Chapitre III. La mise en place d’un système d’interprétation des fables
p. 33-72
Texte intégral
La General Estoria, parangon des « Ovides Moralisés »
1Dans la General Estoria, les fables furent, en effet, mises qualitativement et quantitativement sur le même plan que la Bible1, et les collaborateurs d’Alphonse le Sage cherchèrent à les expliquer dans une perspective spirituelle et temporelle analogue à celle utilisée pour l’Écriture Sainte, donnant lieu ainsi à une double exégèse2. Interprétées et glosées de la sorte, la Bible et la Fable laissaient à découvert leurs sens cachés, satisfaisant l’homme dans sa quête de la vérité de même que son âme dans son aspiration à l’infini. Cet homme trouvait dans la mythologie, comme il trouvait dans la Bible, un enseignement qui piquait sa curiosité sans la dérouter en l’assouvissant par des réponses qui mettaient un ordre dans le mystère de la Nature, sous l’agrément symbolique de la légende. Pour cette exégèse complexe où s’entrelaçaient les explications évhéméristes ou historiques, les explications naturalistes3 ou théogoniques, et enfin les explications sacrées ou morales, la General Estoria recourait sans cesse aux traités immédiatement antérieurs qui avaient déjà amplement développé les sens allégoriques, tropologiques et anagogiques des fables4. Il s’agit surtout des emprunts faits aux fameux « Ovides Moralisés » dont les représentants les plus connus sont les Integumenta de Jean de Garlande et l’Ovide Moralisé anonyme, initial. La General Estoria les cite abondamment et les expressions telles que « departe maestre Johan » ou « segund maestre Johan el inglés » scandent sans cesse le texte, lui donnant le poids de leur autorité. Les Integumenta dont le titre complet est Integumenta super Ovidii Metamorphoseos secundum magistrum Johannem anglicum, furent écrits vers 1234 par un moine d’origine anglaise, sous la forme de 260 distiques latins répartis en quinze chapitres correspondant aux quinze Livres des Métamorphoses accompagnés d’un rapide commentaire moralisant. L’Ovide Moralisé, dont l’auteur est défini ainsi par la General Estoria : « Un doctor de los frayres menores que se trabaió de tornar las razones de Ovidio Mayor a theología »5, fournit aussi de copieuses explications.
2L’Ovide Moralisé, cet immense ouvrage en langue vulgaire que nous avons mentionné plus haut, constitue en effet un texte capital pour le destin de la mythologie dans sa traduction du Moyen Âge. Sous la forme d’un grand roman de fables tirées d’Ovide, et abondamment allégorisées, il aura un retentissement considérable sur tout ce qu’on écrira par la suite à propos de la mythologie. Les poètes de la Renaissance qui auront recours à ces traités devront donc aborder les mythes antiques sous un travestissement moral bien particulier. Le dessein de l’Ovide Moralisé consiste en effet à démontrer que les fables avaient déjà anticipé le message évangélique et que, par le truchement d’un langage symbolique, elles l’avaient préfiguré. Aller à la quête d’Ovide était aller à la quête de l’Évangile ; et la mythologie n’était qu’un ensemble de signes qu’il s’agissait de déchiffrer. L’Ovide Moralisé, écrit dans cet esprit, se présentera donc comme une simple transcription des récits évangéliques. La General Estoria qui reprendra Ovide à son compte s’inscrira dans le sillage de l’Ovide Moralisé et proposera sans cesse ce type d’interprétation en citant ses sources :
E segund departe un doctor de los frayres menores que se trahaió de tornar las razones de Ovidio Mayor a theología, diz que fabló aquí Ovidio encubierta mientre.6
3Ainsi l’univers des dieux de l’Antiquité apparaîtra sous la forme d’une transcription assez élémentaire, et l’un des premiers épisodes des Métamorphoses d’Ovide, le soulèvement des Titans obligeant Jupiter à fuir vers l’Éthiopie7 sera simplement confondu avec la fuite de Jésus en Égypte :
El rey Júppiter que fuxo a Egipto ante los gentiles, que quiere significar a nuestro sennor Jesú Cristo que fuxó a Egipto ante la maldad de los judíos, e los otros dioses que eran con Júppiter fueron allí transformados ; e los gigantes que eran los judíos, e Tiphoueo, el grand gigante que era empos ellos, que fue el rey Herodes, cuyo poder yua tras Cristo a Egipto.8
4Témoignage d’une ferme volonté de se placer dans la ligne directe de la civilisation gréco-romaine et non pas hébraïque quand un collaborateur d’Alphonse le Sage déclare :
Todo lo avemos del saber e de las costumbres de los gentiles, dont nos venimos, en onde los hebreos, si non quanto son las vestimentas e los otros ornamientos de la Eglesia.9
5C’est à ce titre que la mythologie et le Panthéon des dieux au complet sont mis sur le même plan que la cohorte des héros bibliques et affublés de curieux anachronismes justifiés par de solides colonnes de gloses qui tendent de les rendre convaincants. Aussi étranges qu’elles puissent nous paraître, ces traditions constituent une étape fondamentale de la vie des mythes : elles permettent de maintenir au Moyen Âge la tradition de l’interprétation pratiquée par l’Antiquité et qui sera la pierre de touche de la Renaissance lorsqu’elle s’appliquera à l’étude de la mythologie. Elles permettront aussi de confirmer l’idée d’un langage détourné, d’un univers de correspondances sans lesquels il n’y a pas de poésie. Par conséquent il nous faudra retenir cette déclaration de la General Estoria : « Leemos en los Integumentos de los sabios que espusieron los dichos de los gentiles, en que dixieron en cubierta mientre uno por al »10.
6Il est vrai que le XVIe siècle tenta d’élaborer, à partir des épisodes de la fable, un système de morale chrétienne plus logique, plus cohérent, tout en perpétuant cette tradition de moralisation. Il nous semble que, dans la poésie lyrique ou courtoise elles-mêmes, l’« exemplum », l’« escarmiento » ou leçon, presque toujours exprimés par le biais de l’allusion mythologique, sont issus de cette tradition11. Les mythes, les dieux, les déesses seront toujours conçus comme des entités chargées de sous-entendus infinis, de significations cachées, immédiatement et directement utilisables par quiconque sait les interpréter. L’univers mythologique avait pour intérêt de renvoyer à un univers actuel. En ce sens le Moyen Âge ne faisait que respecter une des caractéristiques essentielles du mythe, même s’il en trahissait l’esprit et la lettre12, et cette caractéristique sera reconnue par les poètes du XVIe siècle en Espagne qui se sentiront totalement concernés par les mythes gréco-romains13.
7Il faut cependant admettre que cette exploration effectuée par le Moyen Âge et aussi par la Renaissance en Espagne – la première Renaissance – sous la forme d’une réelle spéculation, aurait dû aboutir à un renforcement des ressources de l’imaginaire au sein des mythes, or c’est l’inverse qui s’est produit, cette spéculation a acheminé les mythes vers une sorte d’impasse spirituelle, et tout le rôle des poètes sera de les en sortir. Il est impossible selon nous, d’apprécier le mérite des poètes de la Renaissance à propos de la revalorisation des mythes auxquels ils rendent leur dimension ténébreuse, si l’on ne considère pas l’effort qu’ils ont dû faire pour les épurer en les débarrassant de l’allégorisation médiévale14. Cette allégorisation prend une triple direction : une direction historique ou évhémériste15, une direction morale et une direction religieuse. Il s’agit de faire des dieux de l’Olympe des êtres historiques dont le destin et le comportement, accessibles aux autres mortels, pourront leur servir d’exemple de vie, afin qu’ils imitent leurs vertus et qu’ils fuient les vices dans lesquels ces dieux ont pu aussi tomber16, et cela en fonction d’un critère religieux reposant sur un vaste syncrétisme pagano-chrétien. Ce triple type d’allégorisation constitue un ensemble homogène où tout concourt à l’élaboration d’une thèse, d’un système : les commentaires, les scolies, mais également le texte d’Ovide modifié pour la circonstance et traduit dans le même esprit allégorisant. Ainsi dans la General Estoria, les Métamorphoses se trouvent-elles transformées par la volonté du traducteur qui en allonge ou en raccourcit à l’envi les épisodes afin de les orienter vers la thèse qu’il cherche à soutenir. L’on a affaire ici à des spécimens forts significatifs de la catégorie des traductions qu’on appellera les « belles infidèles »17, dont la riche tradition se maintiendra jusqu’à la fin du XIXe siècle. Malgré leur manifeste préoccupation de fidélité vis à vis de leur source, de respect du texte, les traducteurs du Siècle d’Or, qui sont souvent en même temps des poètes, ne sauront jamais se départir d’une tendance à l’interprétation des fables, dans leur esprit général comme dans leurs détails. Ce fut ainsi qu’on vit se développer, conjointement et sans qu’il y eût réellement une différence de nature, les traductions et les fables mythologiques18.
L’interprétation évhémériste ou historique des fables
8La moralisation ainsi repérée dans son évidente rationalisation, relève aussi manifestement, de la pensée élémentaire ou primaire. En effet, malgré la volonté de substituer à la simple signification littérale une signification symbolique19, le Moyen Âge rétrécit les mythes parce que le symbolisme qu’il propose est un symbolisme plat, renvoyant non pas au monde de l’imaginaire, mais au monde réel, ou du moins celui qu’il croit tel. Le symbole, ainsi mis en œuvre, par le biais du processus evhémériste, recouvre une histoire vraie, une vérité historique que l’on vise à intégrer dans un système dogmatique donné : le triomphe du christianisme médiéval. Lorsque la Renaissance perpétua la tradition de l’interprétation, elle reprit beaucoup de ces allégorisations réductrices, mais elle marqua également l’avènement d’une interprétation inspirée, au symbolisme complexe et secret dont les résonances énigmatiques atteignirent les zones de l’imaginaire poétique20. Dans la perspective médiévale, au contraire, qui est une perspective « réaliste » au sens philosophique du terme, on s’efforce d’arracher le voile fabuleux, l’« involucrum », l’« integumentum » initiaux, afin de mettre à nu la réalité des êtres et des choses, et de prendre au pied de la lettre ce qui jusqu’alors était enveloppé d’une valeur symbolique, cachée et abstraite. Ainsi découvre-t-on l’origine naturelle et physique du monde, et surtout l’origine historique et concrète des héros et de leurs actions par l’application de la méthode dite évhémériste. Pour Évhémère, historien grec du IIIe siècle avant J.-C., auteur d’un ouvrage sacré, connu surtout dans une traduction latine due à Ennius, les dieux de la mythologie étaient nos ancêtres, les plus illustres d’entre eux, rois, princes, guerriers, divinisés en raison de leurs insignes vertus. La mythologie, cette fiction dont ils sont l’objet, n’est que la survivance d’une geste primitive commémorant leurs actions et leur vie. La General Estoria, éprise de cette idée, la fait sienne en la reprenant avec une insistance inaccoutumée pour le Moyen Âge européen21 ; à propos de chaque divinité ou héros, elle retrace, à force d’habileté et de ruses mentales, ce qui les rattache à la réalité historique. À propos d’Inachos, et faisant appel à l’autorité d’Ovide, voici comment la General Estoria envisage l’origine des dieux païens :
Et cuenta Ovidio en el primero libro de so Libro Mayor que este rey Ynaco que avíe una fija, e llamávala Yo ; e era costumbre de los gentiles en el primero tiempo que llamavan dioses a los reyes sabios et poderosos, et otrossí a las duennas sabias et poderosas, dessas, e a los grandes ríos dioses e a las nobles fuentes virtudes e poderes de dioses e deessas.22
9Isidore de Séville affirmait aussi : « quos pagani deos asserunt, homines olim fuisse produntur et pro uiuscujusque vita vel meritis coli apud suos post mortem coeperunt »23, idée qu’il avait trouvée chez les théoriciens classiques. Les mythographes du XVIe siècle furent résolument intéressés par cette interprétation évhémériste, en tentant, il est vrai, de la passer au crible de la raison ou de l’esprit critique. Ce faisant, ils s’appliquent moins à préserver la continuité d’une tradition déjà bien établie au Moyen Âge qu’à procéder, au nom de l’humanisme, à un retour à la pensée antique qui avait inventé et pratiqué ce type d’interprétation. C’est pourquoi un mythographe fort prisé des poètes, tel que Viana, se fera fort de citer à l’appui de ses démonstrations les autorités classiques capables de leur apporter tout leur poids tel que celui de Lucius Caecilius Firmianus, dit Lactance surnommé le « Cicéron chrétien » : « Porque como dice Lactancio Firmiano que Saturno como fuesse rey potentíssimo »24.
10Ce qu’il convient de souligner dans ces spéculations humanistes, c’est leur constante orientation vers une idée fixe, le profit qui en fut tiré par l’art du poète. Le mythe est essentiellement un instrument poétique :
Porque quando los poetas tratan de Atlas monte, o Ynaco río, no quiere dezir que nascieron hombres de cosas insensatas, sino que nascieron de tales varones, que o vivos o muertos, pudieron dar semejantes apellidos a montes o ríos.25
11Il n’y a pas d’incompatibilité entre réalité et poésie et pour cette raison on s’efforcera de situer les dieux et les héros avec précision dans des chronologies temporelles, en invoquant d’abord des points de repère bibliques ; ainsi pour l’épisode des Titans :
Pues dize ende assí Ovidio que los gigantes se levantaron contra los sus dioses, e fue esto, segund que mahestre Godofre cuenta en la ochava parte del Pantheón en tiempo de Abraham, e de Ysaac e del rey Júppiter de Creta, e esto fue a la manera que oyestes dezir que las generationes de Noe fazían la torre de Babilonia pora defender se y dotro uiniesse e subir por allí al cielo.26
12Quant à Jupiter, le vainqueur de cet épisode, il est soigneusement replacé dans l’espace et dans le temps :
Cuenta maestre Godoffre en la ochava parte del Pantheón que en aquel tiempo en que murió Ysaac que regnava el el rey Júppiter en la ysla de Creta, en que fue fijo del rey Saturno, come es dicho ; e dize que nasció en la çibdad de Athena ; e cuenta maestre Godoffre e otros muchos, que fue Júppiter el más sabio, e más alto e más poderoso rey que en los gentiles ovo e del dizen que uinieron los reyes de Roma, e de Troya, e de Greçia e los otros altos príncipes.27
13Peut-être est-ce à la faveur de cette théorie évhémériste que s’affirmèrent les attributs homériquement attachés au nom des divinités en poésie, allant parfois jusqu’à se substituer à elles, et dont le rôle poétique, comme nous le verrons, ne peut être dénié28. Ainsi Jupiter restera définitivement lié à la terre crétoise que Juan de Mena, par exemple, désignera sous la forme périphrastique de « Cunas de Júpiter »29, ou plus précisément lié au nom du célèbre mont Ida30.
14Plus important encore nous semble le retentissement de la théorie évhémériste sur la genèse des mythes, sur leur simple survie31, sur leur devenir, sur la lente construction de la forme sous laquelle ils apparaîtront aux yeux des poètes du Siècle d’Or en Espagne. Il ne faut jamais perdre de vue le fait que les mythes en Espagne, contrairement aux autres pays d’Europe, ont accumulé une épaisseur historique, une dimension concrète, par le truchement des différents traités qui s’en sont emparés :
From the Crónica de Espanna, right through to the Renaissance, the classical gods and heroes were always conceived as being originally humans, exalted later on account of their contributions to mankind. It is rare, in fact, to find myth interpreted in any other way that evhemeristically in Spanish historical works [...] There is a consistency of approach here that may well prove to distinguish Spanish historians, particularly of the fifteenth and sixteenth centuries, from the rest of Europe.32
15Les mythes sont intégrés à l’histoire, ils en constituent l’humus légendaire et acquièrent de ce fait leur caractère historique33. De la même manière, c’est sans doute par le biais de l’évhémérisme tant de fois affirmé par les collaborateurs d’Alphonse le Sage, que les dieux de l’Olympe et les héros de la mythologie antique au complet font leur entrée dans la General Estoria34. Aussi, nous semble-t-il raisonnable de considérer cet ouvrage, dont nous ne possédons de façon certaine que la partie initiale, non pas comme une « histoire » de l’Espagne, mais bel et bien comme un précieux manuel mythographique, sans doute le premier du genre en Espagne.
16Les commentaires sur les mythes y constituent un ensemble si vaste et si complet qu’à la lumière de ce que l’on trouvera plus tard dans les œuvres mythographiques de la Renaissance espagnole, on sera tenté de voir dans la General Estoria un précurseur de ce type d’ouvrage. C’est d’ailleurs bien dans une telle perspective que, poussée par l’ampleur et la variété de ce fonds mythologique, nous avons procédé à son analyse, dégageant une manière et une matière que les mythographies de la Renaissance, encore imprégnée de l’esprit médiéval, reprendront.
17L’étude de la General Estoria se situe donc naturellement dans celle d’une lignée de manuels ayant contribué à l’élaboration de la tradition mythologique en Espagne. Et la primauté qui sera accordée à des héros tels qu’Atlas et Hercule35, qui exerceront un attrait particulier sur les poètes espagnols, provient sans doute des liens privilégiés qui les unissent à l’histoire nationale. En effet, si la General Estoria déclare sans ambages : « Agora diremos otrossí aquí del linaje de Mars. Fallamos en el libro de las generaciones delos reyes gentiles et delos altos omnes, como Athlas rey de Espanna, ovo de su mugier Pleyone siete fijas »36, un mythographe du XVIe siècle ira encore plus loin en accumulant les détails concrets autour d’un épisode « national », celui qui oppose les rois ibériques Hercule et Géryon :
En tierra de Estremadura hauitava, un poderoso Rey llamado Gerio, que ponía toda su diligencia en criar ganados, era muy bravo, y mal acondicionado para con los que debajo de su dominio estavan. Quando sus vassallos vieron a Hércules, y entendieron sus hazañas allegáronse a él, querellándose de las brabeças de Gerión. Dio desseo a Hércules de quitar le esse poderío. Fuese Hércules a él y hallólo en una ribera del río Guadiana, en la parte dond agora está la ciudad de Mérida y peleando allí le venció. Hizo Hércules en Mérida una habitación que puso muchos pilares37, que hoy día están algunos de pie.38
18Ce type d’interprétation qui revient à faire de la fable une transposition du réel présente l’avantage d’accorder à ce qui est abstrait une dimension historique digne d’attention si l’on veut bien la considérer comme le témoignage du vécu. En outre, du point de vue qui nous intéresse, à savoir le rôle de la fable dans la poésie, cette dimension pseudo-historique accordée à la fable lui permettra par la suite d’entrer de plain-pied dans les préoccupations des théoriciens littéraires du Siècle d’Or. En effet, certains d’entre eux, en raison de leur attachement à l’enseignement d’Aristote39, ont été amenés à comparer histoire et poésie dans l’obsédante question qui hantait leur esprit : fiction-vérité et vérité-mensonge, question qui trouve sa réponse dans le concept de vraisemblance. Or l’évhémérisme a permis de replacer la fable mythologique dans le champ du vraisemblable.
L’interprétation éthique et anagogique des fables
19Néanmoins ce système d’explication, qui rétrécit outrageusement la mythologie parce que, procédant par sécularisation des dieux, il leur ôte toute dimension et toute épaisseur mythiques, s’est maintenu jusqu’au XVIIe siècle. Le manuel mythologique qui fut le plus consulté par les poètes et les dramaturges tels que Góngora40, Lope de Vega41 et Calderón, à savoir l’ouvrage de Baltasar de Vitoria42, laisse encore une place de choix à l’interprétation évhémériste. La raison en est sans doute qu’au sein de cette interprétation, grâce à l’importance accordée aux pouvoirs de l’esprit, nous assistons à la création d’un véritable lyrisme, celui qui passe par l’exaltation de l’intelligence de l’homme, capable de l’apparenter à la divinité43. C’est en ce sens que la General Estoria doit retenir notre attention et trouver une place privilégiée dans notre étude. Confiante dans l’humanité embouchant déjà les trompettes qui annoncent l’humanisme, elle chante un hymne durable à l’esprit et au savoir, hymne dont les échos se feront entendre beaucoup plus tard à la Renaissance baignée par les idées néo-platoniciennes. L’un des premiers mythographes de la Renaissance, Léon l’Hébreu, a bien entendu cette leçon ; selon lui les hommes furent appelés dieux, non pas au nom de leurs qualités de mortels, mais au nom de ce qui en eux les rattachait à la divinité : l’âme « intellective » qui leur permettait de rejoindre le monde des Idées et qui se trouvait chez eux en quantité supérieure :
No los llaman dioses por la parte que son mortales, que es el ánima intelectiva [...]. No es en todos excelente y divina igualmente ; empero, por los actos conocemos el grado de ánima del hombre, y las ánimas de aquellos que en las virtudes y actos semejan a los divinos, participan actualmente de la divinidad y son como rayos de ello. Por donde con alguna razón los llamaron dioses.44
20C’est selon nous, de cet aspect de l’évhémérisme que relèvera toute la tradition de la poésie encomiastique, celle du lyrisme de la louange, ou bien simplement l’assimilation métaphorique des grands aux divinités mythologiques45. Aussi est-il opportun de développer ici les principales manifestations et modalités de vision de la mythologie dont bénéficiera le Siècle d’Or.
21Dans un esprit propre à son temps – celui d’un héroïsme guerrier appliqué à la vie de l’esprit – la General Estoria laisse bien entendre que c’est par la compétition ardente de la vertu et du savoir que l’homme devient héros et que le héros devient dieu :
Persseo otrossí es tanto como ombre lieno de virtudes e de saber. Et por lo que nos los latinos dezimos dios, dizen los griegos theos. Et fallamos que departen unos que Persseo tanto quiere dezir como pertho, que quiere dezir tanto como dios, porque todo omne que es lleno de vertudes e de saber semeia a Dios, ca por Él viene.46
22Aussi bien toutes les grandes divinités de la théologie sont des divinités hantées par l’exercice actif de l’intelligence et du savoir. Elles ont créé la science qu’il leur appartient de perpétuer en la plaçant dans certains hommes dont elles font leurs héritiers. Ainsi pour le Moyen Âge, de même que pour la Renaissance, l’Antiquité constitue non seulement le grand réservoir de nos connaissances, de notre culture, mais surtout un exemple édifiant de fascination pour le savoir. Un exemple dans lequel il suffisait de se regarder comme en un miroir, c’est du moins ce qu’illustre cette évocation de Jupiter et d’une cité idéale de l’esprit, berceau de l’immense savoir du dieu des dieux, berceau de la science rhétorique, des sept arts libéraux et du droit : « En esta çibdad de Athenas nasció el rey Júppiter como es ya dicho ante desto, e allí estudió e aprendió y tanto que sopo muy bien todo el trivio e todo el quadrivio, que son las siete artes liberales »47. Dans le même chapitre se trouve une belle et suggestive description de la création d’Athènes, dont l’emplacement, déterminé par une vocation géographique et astrale, montre qu’une harmonie des lieux engendre comme allant de soi une harmonie de l’inspiration spirituelle. En effet, choisi par les sages pour les sages, ce lieu privilégié par les monts, les eaux et les étoiles, servira à l’élaboration d’une place forte du savoir. Cette architecture idéale, forteresse fonctionnelle parfaite, dont les éléments sont tous étudiés et réalisés en vue du développement de la science, est comme la cristallisation d’un rituel propitiatoire :
Muchos sabios et grandes omnes se ayuntaron a fazer la mayor puebla daquella çibdade de Athenas e antes que la commençassen a poblar cataron las estrellas e el ordenamiento dellas e fizieron y venir todas las escuelas de todos los saberes […] la cercaron toda muy fuert de muro et de torres de mármol et dexaron en ella siete puertas grandes cabdales. Et de cada una destas puertas recudíe una cal muy ancha e muy grande, quanto era mester que yva fasta medio de la çibdad ; e allí en medio de la villa o se ayuntavan todas estas calles de cada puerta la suya, fizieron un palacio muy grand, de obra muy maravillosa e muy rica ; e auíe en él tantas puertas quantas son las horas del día e de la noche, porque fuesse el palacio bien lumbroso come era mester pora los maestros et pora los escolares [...] E las siete puertas grandes de la çibdad estavan siempre abiertas e sobre cada una dellas doze omnes armados que las guardavan, non por que non entrassen los omnes mas por mostrar otrossí a los que viníen aprender que cada uno fuesse cierta mientre al logar o mostravan el saber que él demandava. E aun sobresto fizieron escriuir en cada una daquellas puertas de la çibdad el nombre dun de los saberes.48
23Cette évocation de la cité du savoir est aussi mise sous le signe d’Ovide dont Alphonse le Sage ne manque pas de citer une considération sur la ville d’Athènes, sorte de parabole fort significative :
E por esso diz Ovidio en el su Libro Mayor que Athenas quier dezir tanto como logar sin muert, porque se leyen allí, assí como dixiemos, en se mostravan y todas las artes de todos los saberes que son cosas que nunca mueren.49
24Si naïve que puisse nous paraître cette stratégie du savoir fondée sur l’efficacité immédiate d’une topographie et d’une architecture, nous n’en touchons pas moins là à une volonté glorieuse, à un noble projet : celui par lequel les clercs soutenus par le monarque imposaient la supériorité du savoir sur toutes choses, le savoir, le seul bien d’ici-bas pour eux. Les collaborateurs de la General Estoria exaltaient dans l’œuvre ce qu’ils auraient voulu établir dans les faits et que l’Antiquité avait su instaurer, une hiérarchie du savoir :
E avíe entonces una costumbre en Athenas que todos se ayuntavan un día en la sedmana con sus escolares en aquel gran palacio e assentávase en aquellos grados, cada uno segund que era onrrado por su saber car non por poder nin por riqueza, nin por linage ; e allí leyen los maestros cada uno de su arte e después desputavan e razonavan sobre ellas.50
25Par conséquent la mythologie sera résolument associée à l’exaltation de l’esprit soutenue par les forces de la connaissance et il ne sera pas étonnant de la voir présente dans une poésie qui, comme celle du Siècle d’Or, a pour fondement la fureur poétique se nourrissant de l’imitation d’une intense tradition culturelle. Et il y a bien lieu aujourd’hui de s’étonner que le Moyen Âge ait pu être pendant longtemps associé aux forces de l’obscurantisme lorsque l’on constate qu’au hasard d’une simple interprétation étymologique un collaborateur d’Alphonse le Sage déclarait :
Et desta guisa preciaron los antiguos el saber que al que lo sabíe llamavan le biuo e all otro muerto [...] . Et este nombre de Athenas compusieron, por ende, lo sabios de a que dizen el nuestro lenguage de Castiella tanto como sin mortalidad [...] los saberes son cosa del thesoro de Dios que nunca mueren nin desamparan nunqua a los que lo saben, nin le dexan morir muerte durable, ca los sabios destos saberes, maguer que mueren segund la carne, pero siempre viven por memoria.51
26C’est ainsi que naît l’idée de gloire et de l’immortalité du poète grâce à la pérennité de son œuvre fondée sur l’accroissement du savoir qu’il transmet au reste de l’humanité. Les mythes les plus importants vont se revêtir de cette idée et l’on verra le fameux mythe de Prométhée au XVIe siècle évoquer la capacité de donner la vie par le savoir. Il s’agit véritablement de créer un homme plein de science.
27Aussi croyons-nous que le grand succès du mythe de Prométhée au XVIe siècle est dû, en partie, à ses liens avec la souveraineté de la connaissance. Quant aux épreuves elles-mêmes, imposées aux héros de la mythologie, (leur combat contre les monstres, les conflits qui les opposent à leurs pairs et qui leur ont valu leur dimension mythique), elles mènent toujours à la conquête des secrets de la science dont ils veulent s’emparer et aboutissent invariablement à une captation du savoir. Les mythes de Cadmus et du dragon de Persée et d’Atlas, de Pan et de Syrinx, d’Apollon et de Leucothoé52 sont autant de paraboles qui illustrent l’ardente quête de la connaissance. La plus significative, et peut-être la plus inattendue, d’entre elles concerne le mythe d’Atlas. Ce personnage n’est pas celui dont les forces physiques lui permettent de supporter le poids de la voûte céleste, mais celui que ses connaissances astrologiques et philosophiques rendent maître absolu des sciences célestes. Les pommes d’or que Persée aurait dérobées ne sont rien d’autre que le résultat d’une fraude scientifique et la représentation des secrets dont Persée aurait dépouillé Atlas, détenteur de la science des étoiles :
Prometheo era un omne muy sabio e fizo unas ymágenes de barro a figuras de omnes e guisólas por su saber e su maestría que fizo porque se moviessen essas ymágenes de barro a andar por sí. Otros sabios dizen que era este Prometheo sabio e ensennava bien los saberes a los omnes que de los necios que eran como muertos, bestias en los entendimientos, fazíe sabios, que los sacava de la muert de la nesciedad e los tornava a vida de saber.53
Athlas sabíe de las estrellas, e era grande maestro dellas e de todas las otras cosas del cielo. Del rey Perseo cuenta que, pues que ouo grant poder entendio que ningun grant poder non era que valiese pora con el grant saber ; et vino a este rey Athlas pora apprender dell, e apriso del tanto por que sopo todas las siete artes e toda la natura e los poderes de los doze signos. Et leuó del tod el saber e él trasladó de todos los libros que auíe Athlas.54
28Mais la plus belle partie de cette allégorie est peut-être celle qui rattache à l’interprétation de la métamorphose d’Atlas en montagne à la vue de la tête de la Méduse. Atlas ainsi transformé en montagne est la métaphore grandiose du savant retiré dans l’isolement de l’étude, juché sur un observatoire naturel qui lui permet de décrire le cours des étoiles, leur trajectoire, une étude à laquelle l’aurait obligé Persée, avide d’obtenir du savant Atlas de nouvelles découvertes :
Et por que ouo el rey Perseo grant guisamiento por leuar del tod el saber ouo de subir en el mont e appartarse pora estudiar y, e duró mucho allí, dixieron otrossí que stornara Athlas en mont pues que uiera aquella cabesça.55
29L’immobilité séculaire d’un roc immense assimilé à la solitude patiente et extatique du savant qui se sacrifie à l’étude est une image dont la beauté poétique trouvera des résonances plus concrètes dans cette déclaration de Pérez de Moya :
Assí el sabio con desseo de la especulación se retrae a lugares solitarios porque en la familiaridad y frecuencia de la gente, no hay quieto reposo para philosophar y porque el contemplar y considerar tiene más fuerça de noche que de día y el ánimo muestra en este tiempo más vigor.56
30Cette réflexion s’applique précisément au mythe d’Endymion. Ce héros dont le sommeil aux racines mystérieuses ne cessera de hanter les poètes et les peintres, tourne en réalité les yeux vers les étoiles et vers l’astre aux formes changeantes dont il faut percer le secret :
Endymión según San Fulgencio fue un gran sabio, el qual primero halló el arte y orden del movimiento dela luna. Y porque para esto avía menester muchos tiempos de consideración, por no tener principios de nadie, gastó treynta años en un monte de Ionia, región de Asia, llamada Latmo, y porque para observar era menester velar de noche, por esto dizen que salía de noche. Y dezir que dormía siempre, es porque estaua muy atento a las consideraciones del movimiento de la luna.57
31Ce sommeil n’est pas langueur, mais observation extatique de ce qui échappe encore aux hommes et qu’il faut saisir, la vérité apparaît et le savant la possède comme on possède l’objet aimé, tant il est vrai que l’on n’aime que ce dont on croit posséder l’essence.
Que la luna descendiese de noche, y durmiendo el pastor le velasse, significa que Endymión por la larga consideración halló la verdad del movimiento de la Luna, y quando la razón de ello halló, porque es acto de amado resbessarse quando primero se veen, entonces quando Endymión acabó de hallar el arte, y orden y certidumbre de su movimiento la començó a besar.58
32Un tel détournement, une telle translation du langage auquel conduit la fable sont la démonstration même de sa profonde parenté avec la poésie pure dont le langage est par définition « translatio ». C’est ainsi que les mythographes constitueront pour les poètes du Siècle d’Or des modèles et une évidente source d’inspiration.
33Le Mythe où le pouvoir fascinateur du savoir accomplit ses plus grands prodiges est peut-être le mythe d’Orphée. Orphée, lié à un lieu magique, la montagne sacrée du savoir, est un philosophe, un prophète dont les propos savants, accompagnés des accents de la lyre, opèrent à la manière d’un aimant qui attirent les êtres venant de toutes les contrées :
Quando aquelle philósopho comença a cantar en su viola e dezir de las razones sabias, uinieron allí muchos a aprender déll, cuenta ell auctor una maravilla en semeiança que diz que fueron los árvoles dessas seluas, allegáronse allí o el philósopho estava a oyr el canto dell. Mas por estos árvoles entienden se omnes de muchas maneras que vinieron a aprender de aquel philósopho. Aun dize más el autor en esta semeiança que allí vinieron las bestias salvaies de los montes e las aves et esto quiere seer que por las aves se entienden los omnes más sabios e por las bestias los otros enpos ellos, e por los árvoles los otros que menos saben.59
34Cette symbolique médiévale sera intégralement reprise au XVIe siècle par les mythographes qui, tout en faisant d’Orphée le dieu de la poésie pure, lui attribueront encore le pouvoir d’une science universelle rendue plus efficace grâce à une maîtrise exceptionnelle de l’art oratoire :
Mover Orpheo los montes es dar a entender la fuerça grande de la eloquencia, con laqual el orador hace mover los coraçones de los hombres [...] por los montes se entienden los hombres que de aquello que creen, o afirman, no pueden ser arrancados sin gran persuasión.60
35Mais ici le pouvoir de la connaissance poussé à ses limites extrêmes semble porter en lui le germe de sa destruction. Dans la General Estoria, le mythe d’Orphée est aussi le mythe de la science bafouée, meurtrie, assassinée par le fanatisme de l’ignorance jalouse. Reprenant le texte d’Ovide, le traducteur montre comment, au cours d’un difficile combat, la seule arme défensive du philosophe était la puissance dissuasive de son intelligence, alors qu’Ovide insistait sur l’indicible effet d’une magie purement incantatoire61. En effet, si Ovide montrait comment, par une espèce de miracle naturel, Orphée parvenait à éviter les coups cruels portés par les femmes Cicones, le traducteur médiéval donne une dimension bien différente à ces phénomènes. Tout d’abord les coups ne portent pas : c’est qu’ils sont déviés, écartés par des femmes que touche le savoir du philosophe62. Puis Orphée réussit à mettre en œuvre la force persuasive de son langage et celle de ses connaissances secrètes. Mais à la fin, la force écrasante du fanatisme ivre aura raison de lui. L’issue du combat rendue par des accents d’une sobriété funèbre fait de nous les témoins du plus triste épilogue d’un récit de la mythologie : « Mas pero en el cabo tantas fueron las duennas et tan grant la su presura que le non valió a Orpheo ninguna daquellas cosas que non llegasen a ell, e cercáronle et firiéronle de guisa que le mataron »63.
36La cruauté de ce dénouement est en elle-même une leçon puisant sa force dans l’ensemble du mythe. C’est une leçon de caractère moral, susceptible d’émouvoir les êtres par la mise en œuvre d’une exemplarité de type dissuasif ; voilà une des capacités fondamentales du mythe : « Le mythe est un principe d’édification plus propre à provoquer méditation et conversion de vie que le discours de théologie morale »64. Ici le mythe signifie que la science, l’intelligence sont anéanties dans un monde où ne règnent pas les lois morales ; il atteste « qu’une véritable intransigeance morale et que jamais courant d’idées ne s’établit sans l’étroite union de ces deux rigueurs »65 ce que Rabelais exprimait en disant que « selon le sage Salomon, sapience n’entre poinct en âme malivole et science sans conscience n’est que ruine de l’âme »66. Ce qui frappe en effet dans l’inconditionnelle glorification du savoir telle que nous venons de l’envisager, c’est sa dimension apparemment profane. Il n’existe guère, semble-t-il, qu’une seule allusion à la présence de la divinité chrétienne liée à la connaissance, et encore d’une manière discrète, dans l’épilogue de l’allégorisation du mythe de Persée : Que todo omne que es lleno de uertudes e de saber semeia a Dios, ca por él le viene, et cada uno, quanto más a desto, tanto más semeia a Dios, e tanto má se llega a la natura dél67. Curieusement la dimension chrétienne, le réel syncrétisme tel que nous l’offre l’Ovide christianisé, apparaît dans les allégorisations où la connaissance et la science ne jouent pas le rôle le plus important. Et c’est alors que se dessine une geste d’un autre type, celle où la vie des dieux et des héros vise à l’instruction morale ; cette fois c’est un appel à la sagesse, et à la sagesse chrétienne. Au XVIe siècle cette tradition se maintiendra avec vigueur et l’on verra Pérez de Moya titrer un de ses grands chapitres, le cinquième : Contiene fábulas para exortar a los hombres, huyr de los vicios, y seguir la virtud68. Le mythe doit détourner de l’erreur ou du péché et inciter les âmes à l’exercice du bien. Cette utilisation du mythe apparaît dans certaines moralisations de fables qui se trouvent alors teintées de christianisme. De la même manière, en Espagne également, les péripéties mythologiques ont généralement bénéficié de l’orientation qu’a donnée aux Métamorphoses d’Ovide le Redutorium Morale de Pierre de Bersuire dont un exemplaire a été répertorié dans la bibliothèque du marquis de Santillane. Le mythe investi d’un sens anagogique exhorte à la contemplation des choses célestes et contribue à une véritable thérapeutique de l’âme. Ainsi les dieux et les héros ont soumis non seulement leur corps et leur esprit aux épreuves qu’ils ont dû subir, mais également leur âme afin de la débarrasser des tentations du péché. La fable de Persée et d’Andromède reçoit cette interprétation anagogique dans l’épisode de la délivrance de la jeune fille. Andromède attachée au rocher est l’image de notre âme exposée aux aventures et aux vicissitudes de ce monde69. Le monstre marin est le péché ; la mer, ce monde amer où nous vivons. Le combat que livre Persée, muni de son savoir et de sa bonté qui lui viennent de Dieu, saura mettre un terme heureux aux périls qu’encourt son âme70. La General Estoria insiste avec netteté sur la nécessité de s’appliquer à respecter cette interprétation :
Non la tenga ninguno por fabliella por que es de las sus razones de Ovidio, ca él que las sus razones bien catare et entendiere fallará que non hay fabliella ninguna, nin freyres predicadores e los menores que se trabaian de tornarlo en la nuestra a theología non lo faríen si assí fuesse, mas todo es dicho en figura e en semeiança de al.71
37La formule « tornar a theología », « théologiser », « appliquer à la théologie », est parfaitement parlante quant à l’importance donnée à cette catégorie interprétative appliquée à Ovide qu’on lit en lui attribuant le sens spirituel de l’Écriture.
38Les douze travaux d’Hercule font l’objet d’une interprétation similaire, en forme de cette série d’épreuves qui contraignent à l’exercice de la vertu au terme desquelles le héros sera définitivement débarrassé de tous les péchés, des tentations et même de toute entrave corporelle, puisque, dans une authentique apothéose, l’âme légère d’Hercule s’envole vers le ciel des bienheureux72. C’est en tout cas dans ce sens que, dès le Moyen Âge et jusqu’au XVIe siècle, les différents épisodes concernant ce héros seront allégorisés par les commentateurs et par les poètes. Hercule associé à l’histoire de la péninsule Ibérique dès ses origines légendaires73 y fut très populaire au Moyen Âge ; Alphonse le Sage affirme en effet : avíe razones de Hércoles en latín que se leían en las escuelas74 si grande était sa capacité exemplaire. Enrique de Villena, dont l’œuvre dans sa quasi totalité a été anéantie par un autodafé, nous a laissé fort heureusement quelques compositions qui ont échappé à la destruction et où dominent les préoccupations mythologiques. Hercule y tient une place privilégiée puisqu’il apparaît à la fois dans un fragment poétique, les Façañas de Ércoles et dans une composition en prose dans un dessein moralisateur où l’auteur reprend à son compte l’esprit des allégorisations des Ovides Moralisés, Los doze trabajos de Hércules75. Écrite d’abord en catalan, puis traduite en castillan la même année, cette dernière eut un grand succès et l’œuvre ne cache pas l’esprit qui a présidé à sa création :
Será este tractado partido en doze capítulos e puesto en cada uno dellos un trabajo de los del dicho Ércoles, por la manera que los ystoriales y poetas los han puesto ; e después de la exposiçión alegórica e luego la verdat de aquella ystoria, según realmente contesció donde seguirse ha la aplicaçión moral a todos los estados del mundo e por ejemplo al uno de aquello trabajos.76
39Puis Enrique de Villena proclame clairement son dessein lorsqu’il s’adresse à son dédicataire, Mosén Pedro Pardo :
Ruégovos – aceptedes la presente obra e la comuniquedes en lugar que faga fructo e de que tomen enxempio a crescimiento de virtudes e purgamiento de vicios ; e assy sera espejo actual a los gloriosos caualleros mouiendo el coraçón de quellos e a non dubdar los ásperos fechos de las armas endereçándose a sostener el bien común, por cuya rrasón cauallería fue fallada. E non menos a la cuallería moral dará lumbre e presentará señales de buenas costumbres, desfaçiendo la texedura de los vicios e dominando la ferocidat de los monstruosos actos.77
40L’auteur propose un « miroir » des chevaliers et des princes chez qui la méditation sur les exploits d’Hercule doit opérer à la manière d’exercices spirituels, les entraînant sur la voie glorieuse d’une noblesse morale active fondée sur le bannissement des vices et l’application concrète des vertus chevaleresques et chrétiennes. L’allégorisation de l’épisode de Phinée et des Harpies, liée à Hercule78, donne lieu à une admonestation précise qui n’emprunte aucun détour pour énoncer la conduite que doivent suivre les princes et les seigneurs dans les cas pratiques concernant leur gouvernement au sein de relations où chacun doit s’obliger à une réciprocité de droits et de devoirs.
Raiç de todos los males es la codiçia por la qual muchos rreyes e señores amenguan sus estados e tractan mal sus súbditos e vasallos, e aun sacan los oios a sus proprios filios, negándoles las onrras a ellos deuidas, negándoles las aministraçiones que meresçen ; e al fin por esto son çegados por enemigos, así como arpías, rroban e gastan las regiones ocupando lo que suyo non es. En tal caso paresce bien al valiente e magnánimo cavallero consejar a su príncipe que use de franqueza e non tracte mal sus súbditos e vassallos e servidores, que deuen tener en quenta de fijos, non les çiegue por pechos e demandas desaguisadas.79
41Au XVIe siècle, l’allégorisation morale de cet épisode renvoyant au mythe de Phinée se fera sensiblement selon les mêmes modalités :
Por las tres Harpías que le añadieron los Dioses a su pena que le ensuciasen la mesa, se entiende la cobdiçia, y avaricia, y escaseza, porque la vida de los logreros es una sucia golosina de allegar y por esto se atormentaba con hambre perpetua, y non podía comer los manjares, porque se los quitavan las Harpías. Esto es que la cobdicia que tenía no le dexaua gastar y assí passava triste, y estrecha vida, procurando allegar mucho thesoro.80
42Mais tous les échelons de la société sont directement concernés, et non pas seulement les princes et les seigneurs ; chacun clairement situé dans l’un des douze états ou catégories sociales déterminées par E. de Villena, trouvera dans le mythe d’Hercule des modèles moraux, des exemples édifiants d’application pratique visant à la bonne marche collective de la société. Si un mythe antique peut agir sur l’homme d’une société nouvelle, c’est qu’il est un élément fondateur de la civilisation, qu’il guide la conduite des humains et qu’il fournit une signification à l’existence, valorisée par cette continuité entre le passé et le présent. Hercule et sa vie exemplaire faite des douze épreuves auxquelles le soumit le roi Eurysthée se trouvent ici comme en filigrane de l’existence de l’homme du XVIe siècle :
Así de la lucha y destrución de los centauros hace espejo y lumbre al estado de los príncipes enseñándoles a mantener justicia, perseverancia e fortaleça combatiendo a los centauros que son los criminosos e malfechores. En el león de Nemeo personifica la soberbia, enemiga de todas virtudes et buenas costumbres encaminando su aplicacion moral a los más elevados gerarquas de la Iglesia a quienes atañe el defender los rebaños infestados por los vicios. En las Harpías que atormentaron a Fineo personifica la codicia, raiç de todos los males, contraria al noble estado de los caballeros ; el robo de la mançana de oro simboliza lo difícil que es allegar la ciencia divina y humana tan necessaria al estado de los religiosos ; en la victoria de Hércules sobre el Cancervero, enseña a los ciudadanos cuan trabajoso es conseguir la paz ; los bienes mal adquiridos, condena en el castigo del feroz Diomedes, dirigiendo en ejemplo a tratantes e mercaderes ; el de la Hidra de Lerna encierra en su moralidad, saludable enseñanza en favor de la laboriosidad provechosa, para los labradores ; la historia de Acheloo sírvele para anatematizar la vida muelle y excesiva en placeres, recomendando el trabajo y la actividad a los menestrales ; en Anteo personifica la ignorancia bruta y concupiscente, presenta el libertinaje y la disolución en Caco, al lado de Hércules, quien con su perseverancia virtuosa se ofrece por modelo ; el javalí de Calidonia es representación del encenagamiento sensual, de que es saludable antídoto la vida de los solitarios ; y en fin, en el último capítulo, expónese con la sobrehumana empresa de sostener el cielo, la práctica de las virtudes, recomendándola a las mujeres, cuya abnegación sostiene el espíritu flaco y vacilante de los hombres.81
43La General Estoria, quant à elle, n’avait pas manqué de faire appel à Hercule afin de fournir à l’homme du XIIIe siècle un exemple exaltant à suivre. L’épisode où ce héros remporte la victoire sur Antée, donne lieu à la description d’un combat pris sur le vif où la noblesse des sentiments investis dans la force physique et dans la beauté sportive d’un corps à corps, nous rappelle l’idéal de ces âges médiévaux où l’on prisait tant les vertus guerrières sur toutes leurs formes82.
44Alphonse le Sage associe avec nostalgie les capacités sportives d’Hercule à ces temps glorieux où les vertus physiques engendraient les héros et faisaient d’eux de véritables chevaliers errants qui allaient prêter leurs services d’un royaume à l’autre :
Ca assí lo fallamos que en otros tiempos, quando andauan los omnes más a solaz e a su sabor de sí, e non auien que veer en tantas rebueltas del mundo, e lides e malas uenturas como en el nuestro tiempo, que los buenos luchadores que se yuan buscar de uilla en uilla, e de tierra en tierra, et de un regno en otro. E falló Hércules a Antheo ; segund dizen los escriptos de los auctores de los gentiles como de Ouidio e de otros que cuentan que Antheo era fijo de la tierra, e que cada que mester lo era e se hechaua en ella quel daua la tierra dos tanta de fuerça que non auíe primero. E Hércules entendió gelo, e non le quiso dexar caer. Mas dixole Hércules, segund cuenta Ouidio : – Non assí, Antheo, non assí, non atierra. E allí touo alçado de tierra fasta quel affogó yl mató, e cayó allí luego Antheo muerto sin alma.83
45Persée, ce héros tant admiré au Moyen Âge, y est aussi représenté sous la figure d’un chevalier hors pair, appelé de par le monde à tirer l’épée avec valeur et adresse, sous l’institution de la chevalerie, et à s’imposer sur les grands domaines des puissances féodales :
Dize Meastre Johan el inglés, e otros que acuerdan con él, que aquella cabeça de Medusa, que dizen los gentiles que traye Persseo con que mudaua en piedras las cosas a qui la mostraua, que non era al si non el grand poder del reyno que el tomara a ella e a sus hermanas ; et aquello que cuenta que fue muchas uezes contra orient e contra las otras tierras et partes del mundo, que fueron muchas lides que fiziera a todas partes, e que uenció con el grand poder e grant saber que auíe por quel temíen todas las yentes yl obedescíen por quier que yua.84
46Thésée se joint à cette famille de héros invincibles pour incarner l’idéal des preux. Et, pour louer l’efficacité et jusqu’à la beauté plastique de sa bravoure au combat, on n’hésita pas à faire de lui un chevalier jouteur. Plus de labyrinthe ; c’était dans une arène de tournoi que Thésée entrait en lice contre le Minotaure ; c’était au milieu d’une assemblée en liesse qu’étaient célébrés chacun de ses brillants coups d’épée qui enflammaient le cœur de maintes dames parmi lesquelles celui d’Ariane :
De la verdat de la fábula del Minotauro ya está dicho, y todo desto es casi historia, salvo lo del pelear con el Minotauro Theseo, que es fictión pero la verdat de do ella nasció, cuenta Plutarcho, que Theseo yendo a pagar el tributo de los moços y vírgines que Athenas pagaua (como está dicho) a Minos. Fue a sazón que auía publicado el Rey de Creta una justa y torneo y estaua grandísimamente inuidioso Minos de Toro, un cauallero de su corte, el qual según la opinión de todos era valentíssimo, y se esperava vencería a quantos con él se prouassen, Estando en esto, llegó Theseo y pidió al Rey le diesse licencia para combattir con el vizarro Toro, concedióselo et de muy buena gana, estavan las damas mirando la fiesta, entre las quales, Ariathna visto Theseo, quedó como fuera de sí de sus amores, mayor mente viendo su destreza y valentía, con la qual venció a Toro, y todos los demás. Fue tan grande el contento que recivió Minos viendo vencido y deshonrado a Toro, que de allí adelante libró a la ciudad de Athenas del pesado tributo.85
47En réalité ces mythes agonistiques, objets de prédilection pour les poètes et les commentateurs médiévaux qui les orientaient et les glosaient dans le sens d’une célébration de l’héroïsme, se cristallisaient autour du noyau central de la fable, les figures de l’épreuve ou de l’obstacle, la Méduse ou le Minotaure qui faisaient partie du bestiaire thérianthropique grec, devenaient mythiques à leur tour. Ainsi pouvait-on se poser la question des origines et se demander si c’était l’épreuve qui engendrait le héros ou le héros l’épreuve : « Entre le labyrinthe et l’Acropole s’est accompli l’enfantement pathétique des héros. Ce qui justifie Thésée, c’est moins d’avoir vaincu le Minotaure que d’avoir eu à le combattre, et les monstres prédestinent les demi-dieux »86.
48Mais, au-delà de cet appel à l’héroïsme viril et guerrier, le mythe d’Antée est porteur d’une étonnante leçon politique procédant directement de la General Estoria que le roi Alphonse le Sage, lui-même, avait tirée d’une allégorisation plus brève de Jean de Garlande. Dans cette allégorisation en abyme, on peut voir trois niveaux de signification que les forces d’Antée tenaient de la terre : sa supériorité au combat qui lui permit la conquête d’immenses contrées, les pouvoirs féodaux qui en résultèrent, la souveraineté qu’il exerçait sur ses fiefs. De succès en succès, Antée était devenu un feudataire aux possessions illimitées sans renoncer pour autant à sa soif de conquêtes. Hercule mit fin à ses prétentions excessives satisfaisant ainsi allégoriquement aux vœux d’un monarque, le roi de Castille, inquiet de voir se développer la puissance de certains de ses seigneurs :
E daquello que dixieron los auctores de los gentiles en sus fazannas, que era Antheo fijo de la tierra fallamos otrossí por los esponimientos que los sabios fazen sobrello, maestre Johan el inglés et el frayre que dixeron que no errarony, ca todos los omnes lo somos fijos de la tierra. Mas dizen pero que fue aquello dicho assí porque Antheo era sennor de grandes tierras e de grandes yentes et era re muy rico e muy poderoso, y con todo esto de grand cuerpo e muy valient ademax et de grand coraçón : e podíe con todos los enemigos e venciélos ; dond sonóla su nombradía por muchas tierras fasta que llegó a tierra de Grecia, et oyó lo Hércules al rey Antheo desta guisa, non le dando lugar de se apoderar más en la tierra, ni de llegar e tomar más yentes ni mayores poderes en las guerras.87
49La fin d’Hercule est aussi exemplaire à double titre, en raison de son amour pour Omphale et de son amour pour Iole, ce dernier le menant à son suicide-apothéose. En ce qui concerne Omphale :
Fingieron los poetas para amonestarnos que el varón virtuoso siempre hase de velar ni basta auer sido perfecto sin serlo hasta el último punto de la vida y avisarnos que no bien auremos cerrado los ojos a la razón e virtud, la tiranna sensualidad, dará con nosotros en la lascivia, deleytes, y vicios a que naturalmente se inclina.88
50En ce qui concerne Iole :
Encendido del amor vano deshonesto y lascivo de Iole, se viste la camisa de su error que la fama le embió. Por lo qual fue tan afligido, que se quema entre sí mismo. Tórnase a remoçar por que luego que passamos de una vida lasciva deshonesta, y viciosa, a su vida templada, honrada y loable, quemando las malas afficiones nos bolvemos moços en la virtud y en la gloria, y después, somos ensalçados al cielo, por la contemplación, tenidos en el número de los Dioses, que son los Santos.89
51Ainsi, la vie d’Hercule s’achève sur une apothéose au sens étymologique du terme : s’étant jeté dans le bûcher ardent qu’il avait allumé sur le mont Oeta, le héros, enfin débarrassé des vices des mortels, fut enlevé et emporté au ciel par un nuage afin de siéger parmi les bienheureux et parmi les saints.
52Cette interprétation mythique coïncidant avec l’esprit d’un certain humanisme chrétien sera retenu par plusieurs poètes du Siècle d’Or, notamment Garcilaso de la Vega dans sa Première Élégie, adressée au duc d’Albe, don Fernando, à l’occasion de la mort d’un ami cher, don Bernardino de Tolède :
Buelve los ojos donde al fin te llama
la suprema esperança, do perfeta
sube y purgada el alma en pura llama ;
piensas que es otro el fuego que en Oeta
d’Alcides consumió la mortal parte ?
Desta manera aquél, por quien reparte
tu coraçón sospiros mil al día […]
alégrase d’aver alçado el buelo
y gozar de las oras inmortales.90
53Les commentateurs du poète sont tous d’accord pour confirmer cette interprétation. Le Brocense déclare :
Alcides se llamó Hércules por su gran fuerza, porque en griego « Alce » es fuerza. Otros dicen que por su abuelo Alceo. Dicen que sintiéndose morir de la ponçoña de la camisa que su mujer Dejanira le había enviado, hizo una hoguera en el monte Oeta, y allí se quemó. Esta ficción quieren que sea la purificación de los excelentes hombres que suben a ser Dioses dejando acá la vestidura grosera del alma.91
54Herrera ajoute :
El fuego de Hércules, que después de la muerte quedó divino y inmortal, es aquel santo fuego, que destruye y consume en las almas todo lo que hay de mortal, y vivifica y hace hermosa aquella parte celeste, que primero estaba mortificada y sepultada del sentido, como dice el conde Baltasar Castellón en el libro 4 : « Y este fuego es el amor de la belleza divina ».92
55Azara conclut en reprenant les paroles du Brocense :
Hércules se quemó en el monte Oeta, sintiéndose morir con la ponzoña de la camisa que le envió Deyanira. Esta ficción quieren que sea la purificación de los excelentes hombres que suben a ser semi-Dioses, dejando acá el cuerpo, como vestidura grosera del alma.93
56Cependant les mythes, dans leur application morale, n’incitent pas seulement l’homme à mimer les héros en lui présentant le miroir de leurs exploits, ils servent également à le dissuader du vice à l’exemple de ceux qui ont payé leurs fautes de leur vie, édifiant par là-même l’univers. Ces héros, victimes célèbres de leurs vicissitudes et de leurs erreurs, sont essentiellement des mortels ou des héros secondaires qui se hisseront à la hauteur mythique de leur malheur. Ce sont des mythes qui fonctionneront aussi comme des menaces : leur exemple plus puissant, plus convaincant que les plus éloquentes prédications détournera de la douloureuse erreur, voire du péché – car c’est évidemment d’une moralisation chrétienne qu’il s’agit ici – tous ceux qui se seraient un tant soit peu laissé tenter par lui. Ces victimes, aussi bien dans les moralisations médiévales que dans les moralisations reprises par le XVIe et le XVIIe siècles, sont souvent des femmes : elles sont victimes de leurs actes, mais surtout de l’évidente misogynie des commentateurs qui cherchent à tirer de leurs vices une leçon pour l’humanité. Par exemple cette cohorte de nymphes et de filles de rois, aimées puis cruellement abandonnées par Jupiter ou châtiées par Junon, sont victimes, non du dieu des dieux, mais de leur propre faiblesse. Jupiter n’a pas abusé d’elles ; ce furent elles qui désabusèrent le dieu qui eût été flatté de trouver une résistance à ses sollicitations. C’est en réalité une mise à l’épreuve de la vertu féminine qui le poussait à entreprendre ses nombreuses aventures :
Júpiter era entonces rey mancebo, e que avíe grant saber e con el saber muy grant poder e con todo esto voluntad de provar las cosas. Et fallamos assaz por escriptos de sabios que con estas tres cosas – poder saber et querer – vençer puede e acabar toda cosa que quisiere. Et Júpiter aviendo todas estas tres cosas, que quiso ver si podríe ninguno guardar mugier ella non queriendo ; et como era sabio de prouar la voluntad de las mugieres que siempre fazíen lo que les deffendíen, e de más de fecho de amor.94
57L’allégorisation du mythe de Danaé fournit une parfaite illustration de cette glose ainsi qu’une idée forte peu glorieuse de la vertu des femmes qui constituaient l’entourage de Jupiter :
Júpiter : que diz que se tornó oro porque dio mucho oro, ca envió donas e abtezas a aquellos e aquellas que auíen en guarda a Dane, e tantos dones les dio que todos los vençió pora seer ellos mismos sus menssaieros contra ella e fazery quanto pudiessen por ell no catary al. Et envió otrossí a ella misma tanto dell oro quanto ella pedió por que la uençió. Pero que el padre teníe las llaves de la torre, ellos sopieron buscar carrera poro entrasse Júpiter. Et dizen que entró por un canal poro se vertíen las aguas de las lluuias que cogíen de los teiados daquella torre e de los palacios que auíe allí dentro.95
58Punies, elles le seront toutes, Danaé plus que les autres, et l’éclairage particulier mis sur l’épilogue tragique de sa cruelle aventure devrait détourner à jamais de la tentation amoureuse. Ce qui est intéressant ici c’est l’ambiguïté qui résulte de l’évocation du mythe, non seulement le contraste entre la cruauté de la leçon morale et la douceur du plaisir qui l’a précédée, mais l’écart que l’on décèle entre la lettre et l’esprit. De cette ambiguïté sortira sans conteste une ouverture poétique, une source suggestive que la Renaissance saura capter, tant il est vrai que cette moralisation nettement misogyne offre le paradoxe que recèle souvent la misogynie : réclamer de la femme des vertus exorbitantes en raison de l’idée élevée que l’on se fait d’elle. Il aurait fallu que la femme se montrât capable de faire front à la plus puissante des machines de guerre mise en branle par Jupiter pour échapper au péché, de même qu’il eût fallu pouvoir résister aux attraits ensorceleurs d’une séduction divine comme celle à laquelle fut soumise une autre héroïne, la malheureuse Europe. Ici la moralisation du texte ovidien donne lieu à une page littéraire dont l’incontestable beauté n’est sans doute pas passée inaperçue des poètes qu’intéressent les mythes, et pas seulement leur dimension morale. On ne peut nier que cette version du mythe, au centre duquel se trouve celui qui sera désormais, grâce à Góngora « el mentido robador de Europa »96, suggérée en quelque sorte par le traducteur, ne constitue un véritable chef-d’œuvre de lyrisme pastoral. Les charmes magiques de Jupiter déguisé ou métamorphosé en taureau envahissent à ce point le texte qu’il est légitime de se demander si l’auteur de cette traduction libre, en laissant se dégager une si délicate sensualité, ne cherchait pas à excuser par avance la malheureuse victime97. C’est l’évocation fraîche et vive de la naissance du plaisir dans le cœur d’une jeune fille succombant aux effets de la volupté dans le jaillissement des forces et de la beauté d’une nature qui est un appel à la vie. Et c’est là, malgré l’ombre de l’escarmiento98, la mise en place d’une atmosphère typique de la Renaissance, de ce cadre naturel dans lequel évoluent les bergers et les nymphes de Garcilaso ainsi que les personnages poétiques de Góngora.
Estava Europa trebeiando con sus duennas e sus donçellas en un campo muy fermoso que avíe allí en la ribera del mar [… .] Júpiter non dubdó de fazer que quier poro pudiesse llegar a Europa e coger la en su poder. Et Júpiter ueyendo aquello, uio en ello lo que él queríe e quel plaçíe mucho, e non le semeió de fazer otra cosa cuemo semeiar ell allí a alguna daquellas cosas de que la inffant se pagaua más, et fizosse primero por sus encantamientos mágicos ; et segund cuenta el autor trasfigurosse allí et mostrosse en figura de toro ; et la forma de la fechura de toro en que se mostró fue qual la escriuió el autor : dize que assí cuemo se mostró allí Júpiter en figura de toro e que començó a burdiar como toro, e andar por el campo et mostrose muy fermoso, ca dize Ouidio que se mudó en la color tant blanc cuemo la nief quando cae e non la fuella ninguno et mostrosse a la inffante ; e no louo miedo, marauillosse mucho dél cuemo era tan fermoso e tan manso e tomol sabor de llegarse a éll e poner las manos por él, mas pero tomó primero de las flores, de las yeruas, daquel campo, e fue gelas llegando a la boca, et Júpiter quando aquello uio, fue muy alegre, e llegosse contra ella muy manso, e començol a besar las manos et apenas se pudo sofrir de se non mostrar ombre cuemo lo era, echosse en el campo, et estrilláuasse antella en las yeruas. Et fue la inffant perdiendo el miedo dél et Júpiter dexosse poner guirlandas de yeruas et de flores quel poníe ella en la cabesça, et gelas colgaua de los cuernos ; et perdió tod el miedo dell, et llegóssele más, en tanto que subió sobrél, de guisa quel caualgó.99
59Il en va de même pour la fable de Callisto, compagne de Diane, séduite par Jupiter qui pour tenter de la vaincre fait appel à ses pouvoirs magiques de métamorphoses. La fable est très cruelle dans son dénouement100 et cherche à mettre en garde, par ses funestes conséquences, contre la tentation qu’éprouveraient toutes les jeunes filles de s’exposer à perdre leur chasteté. Cependant, au cœur de la leçon qui les exhorte à éviter les dangers de l’« otium »101, surtout à l’heure fatidique de l’acédie102 (cette heure fatale de la sieste où l’esprit accablé par la chaleur s’amollit davantage et risque de s’abandonner aux assauts coupables qui mènent à sa perte), les lecteurs de la fable trouveront la source d’un véritable plaisir poétique. En effet c’est ici encore l’évocation du « locus amoenus » pastoral que Garcilaso103 et Góngora choisiront pour leurs protagonistes et qu’ils décriront sous les mêmes traits charmeurs ; la parfaite virginité d’un lieu où la nature n’a pas été corrompue par le moindre regard, où les prairies, où les fontaines invitent à l’explosion des sentiments et des plaisirs délicats, tout cela apparaît dans ce passage consacré au mythe de Callisto :
Et assí acaesció esto, que un día que se appartó esta inffant Calixto de aquella su deessa Diana e fue por sí a andar por essos montes a caça quando yua el sol muy alto e fazíe grand calentura, entró Calixto en un mont en que ningun omne aun no entrara y ninguno si non Calixto fasta aquel tiempo ; e Calixto, allí entró, falló muy buenas fuentes e grandes uergeles aderredor dellas ; e con la grand calentura que fazíe allí tener la siesta e folgar y ; e tomó el carcax que traye enell ombro, e soltó ell arco, e colgol duna rama dun árvol cerca sí delant, e ella tendios e echos en la yerua. Júpiter como era muy enamorado della, e la uio cansada e sola sin toda guarda, dixo assí : – quiero agora yr a aquella duenna et fazer est furto, cal non sabrá mi mugier. Pues que dixo esto entre sí fizo sus encantamientos et obró de sus saberes, e demudó se en otra semeiança fue que tomó la de la deessa Diana, assíque semeiaua en cara, e en uestido ; e uino a Calixto allí o estaua sola, e assí como llegó dixol : – O uirgen, una partida de las mis companneras, poro as andado en quales montes e collados caçest ? La uirgen Calixto qual ora uio a Júpiter crouó de tod en todo que uerdadera mientre era Diana, e leuantos luego a ella de la yerua en que yazíe e reçibió la como a sennora, e dixol : – Dios te salue, deydad mayor que Júpiter mismo. Riose entonces Júpiter e gozando se mucho llegos luego a ella, e començola de abraçar e besar la muy de rezio assí que los besos non eran muy atemprados nin quales los daríe uirgen a uirgen.104
60Dans un autre ordre d’ambiguïté, la moralisation de la fable consacrée aux filles de Minyas105, dont Garcilaso se souviendra dans son Eglogue III, donnera lieu à des remarques analogues. Il y a d’un côté la particulière violence de la leçon et de l’autre le prétexte à l’accomplissement de l’agrément poétique. Les filles de Minyas furent cruellement punies par Bacchus dont elles n’avaient pas vénéré le sanctuaire ; au lieu d’adorer le dieu et de célébrer son culte par des danses et des rites, elles auront préféré s’adonner aux occupations ménagères du filage et du tissage, et surtout au plaisir du récit, celui qui consiste à raconter chacune à leur tour différentes légendes106. Ces récits sont eux-mêmes des récits mythiques évoqués pour le seul charme de la création verbale et poétique. Cependant l’impitoyable leçon infligée aux filles de Minyas transformées en chauves-souris s’adresse à toute la cohorte des jeunes femmes hérétiques rebelles à la doctrine chrétienne et se refusant à la lumière de l’Esprit Saint. Cet épisode mythologique est directement utilisé pour dénoncer les négligences religieuses et les errements moraux de ceux qui ne consacrent pas assez de leur vie au culte des Saints et à l’hommage rendu à leur souverain.
Conclusion
61C’est ainsi que le mythe, commenté, remanié, trituré, va contribuer à la sauvegarde des précieux cadres moraux et imposer des modes de pensée traditionnels ou officiels. Il ne sera jamais, comme nous aurons l’occasion de le remarquer, l’objet d’une « consommation passive », mais celui d’une « consommation active ». Ces différentes formes d’appréhension du mythe se développeront en régressant ou en s’enrichissant au fil des générations, pour constituer à travers l’histoire une « chaîne de réceptions » qui décidera de leur importance historique et manifestera leur rang dans la hiérarchie esthétique107. Dans cette perspective de l’« histoire des réceptions », nous constatons qu’au Moyen Âge ces mythes, bien vivants ont subi une évidente régression symbolique et suggestive, car il ne subsiste pratiquement plus rien des forces obscures de leur origine. Le mythe toujours envisagé dans un au-delà de lui-même sans rapport effectif avec sa signification et sa beauté intrinsèques se trouve détourné, déformé, trahi par la seule préoccupation des auteurs médiévaux, l’idée obsessionnelle de l’édification et le soin majeur de l’amplification du savoir : « L’Homme doit de toute chose tirer sapience, et mettre à profit, pour lui et pour les autres, en incitant à bonnes mœurs et fuyant vice », disait Pierre de Bersuire dans sa Réduction Morale. En effet, pas un détail ou pas un attribut mythiques n’échappe au moraliste qui ne négligera rien pour admonester les hommes108.
62Cependant, au sein de ce discours apologétique, de ces copieuses allégorisations submergeant la traduction d’Ovide, on peut voir l’amorce de ce que deviendra, grâce à l’esprit de la Renaissance, une science mythographique. Avec la General Estoria, en effet, nous avons affaire à un double discours sur la Fable : une traduction et un ensemble de commentaires, lesquels peuvent, toutes proportions gardées, s’apparenter à ces « praelectiones » qui accompagneront généralement les grandes traductions de la Renaissance. Nous pensons donc que cette œuvre est à placer parmi les traductions, voire parmi les « mythographies » qui ont contribué à l’essor et au triomphe de la mythologie dans la poésie espagnole.
Notes de bas de page
1 Les scolies de la General Estoria laissent bien entendre que les fables sont de pures transpositions de la Bible dans le langage propre à l’Antiquité gréco-latine : « los auctores de los gentiles fueron muy sabios omnes e fablaron de grandes cosas, e en muchos lugares en figura e en semeiança duno por al, como lo fazen oy las escripturas de la nuestra santa Eglesia ; et sobre todos los otros auctores, Ovidio en su Libro Mayor », Alphonse le Sage, General Estoria, tome I, Livre VI, chapitre XXVI, p. 162 (b) ; « les auteurs chez les païens furent des hommes très savants et ils abordèrent de grandes questions ; en de nombreux espaces et dans des figures évoquant une chose par une autre, comme le font aujourd’hui les écritures de notre sainte Église. Mais par-dessus tous les autres auteurs, ce fut Ovide dans son Livre Majeur ».
2 Cette cohabitation de la Fable antique et de la Bible constitue la trame, la construction même de la General Estoria, où se succèdent, pratiquement sans transition et dans une intrication serrée, les chapitres consacrés aux héros bibliques et aux héros mythologiques. C’est une simple formule de style qui signale le passage des uns aux autres : « Agora dexamos aquí la estoria de la Biblia e contaremos de los fechos de los gentiles que fueron en aquella sazón ». Ibid., Livre VII, chapitre XXXII, p. 191 (b), « Maintenant nous allons en rester là pour l’histoire de la Bible et raconter quelles furent les actions mémorables des païens dans les mêmes circonstances ».
3 Nous entendons par cette épithète toute forme d’explication ayant trait aux grandes forces mythiques primitives telles que la Terre, le Ciel, le Chaos etc.
4 Il convient en effet de distinguer l’allégorisation de la moralisation : le sensus allegoricus, partant du principe que l’expression littérale recouvre une vérité de doctrine, vise à intégrer le mythe dans un système religieux ou philosophique : c’est l’interprétation la plus constamment recherchée dans les œuvres antiques. Le sens tropologicus possède, quant à lui, une fonction éthique et vise à l’instruction morale : le mythe doit détourner du péché ou de l’erreur, inciter les âmes au bien. Enfin, par-delà ce dernier sens, le sensus anagogicus exhorte à la contemplation des choses célestes.
5 Selon nous, ce parti pris d’interprétation théologique des œuvres d’Ovide présente une importance capitale pour la poésie elle-même qui, en dépit d’une longue polémique, a été mise, dès le Moyen Âge, sur le même plan que la théologie. Cette idée reprise par Dante, sera développée avec insistance par Pétrarque et par Boccace qui influenceront toute la poésie de la Renaissance en Espagne : « es frecuente en la Edad Media la igualación entre poesía y teología o el concepto de poeta teólogo. Se remonta a los poetas griegos que trataron del origen del cosmos y que mencionan Lactancio y San Agustín. La concordancia entre la mitología griega y la Biblia procede de la apologética judeocristiana de Alejandría y, aunque rechazada por los Padres latinos, fue bien acogida por los poetas », María Rosa Lida de Malquiel, op. cit., p. 277, « il est fréquent au Moyen Âge de mettre sur un plan d’égalité poésie et théologie ou de poser le concept de poète théologien. Ceci remonte aux poètes grecs qui traitèrent de l’origine du cosmos et que mentionnent Lactance et Saint Augustin. La concordance entre la mythologie grecque et la Bible provient de l’apologétique judéo-chrétienne d’Alexandrie et, bien que repoussée par les Pères latins, elle fut bien accueillie par les poètes ».
6 General Estoria, tome I, Livre IV, chapitre IX, p. 91 (a), « Et comme le déclare un docteur chez les frères mineurs qui s’appliqua à transcrire les raisonnements d’Ovide en mode théologique, il est bien clair ici qu’Ovide s’est exprimé d’une manière codée ».
7 Herrera, dans plusieurs poèmes de sa Titanomachie, offre une interprétation analogue : les Titans sont les morisques battus à Lépante par don Juan d’Autriche qui est un autre Jupiter (cf. Canción III, en particulier vers 1 à 70).
8 General Estoria, tome I, Livre IV, chapitre IX, p. 91 (b), « Le roi Jupiter qui s’enfuit en Égypte devant les païens, revient à dire que Notre Seigneur Jésus Christ a fui en Égypte devant les méfaits des Juifs, et que les autres dieux qui se trouvaient avec Jupiter furent aussi transformés ; les géants qui étaient les Juifs dont Typhée le plus grand d’entre eux et qui les poursuivait était bien le roi Hérode ».
9 Ibid., tome II, Livre des Juges, chapitre XXXVII, p. 164 (a), « Nous devons tout savoir des mœurs des gentils dont nous descendons, et pas des hébreux dont nous tenons les vêtements et les autres ornements de l’Église ».
10 Ibid., tome I, Livre VI, chapitre XXVII, p. 163 (b), « Nous lisons dans les interprétations des savants, les commentaires qu’ils exposèrent à propos des païens et où il était convenu qu’on disait une chose pour en entendre une autre ».
11 Ce rôle exemplaire de la mythologie fut constamment mis à contribution dans l’œuvre de Garcilaso, de Góngora et de Herrera.
12 « Le mythe perçoit et exprime un univers merveilleux qui est le réel actuel ; comme la poésie lyrique, qui porte un intérêt affectif à la situation de l’homme et à la différence des contes et des récits historiques, il concerne directement l’homme d’aujourd’hui », Guy Demerson, La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Genève, Droz, 1972, p. 15.
13 C’est à une réelle actualisation du mythe des nymphes que nous assistons dans la magnifique Églogue III de Garcilaso de la Vega.
14 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CXLVII, p. 262. Extrait qu’il suffit de citer pour s’en convaincre avec l’interprétation particulièrement rétrécissante que le Moyen Âge donnait d’une des fables qui ont le plus nourri l’imagination créatrice des poètes du Siècle d’Or, la fable tragique de Philomèle et de Procné : « Sobre los mudamientos de que fabla Ovidio en el primero libro, el su Libro Mayor departe el frayre que las razones dessos mudamientos se esponen segunt tres maneras – allegoría, costumbres, estoria –. Et dize que todas quantas razones son aquí dichas de Thereo, rey de Tracia, e de la reyna Procne, mugier del rey Thereo, e de la infanta Philomena, que todo es estoria fasta los mudamientos dellos. Que por Procne e Philomena son dichas que fueron mudadas en aues, que se entiende que en esto que fuxieron muy apriessa antel rey Thereo cuemo uuelan las aues, e diz que mudadas en estas aues, golondrina e rossinnol, mayor mientre que non en otras aues por que en estas aues los pechos sennalados de uermeio, e fue esto por mostrar en ellas la sennal del antigua muerte que ellas fizieron en el ninno que degollaron e mataron ; et la infanta Philomena diz que mayor mientre en roysennol, aue que mora en la selva e en las matas, e que da a entender por y de cuemo fue Philomena encerrada en la casa de la selva quando taió el rey la lengua e moró ella y », « À propos des métamorphoses qu’évoque Ovide dans son premier livre, son Livre Majeur, le frère mineur prétend que les raisons de ces métamorphoses sont exposées de trois manières : allégorique, sociologique et historique. Il déclare que tout ce qui est dit là, de Térée, roi de Thrace et de la reine Procnée son épouse et de l’infante Philomène, est parfaitement historique. Qu’à propos de Procnée et de Philomène on ait dit qu’elles ont été changées en oiseaux, l’on entend qu’elles ont fui aussi rapidement devant le roi Térée que le font les oiseaux en volant. Si elles ont été changées en rossignol et en hirondelle, ce fut en raison de la couleur rouge de leur poitrine à cause de l’enfant qu’elles ont décapité et tué. Et si l’infante Philomène fut transformée en rossignol, un oiseau qui vit dans la forêt et dans les buissons, on veut entendre par là pourquoi et comment Philomène fut enfermée dans la maison de la forêt et qu’elle y resta après que le roi lui a coupé la langue ». Ici l’auteur de la General Estoria allégorise en refusant la mise à distance entre les faits et le récit qui en est donné : tout est réel, historique, y compris la métamorphose.
15 Cf. définition illustrée au chapitre suivant.
16 General Estoria, Prologue, « Nada debe encubrirse ni las buenas acciones, ni las malas, aquéllas por ser dignas de imitación, éstas por huir de su práctica », « On ne doit cacher ni les bonnes actions ni les mauvaises, les premières parce qu’elles sont dignes d’être imitées et les secondes pour qu’on puisse les fuir ».
17 C’est le nom que l’on a donné à ces traductions qui relèvent de l’interprétation ou de la paraphrase poétique. Voir à ce sujet la thèse magistrale de Roger Zuber, Perrot d’Ablancourt et ses « Belles infidèles ». Traduction et critique de Balzac à Boileau, Paris, Presses du Palais-Royal, 1968.
18 Cf. la conclusion du chapitre suivant.
19 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1972, p. 78, « Dans l’optique de l’homme médiéval, toute chose signifie autre chose ».
20 C’est précisément ce que l’on peut étudier à propos de l’« imaginaire » de Garcilaso, de Góngora et de Herrera.
21 C’est là, pensons-nous, l’une des caractéristiques de l’esprit médiéval hispanique attiré par le vrai et par le vraisemblable, « el verismo », selon le terme pidalien (Ramón Menéndez Pidal étant l’immense médiéviste de la première moitié du XXe siècle), et non pas épris de « merveilleux » comme ce fut le cas pour le reste de l’Europe.
22 General Estoria, tome I, Livre VI, chapitre XIX, p. 155, « Et Ovide raconte dans le premier livre de son Livre Majeur que ce roi Inachus qui avait une fille qui s’appelait Io : et ce fut une coutume des gentils des premiers temps d’appeler Dieux les rois sages et puissants, de même que déesses les dames sages et puissantes, et aussi divinités les grandes rivières et les nobles fontaines aux vertus avérées ».
23 Isidorus Hispalensis, De Diis Gentium, Livre 1, Oxford, Lindsay, 1910, tome I, « Ceux que les païens déclarent être des dieux, il va de soi, que ce furent des êtres humains qui, en vertu des mérites de leur existence, commencèrent après leur mort à être vénérés par leurs peuples ».
24 Viana, op. cit., p. 14 (b), « Car comme le dit Lactance Firmianus, Saturne avait été à l’origine un roi infiniment puissant ».
25 Ibid., « parce que lorsque les poètes évoquent le mont Atlas, ou la rivière Inachus, cela ne veut pas dire que des hommes naquirent de choses aberrantes, mais qu’ils naquirent d’hommes tels que, vifs ou morts, ils purent donner de tels noms à des montagnes et à des rivières ».
26 General Estoria, tome I, Livre IV, chapitre IX, p. 90 (b), « Ovide dit en effet que les géants s’élevèrent contre les dieux et que selon maître Godefroy cela se produisit du temps d’Abraham, d’Isaac et du roi Jupiter de Crète, et que cela se fit comme vous l’avez entendu dire à propos des générations de Noé qui construisirent la tour de Babylone pour se défendre et pour monter de là jusqu’au ciel ».
27 Ibid., Livre VII, chapitre XXXII, p. 191 (b), « Maître Godefroy raconte, dans la huitième partie de son Panthéon qu’à l’époque où Isaac mourut et où régnait le roi Jupiter dans l’île de Crète, fils du roi Saturne comme cela a été dit : on dit qu’il est né dans la ville d’Athènes ; et maître Godefroy raconte comme le firent beaucoup d’autres, que Jupiter fut le plus savant, le plus considérable et le plus puissant des rois que les païens aient connus et dont il est dit que descendirent les rois de Rome, de Troie et de Grèce ainsi que les autres grands princes ».
28 Nous verrons quel rôle ils jouent tant au niveau rhétorique qu’au niveau de l’imaginaire : nous songeons par exemple aux attributs de Cupidon.
29 Juan de Mena, « le berceau de Jupiter », Coronación, Première Copla.
30 Nous pensons en particulier à la fameuse périphrase de la Première Solitude de Góngora : « Garzón de Ida » qui désigne l’échanson de Jupiter. Jupiter en poésie est souvent appelé « Júpiter Ideo ».
31 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 191 dit à ce sujet : « Grâce à l’allégorisme et à l’évhémérisme, grâce surtout au fait que toute la littérature et tout l’art plastique s’étaient développés autour des mythes divins et héroïques, ces dieux et ces héros grecs n’ont pas sombré dans l’oubli à la suite du long processus de démythisation, ni après le triomphe du christianisme, au contraire, comme l’a montré Jean Seznec dans son beau livre, les dieux grecs évhémérisés ont survécu durant tout le Moyen Âge bien qu’ils eussent perdu leurs formes classiques et se fussent camouflés sous les déguisements les plus inattendus ».
32 Robert B. Tate, « Mythology in Spanish Historiography of the Middle Ages and the Renaissance », Hispanic Review, volume XXII, n° 1, janvier 1954, p. 3. « Depuis la Chronique d’Espagne et tout au long de la Renaissance, les dieux et les héros antiques ont toujours été considérés à leur origine comme des êtres humains exaltés par la suite grâce à leur contribution au bien de l’humanité. Il est rare, en réalité, de trouver dans l’historiographie espagnole un mythe qui n’ait pas été l’objet d’une interprétation évhémériste, particulièrement aux XVe et XVIe siècles, ce qui ne fut pas le cas dans le reste de l’Europe ».
33 Américo Castro, La Realidad Histórica de España, Mexico, Porrúa, 1954, p. 137 et 141, montre, par exemple, comment l’histoire nationale de l’Espagne, caractérisée par la cohabitation de l’Islam et du christianisme, contribua elle-même à la survie des mythes antiques. Ainsi, dans un esprit de syncrétisme pagano-chrétien, on a vu se maintenir le mythe des Dioscures à travers le personnage de l’apôtre saint Jacques : « De no haber sido España sumergida por el Islam, el culto de Santiago no hubiera prosperado como un renovado Cástor. En la Crónica General de Alfonso el Sabio, al narrar la aparición milagrosa del Apóstol en la batalla de Clavijo (822) en unos términos que corresponden a lo que esperaba la gente, habituada por tradición a imaginarse a Santiago (y siglos antes a los Dioscuros) bajando del aire sobre un caballo blanco. También en 449 antes de C., los gemelos Cástor y Pólux habían aparecido sobre sus caballos blancos y así decidieron la victoria del dictador Postumio junto al lago Regilo », « Si l’Espagne n’avait pas été envahie par l’islam, le culte de saint Jacques n’aurait pas prospéré sous la forme d’un nouveau Castor. Dans la Chronique Générale d’Alphonse le Sage, le récit de l’apparition miraculeuse de l’Apôtre à la bataille de Clavijo (en 822) se fait en des termes qui correspondent à ceux que les gens en attendaient, habitués qu’ils étaient à se l’imaginer descendant du ciel sur son cheval blanc. Ce fut ainsi qu’en 449 av. J.-C. les jumeaux Castor et Pollux étaient apparus sur leurs chevaux blancs, décidant ainsi de la victoire du dictateur Aulus Postimus prés du lac Régille ». Walter F. Otto, dans l’Avertissement à la 3e édition de son ouvrage, Les Dieux de la Grèce, Paris, Payot, 1981, observe aussi que « ces figures demeureront tant que l’esprit européen, qui a trouvé en elles son objectivation la plus riche, ne succombera pas totalement à l’esprit de l’Orient ou à celui du calcul pragmatique ».
34 En fait si l’interprétation évhémériste fit entrer les dieux et les héros ovidiens dans la grande compilation Alphonsine, c’est que cette tradition antique pré-ovidienne, s’intégrait parfaitement aux méthodes d’interprétation utilisées alors par les théoriciens de la scolastique qui vivaient en cette fin du XIIIe siècle leur âge d’or. Outre cette « allégorisation » par laquelle les collaborateurs d’Alphonse le Sage tentent d’assimiler les dieux et les héros mythologiques à des personnages historiques, on trouve d’abondants commentaires relevant de l’interprétation morale où l’on reconnaît l’influence des Integumenta de Jean de Garlande et de l’Ovide Moralisé.
35 Ces deux divinités sont parmi celles qui occupent une place intéressante chez nos trois poètes sélectionnés.
36 General Estoria, tome I, Livre VIII, chapitre IV, p. 208 (a), « Maintenant nous parlerons ici du lignage de Mars. Nous trouvons dans le livre des générations des rois des païens et de leurs grands hommes tel Atlas, roi d’Espagne, qui eut sept filles de sa femme Pleyone ».
37 Il s’agit sans doute du très beau théâtre antique de Mérida.
38 Pérez de Moya, op. cit., Livre IV, p. 191 (h), « En Estrémadure habitait un roi puissant appelé Géryon qui s’appliquait à élever des troupeaux, il était très fort et extrêmement désagréable avec ceux qui étaient sous ses ordres. Quand ses vassaux virent Hercules et connurent ses exploits, ils s’approchèrent de lui se plaignant des comportements de Géryon. Cela donna à Hercules l’idée de le dépouiller de ses pouvoirs. Il alla le trouver et l’ayant trouvé sur l’une des rives du Guadiana, du côté où se trouve maintenant la ville de Mérida, et se battant avec lui, il le vainquit. Hercules fit construire à Mérida une demeure avec de nombreuses colonnes dont certaines sont encore debout aujourd’hui ».
39 C’est le cas de Francisco Cascales (1563-1642), dont Porqueras Mayo, Temas y formas de la literatura española, Madrid, Gredos, 1972, p. 106, dit : « Si hubiese nacido en el siglo XIX engrosara las filas de los positivistas ; prefiere siempre la inspiración en el hecho histórico, aunque salvado por el propio Aristóteles, admite que los hechos pueden ser modificados si las reglas del género así lo exigen », « S’il était né au XIXe siècle il aurait grossi les files des positivistes ; il plaçait toujours l’inspiration dans le fait historique, bien que sauvé par Aristote lui-même, il admettait que les faits pouvaient être modifiés si les règles du genre l’exigeaient ». Pour ce processus d’actualisation historique de la Fable gréco-latine voir également Francisco Rico, Alfonso el Sabio y la General Estoria, Barcelone, Ariel, coll. « Letras e Ideas », 1984, p. 113 à 119.
40 Góngora et Lope de Vega utilisèrent amplement la traduction commentée de Pedro Sánchez de Viana.
41 Lope de Vega a préfacé le Teatro de los Dioses de la Gentilidad, de Baltasar de Vitoria, montrant ainsi l’intérêt qu’il y trouvait.
42 Baltasar de Vitoria, Teatro de los Dioses de la Gentilidad, fut édité pour la première fois à Salamanque en 1620. L’édition que nous utilisons est celle de Valence : maison de Crysóstomo Garriz, par Bernardo Nogués, 1646.
43 C’est bien dans cette perspective que nous pouvons placer tous les exemples de figures métaphoriques de la copieuse poésie encomiastique du Siècle d’Or où les êtres sont systématiquement assimilés à des divinités.
44 Léon l’Hébreu, op. cit., p. 103, « Ils ne furent certes pas appelés dieux pour la partie mortelle de leur être, mais pour leur âme intellective qui n’était pas excellente au même degré ; mais c’est par leurs actes que nous connaissons le degré d’âme de chaque homme, et les âmes de ceux qui par leurs vertus et leurs actes ressemblaient à celles des divins participaient effectivement de la divinité, elles en étaient comme l’éclair. C’est donc avec une certaine raison qu’ils furent appelés dieux ».
45 Ainsi le fameux sonnet XXI de Garcilaso de la Vega qu’il consacre à don Alfonso de Ávalos, marquis del Vasto. Chez Góngora aussi, il est possible de trouver de multiples exemples de métaphorisations mythologiques ; par exemple dans le sonnet consacré au comte de Villamediana, qu’il désigne ainsi : « Oh, Mercurio del Júpiter de España » (Góngora, Obras completas, Madrid, Aguilar, 1967 n° 344, p. 509).
46 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CLXIII, p. 278 (b), « Persée est lui-même comme un homme plein de vertus et de savoir. Et par ce que nous autres latins entendons par dieu, les grecs disent “theos”. Et nous avons trouvé que certains disent que Persée veut dire comme “pertho” le dieu, aussi tout homme qui est plein de vertus et de savoir ressemble à Dieu car il descend de Lui ».
47 Ibid., tome I, Livre VII, chapitre XXXV, p. 193 (b). « Dans cette ville d’Athènes naquit le roi Jupiter, comme cela a été dit plus haut, et là il apprit tant et étudia au point qu’il sut tout le trivium et le quadrivium, qui sont les sept arts libéraux ».
48 Ibid., tome I, Livre VII, chapitre XXXIV, p. 192 (b), « Beaucoup de savants et de grands hommes se sont joints pour faire d’Athènes la plus grande ville ; et avant de commencer à la peupler ils observèrent les étoiles et leur ascendant, et ils firent venir toutes les écoles de tous les savoirs. Ils l’entourèrent d’un mur fortifié et de tours de marbre percées de sept grandes portes principales. De chacune d’entre elles, partait une rue très large et grande qui allait jusqu’au centre de la ville ; et là au milieu de la ville où se réunissaient toutes ces rues, ils firent un grand palais, d’une magnifique et fort riche facture ; ce palais avait autant de portes que d’heures du jour et de la nuit, afin qu’il fût suffisamment éclairé pour les maîtres et les écoliers. Les sept grandes portes de la ville étaient toujours ouvertes chacune gardée par douze hommes armés non pas pour empêcher les personnes d’entrer mais pour montrer ainsi à ceux qui venaient y étudier comment trouver immédiatement le lieu adéquat pour apprendre selon leur demande. Et précisément sur chacune des portes était inscrit le nom d’un des enseignements ».
49 Ibid., tome I, Livre VII, chapitre XXXIV, p. 197 (b), « C’est pourquoi Ovide déclare dans son Livre majeur qu’Athènes voulait dire un lieu sans mort, parce que tous les arts et tous les savoirs qu’on y trouvait étaient autant de choses qui ne mouraient jamais ». Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce prestige d’Ovide et de ses Métamorphoses fut confirmé par le fait que son œuvre servait à l’enseignement de la rhétorique dans les écoles : « his first and most direct influence would be found in the study of latin in the schools where he is used as an instrument in the teaching of retoric », « sa première influence et la plus directe est à trouver dans l’étude du latin dans les écoles où il est considéré comme l’instrument opératoire de l’enseignement de la rhétorique », Rudolf Schevill, Ovid and the Renascence in Spain, Berkeley, University of California Press, 1913, p. 14.
50 General Estoria, tome I, Livre VII, chapitre XXXIV, p. 193 (b), « et il y avait alors une coutume à Athènes qui faisait que tous les maîtres se retrouvaient un jour de la semaine dans ce palais avec leurs élèves et tous s’asseyaient sur les gradins, chacun honoré selon le rang de son savoir, non pas selon son pouvoir ni sa richesse, ni selon son lignage ; là les maîtres donnaient une leçon de leur discipline puis en discutaient et raisonnaient sur elles ».
51 Ibid., tome I, Livre VII, chapitre XXXI, p. 198 (b), « Et les Anciens aimaient de telle manière le savoir, qu’ils donnaient à celui qui savait le nom de vivant, et de mort à celui qui était ignorant. Et ce nom d’Ahènes voulait dire en castillan : immortel ou sans mortalité. Les savoirs relevant du trésor de Dieu ne meurent jamais, n’abandonnent jamais ceux qui les pratiquent et ne les laissent pas mourir d’une mort durable, car les savants bien qu’ils meurent dans leur chair, vivent toujours de par leur mémoire ».
52 Ibid., chapitre LXXXI, p. 208 (b). Avec Leucothoé et Apollon, il s’agit d’un mythe de la métamorphose provoquée par un phénomène de mimétisme et de fascination pour la science. Leucothoé, consumée par l’ardent désir de la science représentée par Apollon vers lequel elle tournait toujours son visage, fut changée en arbre, l’arbre d’encens.
53 Ibid., tome I, Livre IX, chapitre XLV, p. 260 (b), « Prométhée était un homme très savant qui faisait des statues d’argile, des figures humaines et les façonnait de son savoir et de sa maîtrise si bien qu’il les faisait se mouvoir et marcher tout seuls. D’autres savants soutiennent que Prométhée était si savant et qu’il enseignait si bien aux hommes que des imbéciles et des ignorants qu’ils étaient, il faisait des savants, il les sortait de la mort, de l’ignorance pour les rendre à la vie du savoir ».
54 Ibid., tome II, Livre des Juges, chapitre CLXVII, p. 284 (a et b), « Atlas connaissait les étoiles et il en était très savant comme de beaucoup d’autres choses du ciel. Du roi Persée on raconte que bien qu’il eût un grand pouvoir, il considérait qu’aucun grand pouvoir ne pouvait égaler un grand savoir ; alors il alla trouver le roi Atlas pour apprendre auprès de lui ; il apprit tant qu’il sut tous les sept arts et toute la nature et les pouvoirs des douze signes. Il emporta alors tout le savoir qu’il tenait de lui, mais également tous ses livres ».
55 Ibid., tome II, Livre des Juges, chapitre CLXVII, p. 284 (b), « Et parce que le roi Persée eut grande envie d’emporter tout le savoir, il dut monter en haut de la montagne et s’isoler pour étudier, ce qu’il fit pendant longtemps, c’est pourquoi on a dit qu’Atlas se transforma en montagne en voyant cette tête (celle de Méduse) ».
56 Pérez de Moya, op. cit., chapitre III, p. 166 (a), « Ainsi le savant qui désire s’adonner à la spéculation, se retire dans les lieux solitaires ; car en la présence familière et continuelle de gens, il n’y a point de tranquillité reposante pour philosopher, et parce que la capacité de contempler et de considérer a plus de force la nuit que le jour et parce que l’âme y montre plus de vigueur ».
57 Ibid., p. 151 (a et b), « Endymion selon saint Fulgence fut un grand savant qui le premier a trouvé les modalités et la trajectoire du mouvement de la lune. Et parce que pour cela il avait besoin d’une longue période d’observation, il passa trente ans sur un mont ionien, dans une région d’Asie appelée Latmos, et comme pour son observation il avait besoin de veiller de nuit, on dit qu’il sortait la nuit. Et dire qu’il dormait toujours c’est parce qu’il suivait très attentivement le mouvement de la lune ».
58 Ibid., p. 151 (a), « Que la lune descende de nuit et que le berger la veille en dormant, signifie qu’Endymion après la longue observation découvrit la vérité sur le mouvement de la Lune, et quand il en trouva la raison, parce que c’est acte d’amants que de s’embrasser la première fois qu’ils se voient, de même Endymion quand il vint à trouver les modalités, la trajectoire et la certitude du mouvement de la Lune, se mit à l’embrasser ».
59 General Estoria, chapitre CCXIV, p. 323 (b), « Quand ce philosophe commença à chanter de savantes paroles en jouant de la viole, beaucoup de gens le rejoignirent pour l’écouter et apprendre de lui ; un auteur raconte une merveille selon laquelle les arbres des forêts avoisinantes vinrent aussi et s’arrêtèrent là où le philosophe se trouvait pour écouter son chant. Mais par ces arbres on entendait des hommes de toutes sortes qui venaient apprendre auprès de ce philosophe. L’auteur dit que vinrent également les bêtes sauvages de ces bois et aussi les oiseaux ; par les oiseaux on entendait les hommes les plus savants et par les bêtes, les autres qui les suivaient, par les arbres les hommes qui en savaient le moins ».
60 Pérez de Moya, op. cit., Livre IV, p. 220 (b), « Qu’Orphée fasse se mouvoir les monts et les bois c’était donner à entendre la grande force de l’éloquence qui permet à l’orateur de mouvoir le cœur des hommes ; par les bois on entend ces hommes auxquels on ne peut arracher, sans grande force de persuasion, les croyances auxquelles ils sont attachés ».
61 Ovide, Les Métamorphoses, Livre XI, vers 8 à 13.
62 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CCXV, p. 324 (a), « Et de comienço no le podíen ferir lo uno por las compannas que estauan y que lo desuiauan, lo al que las enbargaua él por su saber », « et au début elles ne purent le blesser, d’abord grâce à ses compagnes qui étaient là et qui détournaient les coups, en second lieu parce qu’il les troublait par son savoir ».
63 Ibid., « Mais à la fin, ces femmes furent si nombreuses et si forte fut leur agression que rien ne permit à Orphée de leur échapper ; elles l’encerclèrent et le blessèrent jusqu’à lui donner la mort ».
64 Guy Demerson, op. cit., p. 18.
65 Roger Caillois, Le Mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938, p. 180.
66 Rabelais, Pantagruel, chapitre VIII, Comment Pantagruel, estant à Paris, receut letres de son père Gargantua et la copie d’icelles.
67 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CLXXIII, p. 289 (b), « Que tout homme plein de vertus et de savoir ressemble à Dieu est normal car cela vient de lui, et plus chacun sait, plus il ressemble à Dieu et plus il se rapproche de sa propre nature ».
68 Pérez de Moya, op. cit., p. 245 : « Contient des fables destinées à exorter les hommes à fuir les vices et à suivre la vertu ».
69 General Estoria, tome II, chapitre CLXXIII, p. 289 (b), et 290 (a), « Andromeda atada a la penna quier seer el alma puesta e abaldonada a las aventuras e los trabaios deste mundo. [...] La bestia, el pecado del vicio que la quier enartar que la faga caer en la muerte por que la destruya.[...] El mar quiere dezir tanto como amargura, e eneste lugar entiéndese por él este mundo, porque assí es amargo por muchos trauaios, e pestilencias e males que contescen en él como en la mar », « Andromède rivée au rocher signifie l’âme soumise et abandonnée aux aventures et aux tourments de ce monde. La bête, est le péché, le vice qui la trompe pour la faire tomber dans la mort et qui la détruira. La mer veut dire l’amertume de ce monde ; ceci en raison des nombreuses afflictions, pestilences et maux que l’on trouve dans la mer ».
70 Ibid., tome II, Livre des Juges, chapitre CLXVIII, p. 285 (b), « Persseo que mató a la bestia e libró a Andromeda es como la vertud de la bondat que, con entendimiento de las cosas deste mundo e con el saber dellas faze el alma remenbrar de su criador e olvidar el vicio del pecado e partirse dél, e allegarse a Dios », « Persée qui a tué la bête et délivré Andromède, est comme la vertu de bonté qui, dans la compréhension des choses de ce monde et avec le savoir qu’elles donnent, aide l’âme à se ressouvenir de son créateur, à oublier le vice du péché et s’en éloigner en se rapprochant de Dieu ».
71 Ibid., tome I, Livre de la Genèse, chapitre XXVI, p. 163 (a), « Qu’on ne la tienne point pour une fadaise parce qu’on la trouve dans les récits d’Ovide et celui qui les regardera bien pour les comprendre, trouvera qu’il n’y a là nulle sornette ; et ces frères prédicateurs ou mineurs qui se sont donnés tant de mal pour leur donner ce sens théologique, ne l’auraient assurément pas fait si tout ce qui était dit n’avait pas un autre sens ».
72 Épisode du Mont Oeta.
73 Robert B. Tate, op. cit., p. 1 à 18.
74 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CCCLXXXVI, p. 451 (a), « Il y avait des récits sur Hercule en latin qu’on lisait dans les écoles ».
75 Enrique de Villena, Los doze trabajos de Hércules, cette œuvre fut écrite en 1417 et dédiée « au vertueux chevalier Mosén Pedro Pardo » ; pour notre part nous avons eu accès à l’édition de Juan de Burgos datée de 1499. L’édition moderne est due à Margherita Morreale, Madrid, Real Academia Española, 1958 ; la plus récente étant celle de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantès, publiée à Alicante en 2003.
76 Ibid., « Proemio » ou Préambule II, fol. IV du C. 101 de la Bibliothèque Nationale, « ce traité sera divisé en douze chapitres, chacun d’entre eux destiné à l’un des travaux du fameux Hercule, tels que les historiens et les poètes les ont exposés ; après viendra l’expression allégorique puis véridique de cette histoire, telle qu’elle eut réellement lieu ; s’ensuivra l’application morale à tous les états du monde ».
77 Ibid., Préambule I, fol. III., « Je vous prie d’accepter ce présent ouvrage et de le diffuser en des lieux où il pourra porter ses fruits et faire bénéficier de son exemple dans l’accroissement des vertus et la purgation des vices ; ainsi sera-t-il un miroir effectif pour les glorieux chevaliers, poussant leur cœur à ne pas hésiter devant l’âpre office des armes destiné au soutien du bien commun qui est à l’origine de la chevalerie. Mais il éclairera aussi la chevalerie morale en présentant les signes des bonnes mœurs détruisant la texture des vices et anéantissant la férocité des actes monstrueux ».
78 Pérez de Moya, op. cit., p. 186 (a), « Phineo Rey de Peonia provincia de Grecia, fue dos vezes casado. De la primera muger vuo hijos, y la secunda, como madrastra, aborrecía los alnados, y buscando causa para rebolberlos con el padre, ordenó dezir a Phineo que avían intentado requerirla de amores. Phineo dando a esto crédito, indignóse contra ellos tanto que les privó de la vista. Ayrados los Dioses contra Phineo, le dieron la misma pena, cegándole, y añadiendo las Harpías que a la hora de su comer viniessen a él, y que no solo le arrebatasen las viandas, mas aun le ensuciassen la mesa con inmundicias. Deste trabajo le libró Hércules, començó a seguirlas, y viendo por la ligereza de sus alas, ninguna cosa podía hazer mandó a Zetes y Calays tuviessen cargo de seguirlas », « Phinée roi de Péonie, une province de Grèce, fut marié deux fois. De la première épouse il eut deux fils ; la seconde, en tant que marâtre, exécrait ces aînés et recherchant le moyen de les fâcher avec leur père, elle fit dire à Phinée qu’ils avaient essayé de la solliciter amoureusement. Phinée accréditant ces paroles s’indigna contre eux au point de les priver de leur vue. Les Dieux irrités contre lui lui infligèrent la même peine en le rendant aveugle ; ils y ajoutèrent les Harpies qui, à l’heure du repas, venaient non seulement lui arracher sa nourriture, mais aussi souiller sa table d’immondices. De cette peine il fut délivré par Hercule qui, pris de pitié, envoya Zétès et Calaïs afin qu’ils se chargent de les poursuivre ». Zétès et Calaïs, étaient les fils de Borée, le vent du nord.
79 Enrique de Villena, op. cit., chapitre III, fol. XV du c. 101 de la Bibliothèque Nationale, « La cupidité est la source de tous les maux ; pour elle beaucoup de rois et de seigneurs réduisent leurs états, traitent mal leurs sujets et leurs vassaux ; ils vont jusqu’à percer les yeux de leurs propres fils, leur refusant les honneurs qui leur sont dus, et les administrations qu’ils méritent ; à la fin pour cette raison ils sont aveuglés par leurs ennemis, et comme des Harpies ils volent et occupent les régions qui ne leur appartiennent pas. Et dans ce cas, il semble convenable qu’un chevalier vaillant et magnanime conseille à son prince d’user de franchise, de ne pas maltraiter ses sujets, ses vassaux et serviteurs, de tenir compte de ses fils, de ne pas leur percer les yeux s’ils contreviennent à des impôts et à des requêtes déplacées ».
80 Pérez de Moya, op. cit ., p. 186 (b), « Par les trois Harpies que les dieux envoyèrent à Phinée pour charger sa peine et souiller sa table, on entend la concupiscence, l’avarice et la pénurie des usuriers dont la vie, d’une immonde voracité, consiste à amasser ; aussi que les Harpies empêchent Phinée de manger et lui infligent une faim à perpétuité est un féroce tourment ; cela veut dire que sa cupidité l’empêche de dépenser et qu’il mène ainsi une vie triste et médiocre passée à amasser le plus grand trésor ». Góngora reprend avec une subtile originalité le mythe des Harpies dans son fameux romance n° 11, strophe 2 : « Vuelan los ligeros años y con presurosas alas / nos roban como arpías / nuestras sabrosas viandas », « Volent nos promptes années / et sur leurs ailes rapides / dérobent, telles les harpies, / le meilleur de nos chairs ». Sachant que « viandas » en espagnol de l’époque voulait dire aussi « la chère ».
81 Enrique de Villena, op. cit., p. LIII-LIV, « Ainsi en est-il de la lutte contre les centaures et de leur destruction qui serven t de miroir et de lumière à l’état des princes, leur enseignant à maintenir justice, persévérance et fermeté en combattant les centaures qui sont des criminels et des scélérats. Dans le lion de Némée on personnifie l’orgueil, ennemi de toutes les vertus et des bonnes mœurs, orientant son application morale aux plus hauts hiérarques de l’Église à qui revient de défendre leurs troupeaux infestés de vices. Avec les Harpies qui tourmentèrent Phinée on personnifie la concupiscence, racine de tous les maux, et contraire au noble état des chevaliers ; le vol de la pomme d’or symbolise la difficulté qui consiste à amasser la science divine et humaine, si nécessaire à l’état des religieux ; dans la victoire d’Hercule sur Cerbère on enseigne aux citoyens combien il est laborieux de conquérir la paix ; le châtiment imposé à Diomède symbolise les biens mal acquis et sert d’exemple aux trafiquants et aux marchands ; celui de l’Hydre de Lerne renferme dans sa moralité un enseignement salutaire destiné aux paysans encouragés à la profitable diligence ; l’histoire d’Acheloüs sert à jeter l’anathème sur la vie facile avec ses excès de plaisirs et à recommander le travail et l’activité aux travailleurs manuels ; Antée personnifie l’ignorance brute et concupiscente ; avec Cacus on représente le libertinage et la dépravation, face à Hercule qui est un modèle de persévérance dans la vertu ; le sanglier de Calydon représente l’homme embourbé dans sa sensualité qui a pour antidote salutaire la vie solitaire ; et enfin dans l’entreprise surhumaine qui consiste à soutenir le ciel, il expose la pratique des vertus, recommandée aux femmes dont l’abnégation est le soutien de l’esprit faible et vacillant des hommes ». Il convient de souligner ici l’erreur commise par Villena à propos du sanglier qui n’est pas celui de Calydon mais bien évidemment le sanglier d’Érymanthe, quatrième des travaux imposés à Hercule.
82 Herrera reprend cet épisode de la fable d’Hercule, qui fut dans toute sa création poétique un thème primordial, comme tous les épisodes de type « agonistique ».
83 General Estoria, tome I, Exode LXI, chapitre XXXII, p. 305 (b), « Ainsi l’avons-nous vu en d’autres temps, quand les hommes marchaient à leur aise et à leur guise, et que l’on ne voyait pas tant de révoltes dans le monde, de combats et de mauvaises fortunes, comme c’est le cas aujourd’hui, et quand les héros valeureux qui se trouvaient dans le meilleur état de leur corps allaient de ville en ville, de région en région, de royaume en royaume, à la recherche du combat. Ce fut ainsi qu’Hercule tomba sur Antée avec lequel il voulut lutter. Et comme l’écrivirent les auteurs des Gentils tel Ovide, Antée étant fils de la terre, dès qu’il en sentait le besoin, il s’y laissait tomber et en retirait le double des forces qu’il avait auparavant. Hercule le comprit et il ne le laissa plus tomber. Aussi, tandis qu’il le tenait en l’air, il ne cessait de lui dire : – non, pas par terre, non pas comme ça ! Et à force de le soulever, il l’étouffa et le tua ; ce fut ainsi qu’Antée tomba mort et perdit son âme ».
84 Ibid., tome II, Livre des Juges, chapitre CLXVII, p. 283 (b), « Maître Johan l’Anglais et d’autres qui pensaient comme lui, raconte que cette tête de Méduse que portait Persée et qui changeait les êtres en pierre, n’avait d’autre signification que celle d’une toute puissance exercée sur un royaume dont il s’était emparé en en privant ses sœurs. Il conte aussi que Persée, parti plusieurs fois en Orient et parcourant le monde, s’était livré à de nombreux combats qu’il avait gagnés grâce à sa force et à son savoir, s’était fait craindre et obéir par beaucoup de gens, partout où il allait ».
85 Viana, Annotaciones, p. 165 (a et b), « De la vérité quant à la fable du Minotaure elle a été dite et tout y est considéré comme quasiment historique, à l’exception du combat qu’a livré Thésée contre le Minotaure ; c’est une fiction dont la vérité a trouvé son origine chez Plutarque racontant que Thésée, allait payer le tribut de jeunes garçons et de vierges qu’Athènes devait à Minos. Ce fut quand le roi de Crète, Minos, avait publié la nouvelle d’une joute et d’un tournoi qui le rendait extrêmement jaloux d’un certain Toro, un chevalier de sa cour, lequel, selon l’opinion générale, était très valeureux et comptait vaincre tous ceux qui se confronteraient à lui. Sur cela, Thésée demanda au roi licence pour combattre le brillant Toro, ce qu’il lui accorda de bonne grâce ; toutes les dames étaient là pour regarder la fête, parmi lesquelles Ariane qui dès qu’elle vit Thésée fut éperdue d’amour pour lui, elle le fut encore davantage quand elle constata la vaillance et l’habileté dont il usa pour battre Toro et les autres chevaliers. Le contentement de Minos fut tel en voyant Toro ainsi vaincu et déshonoré qu’il restitua sur le champ à Thésée tous les jeunes gens et les jeunes filles qu’il lui avait apportés et qu’il délivra définitivement la ville d’Athènes de ce lourd tribut ».
86 Roger Caillois, op. cit., p. 149.
87 General Estoria, tome I, Exod., LXI, chapitre, XXXII, p. 305 (a et b), « Et de ce que dirent les auteurs de l’époque des Gentils à propos d’Antée, fils de la terre, on trouve également les exposés d’autres savants tels que Johan l’Anglais et un autre frère qui étaient du même avis, d’autant que nous les hommes nous sommes tous enfants de la terre. Mais ils dirent également que cela signifiait qu’Antée était seigneur de grands territoires et de nombreuses populations, que tous ses vassaux l’aimaient beaucoup et qu’il était un roi très riche et très puissant ; en outre il était fort corpulent, très vaillant et très généreux ; il venait à bout de tous ses ennemis et les vainquait ; d’où sa renommée qui se répandit partout ; un jour il arriva jusque sur les terres de Grèce où Hercule entendit parler de lui en ces termes. Hercule ne lui laissa plus l’occasion d’étendre son pouvoir sur les terres, ni sur d’autres populations, ni au cours des guerres ».
88 Viana, Annotaciones, p. 180 (a et b), « Les poètes, pour nous édifier, simulèrent que l’homme vertueux doit toujours être sur ses gardes, il ne suffit pas d’avoir atteint la perfection sans tenter de la garder jusqu’à l’ultime moment de la vie ; en effet, ils nous signalent qu’à peine aurons-nous fermé les yeux sur la raison et sur la vertu que la tyrannie des sens se jettera sur nous avec la lascivité, les délices et les vices qui nous sont naturels ».
89 Ibid., p. 194, « Enflammé du vain amour, déshonnête et lascif de Iole, il revêt la chemise de son erreur que la renommée lui a envoyée. Il en fut tellement affligé qu’il en fut lui-même consumé. Après quoi, il s’en trouva tout rajeuni, parce que passant d’une vie lascive, déshonnête et vicieuse, à une vie modérée, honorable et louable, brûlant nos mauvais penchants, nous retournons à la jeunesse dans la vertu et dans la gloire, et enfin nous nous élevons vers le ciel, où, par la contemplation on peut nous compter au nombre des Dieux que sont les Saints ».
90 Garcilaso de la Vega, Première Élégie, vers 250 à 267, Obras Completas, edición crítica de Elias L. Rivers, Madrid, Castalia, 1974, p. 238, « Tourne les yeux là où enfin t’appelle / la suprême espérance, là vers où l’âme / parfaite et purgée monte comme pure flamme. / Tu penses y voir un autre feu qui sur l’Oeta / consuma d’Alcide la part mortelle. / De la même manière, celui pour qui ton cœur / prodigue mille soupirs chaque jour / et qui, voyant et contemplant nos maux / se réjouit d’avoir pris son envol / et jouit de ses immortelles heures ».
91 Le Brocense, que cite Antonio Gallego Morell, Garcilaso de la Vega y sus comentaristas, Madrid, Gredos, 1972, 2e édition, revue et corrigée, p. 279 : « Hercule fut appelé Alcide en raison de sa grande force parce qu’en grec “Alce” signifie la force. D’autres disent que ce fut à cause de son grand-père Alcée. On dit que, se sentant mourir du poison imprégnant la chemise que lui avait envoyée sa femme Déjanire, il fit un bûcher sur le mont Oeta, et là il se consuma dans les flammes. Par cette fiction on a voulu représenter la purification des êtres exceptionnels qui s’élèvent pour devenir des dieux en laissant par devers eux le grossier vêtement de leur âme ».
92 Ibid., p. 444, « Le feu d’Hercule qui après sa mort était devenu une divinité immortelle, c’est ce feu sacré qui détruit dans l’âme tout ce qui est mortel et qui vivifie et embellit cette partie céleste de l’homme qui autrefois était ensevelie et inhumée dans les sens, comme le dit le comte Balthazar de Castiglione, dans le livre IV : Et ce feu est l’amour de la beauté divine ».
93 Ibid., p. 672, « Hercule s’est fait brûler sur le mont Oeta, se sentant mourir avec le poison de la chemise que lui avait envoyée Déjanire. Par cette fiction on a voulu évoquer l’action de purification des êtres exceptionnels qui s’élèvent pour devenir des demi-Dieux en laissant derrière eux le corps, ce vêtement grossier de l’âme ».
94 General Estoria, tome II, Livre des Juges, chapitre CLVII, p. 269 (b), « Jupiter qui était alors un jeune roi disposait déjà d’un grand savoir et de ce fait d’un grand pouvoir ainsi que d’une grande volonté d’en user. Et nous en savons assez par les écrits des sages que ces trois choses : pouvoir, savoir et vouloir vaincre, permettent de venir à bout de toute chose désirée. Et comme Jupiter possédait ces trois choses, il voulut voir s’il parviendrait à garder une femme malgré elle ; et comme il était capable de montrer la volonté des femmes qui consistait à faire tout ce qui leur était interdit, surtout dans le domaine amoureux ».
95 Ibid., tome II, livre des Juges, chapitre CLVII, p. 269 (b), « Quand on dit de Jupiter qu’il se métamorphosa en or ce fut parce qu’il en envoya à profusion aux dames et abbesses et à tous ceux qui avaient la garde de Danaé, ainsi il en fit ses messagers pour obtenir d’elle tout ce qu’il voulait, sans être vu. Jupiter envoya à Danaé elle-même autant d’or qu’elle en demanda et ainsi il la vainquit. Mais comme le père de la jeune femme gardait les clés de la tour, tout ce personnel aida Jupiter à entrer. On dit aussi qu’il y entra par un conduit qui recueillait les eaux de pluie venues du toit de cette tour et de ceux des palais avoisinants ». Le Titien, dans sa Danaé se souvient de cette interprétation évhémériste : la pluie d’or est chez lui une pluie de pièces d’or.
96 Góngora, « le mensonger ravisseur d’Europe », du deuxième vers de sa Première Solitude.
97 Nous songeons ici à des œuvres écrites plus tard, dans un Moyen Âge s’ouvrant déjà sur la Renaissance, où les moralisations peuvent aboutir aux mêmes effets. Les gloses, par exemple, que proposent l’Archiprêtre de Hita et l’Archiprêtre de Talavera, respectivement aux XIVe et au XVe siècles, dans le Libro de Buen Amor et dans le Corbacho, pour écarter leurs lecteurs des vices et des sept péchés capitaux, constituent souvent des tableaux aux charmes si insinuants qu’ils inviteraient plus au plaisir qu’ils n’en dissuaderaient ceux qui y seraient enclins.
98 Ce terme correspond à la leçon tirée d’une douloureuse expérience.
99 General Estoria, tome II, Livre de Josué, chapitre XXXIV, p. 54 (b) et 55, « Europe, entourée de ses dames et demoiselles de compagnie, était à l’ouvrage dans un beau site champêtre. Jupiter était prêt à tout pour l’y rejoindre et la soumettre à son pouvoir. Voyant que la jeune princesse se plaisait particulièrement en la compagnie des vaches, il eut l’idée de ressembler à l’une d’entre elles. Par ses enchantements magiques, il se transfigura et prit la forme d’un taureau qui se montra fort beau, comme l’écrivit l’auteur. Ovide dit qu’en se muant il prit une couleur aussi blanche que celle de la neige lorsqu’elle vient de tomber et que personne ne l’a encore foulée ; il commença alors à s’ébaudir comme le fait un taureau et se montra de la sorte à l’infante qui s’émerveilla devant sa beauté et sa mansuétude ; il lui prit l’envie de s’approcher du taureau et de mettre les mains sur lui, non sans avoir cueilli des fleurs dans l’herbe du champ et les avoir mises à sa bouche ; Jupiter s’en réjouit fortement, vint à elle tout doucement et commença à lui baiser les mains et c’est à peine s’il put supporter de ne pas se montrer en cet homme qu’il était ; puis il se coucha dans l’herbe s’ébrouant devant elle. Si bien que l’infante en perdit toute frayeur et que Jupiter se laissait mettre des guirlandes d’herbes et de fleurs sur la tête et en accrocher à ses cornes ; de plus en plus rassurée l’infante finit par monter sur lui de manière à le chevaucher ».
100 Callisto transformée en ourse, est poursuivie, puis tuée par un chasseur dans lequel elle a reconnu son propre fils, mais à qui elle ne peut le faire comprendre, si ce n’est par des gestes d’imploration qui ne font que précipiter sa mort.
101 Ce danger de l’« otium » hantera encore l’esprit des mythographes de la Renaissance et il est intéressant de relever que ce qui était devenu un lieu commun, tel le prétexte que Pérez Sigler, dans Metamorphoseos del excelente poeta Ovidio Nassón (éd. de Burgos, 1609, p. 166 b), avance pour justifier sa traduction des Métamorphoses d’Ovide, était un élément assez couramment utilisé dans l’allégorisation des fables : « Como en odio a la viciosa ociosidad (por el mismo Dios reprehendida) siempre la justa ocupación ha tenido su lugar entre las virtudes : en los primeros años de mis estudios (desseando gozar de nombre de bien ocupado) usé, Señor de un grande atrevimiento, que fue sacar a luz y traducir Los Metamorphoseos de Ovidio », « Comme pour blâmer le vice de l’oisiveté (par Dieu lui-même condamnée) le juste passe-temps a eu sa place parmi les vertus : dans les premières années de mes études (cherchant à jouir du nom de bien occupé), j’ai usé Monsieur, d’une grande audace qui fut de mettre au jour et de traduire les Métamorphoses d’Ovide ».
102 Dans la fable de Narcisse, reprise par la plupart des poètes, le danger de l’« otium » lié à l’heure de l’acédie est vivement souligné. C’est dans les mêmes conditions que Narcisse découvre son image dont il s’éprend. Il en va pareillement pour la fable d’Actéon qui, fatigué par la chasse, à l’heure de l’acédie, s’abandonne à l’« otium », réfugié dans un lieu protégé et intact ; il y découvre le corps dénudé de Diane, apparition qui lui sera fatale. Le mythologue qu’est Roger Caillois, op. cit., a désigné cette disposition de l’esprit et du corps par la formule de « complexe du midi » ; Robert Ricard l’a étudiée d’un point de vue historique dans « Pour une histoire de l’acédie et de la paresse », Nouvelles Études Religieuses, Paris, Centre de Recherches Hispaniques, 1973, p. 63 à 81.
103 Notamment dans l’Églogue II, éd. cit., p. 334, 336 et 338.
104 General Estoria, tome I, Livre XXI, chapitre V, p. 597 (b), « Et de cette façon il arriva qu’un jour où Callisto s’était éloignée de sa déesse Diane et qu’elle était allée à la chasse, seule dans les bois, et que le soleil était très haut dans le ciel et qu’il faisait très chaud, elle pénétra dans un bois où personne n’était venu avant elle ; elle y trouva de très bonnes fontaines entourées de grands vergers ; avec la grande chaleur qu’il faisait, elle décida d’y faire la sieste et d’y reprendre haleine ; elle prit son carquois qu’elle avait à l’épaule et son arc qu’elle accrocha à la branche d’un arbre ; puis elle se coucha sur l’herbe. Jupiter qui était très amoureux d’elle, lorsqu’il la vit ainsi fatiguée et seule sans la moindre garde dit ainsi : je veux séance tenante aller jusqu’à cette dame et me réjouir avec elle sans que ma femme me voie. Après s’être dit ces mots, il procéda à ses enchantements et usant de ses capacités à se transformer, il prit la forme de la déesse Diane à laquelle il ressembla en tout point : par le visage, les vêtements et la démarche. Arrivée auprès de Callisto qui était seule il lui dit : Ô vierge, une des miennes compagnes, pourquoi es-tu venue chasser dans ces bois et dans ces collines ? Quand elle le vit, la vierge Callisto crut que c’était vraiment Diane, elle se leva de l’herbe où elle se trouvait et le reçut comme sa souveraine. Jupiter se rapprocha d’elle et commença à l’embrasser très fort, la combler de baisers qui n’avaient rien de modéré et qui n’étaient pas de ceux que l’on se donne entre vierges ».
105 Ovide, Les Métamorphoses, Livre IV, vers 1 à 415.
106 Cette double thématique sera retenue et combinée de la plus subtile manière par Garcilaso de la Vega lorsqu’il fera jaillir ces légendes mythologiques consacrées aux amours infortunées dans les toiles tissées par les nymphes du Tage, dans sa IIIe Églogue.
107 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 45. Préface de Jean Starobinski.
108 Par exemple, le paon, oiseau de Junon, donne lieu à l’esquisse d’une « vanité » où, dans un jeu d’anamorphoses, se détachent les reflets d’une « danza de la muerte », General Estoria, tome I, Livre VI, chapitre XXVII, p. 164 (b), « El pavón ave de Juno, muestra la vida de los ricos que affeytan e componen sus delanteras et dexan descubierta e torpe mientre su postrimería. E dize que assí fazen los ricos deste mundo, que aquí precian las riquezas, e quando deste mundo salen que lo dexan aquí todo, e van descubiertos levando sus postrimerías desapuestas et torpes », « Le paon, oiseau de Junon montre la vie des riches qui ornent et composent leur présentation quand ils se montrent de face tandis qu’ils laissent à découvert et d’une manière peu plaisante ce qu’ils montrent de dos. Il est dit qu’agissent ainsi les riches de ce monde qui attachent tant de prix aux richesses lorsqu’ils quittent ce monde et qu’ils y laissent tout et partent avec des arrières fort défaits et maladroits ». Viana, grand mythographe de la Renaissance, et un poète comme Góngora, utiliseront l’image de cet oiseau divin.
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