Chapitre II. L’ancrage médiéval de la Fable : une mythologie didactique
p. 21-32
Texte intégral
La mythologie en langue vernaculaire
1C’est ainsi sans doute que s’explique, déjà par anticipation, l’engouement manifesté pour l’un des auteurs qui furent à la source de cette culture symbolique en Espagne : Ovide qui remporta tous les suffrages avec ses Héroïdes et surtout avec ses Métamorphoses :
Nuestro poeta lo tiene todo pues escrive historia universal desde el principio del mundo con tantos exemplos para nuestro provecho, quanta gala y lozanía para nuestro contento, no dejando cosa de Astrología, Philosophía natural, y moral, sin tocar y todo lo demás, de manera que se puede affirmar dél, lo que los Griegos de Homero dixeron, que es semejante al mar Océano, porque como todos los ríos nascen del Océano, y se engolfan en el mesmo, ansí todas las sciencias toca nuestro poeta y en él redundan.1
2Ce fut bien tout cet héritage de l’Antiquité représenté essentiellement par Ovide qui fut transmis du Moyen Âge à la Renaissance en une chaîne ininterrompue d’ouvrages – commentaires, paraphrases, traductions glosées des Métamorphoses, et bien sûr les mythographies elles-mêmes – que nous nous proposons d’étudier. Nous verrons ainsi que ces « manuels » où l’on présentait d’une part un Ovide traduit et de l’autre une érudition mythologique de plus en plus considérable sous une forme condensée et commode la rendant immédiatement accessible, étaient bien des instruments de travail qui répondaient à une demande et sans doute à des besoins nouveaux.
3Et précisément nous touchons là au double objectif de notre étude de ces intermédiaires mythographiques, double objectif indissociable l’un de l’autre : leur intérêt propre, mais surtout l’indispensable adjuvant qu’ils sont au développement de la création poétique. Certes ils correspondent en grande partie à l’engouement croissant du XVIe siècle pour les fables ovidiennes, mais c’est aussi tout une littérature intéressante en soi et dont l’objectif fait à la fois l’essentiel de sa forme et de sa signification : ils sont utiles à ceux qui écrivent et indispensables à ceux qui lisent. Ainsi s’explique qu’on préfère lire Ovide en castillan dans ces traductions accompagnées de gloses et de notes qui l’éclairent, offrant de concert le plaisir de la lecture poétique et celui qui vient d’une compréhension plus complète procurée par la connaissance d’une profusion de renseignements précis à leur endroit. Ils mènent à ce schéma du « deleitar aprovechando », « édifier par le plaisir » que tous les auteurs de ces manuels prônent dans leurs prologues. L’expression litotique et imagée qu’utilise Viana à ce propos n’est pas la moins suggestive quant à l’importance du divertissement qui prend sa place au sein de l’exemplarité :
Estos trabajos nacidos en el tiempo de mis entretenimientos2, y tomados como por medicina y reparo, contra el arte que principalmente professo me ha causado. Los quales (si no me engaño) serán de mucha utilidad y no poco gusto, a los que con buen zelo lo leyeren.3
4Mais il y a sans doute un appel d’un autre ordre dont ces ouvrages pouvaient être l’écho, celui d’une esthétique littéraire correspondant à l’évolution de la culture humaniste de la Renaissance. Si l’on considère en effet la période où ces manuels connaissent leur plein essor, l’époque où ils s’affinent dans leur qualité et se perfectionnent dans leur présentation, on s’aperçoit qu’il s’agit du dernier tiers du XVIe siècle d’Or, c’est le moment où la pratique intense de l’imitation admirablement exploitée par Garcilaso de la Vega se double progressivement de la pratique de l’érudition poétique, autrement dit le moment où, de la poésie savante mais sobre d’un poète comme Herrera, on passe à la poésie savante d’un Góngora, à toute la poésie « cultéraniste » ; celle-ci utilise à profusion les allusions mythologiques et la pratique subtile des images du mythe livrées à un public rompu aux méthodes exégétiques et attiré par la recherche des sens cachés dans tout ce potentiel herméneutique, dans ce réservoir de polysémie.
5Ce n’est pas un hasard si tous les mythographes sont d’accord pour juger leur science indispensable à la poésie ; sans elle, disent-ils, on ne peut pas comprendre les poètes. « Yo lo que más espanta », déclare Viana, « que es imposible poder entender Poeta bien sin esta diligente interpretación a la qual yo me ofrezco »4. Le titre complet que porte la Philosophía Secreta de Pérez de Moya n’est pas moins significatif à cet égard :
Donde debaxo de historias fabulosas, se contiene mucha doctrina provechosa a todos estudios con el origen de los ídolos o Dioses de la Gentilidad. Es materia muy necesaria para entender Poetas.5
6Dans cette perspective, un fait, à première vue peu important, mérite d’être souligné : l’adjonction en 1595 d’une brève mythographie à la traduction des Métamorphoses d’Ovide de Bustamante, par son éditeur anversois. C’est, selon nous, dans le même esprit qu’ont été élaborés à la fin du XVIe siècle les Commentaires sur l’œuvre de Garcilaso, lesquels sont proches par leur teneur d’une véritable mythographie6. Tout se passe comme si on éprouvait, a posteriori, le besoin d’assortir d’une mythographie une œuvre comme celle de Garcilaso, écrite avant le développement de ce genre de manuels et bien avant que Baltasar de Vitoria ne se serve d’elle pour illustrer ses savants commentaires sur les mythes. Les fables utilisées par les poètes doivent être éclairées car elles furent inventées par eux7. Si l’on juge bon et nécessaire de commenter par de longs développements mythologiques des œuvres comme celle de Garcilaso où la mythologie est si discrète et si claire, qu’en sera-t-il d’une œuvre comme celle de Góngora où l’on note une véritable inflation des signes mythologiques complexes et savants ?
7Il est vrai que, dans la polémique enflammée qu’ont engendrée les grands poèmes gongorins, ses défenseurs comme ses détracteurs se battaient à coups de savoir mythologique8. Et certains, pour plus de précision, s’en remettaient à Pérez de Moya et à Baltasar de Vitoria. Ce fut ainsi que Pellicer dans ses Lecciones Solemnes, pour couper court à un long développement sur la Fable, préférant s’en remettre au savoir des mythographes, déclarait tout net : « Yo soy mal coronista de fábulas y más estando todas en español escritas en la Filosofía Secreta y en el Teatro de los Dioses »9.
8Dans cette compétition où, faisant assaut d’érudition les poètes pour écrire, les amateurs pour les lire, et où tout le monde était partie prenante, la poésie s’affirmait comme un domaine révélé pour ceux-là seuls qui pouvaient comprendre son langage10. C’est pourquoi, dans leurs prologues, les mythographes ne cesseront de vanter à la fois la prodigieuse richesse de la poésie11 et l’abondance de la doctrine que renferme leur ouvrage et de souligner la possibilité qu’ils offrent ainsi de saisir cette richesse et cette abondance à travers la fable. Viana disant du poète : « Ocultamente escrive cosas altísimas y en la perenne fuente de la divinidad bañadas »12, donne de la poésie une définition qui rejoint celle qu’il donnait de la Fable.
9Ainsi, s’imposait d’évidence la question que nous venons de soulever et de résoudre en partie : quelle était la nature des ouvrages dans lesquels les poètes pouvaient puiser leurs connaissances et où ils pouvaient satisfaire une quête relevant de la plus haute érudition. De nombreux éléments prouvent qu’ils ne se sont pas toujours tenus – et surtout pas de façon exclusive – à ce noble exercice que les critiques se contentaient de leur attribuer et qui les faisaient boire directement aux sources vives des textes latins et grecs. Certes, une nouvelle conception de l’Antiquité à laquelle les poètes ont rendu une certaine pureté ne laisse pas de doute sur leur pratique enthousiaste des textes originaux d’Ovide et de Virgile. En ce qui concerne les grands poètes tels que Garcilaso, Herrera et Góngora, nous ne pouvons pas hésiter : ils ont fréquenté les auteurs classiques dans le texte. Le premier avait reçu une culture raffinée et humaniste ; le deuxième était un érudit et un humaniste complets ; quant à Góngora il fut un admirable connaisseur de la culture classique13.
10Mais, à ce titre, ces poètes se seraient-ils interdit pour autant le droit de mettre à profit, au gré de leurs besoins immédiats, les répertoires fonctionnels, les commodes et fort savantes synthèses dressées par les mythographes qui, pour la plupart d’entre eux, précisaient même leurs sources. Assurément pas, comme nous l’ont montré de nombreuses coïncidences interprétatives ; et même si dans l’état actuel de nos recherches, il ne nous a pas été possible d’apprécier quantitativement la fréquentation qu’ils firent de ces mythographies ni de mesurer l’influence qualitative qu’ont exercée sur eux ces intermédiaires devenus très populaires et vite considérés comme de simples répertoires, il ne fait pas de doute qu’ils en usèrent assez abondamment. Outre les investigations exégétiques auxquelles nous avons procédé et qui nous ont permis d’établir des sources précises pour les textes de l’ensemble de leur production, il aurait fallu pouvoir les compléter par des confidences révélatrices venant des poètes eux-mêmes. Or y croire un instant eût été une vaine attente, une naïve illusion : à cette époque on ne parlait pas de soi. De plus lorsqu’il s’agit d’ouvrages que chacun consulte, qu’on a constamment sous la main comme le furent ces « mythographies » et dont on tâte comme d’un dictionnaire, il n’est pas question de les mentionner ; quand on est érudit ou poète, on ne citerait pas plus une « mythographie » qu’on ne citerait un dictionnaire ou « internet » aujourd’hui. D’ailleurs, si un écrivain ou un poète, sous la pression de quelque sollicitude, devait faire état d’un certain savoir, se soucierait-il de révéler qu’il l’avait acquis à si bon marché ?
11Dans de telles conditions, s’il était essentiel d’accorder leur juste place à ces « mythographies » et de reconnaître le rôle important qu’elles ont joué, il était aussi nécessaire de définir le genre auquel elles appartenaient, d’identifier leur nature qui se situe dans la catégorie d’indispensables et commodes outils de travail.
Ovide : objet de toutes les fascinations
12En l’an I de notre ère, commençait, sous la plume du poète latin Publius Ovidius Naso, la composition d’un long poème épique de près de douze mille hexamètres dactyliques aux rythmes profondément musicaux, répartis en quinze livres. Il décrivait, en un ensemble de plus de deux cents fables, la naissance et l’histoire du monde depuis le Chaos originel jusqu’à l’apothéose de l’empereur Auguste. C’était le réservoir le plus complet de fables gréco-romaines, le récit d’une genèse montrant par quelles voies l’irruption du sacré fondait le monde. Tournant son regard vers ces temps primordiaux auxquels remontaient les mythes qui nourrissaient ses fables, Ovide faisait son œuvre de compilateur en rassemblant les légendes antiques. Il s’inspirait des catalogues et des généalogies archaïques qu’il pouvait consulter ; parmi ses sources, on a pu identifier la Théogonie d’Hésiode, mythographe du VIIIe siècle av. J.-C., les Métamorphoses ou Eteroioumena de Nicandre de Colophon des IIe et IIIe siècles av. J.-C., œuvre dont il ne restait que quelques fragments, les Mitologiarum libri tres de Fulgence et, plus près de lui, le Liber Fabularum d’Hygin. Il n’avait pas achevé cette œuvre, lorsque, sur les ordres de l’empereur Auguste et pour des raisons encore assez mal élucidées, il fut envoyé en exil, relégué à Tomis, sur les bords de la mer Noire où il y mit la dernière main avant de mourir, à l’âge de cinquante-deux ans, en18 apr. J.-C., il y a exactement 2000 ans. Il mourait désespéré, aux confins du monde connu, en Scythie Mineure, chez les Barbares du delta du Danube, sur les bords du Pont-Euxin. Telles étaient ses souffrances qu’il rêvait de métamorphose et à l’image de ses dieux, il voulait prendre une forme nouvelle pour échapper à ce funeste sort comme le laissait entendre sa deuxième lettre des Pontiques adressée à Fabius Maximus, un des favoris d’Auguste. Il chantait les Métamorphoses des dieux, gratifiés d’une renaissance perpétuelle et il évoquait, pour conclure son œuvre, une doctrine de rédemption et d’incarnation.
13Ces Métamorphoses ne moururent point ; après un long cheminement sinueux et obscur, semé de sporadiques disparitions et résurgences, devint, à l’orée de l’Époque moderne, l’objet de toutes les prédilections, en Espagne comme dans l’Europe entière. On ne le désignait plus que, par antonomase, sous le titre élogieux d’Ovidio Mayor. Ce titre, remontant au Moyen Âge qui connut même un « siècle d’Ovide », « aetas ovidiana », entre le XIIIe et le XIVe siècle, permet de supposer qu’il n’est guère de témoignage laissé par la poésie lyrique où l’on ne trouve trace de cet auteur. Les Cancioneros qui recueillent aussi bien les poésies populaires que les poésies courtoises, trahissent en maints endroits cette influence ovidienne, par l’appropriation des thèmes mythologiques14.
14Et l’on est en droit de se demander, pour ces Métamorphoses, si une telle capacité de survie ou de régénérescence n’avait pas son secret dans la pléthorique présence des mythes qui en faisait la trame. En effet le mythe, « reviviscent » par nature, voué à un éternel retour, résiste inlassablement à la mort ; sa vie cyclique tient du principe de la palingénésie ou de l’apocatastase ; un mythe n’existe qu’à travers ses différentes palingénésies.
15Aussi, à la Renaissance, quand tout concourait à faire revivre les mythes antiques, et qu’on voyait la cohorte des philosophes et des poètes replacer sur leur socle ces dieux païens qui les aidaient à revisiter le monde, qu’on les voyait interroger les textes qui livraient leurs oracles pour expliquer l’univers et la place qu’y tenait l’homme, ils leur fut aisé de constater que les mythes ovidiens n’avaient cessé d’irriguer l’écriture poétique15. La Renaissance oscilla entre cette ivresse du savoir dont Pic de la Mirandole incarna les idéaux éblouis et cet attrait mythologique incarné par Ovide. Il fut vite admis que sans Ovide il était vain de vouloir saisir les poètes ou d’en être un.
16C’est donc par une sorte de tradition maintenue, en grande partie à l’état latent, que, poussée par le souffle de l’esprit renaissant et grâce à Ovide, la mythologie va se cristalliser sous les formes les plus variées, cultivée par les poètes dans le genre savant, élégiaque, bucolique ou simplement narratif et moral16. Mais à l’heure de la General Estoria nous n’en étions pas encore là et, pour bien saisir cette diffusion des thèmes mythologiques de l’œuvre ovidienne, il convient d’en remonter le courant pour s’arrêter à un moment que nous considérons comme charnière de leur parcours ainsi que le chemin qu’ils suivirent au Moyen Âge.
Une magistrale translation ovidienne
17En effet, cette fréquentation des mythes ovidiens se pratiquait essentiellement sur un héritage médiéval, un collectif copieux à la fois cumulatif et combinatoire. Ce savoir mythologique se trouvait blotti dans le bloc substantiel des diverses translations d’Ovide en langue vulgaire. Tout un ensemble d’hypotextes ou de sous-textes qui seraient, le moment venu, à la disposition des poètes.
18Parmi eux, le premier ouvrage qui, au Moyen Âge, a le plus amplement et le plus systématiquement exploité l’œuvre d’Ovide est une gigantesque compilation biblique et mythologique qu’on intitula la General Estoria17, selon nous maillon essentiel de la tradition mythologique. Entreprise monumentale, commencée sous la direction d’Alphonse X le Sage, roi de Castille et de Léon, sans doute en 1270 et qui fut achevée l’année de sa mort en 1284. En ce qui concerne le prodigieux héritage ovidien dont elle est porteuse, il a été jusqu’à présent largement négligé. Pourtant, dans cette sorte d’encyclopédie universelle, tout se passe comme si, traduit en langue vernaculaire, l’œuvre total d’Ovide s’y était réfugié18 ; il avait pu y être conservé dans son intégralité, sa substance sensiblement préservée malgré de manifestes transformations. Ce qui explique peut-être que pour pour celui qui n’y prenait pas garde, Ovide pouvait passer inaperçu, notamment sous la somme des traductions et des commentaires s’adaptant à l’esprit et à la forme de cette époque médiévale19. S’y appliquait au récit d’Ovide, dans la traduction, la plupart du temps non déclarée comme telle, comme dans les gloses, la démarche allégorique qui combinait les différentes traditions exégétiques, suggérant les nombreuses implications référentielles ; ne se limitant pas à l’exploitation du sens moral caché sous le voile de la fable, on faisait accéder le texte ovidien à un statut de vérité qui légitimait les visées didactiques. On y détecte, en tout cas, un plaisir manifeste d’écriture, une complaisance dans la narration, une tendance à rendre vivants les épisodes, à se livrer avec bonheur à la translation de la Fable antique. Cela est perceptible dans la variété des rythmes et dans la recherche sonore des phrases où les reprises et les correspondances de termes favorisent l’ekphrasis, cette spectaculaire visualisation verbale et parfois naïve du phénomène de la métamorphose dans le déroulement de ses différentes étapes.
19Il s’agit de présenter, dans la continuité d’un texte historique, la geste des dieux et des héros recueillis par Ovide, mais en la revêtant de ce qu’on appelle des « alegorías historiales, naturales y morales » qui constituaient des systèmes d’explication destinés à orienter ce précieux legs culturel vers une doctrine philosophique, religieuse et pratique s’adaptant autant qu’il est possible à une conception actualisée de la vérité révélée. Cet « involucrum » ce « manteau fabuleux », ce « patchwork » presque sans couture apparente renvoie à un fonds culturel primordial dont la tradition se maintiendra jusqu’au XVIe siècle, et dans la totalité de ses manifestations. S’il est difficile de parler d’influence directe, on s’apercevra qu’au XVIe siècle, cette tradition d’interprétation hantera les esprits des mythographes qui l’amplifieront en reprenant cette méthode tirée des philosophes de l’Antiquité et de leurs disciples, les mythographes tels que Macrobe, Phornutus et Fulgence. Cette même tradition hantera également l’esprit des poètes qui en changeront profondément l’essence, mais à partir de cette base commune qu’ils doivent aux siècles antérieurs.
20On peut même aller jusqu’à penser que la General Estoria, en tant que réservoir des mythes porteurs de leur capacité palingénésique, s’est placée de plain pied avec la poésie qu’elle a inspirée plus ou moins directement chez certains poètes du Siècle d’Or. Le mythe de Narcisse et telle qu’y apparaît sa représentation, ont bien pu influencer l’auteur d’une importante fable mythologique qui y aurait puisé quelques détails particuliers de son poème Fábula de Narcisso. En étudiant ce poème de Gregorio Silvestre, on est frappé par l’une des comparaisons utilisée ici, dans l’épisode où Narcisse découvre son visage sur l’immobile miroir de l’onde ; parangons de la beauté, les dieux de la mythologie viennent au secours de la description :
A Venus en el rostro parecía
En el rubio cabello al rojo Apolo
A Baco en lindas manos excedía.20
21Les deux premières comparaisons touchant le visage et la chevelure, fort conventionnelles, laissent place à une image inhabituelle et insolite, celle des belles mains de Bacchus. Si les poèmes antiques vantent volontiers la perfection des traits de Vénus, s’ils relèvent la beauté de la chevelure d’Apollon, son attribut solaire, à notre connaissance les mains de Bacchus n’ont guère retenu leur attention. Or ces mains font leur apparition dans la General Estoria qui leur consacre un chapitre entier sous le titre évocateur de Del alabança de la fermosura de los miembros de Narciso en ell agua et qui commence ainsi :
Alçava Narciso las sus manos sobre el agua, et parava las tendidas e catava los dedos de la ymagen que fazíen ellas, et teníe aquellos dedos que allí veye por más fermosos que los de Baco que fue líbero padre, como vos contaremos
adelant.21
22Ce passage extrait de la légende d’Écho et Narcisse, reprise dans sa totalité par la General Estoria, est en réalité une traduction paraphrasée du troisième Livre des Métamorphoses d’Ovide22 ; la suite du portrait de Narcisse suffit pour nous en convaincre :
Et otrossí los cabellos más fermosos que los rayos del sol, et la mejillas sin barvas aún,
et el cuello tan blanco cuemo el mármol, et la fermosura de la boca, e la color vermeia
mezclada con blanco ; et estava se maravillando Narciso de la fermosura de todos estos
mienbros en que el mismo era maravilloso e muy de maravillar a los omnes, tan fermoso
mançebillo era ; et amava el mismo a sí mismo como omne sin saber.23
23Et le long développement sur les mains de Bacchus paraît le résultat d’une confusion, d’un contresens fort poétique ; en effet le terme « sidus » dans l’expression ovidienne « spectat… sua lumina, sidus », semble avoir entraîné l’idée d’une double étoile, idée selon laquelle Narcisse contemplerait la double étoile de ses mains et sa lumière digne de Bacchus24. Les traductions postérieures, surtout celles de la Renaissance, reprendront le contresens. À la fin du XVe siècle, Jorge de Bustamante, traducteur d’Ovide, rendra de la sorte ce même passage :
Él se maravilla mucho de la linda figura que vee, está muy elevado e casi fuera de sentido, mirando tan linda cara, tan lindos ojos, tan lindos braços, et tan lindas manos y cuerpo : todo tan hermoso que le paresce no aver otra bienaventurança ygual que ver aquello y gozar lo.25
24Bustamante « démythologise » la comparaison, mais garde l’image des mains qu’il a sans doute trouvée dans la General Estoria. Au XVI, Pedro Sánchez de Viana répète poétiquement l’image :
Dedos de Baco dignos, no hay ninguna
Duda si los cabellos son hermosos,
Pues son los del hermano de la Luna.26
25S’il n’est pas aisé de déterminer avec exactitude l’ordre de la filiation de cette image chez les auteurs qui l’utilisèrent par la suite, il est à peu près certain que la General Estoria en est la source et qu’elle est à l’origine d’une tradition mythologique créée à partir d’elle. Maillon essentiel entre l’Antiquité et la Renaissance, elle assure la continuité d’une chaîne ininterrompue à laquelle s’accrochent les médaillons représentant l’image sans cesse renouvelée qu’on se fait des dieux et des héros.
26Cette image des dieux et des héros était complétée par une tradition didactique et morale faisant d’Ovide et des fables mythologiques dans leur totalité le point de départ d’une immense entreprise encyclopédique destinée à dresser le bilan des connaissances universelles de l’homme parvenu à ce stade historique, et ces connaissances, c’était la Fable antique qui en conservait le dépôt. Tâche colossale digne d’un roi conscient du rôle que son pays jouait dans la civilisation de son temps, la General Estoria d’Alphonse X le Sage, se présente donc comme un monument d’historiographie dont on pourrait dire qu’il illustre le plus exactement possible le passé de l’humanité à une époque où l’on cherchait également dans l’histoire antique des modèles capables de dicter les comportements susceptibles de mener l’homme sur le chemin de la perfection. Les différentes allégorisations enveloppant les fables contribuent à montrer que celles-ci s’inscrivent dans le flux d’une réalité historique qui les livre à l’homme avec l’épaisse écume de leur enseignement destiné à parachever ce qu’il possède de plus précieux : son savoir, un savoir orienté vers la pratique morale, elle-même dictée par les exigences de la foi religieuse. L’ensemble de ces allégories que l’on désignait sous le nom d’« involucrum », d’« integumenta », en Espagne plus spécifiquement sous celui de « moralización » ou « ilustración », permettaient à l’homme de connaître son origine, son passé spirituel et historique, les influences auxquelles il a été soumis, afin d’en retenir ce qui peut fixer ses devoirs éthiques et sociaux devant faire de lui un parfait sujet du royaume, agissant dans la conformité de la foi.
27Bref, selon une vision extrêmement lucide pour l’époque, la tradition culturelle de l’Occident, telle qu’elle apparaît dans l’entreprise d’Alphonse X le Sage, repose sur un double patrimoine mythique : les mythes païens de l’Antiquité gréco-romaine et les mythes bibliques relevant de la culture judéo-chrétienne. Malgré l’interprétation grossièrement matérialiste que son équipe donne de ces mythes, Alphonse le Sage avait saisi le lien fondamental qui unissait ces deux sources mythiques de l’Occident. Une vérité révélée au-delà des exigences rationnelles : une tradition transrationnelle.
Notes de bas de page
1 Viana, op. cit., fol. 8 (b). Prologue de la traduction. « Notre poète a tout, il écrit l’histoire de l’univers depuis le commencement du monde avec autant d’exemples efficaces que d’élégance et de fraîcheur pour notre contentement, ne laissant de côté la moindre chose d’Astrologie, de Philosophie naturelle et morale et tout le reste ; si bien qu’on peut bien dire de lui, comme le firent les Grecs à propos d’Homère, qu’il est comme l’Océan, parce que de même que toutes les rivières naissent de l’Océan et retournent en lui, toutes les sciences viennent de ce poète et s’épanouissent en lui ».
2 « Entretenimientos » ou « divertissements ». Viana utilise aussi une expression mythologique pour désigner ces moments de délassement qu’il appelle « mis horas alcyonas », « mes heures alcyoniennes ». Cf. op. cit., fol. 3, Prologue.
3 Ibid., Prologue Annotaciones, fol. 1, « ces travaux nés du temps de mes divertissements et pris comme médecine réparatrice seront d’une grande utilité et appréciés par ceux qui les liront avec sollicitude ».
4 Ibid., fol. 4 (a et b). Et pourtant Góngora n’avait pas encore écrit son Polyphème. C’est aussi, semble-t-il, la raison pour laquelle Alonso de Madrigal a cru bon d’adjoindre aux commentaires bibliques de son Libro de las Questiones, dix chapitres sur les dieux de l’Antiquité païenne, fol. CXXIV a(b) : « Servirá esta pequeña obra para entendimiento de muchas cosas poéticas, assí como doctrinal principio en quanto el lector aplicarlo quisiere y supiere siquier por distinguir muchos de los dioses [...] lo qual a los leyentes en las poéticas obras muchas dudas quitara y levantar el ingenio para más entender. », « Ce petit ouvrage servira à la compréhension de beaucoup de choses poétiques comme à la doctrine que le lecteur pourrait ou voudrait y appliquer afin de distinguer un grand nombre de ces dieux [...] ôtant ainsi aux lecteurs beaucoup de doutes tout en élevant leur esprit ».
5 Pérez de Moya, op. cit., « Où, sous des histoires fabuleuses, se concentre une copieuse doctrine profitable à toutes sortes d’études liées à l’origine des idoles ou des Dieux païens. C’est une matière très nécessaire pour entendre les Poètes ».
6 Les Commentaires de Herrera dont nous nous sommes servie abondamment comme d’une mythographie datent de 1580 ; ils furent précédés de ceux du Brocense (1574) et suivis de ceux de Tamayo de Vargas en 1622.
7 Pérez de Moya, op. cit., Livre I, chap. I, fol. 1, « Porque toda fábula se funda en razonamientos de cosas fingidas y aparentes, inventadas por los poetas », « Parce que toute fable repose sur des raisonnements faits à partir de choses fictives et illusoires inventées par les poètes ».
8 Dans ce sens, les commentateurs de Góngora, de l’un ou de l’autre clan, écrivent tous dans le prolongement des mythographes.
9 Pellicer, Lecciones Solemnes a la Obra de don Luis de Góngora y Argote, Madrid, Pedro Coello, 1630, colonnes 254 et 255, « Je suis un bien piètre conteur de fables, et à quoi bon si nous les avons toutes écrites en espagnol dans la Philosophie Secrète et dans le Théâtre des dieux de la Gentilité ? » ; Pellicer parle respectivement des mythographies de Pérez de Moya et de Baltasar de Vitoria.
10 Góngora développe cette conception de la poésie qui rejoint incontestablement l’idée qu’avaient les mythographes des mythes eux-mêmes, réservés aux élites de l’esprit.
11 Viana, Prologue, fol. 3 (b), s’appuyant sur Aristote et rejoignant la définition de la Fable, montre que la poésie est une somme de tout savoir : « Aristóteles dijo ser la poesía no arte alguna de las que por su excelencia son llamadas liberales, mas una cierta cosa mucho más divina, pues la abraça y comprende todas », « Aristote a dit de la poésie qu’elle n’était nullement de ces arts qu’en raison de leur excellence on appelait arts libéraux, mais une chose infiniment plus divine car à elle seule elle les comprend tous sans exception ».
12 Ibid., fol. 4 (a), « D’une manière cachée, le poète écrit des choses fort élevées ayant baigné dans la fontaine éternelle de la divinité ».
13 Il est regrettable que, dans l’étude monographique si documentée que fait Robert Jammes de la famille de Góngora (il est vrai, essentiellement dans une perspective économique et sociale), il n’ait consacré que quelques lignes au contexte culturel au sein duquel vécut le jeune Góngora dont le père, érudit distingué, avait réuni une riche bibliothèque. Cf. Robert Jammes, op. cit., p. 9.
14 À vrai dire, la première manifestation ovidienne dans la poésie espagnole se situe au début du XIIIe siècle avec le Poema de Alexandro qui imite les Métamorphoses, mais où la Fable et les motifs mythologiques apparaissent à peine. Pour les voir jaillir vraiment il faudra attendre Le Laberinto de Fortuna o las Trescientas de Juan de Mena datant du milieu du XVe siècle. C’est sous l’influence de l’humanisme venu d’Italie, par l’intermédiaire de grands poètes comme Boscán et Garcilaso et grâce au développement des ouvrages mythographiques, que la mythologie trouvera son véritable statut dans la poésie lyrique espagnole.
15 María Rosa Lida de Malquiel dans Tradición clásica en España, Barcelone, Ariel, 1975, montre bien l’importance de la mythologie et de l’œuvre d’Ovide chez Juan de Mena ; ce fin poète représente le passage du Moyen Âge à la Renaissance et dans son œuvre « predomina la recóndita alusión que sólo pueden descifrar los que tienen ojeadas las Metamorphoses », « prédomine l’allusion cachée que seuls peuvent déchiffrer ceux qui ont feuilleté les Métamorphoses ».
16 C’est une œuvre que curieusement on n’évoque guère lorsqu’en Espagne on dresse la liste des ouvrages du type mythologique. On cite généralement, pour le Haut Moyen Âge, les Etymologiae d’Isidore de Séville, écrites en latin, notamment dans le livre VIII le chapitre XI, De Diis gentium, pour passer immédiatement à Fray Antonio de Guevara et à Pedro Mexía. Or, ces auteurs accordent bien peu de place à la mythologie : Antonio de Guevara, dans le Libro Aureo del Gran Emperador Marco Aurelio con el Reloj de Príncipes (1529), sur les 160 chapitres qui constituent l’ensemble de l’ouvrage n’en consacre que deux aux divinités païennes. Les chapitres XI et XII, intitulés pompeusement De muchos dioses que tenían los Gentiles et De otros dioses naturales que tuvieron los Antiguos, ne font que passer en revue une quarantaine de divinités en rappelant brièvement les pratiques superstitieuses et les rites auxquels elles donnaient lieu, mais à aucun moment ces remarques ne peuvent s’apparenter à une ébauche d’ouvrage mythologique. Guevara en a tellement conscience qu’à la fin du chapitre XII, il recommande la lecture de Boccace.
17 La première édition moderne de la General Estoria est due à la magistrale compétence d’Antonio G. de Solalinde, elle fut continuée par L. Kasten et V. Oelschläger, Madrid, CSIC, 1930-1957, 2 volumes. Édition seule disponible à l’époque de la première rédaction de notre livre et qui nous a servi de référence ; nous ne disposions pas alors de la publication scientifique réalisée trente ans plus tard sous la direction de Pedro Sánchez Prieto, Biblioteca Castro, Fundación José Antonio de Castro, Madrid 2009, édition mise en ligne le 22 juin 2010. Le travail le plus important réalisé sur la General Estoria nous le devons à Irene Salvo García, une thèse doctorale soutenue en 2012 à l’Université Autonome de Madrid.
18 Parlant de la General Estoria, A. G. Solalinde, Revista de Filología española, 1914, tome I, p. 105, déclare : « No hay historia profana ni alusión a los distintos dioses y personajes de la historia antigua que no proceda de Ovidio. Las Metamorfosis puede decirse que están incluidas en su totalidad dentro de la compilación de Alfonso X », « Pas la moindre histoire profane ni la moindre allusion aux divers dieux et aux personnages de l’Antiquité qui ne provienne d’Ovide. On peut dire des Métamorphoses qu’elles sont intégralement incluses dans la compilation d’Alphonse X ».
19 Un autre ouvrage médiéval, composé une quarantaine d’années plus tard, eut une influence déterminante sur les représentations artistiques de la mythologie chez les artistes de la Renaissance : un texte manuscrit anonyme comportant 72000 vers octosyllabiques. Il semble avoir été rédigé entre 1317 et 1318 et portait la dédicace à Jeanne de Bourgogne, reine de France, épouse de Philippe V le Long. Il s’agit d’une translation des Métamorphoses d’Ovide en ancien français qu’on appela Ovide Moralisé. Il fut universellement connu au moins de nom. Il respecte l’ordre des fables et suit d’assez près sa source pour pouvoir être considéré comme une traduction malgré des ajouts souvent importants.
20 Gregorio Silvestre, Fábula de Narcisso, strophe 63, vers 1 à 3. « À Vénus son visage ressemblait / Au flamboyant Apollon, sa blonde chevelure / Ses belles mains excédaient celles de Bacchus ».
21 General Estoria, tome II, chapitre XLI, p. 168 (b), « Narcisse levait ses mains au-dessus de l’eau, et les gardait ainsi / tendues ; il observait l’image que ses doigts formaient à la surface de l’eau en voyant ses doigts, il les trouvait plus beaux / que ceux de Bacchus, Liber Pater, comme nous le rapporterons plus loin ».
22 Ibid., Livre III, vers 420 à 424 : « Spectat humi positus geminum, sua lumina sidus et dignos Baccho, dignos et Apolline crines / Impubesque gena et eburnea colla decusque / Oris et niveo mixtum candore ruborem in / conctaque miratur quibus est mirabilis ipse » ; « Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d’Apollon, sa joue imberbe, son cou blanc comme l’ivoire, sa bouche gracieuse, son teint rougissant uni à sa candeur. Bref, il admire tout ce qui est admirable en lui ».
23 Ibid., tome II, chapitre XLI, p. 168 (b), « Et aussi ses cheveux plus beaux que les rayons du soleil, et la joue sans barbe, et le cou plus blanc que le marbre, et la beauté de sa bouche, le vermeil allié à la blancheur ; et Narcisse s’émerveillait devant tant de beauté ; comme pouvaient s’émerveiller les hommes qui le voyaient ; un si joli jeune garçon ; et il s’aimait lui-même sans le savoir ».
24 Il faut, croyons-nous, écarter l’éventualité d’une tradition ovidienne différente, car précisément ces vers du troisième Livre des Métamorphoses ont toujours été considérés comme ne comportant pas de variantes.
25 Bustamante, op. cit., « Lui aussi s’émerveille amplement du beau visage qu’il voit ; il est comme hors de lui-même en contemplant un si beau visage, de si beaux yeux, de si beaux bras, de si belles mains et un si beau corps : un ensemble si admirable qu’il lui sembla n’avoir jamais eu un bonheur égal ni le pouvoir d’en jouir ».
26 « Ses doigts dignes de Bacchus, et sans le moindre doute / si les cheveux sont beaux ce sont ceux du frère de la Lune ». Il serait ici assez logique de penser que Gregorio Silvestre, par l’exemple duquel nous avons commencé, connaissait l’ouvrage de Bustamante, mais la version qu’il donne de l’image des mains de Narcisse est incontestablement plus proche de celle qu’on trouve dans la traduction de la General Estoria. Gregorio Silvestre n’a pas pu en tout cas l’emprunter à Viana dont l’œuvre est nettement postérieure.
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Le sous-texte mythographique de la poésie lyrique au Siècle d’Or espagnol
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