Chapitre IV. Le redéploiement des mythes
p. 75-86
Texte intégral
Et les Dieux, à la proue héroïque exaltés
Dans leur sourire antique et que l’écume insulte
Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés.
Paul Valéry
Le rôle déterminant des traductions
1Si l’on est en droit de déplorer le manifeste épuisement des fables antiques provoqué par l’intérêt même qu’elles suscitaient et qui les a enfouies et figées dans de prolixes errements narratifs, pendant des décennies, sous des amas d’allégorisations, de gloses et de commentaires divers, il n’en est pas moins vrai qu’on doit beaucoup à cette accumulation additive médiévale qui sut les conserver jusqu’à garder, parfois, le secret de leur existence. Aussi, ayant entrepris de dépouiller les mythes de leurs bandelettes protectrices, il suffira aux lettrés de la Renaissance de leur insuffler un peu de vie pour qu’ils offrent à nouveau l’énigmatique image de leurs commencements ancestraux1. Le grand mérite de la Renaissance fut en effet sa tentative de restaurer l’Antiquité dans toute sa pureté et, avec l’Antiquité, ce qui nous intéresse particulièrement, les mythes. Ils ne se déferont pas d’emblée de cet ancrage médiéval, et bien des réflexes médiévaux se maintiendront, entravant cette entreprise, mais n’empêcheront pas l’instauration d’une attitude moins pragmatique, plus orientée vers un rationalisme scientifique modifiant les points de vue et la perception des mythes. Ceux-ci verront leur horizon s’élargir et retrouveront une part du mystère de leur genèse. Prenant leur distance par rapport à ce réel imposé, ces mythes noueront les complexités de leurs sens cachés et s’établiront plus intimement dans la sensibilité des êtres, les rapprochant du monde de la fiction poétique. Ici le rôle des poètes sera fondamental. À cet égard, les mythes devront beaucoup à un poète italien, grand mythographe et pratiquant assidu des mythes, Boccace2. Sans renier les propos de ses prédécesseurs, il développera l’idée des sens cachés du mythe, faisant de celui-ci un fruit dont l’enveloppe protégerait un noyau lourd de significations. Celles-ci ne seront plus seulement orientées vers l’édification d’une Vérité connue et considérée comme unique3, mais effleureront les zones d’énigmatiques pouvoirs. Dans le même temps, une analyse à tendance scientifique du lexique mythique, des recherches étymologiques et philologiques de leur terminologie amèneront la Fable à se concentrer sur elle-même, sur ses propres forces délivrées de leurs accessoires étouffants.
2La création de poètes authentiques fera le reste pour donner naissance à une œuvre mythologique inspirée, d’une densité réelle et suggestive. Pureté d’une érudition de bon aloi, liée à la pureté de la poésie, voilà les éléments que retiendront les nouveaux zélateurs des mythes, eux-mêmes ardents défenseurs de l’œuvre d’Ovide, qui extrairont le texte des Métamorphoses de la gangue de leurs gloses pour tenter de restaurer l’intérêt du texte pour le texte.
3Pour ce travail de mise en valeur qui entraînera une nouvelle vision de la mythologie et son triomphe définitif dans la littérature, il faut rappeler le rôle joué en premier lieu par ces intermédiaires que furent les traductions des textes classiques en langue vernaculaire. Certes, nous l’avons vu, le Moyen Âge avait introduit ces traductions4, mais celles de la Renaissance prirent de l’importance d’abord par le bénéfice qu’elles tirèrent incontestablement de l’essor de l’imprimerie et furent en Espagne – un peu plus tard qu’en Italie et en France – l’objet d’une véritable « révolution » entre les années 1540 et 15585 ; la multiplication de ces traductions contribua à l’évolution de leur forme comme à celle de leur contenu. Les auteurs qui en tirèrent le plus grand profit furent des auteurs de fables : Esope et Ovide, dont les traductions, éditées et rééditées au cours du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, furent les plus nombreuses6. Si des études statistiques établies exclusivement à partir d’éditions, fournissent seulement des renseignements partiels puisqu’elles ne tiennent pas compte des manuscrits eux-mêmes, ces études n’en prouvent pas moins l’ample diffusion de ces œuvres classiques en langue castillane. Et ces dernières exercèrent une influence capitale sur la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles, et plus particulièrement sur les esprits de ceux qui les mirent au jour, poètes, artistes et amateurs éclairés7. Beaucoup d’entre eux, qui tout en connaissant bien le latin, se délectèrent de ces traductions et s’en servirent pour accomplir leur œuvre8. Quand les auteurs ne l’avouent pas, cette influence est assez difficile à déterminer9. Nous tenterons cependant d’en mesurer l’importance, d’abord en dégageant les principes esthétiques qui ont guidé les traducteurs et que l’on retrouvera chez les poètes du Siècle d’Or ; ensuite en mettant en lumière, sur des points précis, des influences directes que nous apprécierons avec tous les scrupules théoriques et pratiques qui s’imposent. Aussi pourra-t-on reprendre, une fois de plus, les termes d’une judicieuse déclaration de Jean Seznec : « dans le cas particulier de la mythologie, les hommes de la Renaissance n’ont pas toujours puisé directement aux sources »10.
4Il sera donc intéressant d’étudier la nature et la forme que prirent ces traductions pour envisager comment, par leur évolution – notamment quant à leur fluctuante fidélité au texte original – et par leur rapport avec les commentaires qui les accompagnent, ces traductions ont favorisé la présence développée de la mythologie dans les Lettres auriséculaires. Ces traductions firent partie de la panoplie familière des instruments de travail où les poètes comme leurs lecteurs pouvaient aisément se rappeler ou enrichir leurs connaissances mythologiques : les dieux leur étant présentés dans la complexité de leurs formes, de leurs attributs, de leurs relations et surtout dans de rocambolesques aventures. C’est dans cette perspective utilitaire qu’il convient de présenter brièvement un répertoire des principales traductions d’Ovide, traductions des Métamorphoses qui, en raison de leur recherche scripturale, ne manquèrent pas d’ennoblir les Lettres hispaniques.
Les traductions médiévales : une lente prise de conscience
5Les traductions qui se multiplièrent au XVIe siècle ne furent que l’aboutissement organisé, conscient, d’un processus empirique initié de longue date. Dès le Moyen Âge, la nécessité de traduire s’est fait sentir, notamment avec les Héroïdes et les Métamorphoses d’Ovide que l’on répertorie en versions variées dans leur intégralité ; pour les Métamorphoses, elles sont amplement disponibles, comme nous l’avons longuement apprécié, dans la General Estoria11 et pour les Héroïdes, dans la Première Chronique Générale d’Espagne12. Ce sont des traductions qui, malgré leur manie interprétative et leur tendance à la saturation narrative, n’en déclenchèrent pas moins une authentique tradition littéraire ; celle-ci progressera dans le temps sans solution de continuité jusqu’à un épanouissement dont les poètes du Siècle d’Or se souviendront en s’y adonnant et en cultivant abondamment ce genre à leur tour13.
6Cependant ce qui caractérise ces traductions médiévales, c’est en premier lieu, qu’elles ne se considèrent pas comme telles, comme une écriture à part ; elles se fondent dans le texte de l’œuvre qui les englobe pour en former une partie intégrante qu’on ne songe nullement à dissocier. Leur but est est d’apporter une contribution au mouvement et un argument supplémentaire à la thèse générale de l’œuvre, une thèse historique ou morale. À ce titre, aussi bien l’auteur du texte original comme l’identité du traducteur, restent dans l’ombre ; l’essentiel étant de collaborer à la grande tâche collective que se sont proposés les esprits éclairés de ces temps dits obscurs : déposer par écrit le savoir du monde. Qui plus est, les traducteurs, dans leur tâche transcriptive se sentent investis d’une mission : celle d’être les porteurs d’un savoir inconnu14. C’est bien ce que suggère l’auteur de la traduction des Héroïdes dite du Bursario qui invite le lecteur à ne plus quitter le savoir précieux qu’elle contient et à le porter sur soi15 comme une bourse replète.
7Cet appétit de savoir se manifeste au Moyen Âge par la traduction massive de textes anciens mis au goût du jour : ainsi entendait-on se les approprier pleinement. Cet appétit de savoir cèdera le pas, à l’aube de la Renaissance, au désir de restituer leur valeur propre aux classiques latins et grecs :
Uno de los rasgos característicos de esta época literaria es la gran afición al estudio de los clásicos latinos, que se desarrolló principalmente por el descubrimiento y restauración de la mayor y mejor parte de las obras literarias de la antigüedad griega y romana. Guarín de Verón, traductor latino de Estrabón y Plutarco sacaba de la oscuridad las poesías de Catulo ; Juan de Aurispa y Gasparino de Barzizza, grandes helenistas, daban a conocer las obras de Calimaco y de Píndaro, de Platón y de Xenofonte, de Dion Casi y de Diodoro Siculo ; Poggio Bracciolini, las Instituciones de Quintiliano, la Argonáutica de Valerio Flaco, la Arquitectura de Vitruvio y ocho Orationes de Cicerón.16
8La péninsule Ibérique connut, elle aussi, de grands lettrés gagnés par l’esprit des Conciles de Constance et de Bâle17et par l’exemple italien où de nombreuses traductions circulaient depuis le XIVe siècle18 qui tireront de leur vie souterraine les textes latins et grecs et donneront un essor définitif à l’étude des Lettres classiques. Au XVe siècle, en même temps que naîtra un art véritable, celui de la traduction et de ses lois propres19, se feront jour des scrupules pour traduire aussi fidèlement que possible ; Iñigo López de Mendoza, marquis de Santillana, grand seigneur, guerrier, politicien et poète, né à la fin du XIVe siècle, écrit aini à son fils : « Cogiendo el sesso real segunt común estilo de intérpretes »20 ; ces scrupules dans l’interprétation, engendreront un double résultat : non seulement la restauration du latin dans le sens d’une plus grande pureté, mais aussi l’enrichissement des langues vernaculaires conviées à se hisser à la hauteur des langues classiques21. Ce constant rapprochement des langues et l’inévitable concurrence qui en résultera ne sera pas l’un des moindres effets bénéfiques de la vogue des traductions. Même si les langues vulgaires devaient mal soutenir, dans un premier temps, la comparaison et prêter le flanc à la critique émanant d’esprits ardents et éclairés comme Juan de Mena ou Enrique de Villena lequel avouait « non fallar equivalentes vocablos en la romançial texedura para exprimir los angélicos conçebimientos virgilianos »22, elles profiteront par la suite de la volonté que déploieront leurs défenseurs pour les régénérer afin de les rendre dignes des langues du passé :
Casi todos los más eminentes escritores de la época adoptaron esta opinión de que el romance castellano, pobre y abatido en su concepto, olvidado de su origen, necessitaba nueva vía y una como regeneración completa para transmitir al vulgo las admirables obras de Griegos y Latinos.23
9Cette promotion des langues vernaculaires constituera une lutte de longue haleine ; dans la seconde moitié du XVIe siècle, le poète Herrera ne ménagera pas ses efforts pour défendre le castillan et pour encourager ses confrères à persévérer dans ce sens : « y no piense alguno que está el lenguaje español en su última perfección, y que ya no se puede hallar más ornato de elección y variedad »24. Il n’est pas inutile de souligner, dès à présent, que cette régénération des langues vernaculaires passera notamment par l’utilisation massive des allusions et des allégorisations mythologiques.
10Aux côtés de l’Énéide traduite et commentée par Enrique de Villena25, de l’Illiade d’Homère par Juan de Mena26 et d’un certain nombre de traductions castillanes manuscrites dont plusieurs datent du milieu du XVe siècle27, figure une intéressante version des Métamorphoses d’Ovide en catalan, celle de Francesc Alegre : Lo libre de les Transformaciones del poeta Ovidio28. Cette traduction constitue un maillon important de la chaîne qui mènera aux recueils de traductions du Siècle d’Or et que pourront utiliser nos poètes. Elle bénéficie en effet de ce nouvel éclairage que l’humanisme apporte au rôle du traducteur, conscient de faire une œuvre d’érudition autant qu’une œuvre personnelle et vigoureuse29. Francesc Alegre connaissait les traductions antérieures, vis-à-vis desquelles il observait une véritable attitude critique, et savait se laisser pénétrer par l’esprit vivifiant des Lettres italiennes.
Un grand précurseur de la traduction « renaissante »
11Cependant l’une des traductions les plus importantes et les plus célèbres reste celle de Jorge de Bustamante, elle porte le titre de Libro del Metamorphoseos y Fábulas del excelente poeta y philósopho Ovidio30. Elle fut réalisée dans les premières décennies du XVIe siècle ; la plus ancienne édition connue à ce jour, qui se trouve à la Bibliothèque Nationale de Madrid, ne porte pas d’indication de date ni de lieu, mais tout porte à croire qu’elle appartient à la première moitié du XVIe siècle. Elle fut souvent rééditée à partir de 154531. Nous sommes loin, ici, des traductions subreptices, comme celles que l’on a vues dans la General Estoria et présentées le plus souvent par leurs auteurs comme des œuvres de leur cru, sans égard pour le créateur initial. Maintenant le texte antique, recherché pour sa propre valeur, est vénéré comme une idole. Arche sauvée du naufrage des siècles dont on veut déchiffrer les figures, palimpseste sacré dont on interroge les signes, telles sont les Métamorphoses d’Ovide, oracle à l’indispensable savoir dont Bustamante va restituer l’essentiel :
Queriendo el poeta Ovidio poner en effecto su desseo, que fue mostrar a los studiosos lectores que después dél avían de ser en los venideros siglos : la biveza de su ingenio en la invención desta historia, que con razón se puede llamar madre o mar de todo lo bueno de la poesía, y la grandeza de su universal saber en todas las siete artes liberales, y la copiosa abundancia de su doctrina y morales sentencias y exemplos de diversas y buenas historias.32
12Si ces louanges font écho à celles qui, dès le XIe siècle, mirent Ovide au centre de la vie intellectuelle, elles prétendent exalter l’œuvre dans son unité glorieusement retrouvée. Ce qui n’est pas tout à fait le cas ; en effet, pour traduire, Bustamante n’hésite pas à orienter, à modifier l’œuvre-source qu’il cherche dans le même temps à respecter. Il n’est pas le seul, car il semble suivre un des préceptes qui se faisaient jour à l’époque et qu’un Enrique de Villena prétendait déjà pratiquer ; il avoue qu’il se plaît, selon les circonstances, à allonger ou à tronquer l’épisode-source pour respecter le sens global de l’œuvre : « En algunos passos alongo más de lo que en el original fiço e en otros acorto, segunt lo requería la obra a mayor declaraçión, por el trocamiento de las lenguas ».33 Et il en résulte cette version qui, certes éloignée du texte original, obtient un succès colossal, attirant tous les suffrages comme en attestent les nombreuses éditions. Elle répondait apparemment à l’attente des lecteurs dont la préoccupation n’était pas, comme on le voit, la stricte fidélité ; c’est du moins l’avis qu’émettra, quelques années plus tard, un autre célèbre traducteur, Felipe Mey : « Es cosa cierta que la mayor parte de la gente no tiene cuenta con si está fielmente traducido, sino si le da gusto el libro por otras circunstancias »34. En fait, chez Bustamante, il s’agit d’une autre fidélité, celle qui s’attache à ce qu’il croit être l’intention profonde de l’œuvre initiale et qu’il prétend avoir décelée, en l’occurrence l’intention moralisante des fables et de leurs fictions, passée par le filtre de la discipline des usages de son temps :
Me resta ahora dezir lo que tan excelentes filósofos y poetas como Hesíodo, Archiloco, Horacio […] Y especialmente Ovidio tuvieron en inventar estas ficciones, que no fue otro sino sólo mostrar a los hombres muchos avisos y astucias, para más sabia y prudentemente vivir y para esto compusieron tantas obras.35
13Le traducteur développe ici l’idée, selon lui, non étrangère à l’origine de la Fable, celle du « beau mensonge », destinée à la cause de l’exemplarité, et que les commentateurs d’Ovide ne semblaient pas encore avoir retenue. La General Estoria voyait dans les fables ovidiennes l’émanation directe de la réalité et pensait tirer de celle-ci son pouvoir moralisateur. Pour le mythographe de la Renaissance hispanique, la fiction est aussi propre à édifier que le vrai : « Aunque mucho de lo contado sea verdad, como por los historiadores consta, no poco dello es poética ficción, para nuestra edificación compuesta »36. Car, pour édifier, il faut d’abord plaire et non pas se contenter de terrifier ; il s’agit d’édifier par la force de l’art37. La Fable est une fiction plaisante, un mensonge d’artifice censé moraliser par la « delectatio »38 :
Y para esto compusieron tantas obras en tantas diversas artes y estilos, y fingieron sus fábulas cuyo nombre tomaron los poetas de fando, que quiere dezir hablar diziendo un razonamiento no de cosas verdaderas mas fingidas e inventadas por estos autores, para debaxo de la honesta recreación de tan apacibles cuentos, contados con alguna similitud de verdad, poder inducir los curiosos lectores a muchas vezes leer su abscondida realidad y provechosa doctrina sublimando los virtuosos y vituperando los viciosos, y así deve el prudente lector considerar este principio para sacar algún fruto de la lectura deste poeta, y por la mayor parte de todos los de más.39
14C’est la façon humaniste d’être pédagogue ; et, pour le maître en Humanités, il n’est pas d’enseignement plus profitable à la jeunesse que celui du mythographe, savant lucide, ami enthousiaste des mythes, qui sait démontrer l’utilité des fictions par lesquelles les Lettres conduisent l’homme à la connaissance du Vrai et à la pratique du Bien.
Notes de bas de page
1 D’ailleurs le XVIe et le XVIIe siècles trouveront dans ces allégorisations le moyen de concilier leur enthousiaste ardeur pour l’Antiquité païenne et leur attachement à l’orthodoxie chrétienne.
2 Boccace, Genealogia Deorum Gentilium ; l’édition princeps étant celle de Spira à Venise de 1472.
3 Ce qui valut à Boccace la mise à l’Index de son ouvrage par le Pape Paul IV puis par le Concile de Trente.
4 Aux épisodes des Métamorphoses d’Ovide traduits et paraphrasés par les auteurs de la General Estoria, il convient d’ajouter une traduction du XIIIe siècle qui se trouvait dans les Archives de la cathédrale de Tortosa ; il souligne également l’existence, dans la même bibliothèque, d’un manuscrit in folio portant le titre de Moralitates super libros Metamorphoseon, œuvre de Thomas de Anglia, religieux de l’ordre des prédicateurs, et qui porte la date de 1430.
5 Pendant cette période, la production totale des traductions d’œuvres classiques augmente de cent pour cent ; autant dire deux nouvelles traductions paraissant chaque année, selon Theodore S. Beardsley : « La traduction des auteurs latins en Espagne de 1488 à 1586, dans le domaine des Belles Lettres » in l’Humanisme dans les lettres espagnoles, XIXe Colloque international d’Études humanistes, études réunies par A. Redondo, Paris, Vrin, 1979, p. 57.
6 Théodore S. Beardsley ibid., p. 176 y dresse le palmarès des auteurs les plus abondamment édités en traductions au cours des années de pointe dans l’activité des éditions espagnoles : le premier est Esope, avec 32 éditions entre 1488 et 1682, le deuxième est Ovide avec ses Métamorphoses, 16 éditions et rééditions entre 1543 et 1664, puis Ovide encore avec La Crónica Troyana, 15 éditions entre 1490 et 1587.
7 Ibid., p. 6, « Nous sommes persuadés que l’histoire de la traduction des œuvres littéraires classiques est au cœur même de la Renaissance […] ; même pour ceux qui pouvaient s’en passer, la traduction devenait de plus en plus séduisante ».
8 Vélasquez, par exemple, possédait dans sa bibliothèque, les Métamorphoses d’Ovide dans la version castillane de Bustamante. Il semble également établi que Cervantès utilisait souvent les traductions des auteurs classiques. Michèle Gendreau, Héritage et création, recherches sur l’humanisme de Quevedo, Université de Paris IV, 1975, p. 80, a montré que Quevedo lui-même, dont l’érudition latine n’était pas à prouver, utilisait et appréciait les traductions, en raison de la qualité de la langue de leurs auteurs : « Como es de ver al que ha visto librerías en España, entre todas, la del Señor don Diego Sarmiento de Acuña, que es toda de libros en la propia lengua, donde están de suerte que apenas los más de ellos se ven mejores en sus originales », « Comme quiconque a pu le voir dans les bibliothèques en Espagne, dont celle de Don Diego Sarmiento de Acuña, qui est totalement faite d’ouvrages en langue espagnole et dont on peut dire, pour la plupart d’entre eux, que les originaux en grec et en latin ne sont pas meilleurs que ces traductions ». D’ailleurs Miguel Sánchez de Lima, le premier « préceptiste » de la poésie espagnole, manifeste un tel enthousiasme envers les traductions, « traducidos de tal suerte que ninguno siente falta de latinidad », « traduits de telle manière que personne n’en ressent aucun manque vis à vis de la latinité », enthousiasme assurément susceptible de choquer un Antonio Vilanova, Historia general de las literaturas hispánicas, Barcelona, Barna, 1953, tome III, p. 591, qui déclare : « Resulta muy difícil comprender tan insólito desdén por la latinidad clásica en un preceptista del Renacimiento dotado de un sólido conocimiento de la antigüedad grecolatina », « Il est très difficile de comprendre un dédain si insolite à l’égard de la latinité classique de la part d’un préceptiste de la Renaissance doté d’une solide connaissance de l’antiquité greco-latine ».
9 Même si nous possédions davantage de documents autobiographiques, nous ne trouverions pas de nombreux témoignages de cette influence, cf. Jean Seznec, La Survivance des Dieux antiques, Londres, The Warburg Institute, 1940, réédité en anglais, Princeton United Press, 1972, p. 247, « car un écrivain faisant étalage de son savoir ne tient pas à révéler qu’il a acquis sa science à si bon compte ».
10 Ibid., p. 199.
11 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CCCLXV, p. 425 (a) à 429 (a), dans cet immense ouvrage encyclopédique, se trouve, entre autres, en traduction, l’Héroïde X, ce pathétique appel d’Ariane à Thésée, sous le titre de : De la Epístola que Ariadna enuió a Theseo, mais aussi l’Héroïde IV, intitulée De las razones que Phedra enuía dezir a Ypólito, so annado, en su epístola.
12 Nous tenons à souligner la très belle Héroïde VII, adressée par Didon à Énée : De la carta que enuió la reyna Dido a Eneas, Primera Crónica General, Juan Ramón Menéndez Pidal, Estoria de España que mandó componer Alfonso el Sabio, Madrid, Nueva Biblioteca de Autores Españoles, 1906, vol. 1.
13 Nous songeons, entre autres, à la belle traduction que fit le poète Gutierre de Cetina de l’Héroïde I, Penélope a Ulises, éd. Joaquín Hazañas y la Rúa, Séville, 1895, tome II, p. 117 à 124 et aux différentes traductions d’Ovide que fit Herrera dans ses Commentaires sur les œuvres de Garcilaso de la Vega.
14 C’est la conclusion à laquelle parvient Roger Zuber, op. cit., p. 21, « dès la fin du XIIIe siècle, on voit dans l’histoire de notre littérature la traduction répondre des besoins : l’appétit du savoir ».
15 Nous pouvons signaler, à ce propos, ce que fera plus tard le capitaine-poète Aldana, cf. José María de Cossío, Fábulas mitológicas en España, Madrid, Espasa Calpe, 1952, p. 201 : « Sus aficiones mitológicas nos la prueba conmovedoramente una advertencia que sus hermanos nos hacen al enumerar sus poesías perdidas : las Epístolas de Ovidio traducidas en verso suelto, perdidas en la guerra do siempre las traía consigo. Bella estampa, la del capitán enfrentado con la morisma, con el libro de Ovidio en el bolsillo », « Son attachement à la mythologie nous est donnée d’une manière émouvante par une remarque que nous fait son frère en énumérant ses poésies perdues : les Épîtres d’Ovide, traduites en vers libres, perdues au cours de la guerre où il les emportait toujours avec lui. Belle image que celle de ce capitaine-poète combattant les Maures avec un ouvrage d’Ovide dans la poche ».
16 Felipe Benicio Navarro, Arte Cisoria con varios estudios sobre la vida y obras de Villena, Oxford University, 1879, p. LX, « L’une des caractéristiques de cette période littéraire est son amour de l’étude des classiques latins qui se développa principalement lors de la découverte et de la restauration de la plus grande partie et de la meilleure part des œuvres littéraires de l’Antiquité grecque et romaine. Guarin Veron, traducteur latin de Strabon et de Plutarque sortait de l’obscurité les poésies de Catulle ; Giovanni Aurispa et Gasparino de Barzizza, grands hellénistes, faisaient connaître les œuvres de Callimaque et de Pindare, de Platon et de Xénophon, de Dion Cassius et de Diodore de Sicile ; Gian Francesco Poggio Bracciolini, les Institutions Oratoires de Quintilien, les Argonautiques de Caius Valerius Flaccus, l’Architecture de Vitruve et huit Orationes de Cicéron ». On trouve également une intéressante réflexion sur ces problèmes de traduction chez Valentín García Yebra dans En torno a la traducción, Madrid, Gredos, 1982.
17 Respectivement entre 1414-1418 et 1431-1449.
18 Ce fut Ser Arrigo Simitendi, de Prato, qui fit, vers 1339, la première traduction d’Ovide en langue vulgaire, elle fut suivie, vers 1370, par celle de G. dei Buonsignori et, plus tard, par les œuvres de Franciscus Puteolanus (1471), de Domitius Calderinus (1479) et de Bonus Accurtius, auxquelles on peut ajouter une traduction anonyme imprimée à Venise en 1473.
19 Les lois de la traduction telles que les expose en 1428 don Enrique de Villena dans le prologue, p. 14, de sa traduction de l’Énéide de Virgile in Felipe Benicio Navarro, op. cit., p. LXIV : « En la presente traslaçión toue tal manera, que non de palabra a palabra, ni por la orden de palabras que está en el original latino ; mas de palabra a palabra, segund el entendimiento, y por orden que mejor suena en la vulgar lengua : como claramente verá el que anbas las lenguas Latina e vulgar supiere e ouiere el oreginal con esta traslaçión conparado », soit « Cette traduction je l’ai faite de manière à éviter le simple mot à mot et à ne pas me conformer à l’ordre des mots tel qu’il se trouve dans l’original latin ; ce fut un mot pour un autre aidant à la compréhension ainsi qu’un ordre qui sonne mieux dans la langue vulgaire ; comme en pourra juger clairement celui qui connaîtra à la fois le latin et la langue vulgaire et prendra soin de comparer l’original et la traduction ».
20 « s’emparer du sens véritable selon le style commun aux traducteurs ».
21 Theodore S. Bearsley, op. cit., p. 58, cite, à ce propos, Gonzalo Pérez le traducteur d’Homère déclarant dans une publication d’Anvers de 1550 : « también me movió a hazer esta traducción por provar si en nuestra lengua Castellana se podrá hazer lo que en la Italiana y la Francesa. No es por no tener nosotros tan buenos, o mejores libros que las otras naciones, sino por ser más inclinado a la guerra que a los estudios. Pero de aquí adelante, se ha de esperar que nuestra provincia verná a ser tan señalada por su lengua, como lo ha sido y lo es por las manos », soit « ce qui m’a aussi poussé à faire cette traduction ce fut la volonté de voir si dans notre langue castillane on pouvait faire aussi bien qu’en italien et en français [....] Ce n’est pas faute d’avoir d’aussi bons livres ou de meilleurs livres que les autres nations, mais en raison d’être plus attirés par la guerre que par les Lettres. Mais dorénavant il faut espérer que notre province viendra à être aussi remarquable par sa langue comme elle l’a été et l’est par ses mains ». Dans le Prologue de sa traduction d’Ovide, Viana, op. cit., fol. A3, souligne que son travail a pour but d’enrichir le castillan : « El fin ha sido y es enriquecer mi lengua », « mon objectif est et a été d’enrichir ma langue ».
22 « ne pas trouver dans l’étoffe de la langue vernaculaire les vocables équivalents capables d’exprimer les créations angéliques de Virgile », Enrique de Villena, cité par Th. S. Beardslay, Catalog of Hispano-Classical translations, Hispanic Review, vol. XXXII, n° 4, octobre 1964, p. 30. Épître accompagnant sa traduction de l’Enéide (1428). Pour le texte de cette traduction, cf. Felipe Benicio Navarro, op. cit., p. LXIII qui, à propos de cette traduction déclare : « This is the first spanish translation of the Aeneid. There is some conjecture that Villena did two different versions, one in 1417 and another in 1427 ».
23 Felipe Benicio Navarro, op. cit., p. LXII, « Presque tous les écrivains les plus éminents adoptèrent cette opinion selon laquelle la langue castillane, pauvre et épuisée dans ses concept, oublieuse de ses origines, avait besoin d’une nouvelle vie et d’une sorte de totale régénération pour transmettre au vulgaire les œuvres admirables des Grecs et des Latins ».
24 Herrera, Garcilaso de la Vega y sus Comentaristas, p. 419 (H 271), « et que personne n’aille croire que la langue espagnole a atteint le stade ultime de la perfection et qu’elle ne peut plus trouver d’ornements meilleurs et plus variés ».
25 Rédigée, semble-t-il, entre 1427 et 1428, cette traduction complète de l’œuvre de Virgile fut sans conteste la première qui a été écrite en castillan. Il est même probable que ce soit la première écrite en langue vulgaire. Les traductions qui semblent lui être antérieures et qui circulaient en Italie et en France furent plutôt des compilations. On peut reconstituer cette traduction dans son intégralité à partir de trois manuscrits conservés et répartis dans les bibliothèques de trois villes : Paris, Madrid, et Séville.
26 Cf. Menéndez y Pelayo, Antología de poetas líricos castellanos, Santander, Aldus, 1944.
27 L’une de celles-ci est conservée à la Bibliothèque Nationale de Madrid ; elle est répertoriée comme le sont toutes les traductions des Métamorphoses d’Ovide dans l’Appendice de l’œuvre qui fait autorité à propos de l’influence d’Ovide sur la Renaissance espagnole. Cf. Rudolph Schevill, op. cit., p. 245 sq.
28 Francesc Alegre, Barcelone, P. Miguel Benaventurada, 1494 (HAIN n° 12167), Bibliothèque Nationale de France, Rés. GYC 441.
29 Yves F.-A. Giraud, La Fable de Daphné, Genève, Droz, 1968, p. 128-129, dit à ce propos : « Le livre, publié en avril 1494, était déjà dédié à l’Infante Jeanne d’Aragon ; dans son prologue dédicatoire, Alegre déclarait : “La traduction e allegoría de las faules de Ovidio grant tempo m’ha tengut” [“la traduction et les allégories des fables d’Ovide m’ont pris beaucoup de temps”] », et l’épilogue faisait allusion à d’autres traductions antérieures, dont celle du noble Francese de Pinos, qui n’ont pas été conservées. Alegre, excellent traducteur et bon écrivain était aussi un humaniste : il connaissait l’italien et savait faire preuve d’un certain esprit critique. Cela apparaît principalement dans un appendice aux Métamorphoses qui contient « alegories e morals exposicions » ; si l’essentiel de ses commentaires provient de Boccace, on peut constater que souvent Alegre a corrigé ou nuancé les propositions qui lui paraissaient trop hasardeuses.
30 Bibliothèque Nationale de Madrid, Sig. U 1410, libros raros. Pour la description de ce livre, voir Rudolph Schevill, op. cit., p. 246-247.
31 Bustamante, op. cit., édition à laquelle il convient maintenant d’ajouter celle de Burgos, Vitoria, 1557, celle d’Anvers, Steels, 1565, mais aussi celles d’Evora, 1574, de Séville, 1574, de Huesca, 1577, de Madrid, 1645, 1662 et 1664. La même traduction fut publiée sans nom d’auteur, sous le titre de Las Transformaciones de Ovidio en lengua española repartidas en quinze libros, con las Allegorías al fin dellos y sus figuras para provecho de los artífices, Anvers, Pedro Bellero, 1595.
32 Bustamante, op. cit., Prologue, fol. 8 (b), « Le poète Ovide voulant clarifier son objectif, celui de montrer aux studieux qui viendraient après lui dans les prochains siècles, la pertinence de son esprit qui lui avait permis de mettre au jour cette histoire que l’on peut avec raison appeler mère ou mer de tout ce qu’il y a de bon dans la poésie, ainsi que l’importance de son savoir universel touchant les sept arts libéraux et la foisonnante abondance de sa doctrine, de ses sentences morales et des exemples fournis par diverses bonnes histoires ».
33 Enrique de Villena, op. cit., en tête de sa traduction : « Dans certains passages je fais plus long que ne le fit l’original, dans d’autres passages j’écourte, selon la nécessité d’une plus grande clarté lors du passage d’une langue à une autre ».
34 Felipe Mey, Las Metamorphoseos o Transformaciones de Ovidio, Valladolid, Diego Fernández de Córdoba, 1589, Prologue au lecteur, « C’est chose sûre que la majeure partie des gens à qui peu importe la fidélité de la traduction apprécient le plaisir que peut leur donner le livre pour d’autres raisons ».
35 Bustamante, op. cit., Prólogo y argumento sobre la obra, fol. (5b), « Il me reste à dire que d’excellents philosophes et poètes, tels que Hésiode, Archiloque, Horace et spécialement Ovide, ont inventé ces fictions et composèrent tant d’œuvres dans le seul but de fournir aux hommes beaucoup d’avertissements et d’astuces afin de vivre plus sagement et plus prudemment ».
36 Viana, op. cit., Livre VII, p. 149 (b), « Bien que la majorité de ce qui y est conté soit vrai, comme le considèrent les historiens, l’essentiel y est poétique fiction composée pour notre édification ».
37 Cf. Horace, L’Art Poétique, (Épître aux Pisons), vers 320 : « Fabula, nullius veneris, sine pondere, et arte », « La fable, sans ornements recherchés, sans vers pleins tenant en l’air de force et sans art ».
38 Cf. Servius, Scholia in Virgilium, Églogue VI, vers 41 : « Fabulae, causa delectationis inventare sunt », « Les fables furent inventées pour notre délectation ».
39 Bustamante, op. cit., Prólogo y argumento sobre la obra, fol. 5 (b) et 6 (a), « Et pour cela ils composèrent tant d’œuvres dans tant de styles et sous forme d’arts si différents imaginant des fables dont les poètes prirent le nom de fando qui veut dire parler ; énoncèrent des raisonnements fondés non pas sur des choses vraies mais feintes et inventées par ces auteurs afin que, par le truchement de l’honnête divertissement de ces contes plaisants, ils puissent inciter le lecteur curieux à lire plusieurs fois leur réalité cachée et leur bénéfique doctrine sublimant les vertus et blâmant les vices ; ainsi le sage lecteur doit-il considérer ce principe pour tirer quelque fruit de la lecture de ce poète et en grande partie de celle de tous les autres ».
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