Le Cantique de Jean Racine de Gabriel Fauré : entre traduction et partition
p. 345-353
Texte intégral
1Le Cantique de Jean Racine de Gabriel Fauré (1845-1924) n’en est pas un. Racine, il est vrai, a signé des traductions de cantiques, mais le texte mis en musique par Fauré en 1865 est tiré plus exactement du recueil des Hymnes du bréviaire romain, traduites du latin par Racine, et publiées en 1687-16881. Georges Forestier propose de façon convaincante que ces textes ont été composés par Racine durant sa jeunesse à Port-Royal (1655-1666) et révisés vingt ans plus tard2. Les Cantiques spirituels du même poète ont certes bénéficié d’un traitement musical, mais celui-ci est dû à Jean-Baptiste Moreau (c. 1657-1727), et ils datent, aussi bien que les partitions d’Esther et d’Athalie, de leur époque d’origine. Le Cantique de Gabriel Fauré, en revanche, est constitué des trois premières strophes de l’Office des Matines pour le mardi. Cet office est la première des liturgies monastiques du jour, et a lieu dans l’obscurité totale3.
2 Même si ces précisions titulaires sont mises à part, d’autres controverses ont accompagné la publication de la paraphrase racinienne, et cela parce que, dans la transition de l’austérité de la version latine à la relative ampleur de son équivalent français, préféré par Fauré, deux termes tendancieux, ou perçus comme tels à l’époque, se sont introduits dans les textes, tous deux condamnés par les autorités ecclésiastiques à cause de leur parfum janséniste ou jansénisant. Deux vocables dans ces strophes, retenus l’un et l’autre par Fauré, amplifient le latin4 et diffèrent de la traduction primitive de Jean Racine : ainsi, dans la version modifiée, « grâce puissante » remplace « grâce invincible » ; et « l’âme languissante / Qui… » supplante « l’âme insensible / Et… », avec le léger ajustement syntaxique que nécessite la substitution lexicale. Ces changements ont été introduits par Louis Racine, fils du poète, à la suite de la condamnation de la version originale par l’archevêque de Paris, François de Harlay, pour ses résonances hérétiques5. Quant à la transition à l’étape musicale, surtout vu sa fidélité aux structures métriques des vers, ces divergences comportent peu de difficultés, ni en fait de différences rythmiques, et sont passées sans commentaire doctrinal à l’époque de leur adaptation.
3Les strophes mises en musique par Fauré incorporent aussi un autre développement, celui-ci de nature plus intrinsèque. Il concerne les répétitions introduites dans le quatrième vers de chacune des trois strophes et, de façon plus dramatique, dans le premier hémistiche du deuxième vers de la seconde :
Verbe égal au Très-Haut, notre unique espérance,
Jour éternel de la terre et des cieux,
De la paisible nuit nous rompons le silence,
Divin Sauveur, jette sur nous les yeux. [bis]
Répands sur nous le feu de ta grâce [invincible] puissante
Que tout l’enfer [bis] fuie au son de ta voix :
Dissipe [ce] le sommeil [qui rend l’âme insensible]
d’une âme languissante
[Et] Qui la conduit [dans] à l’oubli de tes lois. [bis]6
Ô Christ ! sois favorable à ce peuple fidèle,
Pour te bénir maintenant rassemblé [assemblé]7 ;
Reçois les chants qu’il offre à ta gloire immortelle ;
Et de tes dons qu’il retourne comblé. [ter]8
4Une dernière strophe, commune à plusieurs hymnes, dont le statut est celui d’une doxologie (autrement dit d’un acte de louange de la Sainte Trinité), suit dans le texte de Racine, mais est exclue de la composition de Fauré, qui s’écarte ainsi de l’option d’une utilisation régulière de son Cantique. Sa réalisation aura lieu par conséquent le plus souvent soit au cours d’une célébration eucharistique, soit dans le contexte séculier d’un concert spirituel, plutôt que dans les ténèbres d’un chœur monastique :
Exauce, Père saint, notre ardente prière,
Verbe son fils, Esprit leur nœud divin ;
Dieu, qui tout éclatant de ta propre lumière,
Règnes au ciel sans principe et sans fin.
5La prosodie de toutes les strophes raciniennes alterne entre alexandrins et décasyllabes ; les rimes croisées, qui changent dans chaque quatrain (y compris le dernier, supprimé) sont régulières ; et leur développement contextuel nous dirige vers une progression plutôt qu’une clôture, renforcée par le fait que le tout enchaîne liturgiquement dans le texte imprimé sur l’hymne suivante, celle des Laudes, dont la version racinienne pour le même jour s’inaugure par les vers : « L’oiseau vigilant nous réveille, / Et ses chants redoublés semblent chasser la nuit »9. Le symbolisme de l’hymne des Matines dépend alors en partie de l’heure de l’office (« De la paisible nuit nous rompons le silence »), mais, à la différence de la célébration nocturne des Complies, n’attribue aucun élément sinistre à l’obscurité en tant que telle. En revanche, la dimension qui semble aller à l’encontre de la volonté divine est celle du sommeil, associé dans la seconde strophe, avec plus ou moins de résistance (l’« insensible » de l’original faisant place à la relative activité du « languissante » qui le remplace) à la menace de l’enfer. Le tout se termine néanmoins sur une note optimiste et paisible, éclairée sans doute par la lointaine promesse de l’aube.
6Le Cantique de Jean Racine de Gabriel Fauré (Op. 11) fut écrit durant la dernière année qu’il a passée à l’École Niedermeyer, et lui a permis d’en décrocher le Premier Prix de Composition. Les voix précisées dans la version originale de 1865 sont traditionnelles (soprano, contralto, ténor, basse), avec une adaptation ultérieure (non prévue par le compositeur), pour deux sopranos et deux contraltos (donc, à moins qu’une haute-contre ne figure dans le groupement, quatre voix de femmes, en directe opposition aux forces vocales monacales). La partition instrumentale existe elle aussi sous la forme initiale prévue par Fauré, convenable tout aussi bien au piano qu’à l’orgue ; et dans une révision pour chœur, harmonium et quatuor à cordes de l’année suivante10. La première (avec orgue et cordes) eut lieu en l’abbaye de Montivilliers en Normandie le 4 août 1866 ; et la version pour harmonium et cordes fut dirigée par le dédicataire de la partition originale, César Franck, le 15 mai 1875, en l’église Saint-Sauveur de Rennes. Une version pour orchestre (sans orgue) date de 190511. Enfin, le Cantique a figuré au programme d’un concert donné en l’honneur de Fauré dans l’amphithéâtre de la Sorbonne le 20 juin 1922 par la Société des Concerts du Conservatoire12, deux ans avant la mort du compositeur.
7Diverses adaptations ultérieures plus ou moins convaincantes existent aussi pour d’autres combinaisons vocales et instrumentales. L’une des plus respectées est celle de John Rutter13 pour un minimum de deux altos, deux violoncelles, deux contrebasses et une harpe – donc sans utiliser de violons. Cette réduction chromatique semble pourtant justifiable, car, même si les sopranos atteignent comme notes les plus aiguës un sol bémol au-dessus de la portée (ne serait-ce qu’une seule fois) et (un peu plus souvent) le fa, l’accompagnement de la main droite du clavier, quel qu’il soit, reste résolument au-dessous des voix féminines. La main gauche, en revanche, atteint, souvent sous la forme d’octaves, les notes graves bien au-dessous des voix d’hommes, registre qui se transfère sans difficulté au pédalier lorsqu’un orgue est employé. Une telle adaptation qui respecte, voire accentue, le décalage entre voix et accompagnement risque ainsi de ne pas aller à l’encontre de la distribution originale, constituée d’un ensemble qui reste dans les registres sobres, voire sombres, de la nuit, appropriés toutefois à la promesse non encore réalisée de l’aube. Mais ce manque d’exploitation des extrémités de la gamme sonore a également produit de plus surprenantes transpositions, dont une pour harmonie (qui se limite aux cuivres)14, où l’équilibre suivrait sans difficulté celui des versions pour cordes ; et une autre, qui semblerait plus problématique de ce point de vue, pour quatre flûtes à bec et piano15.
8Les rapports entre textes chantés et passages purement instrumentaux du Cantique sont inégaux : il commence par une introduction de treize mesures, et un intermède de neuf mesures sépare la première strophe de la seconde ; mais la dernière strophe commence directement à la fin de la même mesure qui termine la seconde. En revanche, le dernier vers du Cantique est répété trois fois selon un rythme progressivement plus aéré, et avec des instructions dynamiques (ppp), rythmiques (poco rallentando) et idiomatiques (sempre dolce), qui indiquent un graduel adoucissement vers l’accord majeur final. Le tout se situe sans variations sous l’armature plutôt compliquée (pour les instruments à cordes) de ré bémol majeur. Le tempo indiqué est Andante ; et la signature marque le temps commun, même si chacun des quatre temps est invariablement subdivisé en triolets : donc, douze notes sonnent dans chaque mesure de l’accompagnement. Le tout dure entre cinq et sept minutes, selon le goût de l’interprète. Étant donné que les partitions vocales alternent de façon asymétrique entre le chevauchement et l’unisson, la division métrique du Cantique ne se laisse pas décrire autrement que selon le rythme des strophes (entre lesquelles aucun enchevêtrement musical n’a lieu) : les deux premières correspondent à 19 et à 21 mesures respectivement ; la troisième, avec ses deux répétitions du dernier vers séparées par des silences, à 2916.
9Le thème musical qui domine le Cantique est présent dès la première mesure, et s’exprime sur une période de treize mesures (dont le début et la fin de la première et de la dernière servent purement d’introduction et de résolution harmoniques). Le prélude instrumental est dominé par deux traits : par une tendance à des séries de trois ou de quatre notes descendantes, qui se situent le plus souvent confortablement dans la séquence harmonique de la clé dominante ; et par deux sauts montants d’une tierce ou d’une quinte, mais toujours avec la même sécurité tonale. Le tout est ouvert par l’indication legato pour les parties graves et cantabile pour les voix aiguës. Cette apparente stabilité est interrompue une seule fois dans l’introduction, à la fin d’un crescendo, par le passage à la dominante baissée d’un demi-ton, perturbation qui ne dure pourtant que la période d’une seule mesure avant que la tonalité rassurante de l’ensemble ne soit reprise.
10Le développement vocal dans la première strophe dépend ensuite d’un chevauchement, fondé sur la même série de notes descendantes, inauguré par les basses, et réparti ensuite entre les différentes voix dans une suite montante des voix graves aux voix aiguës. Il atteint l’unisson, comme il le convient au pronom, au « Nous » du troisième vers17. Cette montée évolue dans la seconde partie de la strophe vers la clé de la dominante (la bémol majeur), marquée par l’indication tutti forte sur la seconde syllabe du vocable « di-vin [sauveur] » lors de sa seconde réitération. C’est tout de même sur une irrésolution tonale que la première strophe se termine, et qu’un deuxième interlude purement instrumental la sépare de la seconde. Le passage de la première à la seconde strophe, malgré sa différence de clé, ressemble de très près aux treize premières mesures avec, dans les versions qui utilisent les cordes, le motif descendant initial assumé maintenant par les violoncelles, dans leur registre ténor. Cet épisode passe, avec la même stabilité que l’introduction, d’un premier accord en la bémol majeur à un autre dans la même clé, et tous deux sont symétriquement acidulés, dès la deuxième note sonnée, par la présence d’une croche d’un demi-ton inférieure à la note d’origine18. Mais le troisième élément que partagent ces deux passages entièrement instrumentaux est l’intrusion d’un bécarre inattendu, la seconde fois sous la forme du mi bécarre juste après le point médian, pour la main gauche dans le cas des claviers, et qui, encore une fois, est annulé à la fin de la mesure – mais cette fois-ci avec l’indication dynamique de pianissimo à la place du forte précédent. Deux espaces très ressemblants séparent alors les deux premières strophes.
11C’est la deuxième strophe qui s’éloigne le plus de la stabilité tonale (toujours sans changer d’armature). Mais un autre changement, cette fois-ci dans l’accompagnement, est également présent dans les huit premières mesures (qui correspondent aux deux premiers vers de la strophe). C’est le moment le plus dramatique de l’œuvre, qui soutient la prière (avec la phrase nominale répétée dans la partition, mais non pas dans la traduction) : « Que tout l’enfer, que tout l’enfer fuie au son de ta voix ». L’agitation accrue s’exprime par l’abandon des arpèges, autrement omniprésents bien que sous la forme de divers intervalles, et qui sont remplacés par des séries de notes répétées, après l’accord initial, selon le rythme insistant et invariable de ABBABB. Après cette irruption fébrile, les arpèges reprennent au troisième vers de la strophe, et durent, avec de légères variantes, jusqu’à la fin du Cantique.
12Plusieurs clés sont entamées et ensuite transformées dans l’accompagnement de cette strophe, de loin la moins stable de la série, où les tonalités passagèrement mineures se résolvent provisoirement avant de mener à d’autres progressions chromatiques avec les nouvelles incertitudes qu’elles comportent. L’apogée dramatique du Cantique est alors atteint, avec la répétition chantée du quatrième vers, également forte pour les quatre voix et pour l’accompagnement : « Qui la conduit à l’oubli de tes lois ». Le diable, ainsi que l’indiscipline qu’il provoque, s’accompagne aussi bien de figures inquiètes que de progressions harmoniques déstabilisantes, avant que la transition à la dernière strophe de l’hymne ne s’effectue, mais cela, à la différence de celles qui la précèdent, sans intermède instrumental. On est donc amené à se demander pourquoi Fauré ne respecte pas la symétrie établie entre chants et accompagnement par ce manque d’un troisième intermède. Serait-ce parce que la dernière strophe est inaugurée par une apostrophe urgente « Ô Christ ! » qui, du moins dans l’économie rogatoire de l’ensemble, termine la deuxième strophe tout aussi bien qu’elle en inaugure la dernière – et qui, sur la même série de notes, reflète le vocatif du début : « Verbe égal au Très-Haut » ? Quelle qu’en soit la motivation sous-jacente, une telle hypothèse soutiendrait l’intense christocentrisme du Cantique, tout comme le ferait l’excision de la louange plutôt formelle de la Trinité qui clôt le texte d’origine.
13Le cri urgent et répété atteint son apogée dans une mesure où, pour la dernière fois, l’accompagnement devient plus agité, sur un accord parfait de la médiante (fa majeur), et où la tonique, maintenue par les seules basses, reprend exactement les mêmes notes qu’au commencement du Cantique ; et, tout comme au début, les voix plus aiguës prennent de nouveau la relève. Mais c’est dans la dernière strophe que le contraste dynamique se fait ressentir de façon plus saisissante, cette fois-ci grâce à un vers répété trois fois : « Et de tes dons qu’il retourne comblé ». Ce vers commence par une montée vers l’accord de la dominante (forte sempre), suivi d’un pianissimo subito. Mais le drame n’est que de courte durée, car la clé de l’ensemble se rétablit avec les mêmes traits mélodiques et harmoniques qu’au début. L’accord de la tonique est donc atteint pour la première fois quelques mesures avant la fin du morceau. Ce qui en marque les toutes dernières contributions vocales, pourtant, est une intrusion de pauses, coupant le vers en deux moitiés [ « Et de tes dons // qu’il retourne comblé »], avec la valeur des notes étendue sans précédent à une brève sur la syllabe centrale de « re-tour-ne ». Et, pour la première fois dans le tout, les instruments se permettent de marquer un silence d’un seul temps et puis de trois temps dans les dernières mesures. L’accord final résiste, lui aussi, à un registre aigu : les voix ne dépassent pas le ré bémol inférieur dans la portée, et les instruments, soutenus de la même note deux octaves en-dessous, n’exploitent pas leur registre supérieur.
14Le style juvénile de Fauré, où les influences de Gounod et de Mendelssohn se font ressentir19, annonce déjà la souplesse qui sera présente dans les œuvres de sa maturité, sans pour autant en faire valoir toute l’audace qui se manifestera, par exemple, dans les mélodies pour voix ou dans la musique de chambre ultérieures. Le Cantique de Jean Racine se permet tout de même de se doter de deux phrases employées plus globalement par Jean-Michel Nectoux. Ainsi, la présence d’« [une] souplesse [des] modulations vers les clés éloignées suivies de courts-circuits qui [les] ramènent à la clé d’origine » n’est pas absente de cette œuvre ; et la constatation que, « à partir d’une cellule harmonique et rythmique, [Fauré] a construit des chaînes de séquences qui transmettent, malgré leur variété, leur innovation et leurs tournures inattendues, une impression de l’inévitable »20, semble cerner l’essentiel du Cantique. Cette dernière remarque nous permettrait peut-être de risquer aussi le paradoxe éloquent, selon lequel nous affronterions une partition du haut romantisme, mais qui transmet fidèlement un texte des plus sobrement classiques, fondé à son tour sur l’office monastique le plus austère du bréviaire. C’est Fauré qui couvre de chaleur harmonique une prière glaciale, prière que Racine à son tour ne parvient qu’à peine à échauffer.
15Le Requiem de Fauré est devenu l’une des constantes non seulement du répertoire de la salle de concert mais aussi de celui des obsèques liturgiques, et cela grâce, en partie sans doute, à l’absence rassurante d’un Dies Irae ; et le Cantique aussi, malgré la menace passagère de la deuxième strophe, retrouve à sa conclusion une paisible prière d’action de grâce. Mais la raison profonde de l’accueil musical réservé à cette partition plus modeste résiderait peut-être dans l’extrême simplicité du thème du choral inaugural et dans l’unité harmonique de l’ensemble. Car, malgré les surprises, les évolutions tonales et les transitions entre lignes vocales, c’est une simple série de trois notes descendantes (la bémol, sol bémol, fa) qui prend le statut d’un thème unifiant, et dont une variante, plus grave d’une tierce mais toujours dans la gamme majeure, clôt le cantique, permettant ainsi une résolution sur l’accord consonant. En même temps, deux traits apparemment contradictoires soutiennent cet attrait : la stabilité du rythme marqué par les arpèges et par leurs variantes ; et la présence, dès la seconde note, d’une dimension légèrement acidulée, poursuivie dans les irruptions d’un bécarre dans les intermèdes et, surtout, dans le mouvement tonal plus avancé de la seconde strophe, qui l’écartent d’une quelconque tendance vers la mièvrerie21. Le rythme est certain ; mais les dissonances qui progressivement s’introduisent, avant de disparaître à la fin du Cantique, font du moins provisoirement signe de l’insécurité sous-jacente du croyant.
16Pour Jean-Michel Nectoux, « l’écriture des chœurs est claire, la thématique séduit par sa simplicité ; la ferveur, la gravité de ces pages étonnent chez un homme si jeune »22. Dans les deux cas, alors, celui de Racine et celui de Fauré, nous abordons une œuvre de jeunesse, simple à bien des égards, mais avec un mélange de pureté et d’audace, souvent sous les mêmes auspices, et qui annonce dans les deux cas le développement de certains phénomènes contradictoires dans les chefs d’œuvre qui suivront : aucun des deux esprits créateurs, dans leurs modestes débuts, ne dépassera radicalement les limites de la prosodie ou de la tonalité ; tous deux réaliseront, à l’intérieur d’un idiome relativement conservateur, un renouvellement qui s’avèrera étonnamment fertile et durable.
Notes de bas de page
1 Bréviaire romain, en latin et en français, suivant la réformation du Concile de Trente, de la traduction de Nicolas Le Tourneux, Paris, D. Thierry, 1688.
2 Jean Racine, Œuvres complètes. Théâtre - Poésie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 1670-1671. Les textes sont imprimés dans le même volume (p. 929-942). La présentation des textes liturgiques dans les OC de Racine aux Éd. du Seuil, Luc Estang (éd.), Paris, 1962, reproduit les hymnes latines à côté des traductions (p. 447-456).
3 Voir mon étude de l’ensemble des paraphrases de Pierre Corneille et de Racine : « “Chantons l’auteur de la lumière, / Jusqu’au jour où son ordre a marqué notre fin.” Corneille and Racine : the Hymnes traduites du bréviaire romain », dans Evocations of Eloquence : Rhetoric, Literature and Religion in Early Modern France, Nicholas Hammond and Michael Moriarty (éd.), Oxford / Bern, Peter Lang, 2012, p. 69-86.
4 Dont l’économie est saillante, et permet par conséquent les deux (et sans doute bien d’autres) traductions proposées : « Aufer tenebras mentium ; / Fuga catervas dæmonum ; / Expelle somnolentiam / Ne pigritantes obruat ». Voir aussi la note suivante.
5 L’équivalent cornélien évite la difficulté par une paraphrase plus ample et moins investie de termes à valeur théologique : « Lumière qui n’es qu’une avec celle du Père, / Jour du jour, clarté des clartés, / Nos chants rompent la nuit par une humble prière, / Assiste-nous par tes bontés. // Écarte loin de nous les ténèbres coupables, / Chasse les troupes de l’Enfer, / Et ce que le sommeil a de langueurs capables / D’abattre un cœur, d’en triompher. // Prends, Seigneur, prends pour nous une telle indulgence, / Rends-toi si propice aux croyants, / Qu’ils puissent obtenir de ta magnificence / Les dons que demandent leurs chants. » (Les Hymnes du Bréviaire romain, « Pour le mardi », dans Œuvres de P. Corneille, Charles Marty-Laveaux (éd.), Paris, Hachette, 1862, vol. 9, p. 467. Nous soulignons).
6 Les parenthèses indiquent la version primitive.
7 Ce changement est dû à Fauré.
8 Jean Racine, Hymnes traduites […], Œuvres complètes, op. cit., p. 931.
9 Ibidem. Les vers latins sont : « Ales diei nuncius / Lucem propinquam præcinit ». La prosodie française de cette hymne diffère de celle du Cantique.
10 Publiée en 1876.
11 Non publiée. La première eut lieu en janvier 1906, sous la direction de Georges Marty.
12 Ces précisions sont dues au catalogue descriptif des œuvres de Fauré réalisé par Robert Orledge (Gabriel Fauré, London, Eulenberg Books, 1979, p. 279).
13 Voir sa partition publiée par l’Oxford University Press en 1986. La même réalisation a été enregistrée sous sa direction par The Cambridge Singers avec des membres de la City of London Symphonia (Collegium, 2000).
14 Par Norman Bearcroft, 2014.
15 Par Brian Brusor, 2001. Le fait que certaines de ces transpositions soient dues à des musiciens anglais semble souligner le degré auquel ce morceau a été accepté comme partie intégrante du répertoire choral de l’Église anglicane, souvent comme pendant au bien plus célèbre Requiem (1887) du même compositeur.
16 Jean-Michel Nectoux invite implicitement à une comparaison entre cette strophe et le dernier mouvement, « In paradisum », du Requiem, dont « les trente mesures forment une seule phrase ininterrompue » (« [whose] thirty bars form one continuous sentence »), The New Grove, Dictionary of Music and Musicians, Stanley Sadie (dir.), London, Macmillan, 1980, 20 vols. L’article sur Fauré se trouve dans le sixième volume, p. 417-428, ici p. 423.
17 Carlo Caballero évoque « une approche classique envers la polyphonie dans les entrées échelonnées » (« a classical approach to polyphony in the staggered entries », « Fauré », dans Nineteenth-Century Choral Music, Donna Maria di Grazia (éd.), New York and London, Routledge, 2013, p. 284-301, ici p. 289).
18 Carlo Caballero analyse le phénomène ainsi : « Cette dissonance particulière […] est typique parce qu’elle fonctionne en même temps comme appoggiature rapide et comme son harmonique : un ornement à l’arpège tonique devient partie de l’arpège, et puis se retire. Fauré exploite cette ambiguïté tout au long du morceau » (« This particular dissonance […] is so typical because it functions at once as a fleeting appoggiatura and as a harmonic sound : an ornament to the tonic arpeggio becomes part of the arpeggio, then withdraws. Fauré exploits this ambiguity throughout the piece », op. cit., p. 289).
19 Celles-ci sont constatées, entre autres, par Charles Koechlin (Gabriel Fauré, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927), qui considère que, dans le Cantique, « le style de Mendelssohn est au service d’une inspiration délicate et profonde » (p. 10) et que, plus globalement, Fauré tient de Gounod « une expansion tendre, dont la franchise ne craint jamais les accords simples, les mélodies naïvement expressives » (p. 75).
20 « The flexibility of his modulations to remote keys and the sudden short cuts back to the original key » ; « from a harmonic and rhythmic cell, he constructed chains of sequences that convey, despite their constant variety, inventiveness and unexpected turns, an impression of inevitability » (J.-M. Nectoux, op. cit., p. 423).
21 Pour R. Orledge (op. cit., p. 48), « l’atmosphère créée est celle d’une ferveur sobre, et la clarté de la ligne vocale – les simples entrées répétitives ne gênent jamais le schéma harmonique – protège le morceau de toute tendance au sentimentalisme ou à la pâleur » (« the mood is one of restrained fervour, with the clarity of the vocal writing – the simple repetitive entries never get in the way of the harmonic scheme – saving the piece from becoming sentimental or pallid »).
22 Jean-Michel Nectoux, Fauré, Paris, Seuil, « Solfèges », 1986 (2e éd.).
Auteur
St Catherine’s College, Oxford
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