La naissance de la tragédie galante : le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin
p. 369-378
Texte intégral
1Le Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry de Jean-François Sarasin connaît deux publications différentes : Sarasin publia le Discours à Paris chez Augustin Courbé en 1639 sous le pseudonyme de Sillac d’Arbois en tant que préface de la tragédie L’Amour tyrannique de Georges de Scudéry1 ; en 1656, le Discours fut publié sous le nom de Sarasin à l’occasion de la publication posthume des Œuvres de Monsieur Sarasin chez le même éditeur à Paris2. Dans cette édition, le Discours conclut le groupe des écrits en prose, et même des écrits en prose et en vers, avant que la section de la poésie commence. Les éditeurs des Œuvres de Monsieur Sarasin modifient ainsi la chronologie de la publication des œuvres de Sarasin et mettent de la sorte l’accent sur leur valeur, voire sur leur importance pour le lecteur contemporain : d’où il résulte que le Discours occupe la dernière place.
2Le « Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin » de Paul Pellisson montre de manière évidente cette évaluation du Discours de la tragédie. Il ne consacre qu’un court paragraphe au Discours, contre cinq longs paragraphes au Dialogue sur la question s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux. De plus, la description de Pellisson met en relief une distance sensible entre le texte historique et la publication actuelle, sinon une distance critique entre l’argumentation poétologique de Sarasin et l’esthétique galante de Pellisson et des autres éditeurs des Œuvres de Monsieur Sarasin :
Je ne parle point aussi d’un de ses premiers travaux, qu’il publia sous le nom supposé de Sillac d’Arbois, et qui, par cette raison, peut-être ayant été presque oublié en cette édition, n’avait pu être rangé en sa véritable place. C’est le savant et agréable Discours de la tragédie qu’il mit au-devant de L’Amour tyrannique, et où, en louant très dignement ce fameux poème de M. de Scudéry, il mérita lui-même mille louanges. Jusque-là que feu M. de Balzac, qui était déjà au plus haut point de sa gloire sur cette simple lecture l’estima assez pour lui offrir le premier son amitié, de quoi il reste encore des marques publiques.3
3L’importance d’une œuvre qui a « été presque oublié[e] en cette édition » semble pour le moins douteuse, d’autant plus que la tragi-comédie de Georges de Scudéry ne peut être considérée comme « fameuse » en 1656, pas plus que la gloire de M. de Balzac ne peut être qualifiée d’élevée. S’y ajoute le fait que les configurations du champ littéraire ont beaucoup changé entre 1639 et 1656. En 1639, au lendemain de la « Querelle du Cid », la rivalité entre Georges de Scudéry et Pierre Corneille dominait. Elle se prolongea jusqu’en 1643, quand Georges de Scudéry publia pour la dernière fois une pièce de théâtre et laissa par conséquent la scène à Corneille4. En 1656 en revanche, Georges de Scudéry n’a plus de véritable importance dans le champ littéraire. C’est sa sœur qui a pris une place importante dans ce champ avec la publication du premier volume de sa Clélie, histoire romaine en 1654, avec laquelle elle mit fin à sa collaboration avec son frère aîné, qui caractérisait la publication du roman d’Artamène ou le Grand Cyrus entre 1649 et 1653. La publication des Œuvres de Monsieur Sarasin met sous les yeux du lecteur les nouvelles valeurs de Georges et de Madeleine de Scudéry, car l’édition s’ouvre avec une Épitre à Mademoiselle de Scudéry, écrite par Gilles Ménage.
4Reste à savoir ce que Sarasin loue de la tragi-comédie de Scudéry et de quelle manière le drame scudérien lui sert à présenter une conception nouvelle de la tragédie ou, plus prudemment, sa conception de la tragédie. Pour répondre à ces questions, je suivrai l’argumentation de Sarasin en mettant l’accent sur trois points : (1) la position du critique, (2) la poétique moderne de Sarasin et (3) la place de l’amour dans la tragédie.
La position du critique
5Le titre complet du texte de Sarasin, Le Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry, combine deux formes d’écriture différentes, à savoir le discours qui vise un langage élevé, voire élaboré, avec un but précis de l’argumentation, et la remarque qui fait référence à des pensées diverses qui ne sont pas nécessairement bien arrangées. Sarasin, pour sa part, opte pour un discours non-académique qui s’adresse aux lecteurs pour mettre sous les yeux de ceux-ci la gloire de Georges de Scudéry qui résulte de son drame :
Si je donnais ce discours à une ambition critique plutôt qu’au mérite de mon ami et à la justification de son poème, j’aurais ici lieu de faire un grand examen des tragiques et d’amener beaucoup de difficultés, de citations, et d’exemples. Mais comme j’écris seulement pour sa gloire, je me contenterai de faire voir les beautés de son ouvrage, sans observer les vices des autres et sans établir sa réputation sur leurs ruines ; et j’aurai assez fait, si je confirme les doctes dans l’estime qu’ils font de ce poème, et si je rends tous mes lecteurs persuadés de son excellence.5
6Sarasin y met en relief la différence entre un discours qui vise un examen critique, auquel il s’oppose, et un discours laudateur, qui sert à célébrer les qualités excellentes de Scudéry. S’y ajoute un point important : Sarasin se présente explicitement comme un ami de Scudéry se focalisant sur les beautés du drame scudérien, et non pas comme un critique qui analyse l’ouvrage en le comparant avec d’autres ouvrages d’autres auteurs pour l’opposer à des exemples négatifs. Par contre, l’amitié de Sarasin pour Scudéry va de pair avec l’honnêteté du critique qui respecte les autres auteurs et leurs ouvrages. Cet habitus du philosophe-honnête homme que Sarasin « invente » dès le début de sa carrière littéraire a aussi des conséquences sur le style de son discours :
Les panégyriques ont besoin des grâces de l’éloquence et des forces de la rhétorique, mais non pas les commentaires ; et puisque j’écris de simples remarques sur L’Amour tyrannique, plutôt que je n’en fais l’éloge, je laisserai le soin de l’élocution pour un autre sujet, et il me suffira de traiter cette matière avec la simplicité et l’ordre qui sont nécessaires au style dogmatique.6
7La simplicité du style qui ne connaît pas le soin de l’élocution et qui se distingue du style dogmatique rapproche le langage du Discours de la conversation qui, selon Pellisson, ressemble à un « entretien libre, familier et naturel »7. Autrement dit, Sarasin développe déjà dans son Discours de la tragédie en 1639 un nouveau modèle de discours, voire de langage, à savoir le discours galant et naturel, ainsi qu’un nouvel habitus, à savoir celui du philosophe-honnête homme, que Pellisson ne revendique comme modèle que pour La Conversation sur la question s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux8.
La poétique moderne de Sarasin
8Sarasin s’intéresse à la tragi-comédie de Georges de Scudéry, car il la considère comme un exemple parfait d’une tragédie moderne ou, du moins, d’une tragédie contemporaine9. Il souligne dès le début de son Discours qu’il y a une double distance entre le chef-d’œuvre de Scudéry et les chefs-d’œuvre de l’antiquité : une distance historique qui va de pair avec une différence de conception.
L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry est un poème si parfait et si achevé que, si le temps n’eût point envié au siècle du cardinal de Richelieu la naissance d’Aristote, ou que Monsieur de Scudéry eût écrit sous l’empire d’Alexandre, je pense avec raison que ce Philosophe aurait réglé une partie de sa Poétique sur cette excellente tragédie, et qu’il en aurait tiré d’aussi beaux exemples que de celle d’Œdipe, qu’il estimait singulièrement.10
9Il combine deux arguments : d’un côté, il situe la tragédie de Scudéry au même niveau que l’Œdipe de Sophocle, c’est-à-dire qu’il la caractérise en tant que modèle exemplaire de la tragédie, mais d’un autre côté, il met en relief la différence de conception entre la tragédie antique, à savoir la tragédie du temps d’Aristote, et la tragédie moderne. Car, pour comprendre la conception et surtout l’excellence de la tragédie scudérienne, il faut modifier sinon transformer au moins une partie de la poétique d’Aristote. Néanmoins, le but de Sarasin est d’actualiser la poétique d’Aristote et non pas de la remplacer ou de la renvoyer :
Depuis que ce divin homme, ayant remarqué tous les défauts des poètes grecs et réduit en art ce qu’il trouvait d’excellent dans leurs ouvrages, nous a enseigné quelle opinion nous devions avoir des poèmes d’autrui et ce qu’il fallait suivre dans les nôtres, il ne se trouvera peut-être pas un des dramatiques qui ait si bien profité de ses remarques, ni si fidèlement suivi ses préceptes que Monsieur de Scudéry.11
10Selon Sarasin, Scudéry présente, dans et avec sa tragédie, un aristotélisme flexible et dynamique qui vise à élaborer une poétique, et même une esthétique moderne qui respecte en même temps les règles et les idéaux antiques. En faisant cela, Scudéry et Sarasin suivent les traces de Jean Chapelain qui inventa l’aristotélisme moderne au XVIIe siècle avec sa Lettre ou Discours de M. Chapelain à M. Favereau, portant son opinion sur le poème d’Adonis du Cavalier Marin en 162312.
11Reste à savoir en quoi consiste la modernité de la tragédie scudérienne ? Le titre du drame indique une transformation de la tragédie que Scudéry développa volontairement et consciemment. Aristote privilégie les actions d’État et les actions de héros pour la tragédie, car elles permettent de mettre en scène un personnage élevé, mais ni trop bon ni trop méchant, qui apprend pendant l’action qui se déroule sur scène à se connaître lui-même, voire à se reconnaître lui-même. La fameuse anagnorisis sert de base à cette conception de la tragédie qui se focalise sur la connaissance de soi de l’homme. L’amour ne prend pas de place dans la conception aristotélicienne de la tragédie, car il est considéré comme une passion plutôt vulgaire, sinon comme une passion illicite qui tend à l’obscénité.
12En mettant l’accent sur des actions centrées sur l’amour, Scudéry n’invente pas la tragédie moderne, mais il se positionne du côté des Modernes qui optent pour une nouvelle conception de la tragédie et défendent l’idée d’une tragédie actuelle, voire contemporaine, qui réponde à l’attente des spectateurs. C’est Robert Garnier qui « inventa » au sens propre le modèle d’une tragédie d’amour en publiant sa Bradamante en 1582 à Paris13. Néanmoins, Garnier était conscient de ce qu’il faisait et c’est pourquoi il appela sa tragédie d’amour une « tragi-comédie ». Scudéry suit encore les traces de Garnier, car lui aussi qualifie sa pièce de « tragi-comédie ». Sarasin, par contre, essaie de montrer que la tragi-comédie de L’Amour tyrannique est une tragédie au sens propre et d’asseoir par ce biais une nouvelle conception de la tragédie, à savoir la tragédie galante.
La place de l’amour dans la tragédie
13Sarasin suit la conception de la tragédie de Heinsius, sans le citer et sans le nommer, et se concentre sur l’unité d’action et sur la fable pour mettre en évidence la valeur de l’amour ou, pour être plus précis, de l’amour profane pour la tragédie.
Ce n’est donc pas ce qui arrive à une seule personne, qui fait l’unité d’action, mais bien ce qui se passe entre plusieurs, et que l’on peut rapporter à un même sujet.
On peut tirer une instruction de cette doctrine sur le modèle de L’Amour tyrannique, et voir comme toutes les choses se rapportent à l’amour violente de Tyridate, et en dépendent. […] Si vous joignez à ces divers événements leur fin, que nous avons décrite quand nous traitions de la grandeur de la fable, vous y trouverez exactement observées toutes les choses qui sont nécessaires à cette unité d’action de laquelle nous parlons.
Premièrement, toutes ces actions, qui n’en font qu’une, ont tant de rapport et de liaison, que l’on n’en saurait mettre aucune, que celle qui suit après n’en dépende, ou par nécessité ou par vraisemblance.
D’ailleurs, pas une d’elles ne produit son effet si on la sépare des autres, au lieu qu’elles font toutes ensemble avec conformité cette grande action dont elles sont les parties.
Et enfin, on les connaît si bien pour les véritables parties de ce tout, qu’il est impossible de n’en retrancher aucune sans détruire l’argument, ou au moins, sans faire que la tragédie change de face.
Toutes ces choses étant les remarques de l’unité de l’action, et toutes ces choses se pouvant vérifier des actions de notre poème, il faut conclure qu’il est très parfait en cette partie, et qu’en cette partie, comme aux autres, nous serions injustes de ne pas couronner son auteur.14
14La mise en scène d’un amour permet alors d’assurer la vraisemblance, elle produit l’unité d’action et garantit la conformité de la fable. Bref, elle intègre non seulement toutes les actions dans une histoire d’amour, mais elle produit aussi des actions vraisemblables, en ce qu’elle permet de représenter l’homme comme un être sensible, voire passionné. En tant que passion, l’amour excite nécessairement, mais aussi naturellement, des émotions. De plus, si le but de la tragédie est de susciter la commisération et l’horreur des spectateurs, l’amour doit être considéré comme la passion privilégiée pour créer un théâtre des émotions :
Je ne m’étonne donc plus si ce poème a eu tant d’admirateurs, et si tout le monde est sorti de sa représentation l’âme émue et les yeux en larmes ; puisque ce tyran, qui en est la base et le personnage, auquel tous les incidents se rapportent, a toutes les qualités nécessaires, et pour la crainte et pour la pitié ;
Qu’il n’est ni trop vertueux, ni trop méchant, parce qu’en faisant de mauvaises actions, il se sent forcé de les faire par une violence supérieure ;
Que ce n’est point à cause de sa méchanceté que son malheur lui arrive, d’autant qu’il pense avoir raison d’aimer Polyxène, et aussi de la perdre. Et qu’enfin, pour augmenter davantage la commisération et l’horreur, et pousser ces passions jusqu’à leurs dernières limites, à l’instant qu’il voit deux rois et deux reines enchaînés au pied de son trône, il en est renversé, dépouillé de la pourpre, contraint de porter les mêmes fers qu’il avait fait souffrir aux autres, et de passer d’un bonheur extrême à une calamité déplorable.15
15Reste à savoir quelle forme d’amour sert de base à une telle histoire d’amour, susceptible d’unir les actions sur scène et d’exciter la commisération et l’horreur du spectateur pour provoquer la catharsis du public. Sarasin présente implicitement deux possibilités et choisit la seconde :
Il n’y a donc que les Tyridates, les Ormènes, les Tigranes, les Polyxènes, les Orosmanes, qui puissent épouvanter nos âmes et les attendrir ; c’est-à-dire, il n’y a que les maris, les femmes, les beaux-pères, les beaux-frères, les belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence ; il n’y a que ceux que le sang et l’amitié joignent, dont les malheurs nous donnent de la terreur et de la pitié.
Ils l’ont fait certes dans le poème de Monsieur de Scudéry ; les malheurs qu’il expose sur la scène ont touché les plus grandes âmes de l’univers aussi bien que les plus vulgaires ; et pas un des spectateurs ne s’en est retourné qu’il n’ait beaucoup profité, dans cette modération des passions que la tragédie se propose.16
16L’énumération des maris, des femmes, des beaux-pères, des beaux-frères et des belles-sœurs permet de caractériser la tragédie d’amour comme une tragédie de (la) famille, en valorisant la place des maris et des femmes dans le contexte familial, ou de la concevoir comme une tragédie de (du) mariage, en soulignant la relation entre les maris et les femmes. Scudéry s’oriente, non seulement dans sa tragi-comédie L’Amour tyrannique, mais aussi dans d’autres tragédies comme Didon, vers la seconde possibilité, tandis que Pierre Corneille modélise en même temps la tragédie de famille17. Néanmoins, les deux possibilités excluent de cette conception de la tragédie l’amour sacré en tant que base de la fable et de l’action et excluent ainsi la tragédie de martyre de la tragédie galante.
17Reste un dernier point qui permet d’historiciser le Discours de la tragédie de Sarasin et d’expliquer pourquoi Pellisson garde une certaine distance vis-à-vis de ce texte et de sa conception de la tragédie : la fin heureuse.
Il ne nous reste plus rien à considérer de cette fable, que la fin qui en est heureuse : cette issue tranquille de tant de troubles et d’incidents malheureux, cette conclusion paisible de la plupart des poèmes tragiques de notre théâtre et qui semble tenir quelque chose de la fin de la comédie, a fait trouver le nom de tragi-comédie à nos poètes. Quelques-uns d’entre eux se sont persuadés que si la conclusion d’un ouvrage de cette nature n’était point ensanglantée, il ne pouvait pas s’appeler tragique : à cause de cela, ils ont allié deux choses toutes contraires ; ils ont fait un monstre de deux natures excellentes, ils ont oublié les premiers préceptes de leur maître :
Sed non ut placidis coëant immitia, non ut serpentes avibus geminentur tigribus agni.
Aristote qui met l’issue heureuse parmi le dénombrement des fins de la tragédie, ne nous donne pas lieu d’être de leur opinion : les exemples d’Alceste, des deux Iphigénies, d’Io et d’Hélène aident et confirment la nôtre ; et quoique la plupart des tragédies versent du sang sur la scène et s’achèvent par quelque mort, il ne faut pas pour cela conclure que la fin de tous ces poèmes doive être funeste ; mais surtout il faut bien s’empêcher d’y mêler rien de comique.18
18En se référant à Aristote et à des exemples antiques, Sarasin essaie de prouver que la fin heureuse peut être considérée comme une vraie possibilité pour le dénouement d’une tragédie. Pour cela, il oppose la tragédie sanglante à la tragédie d’amour en donnant pour argument que la fin d’une tragédie ne doit pas être nécessairement funeste. Cependant, la tragédie sanglante ne connaît plus de succès ou de renommée en 1656, quand le Discours de la tragédie est publié de nouveau, tandis qu’elle était un paradigme important de la tragédie en 1639. S’y ajoute le fait que la notion de « tragi-comédie » implique deux significations différentes : elle se réfère à l’intégration de l’amour dans une histoire tragique, mais elle permet aussi de justifier la fin heureuse d’une histoire tragique. Sarasin souligne que Scudéry prenait en considération la seconde signification en respectant les conventions qui en résultent :
Monsieur de Scudéry savait donc bien que son merveilleux poème était tout tragique ; et toutefois il lui a donné le titre de tragi-comédie, afin de faire voir qu’il ne s’éloigne pas de la coutume reçue, et qu’il aime mieux s’accommoder à l’usage que de s’attacher avec trop de scrupules à la souveraine raison.19
19D’un point de vue historique, l’innovation de Scudéry, et plus encore de Sarasin, consiste dans la modélisation d’une nouvelle conception de la tragédie, à savoir la tragédie d’amour. De plus, cette tragédie d’amour devient le modèle de la tragédie française au XVIIe siècle et caractérise en même temps la tragédie en France, car elle sert de base à la tragédie galante :
Mais, outre que cela retarderait l’édition qui presse, et arrêterait trop longtemps l’impatience publique, outre que notre singulier ami Monsieur de La Mesnardière a divinement traité ces trois parties dans le grand ouvrage de la Poétique qu’il va mettre au jour, et que dans les préceptes du Philosophe, on peut voir combien religieusement les a suivis notre auteur.
Outre cela, dis-je, nous avons jugé que la fable, étant la partie d’un poème la moins commune, et toutefois la plus importante, il était plus à propos de nous y arrêter, et de faire voir l’incomparable beauté de celle de L’Amour tyrannique, que Monsieur de Scudéry a si merveilleusement inventée ; car pour les mœurs, les sentiments et la diction, à moins que d’être entièrement privé de sens commun, on ne saurait manquer de connaître dans ce poème la régularité des premiers, la générosité des seconds et la pureté majestueuse de la troisième.20
20Même si la tragédie galante ne connaît pas la possibilité de la fin heureuse, car celle-ci constitue pendant tout le siècle le trait propre à la tragi-comédie, la présentation des mœurs et des sentiments ainsi que la diction que Georges de Scudéry avait mises en scène dans ses tragédies et que Sarasin décrit dans son Discours de la tragédie deviennent des éléments constitutifs de la tragédie galante. Tous deux produisent « la naissance de la tragédie galante », même s’ils ne connaissent que l’enfance de la tragédie, et ne peuvent préjuger de son avenir.
Notes de bas de page
1 « Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry, dédiées à l’Académie française par Monsieur de Sillac d’Arbois » dans Georges de Scudéry, L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 1-23 (toutes les citations sont faites d’après cette édition).
2 « Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry, dédiées à l’Académie française » dans les Œuvres de Monsieur Sarasin, Paris, Augustin Courbé, 1656, p. 239-284.
3 Paul Pellisson, « Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin », dans L’Esthétique galante. Paul Pellisson : Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, Alain Viala (dir.), Toulouse, Société des littératures classiques, 1989, p. 51-77, ici p. 57.
4 Voir La Querelle du Cid : la naissance de la politique culturelle française au XVIIe siècle, Jörn Steigerwald et Hendrik Schlieper (dir.), Œuvres & Critiques, Tübingen, G. Narr, 2015, n° XL, 1.
5 Jean-François Sarasin, Discours, op. cit., p. 1-2.
6 Ibid., p. 2.
7 P. Pellisson, Discours, op. cit., p. 55.
8 Voir Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », L’Esthétique galante, op. cit., p. 13-49 ; Jörn Steigerwald, « Galante Liebes-Ethik : Jean-François Sarasin Dialogue sur la question s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux », dans Liebe und Emergenz : Neue Modelle des Affektbegreifens im französischen Kulturgedächtnis um 1700, Dietmar Rieger et Kirsten Dickhaut (dir.), Tübingen, Niemeyer, 2006, p. 33- 54 ; et Marine Roussillon, « “Agréables différends”. L’esthétique galante de la querelle dans deux dialogues de Jean Chapelain et Jean-François Sarasin », dans Le Temps des querelles, Alain Viala et Jeanne-Marie Hostiou (dir.), Littératures classiques, 2013, n° 81- 2, p. 51-62.
9 Voir Georges Forestier, La Tragédie française. Règles classiques, passions tragiques, Paris, A. Colin, 2016, et Bénédicte Louvat-Molozay, L’« enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014, p. 221-223.
10 J.-F. Sarasin, Discours, op. cit., p. 1.
11 Ibid.
12 Voir Jörn Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’Adone du Cavalier Marin », Littérature classiques, 2012-1, n° 77, La galanterie des anciens, Nathalie Grande et Claudine Nédelec (dir.), p. 281-295 ; et Anne Duprat, « Entre poétique et interprétation. Sur la Lettre-préface de Jean Chapelain à l’Adone de Marino (1623) », Littérature classiques, 2015-1, n° 86, p. 117-128.
13 Voir l’étude classique d’Émile Faguet, La Tragédie française au XVIe siècle (1550- 1600) [1912], Genève, Slatkine, 1969, surtout le chapitre vii, « Sa troisième manière : Bradamante, Les Juives », p. 211-253.
14 J.F. Sarasin, Discours, op. cit., p. 10-11.
15 Ibid., p. 18.
16 Ibid., p. 19.
17 Voir Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon », Œuvres & Critiques, 2015, n° XL, 1, La Querelle du Cid : la naissance de la politique culturelle française au XVIIe siècle, Jörrn Steigerwald et Hendrik Schlipper (dir.), p. 33-47 et, du même, « De la vengeance d’une femme à la tragédie de la famille : Écriture et problématisation de l’action féminine dans Médée de Corneille », Dossiers du GRIHL [En ligne] 2017-02 « À l’enseigne du GRIHL ».
18 J.-F. Sarasin, Discours, op. cit., p. 20-21.
19 Ibid., p. 22.
20 Ibid., p. 22.
Auteur
Université de Paderborn
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017