Corneille poéticien (anti)galant : l’édition de 1660 et la formation du public mondain
p. 379-387
Texte intégral
1L’esthétique ne naît pas tout armée au XVIIIe siècle1 et dès le XVIIe siècle, de lentes transformations relativisent voire discréditent l’antique ars critica des doctes, la recherche de la conformité aux règles et la patiente analyse philologique, au profit d’une appréciation plus globale et moins spécialisée, par le public, au nom du plaisir2. Ce primat des émotions personnelles sur l’analyse poéticienne constitue un véritable « changement de paradigme en cours dans les discours sur le théâtre depuis les années 1660 »3, changement auquel les dramaturges se montrent de plus en plus attentifs, Corneille le premier4. L’édition de 1660, et les Discours et Examens tout particulièrement, peuvent être lus comme des témoins et des acteurs de cette transformation. On se proposera donc d’examiner cette édition du point de vue discursif, comme énonciation supposant la construction de l’orateur et comme action, visant à toucher des lecteurs peut-être diversifiés, et à agir sur eux, par l’instruction, l’explication, l’argumentation. À qui s’adresse en effet le dispositif éditorial singulier que constitue la grande édition du Théâtre de P. Corneille en 1660 ? Qui sont en particulier les destinataires des Discours et Examens ? Nous ferons l’hypothèse qu’entre autres buts, cette édition vise la formation à la poétique et à la dramaturgie certes des jeunes dramaturges contemporains de Corneille ou des poètes du futur, mais aussi et peut-être surtout de la sanior pars mondaine et lettrée de ce public auquel Corneille défère presque tout. Les Discours et Examens constituent bien une poétique fortement adossée à « l’expérience du théâtre », mais s’offrent aussi peut-être comme la démarche pédagogique propre à fabriquer un public mondain éclairé aussi bien qu’un dramaturge profondément connaisseur de ce public. L’édition de 1660, à la charnière exacte de ce « changement de paradigme » de la critique, viserait en une sorte de chiasme la double conversion du mondain en docte et du docte en mondain, voire la fusion (problématique) des points de vue de la philologie et de la réception, dans une tension délibérément recherchée en chacun des spectateurs entre l’abandon aux effets du théâtre et la compréhension des « secrets » de fabrique de ces effets.
Une pédagogie de la création dramatique
2L’édition de 1660 en trois volumes in-8° comporte, outre les pièces, les Discours et les Examens, dans un dispositif très concerté5. Les Discours, qui ne feront pas l’objet d’éditions séparées du vivant de Corneille, se présentent en tête, un par volume, dans un ordre qui va des constituants du poème dramatique (Discours de l’Utilité et des parties du Poème dramatique) à la définition du genre dramatique majeur (Discours de la Tragédie) puis à ses règles (Discours des trois Unités). Les Examens remplacent les dédicaces, avis au lecteur et préfaces de Mélite à Œdipe, et se présentent regroupés avec les Discours, dans les pages préliminaires des volumes, sous le titre Examen des Poëmes contenus en cette première [seconde], [troisième] partie. Discours et Examens permettent ainsi au lecteur de rapporter les pièces à l’appareil doctrinal qui les précède dans le volume mais qui les suit dans le temps : il s’agit bien d’une invitation à se pénétrer des principes d’une dramaturgie singulière et novatrice avant de s’engager dans la (re)lecture de chaque pièce6. Mais l’ordre de présentation qui fait succéder les Examens aux Discours ne doit pas offusquer la démarche inductive que Corneille expose dans l’avis Au lecteur de l’édition des livres III et IV de L’Imitation de Jésus-Christ, en 1656 :
En attendant que Dieu m’inspire quelque autre dessein, je me contenterai de m’appliquer à une revue de mes pièces de théâtre, pour les réduire en un corps, et vous les faire voir en un état un peu plus supportable. J’y ajouterai quelques réflexions sur chaque poème, tirées de l’art poétique, plus courtes, ou plus étendues, selon que les matières s’en offriront.7
3Si la réflexion poétique chez Corneille procède, pour une part donc, des effets de réception qu’il enregistre et analyse, on ne le voit jamais cependant préciser la nature du plaisir qu’il suscite ou qu’il vise. Des dramaturges antiques qu’il cite, Corneille ne dit jamais qu’ils l’émeuvent ou le touchent. Le « charme », le « je ne sais quoi », le sublime, l’enthousiasme, les vers « bien transportants » dont parle Mme de Sévigné8 sont des effets de réception (tardifs d’ailleurs), mais guère des notions avancées par Corneille, si ce n’est dans ce passage, très beau mais unique, où il évoque le frémissement de l’assemblée lors des représentations du Cid9. La règle des règles pour lui est de « plaire », quand Boileau, Racine et la plupart de ses contemporains voudront plaire et toucher. Le terme « d’approbation », qu’il emploie plus volontiers que celui de « goût », marque l’espoir que le jugement du public procède de la raison au moins autant que du sentiment. L’origine des règles dans le « sens commun », la part majeure qu’elles ont au plaisir du spectateur légitiment in fine cette articulation étroite des Discours aux Examens, les premiers dans la dépendance principielle des seconds.
4L’ordre des trois Discours correspond en effet à celui de la composition rétrograde du poème dramatique, plus particulièrement de la tragédie, à partir du dénouement c’est-à-dire du « sujet »10. Cet ordre dans le temps est aussi un ordre hiérarchique, puisque le « sujet » est en même temps l’élément le plus important du poème dramatique et celui qui vient en premier dans son élaboration, au principe donc de la création, et pour Corneille le seul qui relève de l’art poétique sans le secours d’autres arts11 : le « sujet » fait ainsi l’objet d’une partie importante du premier Discours et se trouve systématiquement analysé dans les Examens de ce premier volume. À l’inverse, les « parties intégrantes » ou « intégrales » secondes que sont les « sentiments » et la « diction », après de brèves mentions dans le Discours de l’utilité12 et passim, sont un peu plus amplement évoquées dans le troisième volume13. Plus encore, il faut attendre ce même troisième volume pour que Corneille entre tant soit peu dans l’analyse de la fameuse « broderie » que constitue la politique14. Corneille dans ses Examens ne s’interdit évidemment ni les anticipations (l’examen des unités dans les pièces des premier et second volumes) ni les retours en arrière (l’examen du sujet dans les pièces des second et troisième volumes), et chaque Examen s’organise selon un plan commun, qui va généralement du succès, heureux ou malheureux, au style, en passant par le sujet, la « constitution », les unités, les mœurs, etc. Sans que cela soit systématique, il semble néanmoins que Corneille privilégie souvent l’accord entre les matières des Examens et celles de chaque Discours qui les précède. En préalable à la lecture des pièces, cette articulation, souple mais sensible, des Examens aux Discours serait alors la marque d’un art poétique très concerté, éminemment pédagogique, un véritable organon offert aux dramaturges désireux de se lancer dans la carrière et de profiter des leçons et de l’expérience de leur aîné. Ce faisant, c’est bien l’œuvre dramatique de Corneille qui est proposée en exemple et illustration, non seulement pièce par pièce (chacune permettant de saisir l’ensemble des exigences de la composition) mais aussi dans son ensemble, et selon la ligne, didactique et biographique, d’un progrès.
Une poétique autobiographique
5Cet art poétique a de surcroît l’élégance et la générosité de se présenter non pas comme un savoir constitué d’emblée, une science impressionnante de maîtrise dès l’abord (ce qu’il est bien aussi), mais selon un ordre qui non seulement épouse pour partie, comme nous l’avons vu, les étapes de la création dramatique, mais qui raconte aussi la découverte et l’élaboration progressive par Corneille des règles de son art. Théorie de la pratique, l’édition de 1660 se présente aussi comme l’histoire rétrospective de cette pratique sinon aboutie et définitivement fixée, du moins désormais assez perfectionnée pour être convertie, en une ressaisie conclusive, en instruction et préconisation. Du jeune auteur de comédies ignorant des règles au nouvel Aristote doublé d’un nouveau Sophocle, l’édition de 1660 propose l’histoire exemplaire d’un parcours. Les Examens jouent à ce titre un rôle majeur, dans la mesure où Corneille, loin de cacher ses tâtonnements ou les défauts qu’il trouve en ses pièces, notamment les premières, transforme leur analyse en une sorte de roman vrai d’apprentissage. On saisit alors le sens que prend la publication des poèmes dramatiques dans leur ordre chronologique, et leur recueil exhaustif, échecs compris – on serait même tenté de dire, échecs surtout. Le traitement des unités, de leur découverte à la préconisation de règles inédites, en passant par l’examen des moyens de s’y conformer ou de les adapter, est emblématique de cette mise en récit qui fait de l’ordre chronologique des Examens un ordre autobiographique et didactique à la fois. Ainsi se dessine, en filigrane de la poétique inventive de Corneille, une histoire de son élaboration. Le parcours ainsi esquissé est à la fois singulier et fondamentalement rationnel, parce que naturel : Corneille ne pouvait pas ne pas découvrir, en le pratiquant et en exerçant sur lui la puissance de sa réflexion, l’art de faire des comédies, dès lors qu’il se laissait guider par le « sens commun » et qu’il ne cherchait ni à atteindre d’autre but que celui, naturel, du plaisir, ni à satisfaire à d’autres juges que le public.
6Les œuvres disposées en une histoire répondent ainsi en même temps à une pédagogie de la création dramatique et à une construction de soi en modèle inimitable. Les Examens constituent bien à ce titre le pivot entre les Discours et les poèmes dramatiques, et permettent l’articulation tout à fait originale d’une chronologie de la création dramatique en général – du but du poème et de son sujet jusqu’au découpage des scènes – à la chronologie singulière de l’œuvre de Corneille. Ce faisant, l’imbrication du temps de la poétique (de l’œuvre virtuelle) et du temps de l’œuvre réellement écrite devient telle que « l’expérience du théâtre », dont Corneille se prévaut à plusieurs reprises dans ces textes15, s’avère la condition même non seulement de l’élaboration d’une poétique, mais aussi de sa mise en œuvre. En distribuant les Discours sur les trois volumes, en les étirant donc dans le temps et en invitant le lecteur à assimiler les Examens, puis les pièces, entre chacun de ces Discours, le dramaturge aligne sur la chronologie de son œuvre la temporalité de la création de chaque œuvre à venir. Il faut ainsi à l’aspirant-poète « avaler » tout Corneille, étape théorique par étape théorique et en même temps période par période de son œuvre, pour disposer de la poétique dans son ensemble, pour comprendre ce qu’est une poétique tirée de la pratique même, pour être en mesure d’écrire à son tour pour le théâtre.
Un éthos divisé entre érudition et galanterie
7À la recherche donc du destinataire idéal de cette édition, on peut s’étonner encore de la manière dont Corneille y traite ses doctes confrères. L’éthos doux et tolérant, quoique non conciliant, que Corneille construit au début du premier Discours laisse très vite percer le mépris et l’exaspération que lui inspirent les « interprètes d’Aristote » et les « spéculatifs ». Non qu’il ne soit capable d’entrer dans leurs vues et méthodes : avec une ironie palpable, il en fait la preuve dans la discussion qu’il mène de la « bonté des mœurs », à grand renfort de grec, de latin et d’exégèse16. Cette démonstration faite de sa compétence philologique17, Corneille dédaigne ensuite d’engager le fer de façon ouverte avec ses confrères et adversaires, refusant même de les nommer. Le didactisme limpide et la subtile pédagogie de cette édition s’adressent ainsi moins peut-être aux dramaturges en herbe qu’à cet « auditoire » qui est au cœur des préoccupations de Corneille, en fonction de qui tout se fait, s’invente et se corrige. C’est avec la sanior pars qui sait lire de ce public, plutôt qu’avec les autres dramaturges, que Corneille engage le dialogue, c’est elle qu’il veut initier aux secrets de son art, comme c’est d’elle qu’il veut comprendre les conditions de ses succès et la cause de ses échecs.
8À ce public d’honnêtes gens, de mondains éclairés, de galants, il convient d’abord de parler sa langue, en respectant les valeurs éthiques et stylistiques qu’il approuve et dans lesquelles il se reconnaît, telles la simplicité, la franchise sans rudesse, une forme d’atticisme : « J’ai pris pour m’expliquer un style simple, et me contente d’une expression nue de mes opinions, bonnes ou mauvaises, sans y rechercher aucun enrichissement d’éloquence »18. Corneille réussit, quinze ans avant Boileau mais dans la droite ligne déjà de l’Epître aux Pisons, à rédiger une poétique accessible à tous, qui évite le jargon, les citations savantes19, les notes et les arguties pédantes – ou quand il y a recours, c’est avec une ironie sensible envers ses doctes adversaires, ironie dont il régale le public mondain. La pureté des mœurs qui a fait rejeter Théodore, la « délicatesse de nos Dames » que le dénouement antique d’Œdipe blesserait, mais aussi la grâce et l’enjouement spirituel des comédies qui écartent les bouffonneries grossières, la noblesse d’âme et la sensibilité de l’auditoire qui frémit au Cid et s’attendrit à Polyeucte, l’esprit subtil et pénétrant attendu du spectateur d’Héraclius, la fine raison qui fait apprécier la « justesse » de l’ordre du théâtre relèvent encore des valeurs de ce public galant qui trouve dans l’édition de 1660 un miroir aussi agréable et flatteur que l’était celui des comédies.
9La composition adoptée par Corneille participe de cette esthétique galante qui triomphe en 1660 : l’exposé est certes ordonné, méthodique, mais l’abondance des exemples au cœur même des Discours, et les exemples que constituent les Examens et les pièces elles-mêmes, viennent constamment éclairer et assouplir le propos théorique. La démarche de l’essai qui oriente toute la carrière dramatique du poète se trouve promue par l’examen au rang de méthode, au sens premier du terme : la reconnaissance, après-coup, d’un cheminement personnel, parfois hasardeux, mais qui a plus souvent rencontré son but.
10À la fois sûr de lui et détaché, insoucieux (en apparence) de convertir quiconque à sa méthode, mais constamment soucieux d’être compris, Corneille construit cet ethos aisé, facile, ferme sans rigidité, qui prévaut dans la conversation mondaine, un peu élevée ici au-dessus de son ton naturel et ordinaire par la hardiesse cavalière et par la profondeur de vues du dramaturge. La sprezzatura n’y a pas la grâce souriante que cultive La Fontaine, mais Corneille peut ici faire belle figure dans un échange un peu soutenu avec un public qui appréciera qu’on lui prête élégamment le savoir qu’on lui apporte. En présentant les exemples tirés de l’Antiquité, Corneille paraît présupposer chez ses lecteurs une culture qu’en réalité il lui offre sous une forme choisie et synthétique. Ainsi le lecteur de l’édition de 1660, qui a sous les yeux les autres exemples, tous tirés de l’œuvre de Corneille, n’a-t-il pas besoin d’une bibliothèque pour saisir le propos, pas plus que Corneille n’aurait eu besoin, selon ses dires, d’une longue étude pour l’écrire :
Cette entreprise méritait une longue et très exacte étude de tous les poèmes qui nous restent de l’Antiquité, et de tous ceux qui ont commenté les traités, qu’Aristote et Horace ont faits de l’art poétique, ou qui en ont écrit en particulier : mais je n’ai pu me résoudre à en prendre le loisir ; et je m’assure que beaucoup de mes lecteurs me pardonneront aisément cette paresse, et ne seront pas fâchés, que je donne à des productions nouvelles le temps qu’il m’eût fallu consumer à des remarques sur celles des autres siècles.20
11Si c’est avec Aristote directement que Corneille engage le débat, négligeant en apparence d’en passer par tous les glosateurs du philosophe, c’est aussi et surtout avec la part cultivée de ses spectateurs que le dramaturge entre en dialogue, voire en confidence : Corneille, tout en souscrivant avec fierté à la consécration que fait le public du Cid et de Cinna comme ses chefs-d’œuvre, avoue sa préférence de père, privée, presque intime, pour Rodogune21. Ce public confident, il le rend aussi complice de sa malice à l’égard des doctes, de son ironie mordante face à ses envieux confrères : le « nous » englobe même parfois Corneille et ses spectateurs face à « on »22, qui tire des maximes très fausses d’Aristote. « Notre Théâtre », c’est celui qu’édifient les dramaturges français modernes, c’est aussi celui qui rassemble, loin du « savoir enrouillé des pédants », Corneille et son public. Le jugement féminin et mondain est notamment le principe sur lequel s’aligne désormais, dans un second temps et selon une chaîne d’affects partagés23, la « censure » plus docte peut-être de leurs compagnons24.
12À plusieurs reprises, Corneille avoue néanmoins s’être trompé dans l’anticipation de ce qui plairait, n’avoir pas « rencontré » son public : il a connu des succès contestés ou mitigés avec Horace et La Suite du Menteur, voire des fours, avec Théodore en 1645, avec Pertharite surtout en 1652. L’échec relatif de La Suite du Menteur est explicitement rapportée à une erreur de jugement du dramaturge : « Ce n’est pas que j’en veuille accuser, ni le défaut des acteurs, ni le mauvais jugement du peuple : la faute en est toute à moi, qui devais mieux prendre mes mesures, et choisir des sujets plus répondants au goût de mon auditoire »25.
13Au moment où le jugement de goût commence son règne, Corneille semble donc lui déférer entièrement, comme il l’a toujours fait, non sans conditions et réticences cependant. La constante référence aux règles, lorsque Molière les traitera avec la désinvolture apparente que l’on sait, la mention des sources, y compris en latin, le lourd édifice de cette édition peuvent même paraître une manière d’appel que Corneille ferait du jugement du public auprès de cet autre tribunal savant, qu’il invoque au moins autant qu’il le défie et s’en défie. C’est ainsi que l’édition de 1660, à la charnière entre la suprématie des doctes et le triomphe de l’esthétique galante, témoigne d’une position contradictoire et inconfortable de Corneille, à la fois confirmé dans la confiance qu’il a toujours faite au jugement du public et tenté par un mouvement à contre-courant d’exégèse de son œuvre, destinée entre autres buts à initier ce public mondain à un art critique pourtant en perte de vitesse.
14Cette tension éclaire peut-être les facettes changeantes de l’ethos de Corneille dans l’appareil critique de cette édition : au fil des Discours et Examens, alternent en effet de façon curieuse une posture topique de modestie et ces traits « d’orgueil » qui font partie de l’éthopée cornélienne. Corneille ici avance des « conjectures », « hasarde » ses pensées, et là réfute hautement, affirme, prescrit des règles « inviolables ». Tantôt apparaît le parcours heuristique, et tantôt son résultat dogmatique, portés par deux voix nettement distinctes, mais dont la première cède visiblement à la seconde, à mesure que se construit l’autorité de Corneille, que le dispositif chronologique en suggère la genèse et en fournit ainsi la légitimité. Tantôt prédomine l’ethos conversationnel, marqué des valeurs de la coopération, tantôt pointe un ethos plus agonistique et plus tranchant : la scène critique se dédouble, Corneille jouant subrepticement l’une contre l’autre, mais tâchant aussi de les fusionner en un public docte et mondain à la fois, moins galant peut-être…
15Une contradiction traverse donc l’édition de 1660, et qu’explique peut-être le changement du goût au même moment. En même temps en effet (et du même mouvement) que la critique du goût commence de déconsidérer l’ars critica antique, la galanterie triomphe. Corneille, pris entre sa déférence de toujours au jugement du public et sa réticence non moins ancienne à l’égard de la galanterie, semble tenter avec l’édition de 1660 à la fois de légitimer ce jugement désormais souverain et de poser, à contretemps, les fondements savants d’une résistance à cette évolution. La suite de sa carrière témoigne de l’aggravation, constante et douloureuse, de cette tension.
Notes de bas de page
1 L’Esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, Serge Trottein (dir.), Paris, PUF, 2000 ; Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, Paris, Kimé, 2008.
2 Parmi les ouvrages les plus récents, Le Spectateur de théâtre à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), Bénédicte Louvat-Molozay et Franck Salaün [dir.], Montpellier, L’Entretemps, 2008 ; Le Temps des querelles, Jeanne-Marie Houstiou et Alain Viala (dir.), Littératures classiques, 2013-2, n° 81 ; Préface et critique. Le paratexte théâtral en France, en Italie et en Espagne (XVIe-XVIIe siècle), Anne Cayuela, Françoise Decroisette, Bénédicte Louvat-Molozay et Marc Vuillermoz (dir.), Littératures classiques, 2014, n° 84, et dans ce numéro plus particulièrement l’article de Bénédicte Louvat-Molozay, « Paratexte, métatexte, hypertexte : les Discours et Examens dans le Théâtre de P. Corneille (1660) », p. 115-134 ; Naissance de la critique littéraire, Patrick Dandrey (dir.), Littératures classiques, 2015, n° 86 ; Naissance de la critique dramatique, Lise Michel et Claude Bourqui (dir.), Littératures classiques, 2016, n° 89.
3 Naissance de la critique dramatique, Lise Michel et Claude Bourqui (dir.), op. cit., Introduction « C’est un spectateur qui parle : naissance de la critique dramatique », p. 5-13, p. 5.
4 Hugh M. Davidson, « Corneille interprète d’Aristote dans les trois Discours », dans Pierre Corneille, Actes du colloque de Rouen 2-6 octobre 1984, Alain Niderst (éd.), Paris, PUF, 1985, p. 129-136 ; Pierre Abraham, « Sur les publics de Corneille », Europe, avril-mai 1974, n° 540-541, p. 3-6.
5 Pierre Corneille, Le Théâtre de P. Corneille. Reveu et corrigé par l’Autheur, imprimé à Roüen & se vend à Paris, A. Courbé et G. de Luyne, 1660, 3 vol. in-8°. Achevé d’imprimer « le dernier d’octobre 1660 ».
6 Ces Discours servent de « Préfaces », souligne Corneille dans l’avis Au Lecteur de l’édition de 1664.
7 L’Imitation de Jésus-Christ, édition de 1656, dans Œuvres complètes, Georges Couton (éd.), Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1984, p. 801. Henry Thomas Barnwell (Pierre Corneille. Writing on the Theatre, Oxford, Blackwell, 1965) met en évidence le passage de l’induction à la déduction, entre les Examens conçus initialement et les Discours, composés ensuite (Introduction, p. IX-X).
8 Marie de Sévigné, lettre du 29 avril 1671, Correspondance, Roger Duchêne (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, t. I, p. 239.
9 Le Cid, Examen, Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1980, p. 702.
10 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.
11 Discours de l’utilité, Œuvres complètes, op. cit., t. III, 1987, p. 123.
12 « Après les mœurs viennent les sentiments », ibid., p. 134.
13 Don Sanche, Examen, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 557 ; Nicomède, Examen, ibid., t. II, p. 641-642 ; Pertharite, Examen, ibid., t. II, p. 722.
14 Lettre du 25 août 1660 à l’abbé de Pure, ibid., t. III, p. 7.
15 Les règles sont ainsi tirées du « sentiment d’Aristote », dont le meilleur commentaire reste « l’expérience du théâtre, et les réflexions sur ce que j’ai vu y plaire ou déplaire » (Discours de l’utilité, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 141). Voir encore dans le même tome, p. 119, p. 154, p. 271 et passim.
16 Ibid., p. 130-131.
17 De cette compétence philologique, Corneille vient d’ailleurs de faire l’ample preuve en sa traduction de l’Imitation de Jésus-Christ (Georges Couton, La Vieillesse de Corneille [1949], Paris, Eurédit, 2003, p. 302).
18 Discours de l’utilité, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 141.
19 Le texte de la Poétique d’Aristote fait ainsi l’objet d’une « belle infidèle » souplement insérée dans le propos de Corneille : les interprétations et les gloses de ses savants commentateurs sont résumées, synthétisées et dépassées par une interprétation élégante et en partie nouvelle.
20 Discours de l’utilité, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 140-141.
21 Rodogune, Examen, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 199-200.
22 Discours de l’utilité, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 117 et passim.
23 Sylvaine Guyot et Clotilde Thouret, « Des émotions en chaîne : représentation théâtrale et circulation publique des affects au XVIIe siècle », Littératures classiques, 2009-1, n° 68, p. 225-241.
24 Œdipe, Avis au lecteur et Examen, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 18-19 et 20.
25 La Suite du Menteur, Examen, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 95.
Auteur
Université de Rouen
Centre d’Études et de Recherche Éditer/Interpréter
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