argus ses mystérieuses racines, sa nature hiéroglyphique ouvrant la voie à une nouvelle esthétique poétique.
12En effet, cet univers de pierres précieuses et cette allégorie sidérale auxquels la puissance d’une hyperbate fait une éblouissante clôture, rejoignent par anticipation ce que sera le registre sémantique de la poésie « cultéraniste », et plus précisément la donne poétique gongorine. Ce mythème des yeux d’Argus va constituer une des plus admirables métaphores descriptives d’un autre personnage mythique venu de la Fable ovidienne, la nymphe Galatée dont on peut apprécier la plénitude sensible dans les vers que Góngora a placés dans la bouche du Cyclope Polyphème follement épris d’elle : « Igual en pompa al pájaro que, grave, / su manto azul de tantos ojos dora/ cuantas el celestial zafiro estrella ! »17.
13L’hyperbate, cette figure de rupture syntaxique, disjoignant l’ordre indissociable de deux termes dont Góngora use ici et dont Viana s’engoue au point d’en abuser, lui fut livrée directement par l’exercice précieux de la traduction, dictée en quelque sorte par le latin lui-même et ses comparatifs synthétiques. La clef nous est donnée par ces comparatifs superlatifs qui continuent de scander, chez Ovide, le chant de Polyphème et où se sont réfugiés les fantasmes du Cyclope amoureux :
Candidior folio nivei, Galatea, ligustri,
Floridior pratis, longa procerior alno,
Splendidior vitro, tenero lasciuior haedo,18
14Lorsqu’il traduit, sans doute sous l’emprise poétique dès le niveau de la dénomination, Viana reproduit l’ordre latin du comparatif ; l’acte de la traduction engendre donc l’acte et le lieu poétiques et engage un discours qui gagne en qualité substantielle et sensuelle :
O blanca más que flores de la alhena,
Florida más que el prado, Diosa mía,
Derecha más que el álamo, y senzeña
Y clara más que el vidrio […].19
15Lancinante réitération hyperbatique, censée signifier le désir de façon substitutive où l’insolite syntaxique apporte ce que n’aurait jamais fait la forme comparative conventionnelle : « más blanca… », « plus blanche ». Lancinante formule qui n’en resta pas là puisque sa puissance germinative a sans doute suscité, dans le même ordre d’idées, l’une des plus belles figurations poétiques de Góngora :
O bella Galatea, más suave
Que los claveles que tronchó la aurora ;
Blanca más que las plumas de aquel ave
Que dulce muere y en las aguas mora.20
16Cet énoncé hyperbatique formulé par Viana et qu’il associe à l’intensité du « désir » de Polyphème, semble avoir joué aussi comme élément gérminatif chez Góngora au moment de présenter le Cyclope amoureux de son Polyphème. Fort subtilement, s’il reprend l’hyperbate de Viana, il en isole l’emploi et ce faisant en décuple la force. Voilà une filiation plus que probable qui n’a jamais été mentionnée, pas même par Antonio Vilanova. Dans son ouvrage monumental ayant pour office de recenser toutes les sources de l’œuvre de Góngora, il reconnaît fermement sa fréquentation globale des traductions italiennes et castillanes d’Ovide21, sans les préciser et a fortiori sans s’arrêter sur cette traduction fondamentale de Viana. Comme tous les poètes de son temps, Góngora avait sous la main les traductions en vers de Viana, et s’il y eut filiation ou communication, comme nous le pensons, ceci n’enlève évidemment rien aux capacités d’invention du sublime poète cordouan22. Le coup de génie qui consista à réduire l’itération de l’hyperbate en une seule unité, tient de l’activité imaginative. Ici ce qu’on peut identifier comme une forme d’imitation, renforce les effets propres de la métaphore initiale et confirme le rôle joué par la Fable dans la création poétique, en l’occurrence par le truchement des traductions versifiées du XVIe siècle23. Il y a là, avec la caverne de Polyphème un des exemples les plus admirables de ce que l’on a appelé « l’horreur délectable » de la poésie baroque.
Traduction et mimésis
17Que la Fable antique ait eu sa part opérante dans l’acte poétique, c’est ce que montre en effet son lien avec l’« imitation » considérée comme principe créateur, la mimèsis tenant du « poiein ». Un processus dont les poètes auront fait leur miel. En effet, les poètes de la Renaissance, guidés par l’idée platonicienne de la « remembrance » jouant sous l’effet de la fureur poétique, sont aussi mus par la volonté d’imiter. Ce sont là deux principes fondamentaux indissolublement liés malgré leur apparent paradoxe. Le principe de l’imitation ne s’opposant pas à celui de l’inspiration puisque de l’effort pour imiter peut jaillir la flamme de l’enthousiasme créateur. La poésie était donc bien le résultat d’une subtile alchimie entre soumission et envol. Il s’agit là d’une vision universelle de la création artistique qui s’impose chez la plupart des poètes, et pas seulement chez Garcilaso, chez Herrera ou chez Góngora24. Pour Herrera qui théorise le phénomène, être inspiré c’est avant tout imiter :
Y como aquel grande artífice cuando labró la figura de Júpiter o la de Minerva tenía en su entendimiento impresa una forma o idea maravillosísima de hermosura en quien, mirando atento, enderezaba la mano y el artificio a la semejanza de ella, así conviene que siga el poeta la idea del entendimiento, formada de lo más aventajado que pudo alcanzar la imaginación, para imitar de ella lo más hermoso y excelente.25
18Or cette imitation, source d’inspiration, passe essentiellement par la Fable et par la mythologie. Et, l’imitation n’excluant nullement la primauté de l’originalité, son étude permet d’envisager plus clairement les jalons de l’acte créateur selon un procès qui pourrait à première vue sembler contradictoire. Ainsi, encore une fois, grâce à Sánchez de Viana, nous pouvons suivre ce processus créateur dans l’élaboration de deux images mythologiques, issues de la traduction en vers de la fable ovidienne. Revenons donc à Góngora et à son Polyphème.
19Notre sélection de ces exemples, pris parmi d’autres, qui touchent à la représentation dans l’expression mythologique, nous permet d’observer l’articulation du langage poétique prise elle-même dans les « boucles mimétiques », selon la formule de Paul Ricœur. La première des deux figures s’impose dès le début de ce grand poème de cinq cent quatre vers divisés en huitains octosyllabiques qui se dessine comme une vaste sphère mythologique où l’énoncé lyrique côtoie la dramatisation poétique.
20Si, après le traducteur Viana, Góngora reprend la topographie ovidienne, en situant sa fable en Sicile, dès les quatre premiers vers, il en modifie magistralement le dispositif global. C’est un nouvel ordonnancement d’éléments préexistants qui, assure l’immédiat « décollage poétique » en affirmant une opposition structurelle et en anticipant une puissante dramatisation.
21Optant pour une poétique de la plénitude sensible, écartant le terme générique de Trinacrie du texte d’Ovide, Góngora propose l’articulation d’un nom aux sonorités caressantes : le Lilybée. Il trace ainsi les contours d’une géographie suave, langoureuse et galante où l’écume des ondes légèrement soulevées, évoque par analogie prospective le corps de la nymphe Galatée. Au troisième vers, abrupt changement sonore et sémantique ; voilà qu’on passe à l’orageuse présence d’une géographie bouleversée, la géographie mythologique du volcanique séjour du géant Typhée26, annonciatrice des menaces du Cyclope destructeur et du supplice d’amour :
Donde espumoso el mar siciliano el pie argenta de plata al Lilibeo bóveda de las fraguas de Vulcano o tumba de los huesos de Tifeo27 | Où l’écumeuse mer sicilienne couvre d’argent le pied du Lilybée, voûte des forges de Vulcain ou bien tombeau pour les os de Typhée |
22Or, rien chez Ovide28 ni chez Viana ne suggérait une Sicile figurée sur ce violent contraste ; tous deux se concentraient exclusivement sur la Sicile convulsée. Cependant Viana, dans sa traduction, avait introduit une opposition d’un autre ordre : entre le bas et le haut, entre la terre et le ciel, et par ce biais, une métaphore « fabuleuse » inédite, celle de l’impressionnant et profond tombeau de Typhée, « honda sepultura », qui ne se trouvait pas non plus chez Ovide et que Góngora reprendra sous la forme de « tumba de los huesos de Tifeo » :
La gran Sicilia echada fue a Tifeo Por lancha de su honda sepultura Y tiene opresso el cuerpo giganteo Que osó esperar la sillas del altura.29 | La grande Sicile, jetée sur Typhée fut pierre tombale de sa profonde sépulture, elle opprime ce gigantesque corps audacieux qui aspira à siéger dans les hauteurs célestes. |
23Dans ce rapport secret établi entre l’articulation verbale et l’image, se révèle le point vif de la puissance de l’espace et ses effets propres. Certes, le destin mythique de Thyphée, ce Géant escaladeur du ciel, plus qu’un rappel légendaire ou l’évocation métaphorique de la géographie sicilienne, remplit ici un rôle prophétique. Précipité par les foudres de Zeus et puni par l’élément qu’il avait convoité, il est aussi écrasé par le poids de la Sicile que le dieu jette sur lui, son sort annonce la terrible mort d’Acis que Polyphème, en rival jaloux, écrasera d’un énorme rocher.
24Mais il convient surtout de constater que le recours à la Fable et à ses traductions, engendre non seulement les images, tel le dernier vers de Viana annonçant le « sacrílego deseo », « sacrilège désir » de Góngora30, mais les organise entre elles par le jeu des réminiscences de façon à les multiplier. Le résultat en est, comme dans la poésie gongorine, une progressive hypermythologisation31.
25Notre second exemple de figure relevant de la filiation mythologique par traduction interposée, concerne également une évocation spatiale chez Góngora, la grotte de Polyphème :
Caliginoso lecho el seno oscuro Ser de la negra noche nos lo enseña Infame turba de nocturnas aves, Gimiendo tristes y volando graves.32 | Couche caligineuse, le sein obscur de la nuit noire, comme le désigne l’infâme tourbe des oiseaux nocturnes qui, en de tristes gémissements, volent gravement. |
26L’infranchissable béance, obstruée par des troncs échoués et hantée par le ténébreux envol d’oiseaux nocturnes, n’est ouverte qu’à la parole poétique qui y perçoit l’impulsion d’où jaillit l’écriture. L’irruption créatrice s’accomplit dans la forme qui lui est nécessaire avec l’emprise du concept dès sa dénomination : celle du mot clé dont l’articulation résistante, presque empêchée du latinisme précieux « caliginoso », venant de « caliginosus » signifiant nubileux, enténébré par le brouillard. Il dit le lit du Cyclope obscur et sombre comme lui et comme les rapaces qui le signalent. C’est encore une fois la traduction en vers, et non pas le texte d’Ovide, qui a satisfait le désir du poète de façon substitutive. En effet chez Ovide point de grotte, rien qui laisse présager l’évocation gongorine33 ; pas de grotte non plus chez Viana, si ce n’est la silhouette terrifiante de Charybde, monstre de la mythologie grecque, fille de Poséidon et de Gaïa, foudroyée par Zeus et changée en gouffre marin qui engloutissait les ondes marines et les navires. C’est Viana qui suggère l’analogie gouffre-grotte et associe la figure de la nuit à l’image d’oiseaux absorbés par le gouffre : « Mostrando ya la noche el rostro feo [...] Las aves traga, y alas vomitando »34, « La nuit montrant déjà son visage hideux […] Elle avale les oiseaux et en régurgite les ailes ». Cette image complexe est certes éloignée de la figuration gongorine, mais elle porte déjà les éléments inédits qui opéreront chez lui. Il convient, en effet de préciser que ces concepts inventés de toute pièce par Viana, le furent curieusement, à partir d’un contresens de traduction. Si dans le texte d’Ovide qui ne comporte pas de variantes Charybde est bien là, ce sont des vaisseaux « carinas » qui avoisinent sa bouche prête à les avaler, et non pas des oiseaux.
27C’est ainsi, qu’au fil de beaux contresens comme ce dernier, involontaires ou non, qu’au hasard d’approximations le plus souvent créatives et inspirées, les traductions constituent des sortes de textes témoins révélateurs de l’esthétique et des modes de penser du temps. Dès le début du XVIe siècle, elles sont une sorte de poésie d’épigones suivant, par exemple, le courant pétrarquiste qui en Espagne est né dès le XVe siècle d’une imitation directe de Pétrarque par le marquis de Santillana35 ; elles retiennent en les multipliant les variations figurées d’une symbolique amoureuse célébrant la beauté de la dame et l’infortune d’un amour non partagé. « En fait le dolorisme que devait entraîner l’adoption du pétrarquisme par la lyrique espagnole a dépassé toutes les prévisions et cette disposition à la souffrance qui marque ce néo-pétrarquisme trouve dans l’accumulation des images un réel aliment »36. Dans une imitation fondée sur les équivalences stylistiques visant à restituer l’écriture de Pétrarque, les divinités mythologiques vont jouer un rôle capital, allant du plus superficiel au plus profond et d’abord par la déclinaison de tous les attributs de la beauté féminine, objet de l’amour. Daphné se refusant à l’amour d’Apollon, chez Ovide était une nymphe peu soucieuse d’elle-même : « Aemula Phœbes / Vitta coercebat positos sine lege capillos »37.
28Sous la plume du traducteur du XVIe siècle, elle se présente d’emblée coiffée et sa chevelure soudain métamorphosée en or :
Siguiendo va el intento y el camino De la casta diosa con tocado Vendando su cabello de oro fino. | Elle suit la démarche et le chemin de la chaste déesse38 avec sa coiffure Couvrant sa chevelure d’or fin.39 |
29Certes il s’agit là de se ranger dans la sublimation systématique de la dame dont on célèbre la chevelure d’essence divine et focale, l’or étant le feu des entrailles de la terre ; c’est ainsi que, froide et indifférente, elle enflamme l’écriture de la traduction. Cette écriture ainsi enflammée s’empare aussi de la fable de Polyphème d’Ovide quand Viana la traduit ; il y introduit l’antinomie sacrée des sonnets pétrarquistes où abondent les métaphores de la « glace » et du « brasier » ; Viana les met dans la bouche du Cyclope amoureux transi, brûlant devant une Galatée glacée :
Paréceme que tengo aquel fogoso Etna, en mi pecho transladado Y el tuyo Galathea, no amoroso Mas antes deve estar qual nieve elado40 | Il me semble que je porte ce brûlant Etna, dans mon cœur transporté Et le tien, Galatée, sans amour Bien au contraire, est comme neige glacée |
30Cette antinomie pétrarquiste qui se développera systématiquement chez les poètes contemporains de Viana et chez ceux qui lui succèderont, s’installera dans la poésie auriséculaire espagnole par le truchement de « l’élaboration conjointe du portrait des amants qui déclare leurs dispositions sentimentales respectives marquées par le caractère fondamentalement antinomique de leurs relations : le dialogue manqué entre un sujet souffrant et un objet inaccessible »41.
31Le discours poétique ainsi exalté sous l’influence de la rhétorique pétrarquiste, atteindra son paroxysme avec le baroque naissant et s’embrasera en métaphores contournées, en pyramidales hyperboles qui soulèveront le texte antique. Ces traits exacerbés touchent aussi le verbe de Viana dans ses traductions sensibles à cette évolution. De cette manière les flots marins s’embrasent dès l’arrivée de Glaucus qui, à son tour s’est épris de Galatée au premier regard. Ovide présente cette rencontre comme un choc visuel, un coup de foudre qui ne dit pas son nom, mais qui paralyse littéralement le dieu marin ; un regard fixe engendre un désir qui fige, voici les effets de la forme verbale « haeret », de « haerere » qui signifie « attacher », « figer », « fixer » : « Glaucus adest uisaeque cupidine uirginis haeret »42.
32Alors qu’Ovide se limitait à la fascination amoureuse de Glaucus, dans sa traduction, Viana en fait l’objet d’une hyperbole dont la dynamique tient de la déflagration :
La virgen vista, al punto se ha abrasado | À la vue de la vierge, aussitôt il s’est embrasé |
Sin resistir el agua a tanto fuego43 | Et l’eau de la mer ne résista pas à tant de feu. |
33La mer, espace naturel de Glaucus, au contact du feu de son désir, devient un immense brasier, bref dans la traduction de Viana, l’eau qui ne se trouvait chez Ovide qu’impliqué par le nom de Glaucus, envahit l’espace poétique et se mue en feu. L’amour ainsi voué à l’échec, se défausse dans le discours poétique qui engrange les débordements de la passion et ses élans d’avance condamnés. Au sein même de cet impossible s’expriment d’incompatibles vœux : s’absenter de soi-même, c’est à dire de l’être aimé ; et c’est le destin d’un personnage mythologique, celui de Narcisse qui va incarner cette solution à l’impossible, en confondant sa personne et l’objet aimé44. Viana va mettre dans la bouche de son héros cette étrange et lancinante interrogation qui pourrait indiquer un radical retournement : « Querría estar ausente de quien quiero »45, « Je voudrais être absent de la personne que j’aime » ; comment un amant transi peut-il vouloir se séparer de l’objet de son amour ? Il n’en est certes rien, il s’agit encore d’un amour brûlant cherchant à croire à l’union néoplatonicienne de l’âme des amants : « morimos los dos en una sola alma »46, « nous mourons tous deux en une seule âme ». Ce n’est plus un feu qui illumine le désir, mais un feu destructeur comme le dénote le concept de mort lié à l’amant exténué d’aimer sans retour. C’est ce que suggère aussi un autre traducteur de la fable de Narcisse dont les soupirs font écho à ceux de tous les amants victimes et martyrs de leur amour :
Ya de las fuerças el dolor me priva Ya es corta de mi vida la jornada, | Déjà la douleur me prive de mes forces Le voyage de ma vie se fait court |
En flor y agraz me corta muerte esquiva47 | Et l’acariâtre mort coupe ma vie encore verte et en fleur |
34Ce mythe comme celui de Polyphème inscrit l’amant dans un cercle dramatique, où vie et mort sont enchaînées ; que la mort soit réelle, métaphorique ou cette brève mort comme la pâmoison dont la puissante intensité retenue reliée au désir immodéré s’empare du Cyclope :
Al nombre de ti sola me desmayo48 | À ton seul nom je défaille |
35C’est l’amour dans l’insupportable douleur. Il est en effet intéressant de constater qu’en ce qui concerne l’utilisation de la Fable dans le scénario amoureux, les poètes de la fin du XVIe siècle y compris par la simple intercession des traductions castillanes, vont avoir tendance à ne retenir que le thème principal des supplices subis par les dieux et les héros. Précisons cependant qu’il s’agit de supplice et de souffrance indissociables de la jouissance et du plaisir, cet oxymore des affects qui surgit épisodiquement est bien ce qu’entend signifier la pâmoison du Cyclope.
36Est-il nécessaire d’insister sur la découverte prometteuse que furent les traductions médiévales et renaissantes des textes poétiques de l’Antiquité latine, ignorées jusque là ou, dans le meilleur des cas, objet de mépris de la part des chercheurs49. Inutile de souligner à quel point elles se sont situées dans le sillage de la laborieuse reconnaissance et du difficile établissement des langues vernaculaires dont le statut officiel était encore à conquérir au XVIe siècle. On connaît les efforts déployés par l’empereur Charles Quint pour instituer la légitimité du castillan lors de ses rencontres diplomatiques au Vatican et le scandale qu’il fit en refusant d’user du latin qui dominait alors. Mais ce n’est là qu’un des aspects de la question qui nous importe ici, à savoir le rôle que ces traductions jouèrent dans le destin littéraire de la Fable. On a pu voir comment un simple exercice de translation scripturale ou le contexte contraignant d’un texte source à traduire, furent susceptibles de conduire à une libération de l’écriture narrative et poétique avec leurs principales potentialités. Non seulement cet exercice quelque peu laborieux et modeste n’a pas bridé l’invention, mais il a pu donner lieu à un véritable geste d’écriture poétique et contribuer à l’élaboration d’une esthétique en pleine évolution. Les traducteurs, s’acquittant d’une tâche sans prétention, purent, en effet, atteindre une dimension authentiquement poétique et s’inscrire dans le champ esthétique du moment : le pétrarquisme et le néoplatonisme de la Renaissance évoluant vers le baroque dont ils confirmèrent les tendances et accentuèrent les effets. En l’occurrence, au gré d’un jeu complexe de forces, l’acte et le lieu de la poésie, misant sur le retour à l’Antique et sur l’engouement pour la Fable, ont bénéficié de leur influence tout en développant la connaissance des œuvres des grands auteurs de l’Antiquité dans lesquels l’univers des dieux n’était jamais bien loin. Étudier de façon spiralaire le travail des traducteurs, confronter leurs textes à ceux d’Ovide, a permis de talonner une expérience d’écriture – le discours narratif et la poésie – et d’explorer un certain nombre de processus touchant à la vie des formes et des sens. Cela nous a conduite à constater le processus d’amplification propre à l’expansion mythique et, dans le domaine des dispositions affectives, l’émergence d’une certaine spécificité hispanique, tel le dolorisme exacerbé doublé d’une culpabilisation obsédante. Nous avons pu également repérer des mécanismes qui, dans le domaine strict de l’utilisation des mythes, faisaient écho aux œuvres des poètes de l’époque. Aussi sommes-nous convaincue que, entre l’écriture d’un Viana, excellent traducteur au demeurant, et celle d’un Góngora, immense poète, il n’y avait qu’une différence de degré et non pas de nature. Certes, il serait naïf et vain de réduire l’acte créateur à la confrontation de ces quelques mécanismes repérés grâce à la fréquentation des traductions, mais il serait tout aussi regrettable de méconnaître les apports précieux qu’ils offrirent aux poètes les ayant à leur disposition, et à quiconque tentait de pénétrer alors dans l’univers de la création poétique. Nous aurons l’occasion de voir que, grâce à la mise en présence de l’œuvre d’Ovide, des textes de ses grands traducteurs et ceux des poètes du Siècle d’Or espagnol, comment les figures, roulant à la manière des astres, viennent former de nouvelles galaxies poétiques sous la plume de celui dont l’imagination se laisse entraîner par elles. Nous observerons qu’il arrive aux traducteurs eux-mêmes d’être comme possédés par les textes ovidiens. Et cette emprise a pu les conduire à une certaine cohérence d’écriture qui réunit constance et rupture c’est à dire originalité. Les traductions sont assurément fort diverses, elles ne se ressemblent pas plus entre elles qu’elles ne ressemblent au texte source. L’une des raisons peut en être que, hantés par leur modèle, par la totalité de l’œuvre ovidienne, les traducteurs développent, chacun à divers moments et le plus souvent par anticipation, tel ou tel élément qui n’était qu’annoncé, et le chargent d’emblée de toutes les résonances de son destin à venir ; ils le font au moyen d’ajouts, sous l’emprise d’un environnement esthétique et moral n’étant plus celui des temps de latence qui ont conservé et véhiculé la Fable initiale. Traductions et mythes se transmettent par leur expansion sous l’effet d’un double phénomène : le mythe étant avant tout une histoire, vouée dans ses différentes palingénésies à une explicitation plus ou moins développée, presque toujours dotée d’une vision prospective tournée vers l’édification. Ceci apparaît clairement dans des gloses, des commentaires et dans des allégorisations qui accompagnent ces traductions et qui, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, donneront lieu à un genre à part auquel nous allons consacrer notre étude. Le résultat de ces traductions est généralement une relative infidélité, pour les meilleures d’entre elles une « belle infidélité », inspirée et riche qui choque assurément le traducteur d’aujourd’hui habité par les scrupules de l’exactitude iconique et non pas par le souci de la gemmation poétique.
Notes de bas de page
1 Ludovico Dolce, Le Transformationi, Venise, G. Giolito, 1539.
2 Giovanni Andrea dell’Anguillara, Le Metamorfosi di Ovidio, Venise, J. Gryphe, 1561.
3 Antonio Pérez Sigler, Metamorphoseos del excelente poeta Ovidio Nassón, Burgos, Juan Baptista Varesio, 1609.
4 Felipe Mey, op. cit.
5 Viana, op. cit., nous le désignons sous la forme réduite de Viana.
6 José María de Cossío, Fábulas mitológicas en España, Madrid, Espasa Calpe, 1952, p. 56, « Su traducción fue sin duda de las más leídas, e influyó en poetas posteriores eficazmente », « Sa traduction fut sans doute des plus lues et influença efficacement les poètes qui suivirent ».
7 C’est aussi l’avis de Dámaso Alonso dans Estudios y Ensayos Gongorinos, Madrid, Gredos, 1960, p. 347, « Lo que me interesa hacer ahora constar es que no hay barrera definida entre las imitaciones y las llamadas traducciones. De hecho toda traducción en verso es más bien una imitación o interpretación [...] : como la de Sánchez de Viana », « Ce qu’il m’intéresse de faire constater maintenant, c’est qu’il n’y a point de barrière définie entre les imitations et ce qu’on appelle des traductions. De fait toute traduction en vers est bien plus une imitation ou une interprétation [...] : c’est bien le cas en ce qui concerne Sánchez de Viana ».
8 Herrera, Garcilaso y sus Comentaristas, Madrid, Gredos, 1972, p. 576, « Bien que ce soit grande témérité, audace sacrilège que de songer à la traduction alors qu’il vaudrait mieux ne pas s’engager dans un travail où la plus grande intelligence et l’application n’apportent pas la moindre espérance de résultat ».
9 Virgile, Georgiques, Livre IV, vers 458 à 461, traduction de Herrera, « À ses pieds, le serpent venimeux qui se trouvait sur la rive, dans l’herbe haute, que la nymphe ne vit pas et dont elle devait mourir. Alors, le chœur des Dryades, ses sœurs, remplit de ses clameurs les hauteurs, et les sommets du Rhodope pleurèrent ». En traduisant « immanem hydrum », « une hydre terrifiante », par « ponzoñosa sierpe », « un serpent venimeux », Herrera trahit la volonté de Virgile qui fut d’accompagner la mort d’Eurydice de la vision d’un monstre aux dimensions effrayantes.
10 Viana, op. cit., fol. 10, « Mais ce fut à propos / de l’arête centrale d’un poisson attentivement observé / qu’il en tira l’invention de la scie / dent perpétuelle forgée dans le fer ». Ovide, Livre VIII, vers 244 à 246, disait : « Ille etiam medio spinas in pisce notatas / Traxit in exemplum ferroque incidit acuto / Perpetuos dentes et serrae repperit usum », « Ce fut même lui qui, ayant remarqué chez le poisson les arêtes du milieu et les ayant prises pour modèle, tailla dans un fer acéré une série de dents et inventa la scie ». Cette traduction « autorisée » et fidèle qu’en donne, en français, l’édition Budé (tome II, p. 69) détruit totalement l’image poétique.
11 Viana, Annotaciones, Prologue, fol. A4 (a), « et afin que des choses d’un tel poids se conservent dans leur intégrité, sans que le temps ou l’incompréhension hasardeuse des hommes ne les altèrent, elles furent écrites en vers lesquels ne donnent pas lieu à ce que des scripteurs peu avertis et peu scrupuleux les corrompent et les modifient ». Léon l’Hébreu, op. cit., p. 99, avait déjà montré la nécessité de protéger les sciences par les barrières de la Fable écrite en vers, « ley de conservación de la ciencia », « loi de la conservation de la science » et le risque que prit Platon en supprimant les vers.
12 Ibid., p. 97, « por querer brevedad, que en pocas palabras se entrtejiessen muchas sentencias ».
13 Ovide, Livre I, vers 720-721, « Arge, iaces ; quodque in tot lumina lumen habebas / Extcintum est centumque oculos nox occupat una », dont la traduction peut être : « Argus, te voilà gisant ; la lumière dont tu illuminais tous les regards s’est éteinte et tes cent yeux sont plongés dans la même nuit ».
14 Viana, op. cit., fol. 10, « Tu es tombé, Argus, et ta lumière étrange / qui en tant d’yeux se trouvait répartie / des ténèbres nocturnes l’ont soudain éteinte ».
15 Bustamante, op. cit., fol. 18 (b) et 19 (a), « et tirant son épée, il coupe la tête, la jette sur les roches et salit de sang toute la pierre. Junon sentit une grave douleur devant la mort d’Argus et devant cet affront, ce qui la tourmente surtout c’est de n’avoir pu se venger de celui qui l’avait causé et de ne pouvoir rendre la vie à Argus, car un dieu ne pouvait défaire ce qu’un autre avait fait ; elle prit les cent yeux et les enchâssant sur la queue d’un paon elle continua de rager comme une furie contre la maîtresse de son mari ».
16 Viana, op. cit., fol. 10, « La déesse Junon tout endolorie / recueille les cents yeux admirables / et ennoblit son oiseau ainsi enrichi. / Ils se placent sur sa queue / telles des pierres précieuses qui ornent / ses plumages d’or étincelants ». Viana sait aussi faire chatoyer les vers brillants d’Ovide, Livre I, vers 722-723, « Excipit hos uolucrisque suae Saturnia pennis / Collocat et gemmis caudam stellantibus implet », « La fille de Saturne les recueille ; elle en couvre le plumage de l’oiseau qui lui est cher et les répand comme des pierres précieuses sur sa queue étoilée ». Cette opération esthétique qui compense la détresse renvoie à une prodigieuse œuvre picturale réalisée pratiquement à la même époque ; c’est le magnifique tableau Junon et Argus de Rubens qui se trouve aujourd’hui au musée Wallraf de Cologne.
17 Góngora, op. cit., n° 416, p. 629, vers 365 à 367, « Égale en pompe à cet oiseau qui, grave, / pare son manteau d’azur d’autant d’yeux d’or / que le saphir céleste a revêtu d’étoiles ! ».
18 Ovide, Livre XIII, vers 789-791 ; notre traduction collée au texte latin pourrait être : « Plus blanche Galatée, que les pétales neigeux du troène, plus fleurie que les prés, plus élancée que l’aulne, plus brillante que le cristal, plus lascive que le chevreau ».
19 Viana, op. cit., fol. 15 (a), « Ô blanche plus que les fleurs du troène / fleurie plus que le pré, ma Déesse / élancée plus que le peuplier / fine et claire plus que le cristal ».
20 Góngora, op. cit., n° 416, p. 629, vers 361 à 364, « Ô belle Galatée, plus suave / que les œillets que l’Aurore a tranchés / blanche plus que les plumes de l’oiseau / qui a mort douce et qui sur les eaux demeure ».
21 Cf. Antonio Vilanova, Las Fuentes y los temas del Polifemo de Góngora, Madrid, CSIC, 1957, 2 volumes, p. 801 et p. 952, qui cite toutes les traductions faites du poème ovidien correspondant au poème de Góngora, Ludovico Dolce, Cristóbal de Castillejo, Alonso Pérez Sigler et aussi Pedro Sánchez de Viana. Antonio Vilanova ne signale pas la particularité de cette traduction de Viana à propos de ce passage. Pourtant, après notre propre enquête, il apparaît clairement qu’il est le seul à intervertir l’ordre habituel du comparatif castillan et à créer cette admirable hyperbate.
22 C’est une autre admirable hyperbate gongorine qui a attiré l’attention de Dámaso Alonso dont la magistrale analyse se trouve dans Poesía Española, Ensayo de métodos y límites estilísticos, Madrid, Gredos, 1966, p. 335-342, il s’agit des vers 41 à 44 du Polyphème : « De este, pues, formidable de la tierra, / bostezo el melancólico vacío / a Polifemo, horror de aquella sierra / bárbara choza es, albergue umbrío », « de la terre, formidable ce baillement / dans sa mélancolique vacuité / pour Polyphème, horreur de la montagne / est chaumière barbare, asile ombreux ».
23 Il est intéressant de remarquer que la traduction en prose de Bustamante, op. cit., fol. 202 (a), qui ne songeait guère à une telle formule, orientait l’expression vers une signification exclusivement morale en traduisant « candidior » par « más honesta que quantas mugeres en el mundo », « la plus honnête de toutes les femmes qu’il y ait au monde ». Pure fantaisie narrative totalement étrangère au texte-source.
24 Suzanne Guillou-Varga, Mythes, Mythographies et Poésie lyrique…, op. cit., tome II.
25 Herrera, cité dans Garcilaso de la Vega y sus comentaristas, op. cit., p 534. « Et de même que le grand artiste qui, au moment de travailler la figuration de Jupiter ou celle de Minerve, avait dans l’esprit une forme ou une très merveilleuse idée de la beauté qu’il pouvait contempler tandis que sa main inspirée s’appliquait à en rendre la ressemblance, le poète doit également suivre l’idée de l’entendement la plus poussée que peut atteindre sa capacité imaginative pour imiter ce qu’il y a de plus beau et de meilleur ».
26 Thyphée était un être monstrueux, le plus jeune fils de Gaïa et du Tartare qui tenait de l’homme et du fauve. Il était plus grand que toutes les montagnes et souvent sa tête se heurtait aux étoiles. Ayant défié Zeus, celui-ci lança sur lui le mont Etna, tandis qu’il traversait la mer de Sicile.
27 Góngora, Polifemo, quatre premiers vers du poème, vers 25 à 28, après la dédicace au comte de Niebla.
28 Ovide, Livre V, vers 346 à 348, p. 136, « Vasta giganteis ingesta est insula membris / Trinacris et magnis sugiectum molibus urget / Aetherias ausum sperare Typhoea sedes », traduction, op. cit., p. 137, « L’île immense de Trinacrie a été jetée sur les membres d’un géant ; elle couvre, l’écrasant de son poids énorme, Thyphée qui avait osé aspirer au céleste séjour ».
29 Viana, op. cit., fol. 49 (b).
30 Góngora, Polifemo, Obras completas, op. cit., n° 416, p. 620 , vers 30, « cuando no de un sacrílego deseo ».
31 De notre étude globale consacrée à Góngora il ressort une progressive et constante inflation des signes mythologiques. Cf. Suzanne Guillou-Varga, op. cit., chapitre consacré à La Mythologie dans la poésie de don Luis de Góngora, IVe Partie, p. 595 à 741.
32 Góngora, op. cit., p. 620, vers 37 à 40.
33 Ovide, Livre XIII, vers 730-731, p. 79, « Sub noctem potitur Zanclaea classis harena. / Scylla latus dextrum, laeuum inrequieta Charybdis / Infestat ; uorat haec raptas reuomitque carinas », « La flotte à l’approche de la nuit, atteint la plage de Zanclé. Scylla en infeste le côté droit L’infatigable Charybde, le côté gauche ; elle saisit les vaisseaux, les dévore pour les rejeter ensuite ».
34 Viana, op. cit., fol. 139 (b), « mostrando ya la noche el rostro feo. / Con Scylla y con Charibdis sienten pena / una al siniestro, otra al lado diestro / que para atormentar cualquiera es buena. / Las aves traga, y alas vomitando », « La nuit montrant déjà son visage hideux / Avec Scylla et Charybde ils sentent leur douleur / l’une à leur gauche, l’autre à leur droite / car pour le tourment elles se valent. / L’une avale les oiseaux, et l’autre régurgite les ailes ».
35 Iñigo López de Mendoza, marquis de Santillana, 1398-1458.
36 Suzanne Varga-Guillou, L’Amour des mythes et les mythes de l’Amour, Artois Presses Université, 1999, p. 18.
37 Ovide, Livre I, vers 476-477, « Émule de la chaste Phébé ; seul un ruban retenait ses cheveux en désordre ». Ce qu’il confirme aux vers 497-498 : « Spectat inornato collo pendere capillos / Et : Quid si comantur ? », « Il contemple les cheveux de la nymphe flottant sur son cou sans ornements : que serait-ce si elle prenait soin de sa coiffure ? ».
38 Périphrase définitoire renvoyant généralement à Diane ou Artémis, surnommée parfois Phébé, comme le fait ici Ovide.
39 Viana, op. cit., fol. 7 (a). Pour cette modélisation esthétique il n’est pas sans intérêt de rappeler comment la traduction de Bustamante, un siècle plus tôt, op. cit., fol. 12 (b), voyait Daphné dans son « réaliste » ancrage médiéval : « Esta Daphnes era tan hermosa como Diana hermana de Febo, mas no teniendo en nada los ricos atavíos ni composturas, la toca traya mal puesta y rebuelta a manera de serrana », « cette Daphné était aussi belle que Diane, la sœur de Phœbus, mais n’ayant en rien ses riches ornements ni son maintien, toute ébouriffée, elle portait une coiffe mal mise, à la manière des paysannes ».
40 Ibid., fol. 151 (a).
41 Suzanne Varga-Guillou, L’Amour des mythes..., op. cit., p. 106.
42 Ovide, Livre XIII, vers 906, « À la vue de la vierge, Glaucus reste saisi de désir ».
43 Viana, op. cit., fol. 152 (b).
44 Ovide, Livre III, vers 464, « Uror amore mei, flammas moueoque feroque », « je brûle d’amour pour moi-même, de la flamme que je porte en moi ».
45 Viana, op. cit., fol. 29 (a), sa traduction d’Ovide, Métamorphoses, Livre III, vers 467- 468, « O utinam a nostro secedere corpore fossem », « Oh si je pouvais me séparer de mon corps ! ».
46 Ibid., fol. 29 (a).
47 Pérez Sigler, Metamorphoseos, op. cit., fol. 72 (a), traduction en vers d’Ovide, Livre III, vers 469 à 471, « Iamque dolor uires admitit nec tempora uitae / Longa meae superant primoque exstinguor in aeuo », « Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m’éteins à la fleur de l’âge ».
48 Viana, op. cit., fol. 151 (a), traduction du vers 858, du Livre XIII, des Métamorphoses d’Ovide qui se contentait de dire : « Nerei, te ueneror », « Ô fille de Nérée, je te vénère ».
49 C’est l’attitude regrettable du grand hispaniste américain, Rudolph Schevill, professeur à l’Université de Berkeley dont les commentaires peu flatteurs n’ont rien fait pour tirer ces traductions de l’oubli, op. cit., p. 25 : « Practically all these translations are not read anymore today, a fate to be attributed quite as much to the passing of Ovid’s fame as to the mediocre poetic gifts of the translators. But the vogue which they once enjoy will justify the effort of having taken them from their shelves for a brief moment », « Toutes ces traductions ne sont pratiquement plus lues de nos jours, d’une part en raison de du déclin d’intérêt pour Ovide, d’autre part à cause de la médiocre qualité des traducteurs. Mais l’engouement dont ils ont joui autrefois justifierait l’effort de les sortir de leurs rayonnages pour un bref moment ». Il est vrai que cet ouvrage est le premier que R. Schevill ait publié dans sa longue carrière.
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