La phrase : au confluent de considérations syntaxiques et discursives. Analyse comparative de quatre documents pédagogiques en histoire
p. 261-280
Texte intégral
Introduction
1Le travail présenté ici s’inscrit dans une recherche menée depuis quatre ans au sein d’un laboratoire qui centre ses préoccupations sur la question des inégalités d’apprentissage à l’école, et notamment sur le rôle du langage et des discours dans la construction de ces inégalités. Au cœur de ces travaux figure le concept de « coconstruction des inégalités scolaires » (Bautier & Rayou, 2009 ; Rochex & Crinon, 2011 ; Delarue-Breton, 2012). Les inégalités entre élèves, et donc les difficultés importantes, conduisant parfois à l’échec de certains d’entre eux, s’analysent comme étant le produit d’une « rencontre » entre des modes de socialisation familiale peu familiers des pratiques littératiées scolaires, et des pratiques pédagogiques qui tiennent trop – ou trop peu – compte de ces écarts entre élèves au cours des activités d’apprentissage en classe. Nous entendons par pratiques littératiées des pratiques de classe convoquant des documents variés à partir desquels il y a lieu de construire un texte de savoir permettant les apprentissages dans les disciplines scolaires (Delarue-Breton & Bautier, 2015a).
2La question des supports proposés aux élèves est abordée à partir de ce concept de coconstruction des inégalités, et nous cherchons à mieux comprendre, dans une approche transversale ou transdidactique, dans quelle mesure ces supports sont susceptibles également de contribuer à creuser les écarts entre élèves. Précisons cependant qu’il ne s’agit en aucun cas de décrier de tels supports, mais de mettre en évidence les effets éventuellement contreproductifs qu’ils sont susceptibles de produire, si leur spécificité n’est pas prise en compte dans les pratiques pédagogiques. Nous considérons en effet qu’il appartient à l’école de former les élèves à l’utilisation de tels documents, et non de les rejeter au prétexte qu’ils seraient trop complexes ou non immédiatement accessibles à ceux qui n’apprennent pas à les exploiter à la maison.
3Précisons enfin que cette contribution s’inscrit dans une approche linguistique de type discursif, impliquant la prise en compte aussi bien du contexte de production des énoncés étudiés (par exemple le programme en vigueur lors de la parution de l’ouvrage) que de leur visée discursive. L’intention qui est la nôtre ici est de montrer dans quelle mesure les modalités énonciatives retenues, l’organisation phrastique, les structures syntaxiques et textuelles présentes sur ces documents sont susceptibles de produire des effets inattendus, voire inappropriés si la pratique pédagogique les utilise comme supports « transparents », autrement dit ignore les effets d’ambiguïté sémantique récurrents qu’ils comportent. Les discours scolaires, d’une manière générale (Delarue-Breton, 2012), ont en effet une visée de secondarisation, de reconfiguration des objets du monde, de construction de savoirs, et non une seule visée informative.
1. La phrase : aspects théoriques
1.1. Un produit culturel
4La phrase semble aller de soi. Elle n’est pas interrogée en tant que telle dans les grammaires scolaires et encore moins remise en cause dans ces mêmes supports. Elle apparaît alors comme une unité de référence de la grammaire, comme une unité au cœur des apprentissages grammaticaux qui sert d’ailleurs à structurer les enseignements de la grammaire
5La notion de phrase est une notion pratique, commode. Toutes les théories syntaxiques postulent la phrase comme « unité maximale » (Berrendonner, 1993 : 1) de leur domaine. Les grammaires de texte se définissent, elles, comme « transphrastiques » et posent implicitement l’hypothèse que leurs unités de base sont des phrases. Pour ce qui est de la sémantique, elle s’attache à montrer comment le sens des énoncés résulte de « l’actualisation contextuelle des signifiés de phrase » (Berrendonner, 1993 : 1).
6D’abord, la phrase est une unité graphique (Blanche-Benveniste & Jeanjean, 1987 : 89) ; ensuite, la notion de phrase relève de la doxa grammaticale. Elle fait partie du métalangage collectif, validé par le sens commun. Par l’intermédiaire de l’institution scolaire, elle est inculquée, enseignée par tradition à chaque élève et présentée comme norme officielle du langage. C’est une notion héritée et non construite, multicritères, c’est-à-dire composée d’un ensemble de propriétés disparates et non équivalentes.
L’espace de la phrase a toujours été le lieu de prédilection de la grammaire et plus restrictivement de la morphosyntaxe. C’est là que s’est formée la tradition de la linguistique et la domination des grammaires formelles depuis quarante ans a renforcé cette tradition que renouvelait la thèse chomskyenne de la centralité de la syntaxe. (Rastier, 2005)
7Un tel constat vaut aussi pour l’école. Dans la sphère scolaire, la phrase règne toujours dans les programmes. Les programmes scolaires enseignent la phrase simple, la phrase complexe et le découpage en propositions selon le paradigme logico-grammatical évoqué ci-dessus2.
1.2. Quelques critères
8Si l’on passe en revue les différents critères inventoriés par Berrendonner (2002 : 24-25) – maximalité syntaxique, complétude sémantique, autonomie intonative, connexité sémantique, démarcation typographique, démarcation prosodique -, ces propriétés ne sont pas toujours vraies en même temps et certaines privilégient l’une des facettes de la notion. Certes, certaines séquences sont des exemplaires parfaits et répondent à tous ces critères mais il existe un certain nombre de phrases atypiques qui ne vérifient qu’une partie des propriétés de la notion. La phrase n’est donc pas un concept grammatical clair et distinct mais une notion complexe.
1.3. La notion de document composite
9Les manuels et supports divers d’apprentissage proposés aux élèves en classe ont fait l’objet d’une évolution conséquente (Bautier et al., 2012), liée notamment à l’évolution de la littératie hors l’école, et aux avancées de la recherche en didactique des disciplines. Autrefois plus homogènes et linéaires, caractérisés par une information dense soutenue par les ressources typographiques et relevant d’une instance énonciatrice unique (Vigner, 1997), ces supports, que nous nommons « supports composites » (Bautier et al., 2012), sont aujourd’hui fragmentés, constitués de modules hétérogènes de nature variée (textes et images de statuts différents, multiplicité et enchevêtrement des systèmes symboliques), et les élèves sont invités à circuler dans un espace graphique complexe afin de chercher de l’information, de s’y interroger. Par ailleurs, la visée discursive du propos, généralement plus explicite autrefois (visée de la leçon univoque), devient diffuse et souvent plurivoque, nous y reviendrons. Ainsi, le texte du savoir à apprendre, autrefois présent dans les manuels, devient un texte à élaborer ensemble en classe, pour tous et pour chacun, à partir des supports : il s’agit bien d’un renversement (Delarue-Breton & Bautier, 2015a), qui nécessite d’être à la fois mesuré et pris explicitement en charge par les enseignants. Les documents que nous avons retenus pour cette étude sont, pour trois d’entre eux, des documents composites.
2. Le corpus : quatre documents
10Les travaux que nous menons sur ces supports nous ont conduites à travailler sur la littérature de jeunesse (voir notamment Delarue-Breton & Bautier, 2015b ; Richard-Principalli & Fradet, 2012), sur des supports en sciences (voir notamment Viriot-Goeldel & Delarue-Breton, 2014 ; Delarue-Breton, 2015), et sur des supports en Histoire. La notion de document ayant un statut épistémologique particulier en Histoire, puisque celle-ci se construit précisément à partir de documents, ce sont des documents de cette discipline que nous avons retenus pour cette contribution. Parmi ces documents, que nous présentons plus en détail ci-dessous, trois sont des documents contemporains, qui correspondent à ce que nous avons nommé documents composites : fragmentés, et constitués de modules hétérogènes. Le quatrième, au contraire, est un document nettement antérieur, plus homogène et linéaire. Nous avons choisi de comparer ces documents afin de mettre en évidence l’évolution discursive qui caractérise les manuels contemporains.
11Par ailleurs, trois d’entre eux sont des documents « papier », autrement dits des pages de manuels (deux sont contemporains, l’un paru en 1927), et l’un d’entre eux, contemporain donc, est un support numérique.
2.1. Trois documents « papier »
12Le premier document, le manuel de 1927, est intitulé Nouvelle Histoire de France, et publié aux éditions de l’École émancipée (désormais École émancipée, 1927). La leçon retenue, qui traite du même thème pour les quatre supports (Napoléon et l’Empire) se situe aux pages 226 à 230, et s’intitule Chapitre IV, L’Empire, section 1 : Le consulat et l’Empire. Les images, qui sont relativement peu nombreuses sont en noir et blanc (c’est le cas pour l’ensemble de l’ouvrage), et viennent illustrer le propos, ou l’exemplifier. Chaque leçon s’achève par un résumé, qui reprend point par point, de manière structurée (les points sont numérotés), les grands items de la leçon.
13Les deux documents suivants sont des documents qui correspondent au programme de 2008. L’un, intitulé Histoire, Géographie, Histoire des arts, est paru chez Hatier en 2011 dans la collection « Magellan » (désormais Hatier, 2011). Il correspond en tout point à la définition du support composite : leçons organisées sur des doubles pages mêlant énoncés et images de statuts variés, codes symboliques divers, hétérogénéités multiples. La leçon retenue, qui porte le numéro 4, est intitulée Napoléon et le Premier Empire, se situe aux pages 26-27. La leçon est découpée en parties numérotées de 1 à 3, organisées chronologiquement. Un bandeau situé en bas de la double page, sans titre, synthétise des éléments de la leçon. Les leçons sont parfois précédées de dossiers ; c’est le cas pour cette leçon, et le dossier, qui porte également le numéro 4, et se situe aux pages 24-25, s’intitule 1804. Napoléon Ier, empereur des Français. Nous parlerons ici plus particulièrement de ce dossier.
14L’autre, intitulé également Histoire, Géographie, Histoire des arts, est paru chez Magnard en 2012, dans la collection « Odysseo » (désormais Magnard, 2012). Il correspond également à la définition du support composite. La leçon retenue, qui porte le numéro 5, intitulée Le premier Empire : la France de Napoléon Bonaparte, est située aux pages 31-33. La double page est découpée en modules qui portent chacun le nom de ce que l’on pourrait appeler une activité cognitive : Je découvre, J’observe et je m’interroge, J’apprends ; on y trouve également une rubrique intitulée Les mots de l’Histoire.
2.2. Un document numérique
15Le quatrième document choisi pour cette étude est un support numérique (il s’agit d’un site internet pédagogique de France Télévisions3), intitulé Napoléon Bonaparte, du Consulat à l’Empire. Ce document est un support hypermédia : il mêle le texte et l’image en intégrant des liens hypertextes. Sa lecture est donc non linéaire. Le support que nous nous proposons d’analyser est multimodal puisqu’il se compose de plusieurs éléments classés dans un ordre chronologique : Consulat, Sacre et Empire. Ce corpus numérique contient douze diapositives.
16La première page est une introduction composée d’un texte et accompagnée d’une illustration. Pour la période du Consulat, le document énumère les dates historiques des grandes actions de cette période ; les élèves doivent relier un mot qui décrit l’action à ce à quoi il renvoie. Le Sacre constitue le troisième et avant-dernier document, il est analysé à travers le tableau d’Ingres. L’élève est guidé par le texte qui lui propose des indices pour retrouver les différents éléments du tableau. Le dernier document interactif est une carte de l’Europe à l’Apogée de l’Empire et avant son déclin qu’il faut codifier par couleur en distinguant les pays opposants, alliés ou vassaux à l’Empire.
3. Analyses et constats
17Le premier constat que nous pouvons formuler ici, et qui concerne chacun des supports étudiés, est que la notion de phrase est à penser selon différents plans : le terme même de phrase, qui fait partie du stock métalinguistique de tout locuteur (Léon, 2003), ne recouvre cependant pas pour le linguiste les mêmes réalités que la notion de phrase pour l’élève ou pour l’enseignant, pour lesquels elle est emblématique de la pensée logique scolaire, et susceptible de représenter une doxa grammaticale (Berrendonner, 1993). Nous tenterons ainsi de montrer, à partir de l’analyse linguistique des énoncés de statut variable que nous avons étudiés, dans quelle mesure la phrase doxique, celle de l’élève ou de l’enseignant, sont susceptibles d’entraîner des effets contreproductifs en termes de visée discursive.
18À partir de nos quatre extraits, nous remarquons sur le plan syntaxique que tous les supports présentent des phrases simples et des phrases complexes mais ces dernières sont représentées de différentes manières. Alors que les trois corpus papier (1927, Hatier 2011 et Magnard 2012) recourent aussi bien à la coordination :
En 15 ans, Napoléon Bonaparte bouleverse le système économique et administratif de la France et déplace les frontières de l’Europe (numérique)
19qu’à la juxtaposition :
Créée en 1806, la confédération du Rhin regroupe de nombreux petits
États allemands : Napoléon s’en proclame protecteur (2011),
20la subordination est inégalement représentée. Un seul cas de subordination par complétive dans le support numérique : « Napoléon considère que la révolution est terminée » alors que les supports papier multiplient les subordonnées relatives notamment :
À la tête de chaque département, Bonaparte nomma un préfet, fonctionnaire qui représentait le gouvernement (1927), Les évêques nommaient les prêtres que l’État payait comme des fonctionnaires (1927), Napoléon fut exilé. Le pouvoir revint au frère de Louis XVI qui restaura la monarchie (2011).
21On ne peut se contenter d’une approche de la phrase réduite à des critères formels et syntaxiques, l’introduction de caractéristiques sémantiques ou énonciatives apparaît désormais incontournable.
3.1. Les sous-titres
22Le premier type d’énoncés qu’il a semblé intéressant d’étudier constitue les sous-titres des supports. De ce point de vue, l’organisation du dossier (Hatier, 2011) apparaît particulièrement remarquable. Celui-ci est subdivisé en trois parties, intitulées :
Ce que les historiens savent
Ce que la tradition a retenu
La place du sacre de Napoléon dans l’histoire
23Chacun de ces sous-titres renvoie explicitement, à l’aide d’une flèche orientée vers le document à considérer ; le premier vers une reproduction du tableau de David intitulé Le sacre de Napoléon, le deuxième vers une image (dessin) tirée d’un livre de 1920, qui représente Napoléon tirant l’oreille d’un grognard « en signe d’amitié », le troisième vers le tableau d’Ingres intitulé Napoléon en costume d’empereur.
24Ces trois sous-titres suggèrent implicitement une réflexion sur les types de savoirs convoqués (savoir savant pour la partie Ce que les historiens savent vs savoir populaire pour la partie Ce que la tradition a retenu), sur la manière dont se construisent les faits historiques (qui ne sont donc pas donnés) et sur la manière dont s’écrit l’Histoire pour la troisième partie, puisqu’il s’agit d’y découvrir comment le sacre de Napoléon a pu devenir un moment emblématique du règne de ce dernier. Nous reviendrons plus loin sur les contenus compris dans ces trois parties, mais nous pouvons d’ores et déjà indiquer que ces sous-titres traduisent une intention du propos (au sens de « l’intention de parole » de Bres, 2005) centrée sur la démarche historique de l’objectivation, et non sur leur caractère événementiel. Pour autant, cette intention n’est pas explicite (elle ne l’est d’ailleurs pas davantage dans le document pédagogique qui accompagne le manuel, et qui est destiné aux enseignants). Pour que les élèves puissent y accéder, une prise en charge au sein de la classe de la valeur discursive de ces sous-titres par l’enseignant est donc nécessaire.
25L’intention que révèle l’analyse des sous-titres du manuel de 1927 n’est, comme on pouvait s’y attendre, pas la même. Les quatre sous-titres sont les suivants (ils sont en caractère gras, mais non numérotés) :
Bonaparte étouffe la liberté
Napoléon Bonaparte rétablit l’ordre
L’empereur veut de la gloire
Ce que coûte la gloire
26L’intention ici, qui peut surprendre aujourd’hui, est centrée tout entière, au-delà des faits évoqués, sur le jugement négatif que l’on souhaite, sans aucune ambiguïté, voir porter sur l’action de ce personnage historique (tout en ne déniant pas les bénéfices que la nation a pu retirer de son règne), ce qui sera confirmé par l’étude des énoncés qui constituent le contenu de ces sous-parties. On observe ainsi que l’Histoire événementielle pseudo objective, dont certains sont partisans, n’existe pas davantage dans le manuel de 1927 que dans celui de 2011, et qu’il n’est d’événement qui ne soit construit, voire instrumenté.
27D’une manière générale, on note que pour ces deux supports, la forme verbale des sous-titres ne dit rien de leur intention (phrase nominale ou verbale par exemple).
28Pour ce qui est du support Magnard 2012, le titre du chapitre 5 est guidé par une question (en guise de sous-titre) :
Le premier Empire : la France de Napoléon Bonaparte. En quoi Napoléon Bonaparte est-il un personnage important ? Comment transforme-t-il la France et l’Europe après la Révolution ?
29On attend dans ce chapitre que les élèves soient capables d’observer différents documents représentant la personne de Napoléon et qu’ils puissent dégager ce que ces œuvres révèlent de ce personnage politique. On attend aussi d’eux qu’ils comprennent que ces œuvres sont souvent des commandes et qu’elles servent la gloire de leur commanditaire.
30L’organisation du dossier (Magnard, 2012) est double. Une première structuration d’ordre pédagogique :
Je découvre
J’observe et je m’interroge
J’apprends
31À l’intérieur de laquelle nous avons une seconde structuration d’ordre, elle, chronologique :
La France de Napoléon
Le Consulat
Le Premier Empire
Les guerres napoléoniennes
32Ce manuel scolaire propose un parcours pédagogique où une série de tableaux illustre le parcours politique de Napoléon Bonaparte. Les élèves observent successivement la peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres, puis répondent à trois questions sur la description du personnage, la comparaison du tableau de Ingres avec celui de Louis XVI (dont un tableau a déjà été observé p. 21) et sur l’impression que donne Napoléon sur le tableau analysé. Contrairement au manuel de 1927, on remarque que les sous-titres utilisés dans Magnard 2012 sont des groupes nominaux qui ne disent rien de la manière dont doit être perçu le personnage. Il n’y a pas d’intention explicitée dans le manuel auquel les élèves ont accès, celle-ci l’est dans le document pédagogique qui accompagne le manuel et destiné, lui, aux enseignants. Pour que les élèves puissent y accéder, une prise en charge des activités d’observation et d’explicitation (sous forme de petit débat) doit se faire au sein de la classe. L’explicitation discursive ici n’apporte aucun élément de compréhension dans la mesure où les GN des sous-titres sont hiérarchisés chronologiquement et les textes structurés avec l’énumération de faits et de dates.
33Pour ce qui est du support numérique, le dossier Napoléon Bonaparte : du Consulat à l’Empire est organisé en trois sous-rubriques chronologiques présentées sous forme de frise chronologique dès la première diapositive :
Consulat
Sacre 1804
Empire
34Ces trois sous-titres sont à leur tour articulés autour de trois à quatre diapositives chacun dont les titres sont des groupes nominaux :
Les masses de Granit
Le sacre de Napoléon
L’apogée et le déclin de l’Empire napoléonien
La fin de l’Empire
35Comme le support Magnard 2012, le support numérique propose en guise de titre des groupes nominaux qui supposent une explicitation de la part de l’enseignant, concernant par exemple le sens des termes « masses de Granit », « Sacre », « Empire » ou encore « apogée », « déclin », qui sont des items lexicaux clés pour avoir accès à la leçon.
36Alors que les supports 1 et 2 demandaient une explicitation discursive, pour les supports 3 et 4 ce qui est nécessaire c’est une explicitation lexicale, puisque les phrases n’ont pas d’intention particulière ; au contraire, les auteurs visent une certaine neutralité discursive et énonciative qui se manifeste aussi bien dans la forme des phrases, dans le choix du lexique que dans la ponctuation (Lavieu-Gwozdz & Richard-Principalli, 2014).
3.2. Les textes
37Les textes étudiés pour les deux premiers manuels (Hatier, 2011 et École émancipée, 1927) font apparaître des structures syntaxiques apparemment semblables, relevant en apparence de l’explication simple, mais qui cachent des oppositions profondes. En ce qui concerne le lexique, on observe ainsi que le manuel de 1927 emploie des termes non neutres (« dictateur », « étouffe la liberté », « orgueil »), tandis que le manuel de 2011 emploie un lexique beaucoup plus lisse, plus descriptif (« Napoléon s’impose de manière autoritaire. Il rétablit l’ordre. Napoléon a une mauvaise image, celle d’un conquérant qui voulait dominer l’Europe »). Ainsi à aucun moment on n’écrit que Napoléon est un dictateur.
38Dans le manuel de 2011, la partie 1, Ce que les historiens savent, s’appuie sur le tableau de David pour représenter des savoirs qui ont cependant d’autres sources que le seul tableau, comme la référence à Charlemagne et à l’an 800, l’opposition entre « l’autorité de source divine » et la notion de « peuple français » par exemple. Dans le manuel de 1927, les savoirs convoqués sont à l’opposé explicitement reliés à la visée discursive du propos. Ainsi, le passage suivant évoque des faits qui sont encadrés, en amont et en aval, par des formulations explicites (propos en gras) visant à démontrer le caractère despotique de Napoléon :
La constitution établie par Bonaparte semblait très démocratique. En réalité, elle donnait tout le pouvoir au Premier Consul.
Tous les hommes âgés de 21 ans votaient pour élire les notables communaux. Mais le Premier Consul ou ses fonctionnaires désignaient les conseillers municipaux et les maires parmi ces notables. Le Premier Consul nommait de la même manière les conseillers généraux, les préfets et sous-préfets, les députés, les sénateurs, les ministres.
Au lieu d’une assemblée puissante, il y en avait quatre, qui ne pouvaient à peu près rien changer aux projets de lois du Premier consul. [École émancipée, 1927, partie 1, souligné par nous ; le premier passage est en italique dans le texte]
39L’ensemble des choix énonciatifs, lexicaux, syntaxiques, rhétoriques (l’accumulation présente dans la troisième phrase par exemple) et typographiques effectués contribue ainsi à l’explicitation de la visée du propos : il s’agit de bien comprendre que Napoléon était un despote.
40Dans le manuel de 2011, les éléments syntaxiques qui constituent le texte peuvent sembler à première vue de même nature, et poursuivre eux aussi une visée descriptive et explicative. En voici un exemple :
On se souvient surtout de Napoléon comme de l’empereur aimé des Français et du général adoré de son armée : car il était proche de ses soldats, passait du temps avec eux, et les fascinait par son ardeur au combat. [Hatier, 2011, partie 2]
41Ce passage est suivi d’une série de consignes invitant les élèves à observer ou lire les documents et à les interpréter :
Décris cette image […]
Quelle image de Napoléon l’auteur de ce dessin a-t-il cherché à donner ?
Raconte ce qui s’est passé [Cette consigne est précédée d’un texte de témoignage d’un soldat présent à la bataille d’Austerlitz, évoquant l’enthousiasme des soldats lors de la visite de l’empereur dans le camp la veille de la bataille].
D’après ce témoignage, quels étaient les sentiments des soldats pour Napoléon ?
42L’ensemble de ces consignes ne semble pas a priori différer beaucoup des consignes données dans le manuel de 1927 : il s’agit bien de mettre en évidence un jugement, cette fois-ci favorable à l’empereur. Toutefois, la visée de la leçon n’est pas réellement là : il s’agit en fait d’apprendre à prélever des informations à partir de documents, et à les interpréter, sans contresens. Et c’est précisément là que se trouvent les difficultés potentielles ; la suite du propos est la suivante :
En réalité, les sentiments des français ont évolué au cours du règne de Napoléon : celui-ci était très aimé au début, mais ensuite les Français se sont lassés de son autorité et des guerres qu’il entreprenait sans cesse et qui causaient de nombreux morts. À l’étranger, Napoléon a toujours eu une mauvaise image : celle d’un conquérant qui voulait dominer l’Europe. [Hatier, 2011, partie 2, souligné par nous]
43La structure syntaxique « xxx. En réalité yyy. » est présente aussi bien dans le manuel de 1927 que dans celui de 2011. Mais dans le propos du manuel de 1927, les deux propositions, bien que séparées par un point, se succèdent immédiatement, et relèvent d’une linéarité syntaxique et discursive qui font s’inscrire les deux propositions dans la continuité ; tandis que dans celui de 2011, elles sont séparées par une série de quatre consignes, plus un document. Or, ce qu’il faut retenir relève de la seconde proposition dans les deux cas. Dans le manuel de 1927, cette structure est annoncée par un terme qui émet dès la première proposition un doute sur sa fiabilité, ajoutant à la linéarité chronologique du propos une dimension corrélative :
La constitution établie par Bonaparte semblait très démocratique. En réalité, […]
44Dans le manuel de 2011, aucun terme n’annonce la réserve qui suivra nettement plus loin, et l’on observe même la présence d’une formule susceptible, si elle est prise pour argent comptant par les élèves, d’être contreproductive :
« On se souvient surtout de Napoléon comme de l’empereur aimé des Français et du général adoré de son armée : car […]. »
[consigne 1]
[consigne 2]
[consigne 3]
[consigne 4]
« En réalité, […] »
45Or, précisément, ce que la tradition a retenu (et qui est connu des historiens, à un deuxième niveau, également par des documents, certes d’une autre nature que celle de documents plus institutionnels comme le tableau de David ou celui d’Ingres) n’est précisément pas ce qu’il faut retenir. Le propos semble toujours transparent, mais l’essentiel de ce que doit construire l’élève (qui repose ici sur la notion d’ambiguïté, de paradoxe, de nuance : « Napoléon veut qu’il y ait le pape mais…, on retient l’amour des français à son égard mais… ») ne fait pas l’objet d’une priorité sémiotique ou discursive (par exemple, cette ambiguïté n’est pas soulignée ou thématisée dans le titre du dossier, ni même dans la glose qui lui succède immédiatement), elle apparaît au détour d’une phrase dans les différentes sections du document.
46On peut déduire d’abord de ces différences que la visée du propos n’est pas la même dans les deux cas : tandis qu’il s’agit d’affirmer un jugement sans ambiguïté dans le manuel de 1927, il s’agit dans celui de 2011 d’amener les élèves à une démarche d’objectivation historique, à construire les documents en tant que tels, à comprendre comment se construit et s’écrit l’Histoire.
47Mais ce qui apparaît explicite et relativement directement accessible pour les élèves, en termes de visée discursive (comprendre que Napoléon était un tyran), l’est beaucoup moins dans le second manuel, du fait même de son ambition : il ne s’agit plus d’avoir compris que x, mais d’avoir appris à comprendre comment on construit un point de vue sur x. Redisons ici qu’il ne s’agit en aucun cas de déplorer ces changements, mais d’attirer l’attention sur le fait que la médiation pédagogique ne peut s’exempter aujourd’hui d’une prise en charge formelle de cette visée d’appropriation de la démarche historique, sous peine de contribuer à l’aggravation des inégalités d’apprentissage entre élèves. En effet la visée discursive n’est pas transparente et un certain nombre d’inférences, de mises en relation d’extraits de textes et d’illustrations sont à opérer par les élèves pour comprendre l’enjeu du texte du manuel, c’est-à-dire ce que le manuel ne dit pas explicitement. Si l’enseignant ne prend pas en charge ce « discours opaque » des manuels, les élèves les moins connivents avec ces supports ne percevront pas l’enjeu discursif non présent directement dans ce texte.
48Pour les deux autres supports analysés, la manière dont les élèves vont percevoir le personnage de Napoléon passe non pas par ce que disent les textes mais par les activités pédagogiques associées comme l’analyse des peintures présentes dans le manuel Magnard ainsi que dans le support numérique. Ainsi dans Magnard 2012, le texte du chapitre 5 Le premier Empire : La France de Napoléon Bonaparte est principalement structuré chronologiquement avec des éléments factuels :
Napoléon Bonaparte est né en Corse en 1769. Il accueille la révolution avec enthousiasme. En 1793, il est proche des idées de Robespierre. En 1795, il combat la révolte royaliste à Paris. Il se couvre de gloire en Italie […] Depuis 1795, la République est fragile. Elle doit faire face à la guerre, le peuple est mécontent, les royalistes s’agitent. Des hommes politiques aident Bonaparte à prendre le pouvoir pour qu’il rétablisse l’ordre. Il s’impose par un coup de force, le 9 novembre 1799 (18 brumaire du calendrier républicain). Le général Bonaparte impose une nouvelle constitution qui établit le Consulat.
49Néanmoins, le choix des tournures phrastiques et du lexique n’est pas neutre ; il est cependant plus nuancé que ce que l’on trouve dans le manuel de 1927 :
Napoléon Bonaparte est né en Corse en 1769. Il accueille la révolution avec enthousiasme. En 1793, il est proche des idées de Robespierre. En 1795, il combat la révolte royaliste à Paris. Il se couvre de gloire en Italie […], la République est fragile. Elle doit faire face à la guerre. Depuis 1795, le peuple est mécontent, les royalistes s’agitent. Des hommes politiques aident Bonaparte à prendre le pouvoir pour qu’il rétablisse l’ordre. Il s’impose par un coup de force, le 9 novembre 1799 (18 brumaire du calendrier républicain). Le général Bonaparte impose une nouvelle constitution qui établit le Consulat.
50Le profil de Bonaparte est à établir pour les élèves à partir de ces documents (textes et tableau) et de questions qui vont permettre de prendre en compte la manière dont le texte a été écrit (la visée énonciative et discursive) : « Décris le personnage de Napoléon Ier. Quelle impression te donne-t-il ? Lis les textes. Pourquoi la république fait-elle appel à Napoléon ? ». À partir des textes, les élèves peuvent identifier le profil de Bonaparte : c’est un homme fort, un brillant général. Il a remporté des succès militaires (en Italie contre les Autrichiens, par exemple), il est sensible aux idées des révolutionnaires (Robespierre) et contre les idées du roi. La République fait appel à lui parce qu’il faut rétablir l’ordre. Sans guidage par des questions et sans reprise par l’enseignant, il est possible que certains élèves passent à côté des éléments fondamentaux (« avec enthousiasme », « révolte royaliste », « proches des idées de Robespierre », « prendre le pouvoir », etc.) qui ne sont pas mis en évidence ni typographiquement ni syntaxiquement (extraction ou mise en incise, par exemple).
51Le texte du support numérique manifeste une opacité énonciative. Alors que le manuel 1927 relève presque exclusivement, nous l’avons vu, du « récit historique » selon Benveniste, le système énonciatif du support numérique est très instable. Cette instabilité est probablement liée au type de support, à l’interaction de l’élève. Sur chacune des douze diapositives de ce document, figure un petit personnage au tricorne qui se propose de faire la visite avec l’élève. Le texte de cette première diapositive utilise le déictique « je » et le présent « je suis… » qui peut être interprété à la fois comme présent d’énonciation dans un énoncé qui se présente au discours direct (malgré l’absence de guillemets mais la présence d’un point d’exclamation à la fin de la phrase « Bonjour, je suis un des premiers lycéens de France ! ») et un présent de vérité générale. Ces différents éléments (iconographique, ponctuationnel, syntaxique, etc.) participent à l’incertitude énonciative de la première diapositive. Ils semblent un révélateur du statut ludo-éducatif de ce document qui suppose l’engagement du lecteur dans une activité et à ce titre, a aussi une fonction pragmatique.
52Cette porosité entre le savoir (stabilisé) à transmettre et la volonté de donner une « fonction interactionnelle » (au sens de Halliday, 1973 : 28) au texte, sur le modèle de l’oralité afin d’avoir une proximité plus grande avec le jeune usager du site pour qu’il s’engage comme acteur dans l’activité perdure au fil du document. Cette polyphonie qui est complètement opaque dans le numérique (absence totale de guillemets, absence de verbe de parole, absence d’explicitation sur celui qui parle) fait que l’on a un texte lissé et unifié et que ses véritables enjeux peuvent échapper à certains lecteurs.
53La diapositive décrivant le tableau de David a retenu notre attention. Alors que les premières diapositives étaient construites de manière objective, sans jugement de valeur sur les actions de Napoléon, dans cette diapositive-ci, les auteurs recourent à différents procédés susceptibles d’aider les élèves à comprendre qui était Napoléon, d’abord au niveau du lexique, avec des termes forts comme « soumission », « humilité », « piété », « le tableau sert l’idéologie impériale » (termes pas toujours immédiatement accessibles pour des élèves de CM2), ensuite au niveau syntaxique, avec des mises en incise comme dans « La mère de Napoléon Bonaparte, absente le jour du sacre, a été rajoutée par David ». Le texte se poursuit avec le même objectif (voir en Napoléon un despote) : « Napoléon a compris l’importance de l’image et de la propagande pour asseoir son pouvoir. Ainsi, le tableau de David est une œuvre à la gloire de l’Empereur ».
54Alors que les manuels contemporains (Hatier, 2011 et Magnard, 2012) tendaient vers une plus grande objectivité et neutralité, dans le support numérique les auteurs dressent le portrait d’un despote sans équivoque, comme dans le manuel de 1927. Toutefois, pour accéder au sens et à l’intention du propos, à la visée du texte, il est nécessaire que le jeune utilisateur soit aidé et que l’enseignant prenne en charge et attire l’attention des élèves sur le vocabulaire choisi et la manière dont les choses sont formulées. Il est à craindre que sans cet étayage, une partie des élèves manque l’enjeu discursif du propos, habillé d’activités ludiques et interactives (reliage de définitions, coloriage de la carte de l’Europe avec la souris, etc.), susceptibles de se suffire à elles-mêmes.
55Il faut noter que les sites éducatifs proposent généralement des quizz, ou un équivalent en ligne du récit historique didactique « classique » pour lequel l’interactivité est anecdotique4 Le site de France Télévisions, par la multitude et la diversité des ressources proposées apparaît donc assez unique en son genre, pour le moment.
56Nous notons donc pour ces deux derniers documents, une absence d’explicitation de la cohérence interphrastique ou des liens logiques (causalité, conséquence, but) mais au contraire une accumulation de phrases simples qui aplatissent le texte et le rendent paradoxalement peut-être plus difficile à comprendre pour certains. Ces deux supports récents présentent le savoir comme une énumération factuelle. Le texte est diffus, modulaire et fragmenté, alors que pour le manuel de 1927 le texte est continu, s’organise et progresse par paragraphes.
3.3. Résumés
57L’étude des résumés des supports nous a paru particulièrement digne d’intérêt dans la mesure où l’on peut supposer que cette partie du texte de la leçon est celle qui est la mieux à même de révéler l’intention de la leçon, sa visée.
58L’organisation des résumés dans les deux premiers manuels (Hatier, 2011 et École émancipée, 1927) reflète les choix lexicaux, syntaxiques, énonciatifs, rhétoriques et typographiques effectués dans le corps des textes de chacun des deux supports. Le manuel de 1927 propose ainsi un résumé explicite, organisé par thème (et non chronologiquement) en quatre points annoncés dans le corps de la leçon par des italiques (donc typographiquement formalisés). Le système temporel est de type énonciation historique (Benveniste, 1966), mais avec des liens explicites avec le présent, à travers la rubrique Questions adressée aux élèves et située juste au-dessous du résumé. Les questions, au nombre de cinq, invitent en effet les élèves à s’interroger sur les correspondances qui peuvent être envisagées entre des faits mentionnés dans le résumé et la situation française contemporaine. On note enfin - et c’est la caractéristique de ce manuel – que comme la leçon, le résumé comporte des jugements de valeur. On peut donc mentionner pour ce manuel de 1927 la présence d’une synthèse explicite, qui prend un parti assumé.
59Le manuel de 2011, qui ne propose aucun élément de synthèse dans le dossier, formule dans un bandeau situé en bas de la double page de la leçon qui le suit des éléments de synthèse cependant non identifiés explicitement comme tels. Aucune marque sémiotique, exceptée la situation du texte en bas de page, ne marque ainsi sa visée discursive spécifique. Organisé chronologiquement (et non thématiquement), le texte est constitué de gloses successives des documents présentés sur la double page, dans un système temporel présent qui semble traduire une intention générique plutôt que narrative. On observe que le discours explicatif y est cependant très plat (les faits sont exposés successivement plutôt que reliés ou articulés les uns aux autres), et on note la présence de deux inclusions ponctuelles dans la dernière colonne du bandeau en matière de jugement de valeur : « défaites humiliantes » (en 1812), « écrasante défaite » (Waterloo).
60L’évolution entre les deux manuels traduit ainsi un changement de posture attendue dans l’activité intellectuelle des élèves, et tandis que le manuel de 1927 vise des acquis formalisés, le manuel de 2011 vise l’entrée – de plain-pied – dans une démarche. Pour autant, celle-ci ne nous semble pas garantie en soi par le support, qui fonctionne davantage comme une banque de données que comme texte de savoir. Ce qui semble cohérent : mais cela suppose aussi que le texte de savoir s’élabore ailleurs (que dans le manuel) avec les élèves. Si l’appropriation de savoirs – quels qu’ils soient – incombe, aujourd’hui comme hier, à l’enseignant, on note cependant que l’élaboration même du texte de savoir incombe bien davantage aujourd’hui qu’autrefois à l’enseignant.
61La rubrique « J’apprends » présente dans le support Magnard 2012 est ce qui synthétise les différents éléments présents dans les trois pages du dossier, et est susceptible de rendre compte de l’intention, de la visée de la leçon. Magnard 2012 propose un résumé explicite, organisé chronologiquement en quatre points non numérotés (La France de Napoléon Bonaparte, Le Consulat, Le premier Empire et Les guerres napoléoniennes) mais typographiquement formalisés (taille de la police, gras, couleur). Le discours explicatif est plat, il s’agit d’une succession de faits juxtaposés. Ce résumé est une glose des documents présentés auparavant (comme pour Hatier, 2011). Le texte évoque en dernier point les guerres napoléoniennes et leurs conséquences « 1 à 2 millions de morts » : le manuel indique une donnée chiffrée, sans jugement de valeur, à l’image de la neutralité qui a été observée tout au long de l’analyse de ce manuel. Ce support fonctionne comme une banque de données. D’ailleurs, le texte de savoir, autrement dit le résumé, ce qu’il faut retenir de ce chapitre, est à élaborer par les élèves. Cela est mentionné dans le guide du maître, p. 49 :
le maître demande aux élèves (par deux ou en groupes) de rédiger quelques lignes rappelant ce qu’ils ont retenu. Il peut guider la production en imposant plusieurs mots ou expressions qu’il note au tableau, par exemple défenseur de la République, 9 novembre 1799, Premier consul, 2 décembre 1804, pouvoir autoritaire, défaites […] Une synthèse est recopiée par chaque élève et peut constituer un « je sais maintenant ».
62Nous avons ici l’illustration explicite que le texte de savoir est à prendre complètement en charge par l’enseignant, et que le manuel est principalement le support (d’analyse) de documents qui servent à élaborer ce texte de savoir.
63Le support numérique, quant à lui, ne propose pas de petit encadré sur les éléments essentiels à retenir.
4. Pour conclure : réflexions linguistiques, réflexions pour la formation
4.1. Bilan de notre analyse
64L’observation de ces supports quant aux fonctionnements du texte et de sa visée, confirme notre hypothèse quant au lissage croissant du texte. La syntaxe est à la fois un indice de l’effacement progressif de la mise en relief du texte (absence d’extraction, de mise en incise, par exemple), un révélateur d’un implicite croissant dans la présentation des phénomènes chronologiques et logiques inhérents au texte historique et, pour le support numérique, le marqueur d’une hétérogénéité discursive non signalée, particularités caractérisant le support composite.
65Cela implique un accompagnement didactique et pédagogique pour que les jeunes lecteurs acquièrent :
la capacité à déplier la « condensation » (Laparra, 1991 : 120) et donc à reconstituer le déroulement chronologique et logique ;
la capacité à distinguer les diverses visées d’un document.
66Les conclusions de l’étude de la manière dont les élèves de milieux socialement contrastés réagissent quand ils sont confrontés à de tels documents, qui ne fait pas directement partie du volet de la recherche présenté ici, méritent cependant d’être mentionnées.
67On observe en effet que tandis que les uns sont en mesure de construire un texte de savoir qui comprend l’enjeu global de la leçon (comprendre, par exemple, le caractère à la fois autocratique et réformateur du personnage de Napoléon), d’autres s’en tiennent à des informations plus ponctuelles, comme l’invention de la légion d’honneur, ou les multiples guerres conduites sous l’Empire. Cette différence entre élèves concernant les objets privilégiés au cours de la leçon nous ne nous apparaît pas comme préjudiciable en tant que telle, mais dans sa récurrence, qui renvoie à la distinction effectuée par Bernstein (1975) entre significations universalistes et significations particularistes.
4.2. Réflexions linguistiques
68Les analyses conduites à partir de ces quatre documents nous invitent à formuler des remarques de deux ordres.
69Tout d’abord, il y a lieu d’observer que l’organisation des phrases présentes sur ces supports parle de leur visée discursive : quand la structure est globalement linéaire et continue, elle coïncide avec un enjeu discursif généralement explicite : c’est le cas du manuel de 1927, qui vise un discours qui soit le plus univoque possible. Mais les phrases peuvent aussi cacher un texte (comme dans le manuel de 2011), et de ce point de vue, peuvent aussi tromper leurs lecteurs, s’ils voient en la phrase, garante de la logique scolaire, la formalisation du savoir, alors que cette dernière ne fait pas l’économie du texte dans son entier. L’enjeu de la leçon est dans ce cas la compréhension de l’enjeu discursif du document pris dans son ensemble, et non dans ses seuls éléments successifs.
70Mais il y a lieu aussi de considérer le problème théorique que pose (nt) le(s) texte(s) de tels supports : quel est leur statut ? Si le texte du savoir est aujourd’hui le texte produit au sein de la classe, dans les interactions langagières enseignant/élève(s) et élève(s)/élève(s), ce texte des supports – hétérogène, fragmenté et discontinu, rappelons-le - peut-il être lui aussi un texte du savoir ? Faut-il envisager alors l’existence de plusieurs types de textes de savoir, voire plusieurs genres ?
4.3. Réflexions pour la formation : un texte inachevé… par vocation ?
71Les différents constats que nous avons pu formuler concernant les manuels les plus récents nous invitent à considérer cette nouvelle donne pédagogique : les supports d’apprentissage pourraient fonctionner comme des supports nécessairement inachevés, puisque destinés à « supporter », au sens anglais du terme, le discours pédagogique, et non s’y substituer. De ce point de vue, l’inachèvement et la fragmentation y apparaissent comme de nouvelles structures permettant l’élaboration de plusieurs discours, qui peuvent être liés aussi bien aux caractéristiques singulières des enseignants qu’à celles des élèves. Le risque encouru est alors celui du développement de discours de qualités inégales et d’ambitions inégales, et doit donc être pris en charge par la formation des maîtres. Nous nous garderons bien de formuler ici quelque proposition que ce soit, activité qui appartient en l’occurrence à nos collègues didacticiens de l’Histoire. Mais nous souhaitons tout de même mentionner que nous rejoignons ici nos collègues historiens Le Marec, Doussot et Vézier (2009), sur la nécessité de « renouveler le processus de mise en texte des savoirs », et sur la nécessité d’intéresser les élèves à la construction d’un espace d’élaboration langagière.
72Ces remarques sont loin d’être anodines : cette nécessité de renouveler le processus de mise en texte des savoirs suppose de former des élèves linguistes, c’est-à-dire à même de s’interroger autant sur le statut des énoncés que sur leurs contenus, et par voie de conséquence cela suppose de former des enseignants eux-mêmes linguistes, disposant non seulement des mêmes compétences que celles que nous venons d’évoquer, mais à même également de diriger la production de textes de savoir en classe, à partir des supports, à l’oral comme à l’écrit, et de prendre le document comme objet d’investigation et de questionnement et non seulement comme source d’information.
Bibliographie
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Notes de bas de page
2 Nous n’évoquons pas ici les programmes dans la mesure où ceux-ci n’ont pas d’impact dans l’analyse de corpus que nous proposons ici.
3 http://education.francetv.fr/activite-interactive/napoleon-bonaparte-du-consulat-a-l-empire-o13341.
4 Voir par exemple : http://www.de-gaulle-edu.net/ de gaulle ou http://www.chateau-fontainebleau-education.fr/pages/dossiers/napoleon/napoleon_home.html.
Auteurs
Université Paris Est Créteil (UPEC),
Laboratoire CRICEFT-Escol (EA 4384)
CIRCEFT-Escol : Centre Interuniversitaire de Recherches sur la Culture, l’Éducation, la Formation, le Travail, équipe Éducation-scolarisation, universités Paris 8 et Paris Est Créteil (UPEC).
Université Paris Est Créteil (UPEC),
Laboratoire CRICEFT-Escol (EA 4384)
CIRCEFT-Escol : Centre Interuniversitaire de Recherches sur la Culture, l’Éducation, la Formation, le Travail, équipe Éducation-scolarisation, universités Paris 8 et Paris Est Créteil (UPEC).
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