Tristan galant ?
p. 319-330
Texte intégral
1Celui qu’une longue tradition critique surnomma le « précurseur de Racine »1 fut aussi, à sa manière, un « caméléon »2. Tour à tour poète, dramaturge et prosateur, ce polygraphe par excellence que fut Tristan s’illustra dans des genres et des registres variés, susceptibles de séduire, successivement ou simultanément, différentes catégories de destinataires3, qu’il s’agisse des grands seigneurs que Les Vers héroïques (1648) s’attachèrent à célébrer ou du public, sans doute plus hétérogène, qui, dans les années 1630-1640, fréquentait les salles de spectacle parisiennes. La diversification des pratiques littéraires à l’intérieur d’un seul et même genre contribua aussi à élargir l’audience dont l’œuvre de Tristan en général bénéficia dès le XVIIe siècle4, comme le laissent à penser les rééditions, y compris posthumes, dont plusieurs de ses ouvrages firent l’objet5, et les références à certains d’entre eux qui se rencontrent chez des contemporains6. Si les poèmes de circonstance – consolations, éloges funèbres ou hommages rendus à un guerrier victorieux – s’adressent, du moins en première intention, aux personnes qui y sont désignées, les sonnets, épigrammes ou madrigaux de tonalité galante sont, quant à eux, d’abord destinés aux cercles mondains, comme au salon de Madame de Rambouillet, dont Tristan a pu être un temps l’un des membres7.
2La stratégie du caméléon, que le poète semble donc avoir adoptée, ne va toutefois pas sans résistances, soit que celui-ci se situe résolument à rebours d’une modernité en cours de construction – La Mariane (1637) et Panthée (1639) témoignent ainsi, par l’origine de leurs sujets et la part de lyrisme qui entre dans leur dramaturgie, d’une admiration envers « feu Hardy »8 – soit que le désir d’indépendance qu’il nourrit le conduise aux expériences les plus improbables, comme à celle d’un roman autobiographique, Le Page disgracié (1643), teinté, selon les fluctuations du récit, de picaresque, de burlesque ou de galanterie. La position que Tristan occupe dans le champ littéraire du premier XVIIe siècle est en réalité des plus ambiguës, comme l’atteste encore le succès variable, et parfois inattendu, de ses écrits. Alors même qu’elle se place sous la tutelle d’un poète que beaucoup jugent désormais archaïque9, La Mariane obtient les faveurs du public10 et, contrairement à ce qu’affirmera Corneille près de vingt-cinq ans plus tard11, le génie de Montdory ne suffit à l’évidence pas à expliquer le coup d’éclat qui propulsa le jeune dramaturge sur le devant de la scène littéraire. La puissance des passions, l’élégance d’un style qui évite les « imitations italiennes » et les « pointes recherchées »12 auxquelles la poésie amoureuse de Tristan, à l’inverse, a volontiers recours par ses nombreux emprunts à Marino, enfin l’introduction de deux dénouements successifs, l’un dramatique (la mort de Mariane) et l’autre spectaculaire (la folie d’Hérode), tout cela plaide en faveur d’une esthétique aussi efficace à la lecture qu’à la représentation. L’auteur de La Mariane participe ainsi, à sa façon, au renouveau d’un genre qui, sous la plume de Corneille (Médée) ou de Mairet (Sophonisbe)13, privilégie alors les sujets issus de la mythologie ou de l’histoire romaine, à l’origine, une dizaine d’années après, de La Mort de Sénèque et de La Mort de Chrispe. L’examen de la carrière de Tristan révèle encore d’autres paradoxes, et non des moindres : la posture de poète courtisan qui est la sienne, depuis les Plaintes d’Acante jusqu’aux Vers héroïques, en passant par Les Amours et La Lyre, n’empêche toutefois pas une autre image de se développer, celle du solitaire mélancolique, enclin à exprimer les souffrances que lui cause son état de « servitude »14 vis-à-vis de ses protecteurs. Aussi la question se pose-t-elle de savoir comment s’articulent chez lui la figure du galant et celle du rêveur15, qui, loin de l’agitation du monde, se plaît à contempler un paysage16, ou, tel Alidor, le héros « extravagant » de La Place royale, quitte une belle maîtresse pour s’affranchir des liens de l’amour17.
3Pour répondre à cette interrogation, nous considérerons l’ensemble de l’œuvre de Tristan, les motifs et les procédés qu’elle développe, mais aussi les déclarations que le poète fait entendre dans ses préfaces ou ses avis au lecteur. Car, à côté de la personne de Tristan, qui s’exprime en tant que telle dans ces paratextes, se construit, à travers les personnages inventés par l’auteur, un double fictionnel de lui-même, qui contribue à l’élaboration d’un discours cohérent doté d’un caractère autobiographique.
La forte présence de la galanterie dans l’œuvre de Tristan
4La galanterie fournit sans conteste au lecteur de Tristan un fil rouge, qui lui permet non seulement d’embrasser l’ensemble des genres littéraires tels que se les approprie l’auteur, mais aussi d’éclairer les choix qu’il effectue en ce domaine par des considérations sociologiques. Car, ne l’oublions pas, la galanterie est à la fois, comme le souligne A. Viala en référence à la catégorie endogène qu’elle constitue18, une éthique et une esthétique, un système de valeurs, qui suppose par exemple une déférence absolue de l’amant envers sa dame, et un mode d’expression particulier du sentiment amoureux, caractérisé entre autres par le recours massif à l’hyperbole et à la métaphore.
O divine Beauté ! Pourvu que je vous voie,
Je ne demande point de plus parfaite joie ;
Je ne veux qu’observer vos célestes appas ;
Je ne veux que baiser les marques de vos pas.19
Miracle adopté des humains,
Puisque ma fortune vous touche,
L’honneur que j’ai reçu de votre belle bouche
M’oblige de venir baiser vos belles mains.
Mais, ô divin objet dont je suis idolâtre !
Ne m’adresserai-je point mal :
Pourrai-je avec raison remercier l’Albâtre
Du bien que m’a fait le Coral ?20
Quand vous auriez la dureté de l’albâtre, comme vous en avez la blancheur, je vous ferais répandre des larmes en vous représentant l’état de mes maux. Depuis que je suis sous vos lois, je n’ai marché que sur des épines, et n’ai respiré que dans des feux ; mais tous ces tourments n’étaient que des fleurs au prix des cruelles persécutions que me donne votre éloignement.21
5Ce petit échantillon, qui réunit vers et prose, théâtre, poésie et discours épistolaire, témoigne d’une remarquable unité de la rhétorique et de l’imaginaire propres à la poétique tristanienne, du moins en ce qui concerne l’expression récurrente du sentiment amoureux : l’idéalisation de la dame aimée ravive les topoï du pétrarquisme, dont s’emparent à leur tour les poètes galants.
6Même dans une tragédie politique et violente comme La Mort de Sénèque la galanterie tient une place, réduite certes, mais néanmoins sensible. L’amour de Lucain pour Épicaris se manifeste ainsi par des images convenues, comme celle de la « flamme »22, qui, tout en faisant partie du « style d’époque »23, révèle encore une fois la prégnance de la galanterie, de sa conception de l’amour et de son langage, sous la plume de Tristan. La même remarque s’impose à propos de La Mariane, qui pourtant donne à voir une vision brutale de l’amour. Malgré la puissance de la colère qu’il lui voue, Hérode, à l’instant crucial du procès, se dit prêt à renoncer à sa vengeance et célèbre les charmes de Mariane en un « style doux »24, qui montre à quel point l’auteur est imprégné du langage de la galanterie, y compris dans un contexte qui a priori ne s’y prête guère : le tyrannique roi de Jérusalem en est réduit à n’être plus qu’un « amant »25 assujetti à sa dame.
7Il n’est pas jusqu’au versant licencieux de la galanterie26 auquel le poète ne s’essaie pas. À l’urbanité qui, dans la pastorale dramatique Amarillis (1653), distingue l’attitude et les propos de Philidas, de Célidan et de Tyrène (« Quand voulez-vous tarir la source de mes pleurs ? »27, demande par exemple le troisième à leur maîtresse commune, en référence à l’eau du Lignon dont ils observent le cours et qui devient ainsi la métaphore de la souffrance amoureuse) répondent en effet les remarques grivoises des satyres, comme celle-ci :
Dans le plus fort du bois je vous l’aurais fourrée, Comme un Renard qui prend une poule égarée : J’aurais eu le plaisir de contenter mon feu.28
8Subvertir les codes traditionnels de la galanterie, pour évoquer avec crudité – et humour – les réalités de l’amour charnel, c’est encore s’y inscrire, comme l’illustrent les vers aux connotations ouvertement sexuelles que compose Voiture29, le poète mondain par excellence, parallèlement aux pièces plus convenues dont il est l’auteur et qui sont toutes pleines des images fleuries et des traits ingénieux du bel esprit qu’il fut. La dualité de la galanterie trouve aussi à s’exprimer au théâtre ailleurs que chez Tristan, comme dans la pastorale dramatique elle-même intitulée Amarillis (1650) et attribuée à Du Ryer. À côté des discours de convention que les amoureux adressent à leurs dames la pièce contient en effet un sonnet qui illustre la malice et le goût des bergers pour les plaisirs de l’amour : « Je sens que mon amour demande d’autres fleurs »30.
9Comme l’explique A. Viala31, la galanterie ne saurait même être réduite au domaine amoureux : elle recouvre en effet plus largement les valeurs et les manières d’être du « gentilhomme », de l’« honnête homme », selon la définition que donne de lui Faret dès 163032, c’est-à-dire de celui qui respecte les codes de la bonne société par la politesse de ses mœurs et l’agrément de sa conversation. Le Dictionnaire universel de Furetière (1690) décrit encore ainsi le galant : « Homme honnête, civil » ; puis il introduit l’acception qui se rapproche de l’usage moderne : « se dit aussi d’un homme qui a l’air de la Cour, les manières agréables, qui tâche à plaire, et particulièrement au beau sexe »33. C’est précisément le premier sens, plutôt que le second, que retient de préférence l’auteur du Page disgracié34 lorsqu’il emploie le mot galant ou galanterie : « C’était un des plus galants hommes de notre âge, que ce personnage à qui l’on écrivit en ma faveur ; jamais je ne vis un homme mieux fait ni mieux né »35. Si aucun de ces termes, en revanche, ne se rencontre dans le long épisode de l’amante anglaise ni même dans les vers amoureux que contiennent les recueils poétiques de Tristan, c’est peut-être parce que l’appartenance évidente à la galanterie de l’attitude et du langage adoptés par le personnage comme, plus tard, par le narrateur, suffit à montrer sa présence36 : « son poil était châtain, son teint assez délicat et beau, ses yeux bien fendus et brillants, mais surtout sa bouche était belle et, sans hyperbole, ses lèvres étaient d’un plus beau rouge que le corail »37. Le poète dresse de sa belle un portrait lui-même « délicat »38, ce qui ne l’empêche pas de recourir à l’« hyperbole » tout en se défendant de le faire tant les charmes de la jeune fille sont incomparables : c’est logiquement à l’extrémité de la phrase que se situe la pointe, fondée ici sur un jeu autour des conventions littéraires et de la propension des poètes galants à emprunter à la nature, minérale et végétale39, des métaphores propres à sublimer le visage de l’être aimé. Ce faisant, le romancier se conforme à l’idéal de mesure tel que le conçoit le classicisme : la phrase citée montre que l’auteur use des procédés rhétoriques avec parcimonie ; le rythme ternaire, qui caractérise la première partie, contribue à l’équilibre de l’ensemble ; enfin, selon les recommandations de Ronsard, chacun des substantifs s’accompagne d’une voire de deux épithètes40. De manière générale, il semble que Tristan se méfie des afféteries, des « finesses trop étudiées » et des « beautés […] fardées »41 auxquelles la pratique du style galant risque de le conduire, sans pour autant s’en tenir éloigné, comme le montre à son tour l’Avertissement des Amours (1638) : « Après tout, quelle honte n’y a-t-il pas à bien écrire sur des matières où l’on ne peut réussir raisonnablement, sans faire paraître qu’on a perdu la raison ? »42. Les désordres de la passion influeraient donc sur la forme même du discours qui l’exprime.
10Le recueil de Lettres mêlées (1642), que Tristan publie immédiatement avant Le Page disgracié, et qui a la particularité de réunir lettres fictives et lettres personnelles, est à son tour traversé par les deux figures antagonistes autour desquelles se construit la parole du poète : d’un côté, celle du galant, qui flatte ses maîtresses au moyen d’un langage convenu, qui se plaint aussi des souffrances causées par l’amour (« N’espérez pas voir ici des fleurs d’Éloquence, vous n’y trouverez que des épines de douleur et des plaintes »43), qui exprime enfin son dévouement à l’égard des puissants ; et, d’un autre côté, celle du poète insatisfait de son sort et épris de liberté (« Comme il est difficile d’embrasser la vie active et la contemplative tout à la fois, il est malaisé de se rendre grand Courtisan, et grand Écrivain tout ensemble »44). La poétique tristanienne est décidément empreinte de paradoxes, qui sont en fait l’expression de la posture ambivalente de l’écrivain dans la société des lettres.
11L’association des contraires se réalise jusque dans le personnage d’Ariste, le héros de La Folie du sage (1645). Si le père de Rosélie est un courtisan loyal, un chef d’armée soucieux de servir les intérêts du roi au service duquel il s’est engagé, il ne tarde pourtant pas à sombrer dans une inquiétante mélancolie dès lors que le souverain déclare son intention de faire de la jeune fille sa maîtresse45 : le serviteur se sent blessé dans son honneur et sa dignité, au point de perdre la raison. Ariste, Araspe, Ariston46 – autant d’imparfaites anagrammes de Tristan, un pseudonyme choisi pour ses connotations historiques (Pierre L’Hermite, le héros des croisades) et littéraires (les Tristes d’Ovide, la légende de Tristan et Iseult) : l’onomastique semble être elle-même révélatrice de la parenté entre des personnages dont l’attitude et les propos font écho à ceux du poète.
L’image de la servitude,
Errant dans mon étude,
Y promène l’horreur qui réside aux enfers :
J’ois déjà qu’on m’enrôle au nombre des esclaves,
Je ne vois plus que des entraves,
Des jougs et des colliers, des chaînes et des fers.47
12L’angoisse du poète courtisan s’exprime de façon paroxystique dans la vision fantomatique et cauchemardesque qu’il offre ainsi de sa condition. Le contraste est dès lors saisissant avec la figure du poète mondain et galant qui se dessine par ailleurs : l’hyperbole caractérise désormais des images et des termes connotés péjorativement.
Vers une conciliation
13La posture du plaintif ou du mélancolique qu’adopte donc volontiers Tristan ou ses doubles littéraires, et qui contraste avec celle du galant ou du mondain, ailleurs présente sous sa plume, n’est pas nécessairement cantonnée à des pièces marginales, introduites in extremis à la fin d’un recueil de vers, ou réservée à un personnage secondaire comme semble l’être Araspe dans Panthée. La souffrance que ressent le poète courtisan, asservi à ses maîtres (et à ses maîtresses), le désir de liberté et d’indépendance qui, par conséquent, l’anime, se font aussi entendre en des lieux stratégiques, comme au seuil de certains de ses ouvrages : « Et le point où j’aspire est de faire pitié »48. C’est notamment par cette déclaration que s’ouvrent Les Amours (1638), en souvenir du sonnet liminaire des Regrets de Du Bellay49 et de la poésie élégiaque d’Ovide, dont, lui-même exilé50, le poète se réclame51. À ces propos fait écho l’autoportrait touchant que le narrateur du Page disgracié (1643) dresse dès le « Prélude » : « je trace une histoire déplorable, où je ne parais que comme un objet de pitié, et comme un jouet des passions, des astres et de la Fortune »52. En renonçant à l’épopée ou à la poésie héroïque, le Je propose à son lecteur une sorte de pacte, fondé sur la compassion et l’accord sensible des âmes53, loin de la connivence, peut-être superficielle, qui lie l’esprit du poète mondain au public des salons. Alors que sa position sociale est fragilisée par le soudain départ pour Rome de son protecteur, le duc de Guise54, et qu’il lui est donc nécessaire de se trouver de nouveaux soutiens, l’auteur des Vers héroïques (1648) s’épanche une nouvelle fois auprès d’un lecteur qu’il suppose réceptif à ses récriminations : « nous sommes en une saison où ceux qui réussissent le plus heureusement en ces espèces de travaux n’en doivent guère attendre le prix durant leur vie »55. L’orgueil du poète a un prix, qui le condamne à vivre à l’écart des « palais » et des « ruelles »56 et à attendre une hypothétique reconnaissance posthume. Tristan exprime son goût de la solitude jusque dans l’épître dédicatoire qu’il destine à la duchesse de Chaulnes, à l’occasion de la publication de sa tragédie La Mort de Chrispe (1645). Pour parer à la contradiction à laquelle il s’expose, il use d’une pirouette verbale, analogue à celle par laquelle s’achevait l’avis au lecteur des Amours – à la différence près que le poète s’adresse cette fois à une dame de la haute société. Du moins le procédé lui permet-il de se conformer aux règles de l’exercice tout en réaffirmant son quant-à-soi : « Ce furent ces beautés et ce grand éclat, Madame, qui me firent en un moment mépriser, pour votre service, ce que j’estimais auparavant plus que toutes choses : cette liberté qui est si chère à tous les hommes »57. Peut-être est-ce là une stratégie de séduction dirigée vers une catégorie particulière de lecteurs : le poète rebelle, mais néanmoins respectueux des codes de la société mondaine, est en effet susceptible de s’attirer la sympathie des libertins58, de ceux qui, comme lui, cherchent le moyen de conjuguer les contraintes extérieures et la réalisation de soi.
14Comment Tristan parvient-il donc à réunir dans une même œuvre, qu’il s’agisse par exemple d’un recueil de vers ou de l’ensemble de sa production littéraire, les deux figures apparemment inconciliables que sont le galant ou le mondain et le mélancolique voire le misanthrope (« Je vais vous rendre raison du dégoût que j’ai pour toutes les professions du monde », annonce ainsi la fin du Page disgracié)59 ? Le discours que déploie l’auteur relèverait-il de la palinodie, révélatrice de l’humeur changeante d’un être tantôt exalté par la passion tantôt gagné par de sombres pensées ? La peinture des réalités douloureuses auxquelles il se heurte (la maladie, l’ingratitude de ses maîtres) serait-elle le pendant nécessaire à la vision idéalisée du monde à laquelle le porte la poésie héroïque ou amoureuse ? Semble en effet se nouer entre les deux images un lien qui ouvre à un dialogue fructueux. « Ce sont de petites herbes qui se sont glissées parmi des fleurs »60, déclare le poète à propos des « épigramme[s], madrigau[x] ou pièce[s] burlesque[s] » qui, en contradiction avec le titre général, ont trouvé leur place dans Les Vers héroïques – à quoi fait écho la remarque de l’imprimeur du Parasite (1654), qui répond par avance à la possible incompréhension du lecteur au sujet de l’esprit plaisant dont l’auteur de La Mariane semble être désormais animé :
On s’étonnera de voir une pièce toute comique comme celle-ci de la production de M. Tristan, dont nous n’avons guère que des pièces graves et sérieuses. Mais il y a des génies capables de s’accommoder à toutes sortes de sujets, et qui se relâchent quelquefois à traiter agréablement les choses les plus populaires, après avoir travaillé sur des matières héroïques.61
15Est-ce à dire que tout ce qui, chez Tristan, échappe au sérieux ou à l’héroïque est à considérer comme marginal ou accidentel et, par conséquent, comme quantité négligeable ? C’est ce qu’affirment, à une plus grande échelle, les Lanson et Brunetière lorsqu’ils parlent de la poésie précieuse et de la poésie burlesque, frappées d’un même discrédit au regard de la tragédie ou de la poésie épique, c’est-à-dire de la grande tradition antique, par opposition à la légèreté et à la fantaisie caractéristiques de la littérature galante ou burlesque, propre au dix-septième siècle. Nous estimons, pour notre part, que les deux versants de la création tristanienne méritent au contraire d’être analysés en référence l’un à l’autre. Tel un Janus pourvu de deux visages opposés mais complémentaires, comme ceux de Démocrite et d’Héraclite, l’œuvre tristanienne oscille entre deux pôles distincts, dont l’un est l’envers de l’autre. Le galant est ainsi amendé ou nuancé par le mélancolique, et vice versa. La galanterie est en effet d’autant plus présente chez Tristan que celui-ci prend par ailleurs ses distances vis-à-vis d’elle : la liberté à laquelle il aspire ne se conquiert pleinement qu’à l’intérieur du cadre contraint que lui impose son statut de poète courtisan.
16Malgré la permanence de certains motifs et la cohérence d’une œuvre placée presque tout entière sous le signe de la mélancolie ou de la tristesse, une évolution se fait jour dans les postures successives qu’adopte Tristan à l’égard des pratiques sociales et littéraires de son temps. La singularité du Page disgracié, ce roman à la première personne inspiré, semble-t-il, de sa jeunesse, intervient à un moment où l’écrivain se trouve sans protecteur. La notoriété qu’il s’est déjà acquise en tant que poète et dramaturge, la lassitude qui le gagne, ajoutée à la maladie dont il souffre, expliquent peut-être qu’il soit devenu relativement indifférent au succès que son récit a de fait peu de chances de lui apporter. Un esprit analogue semble avoir présidé à la conception du recueil des Vers héroïques, qui associe à la poésie héroïque et à la poésie galante des pièces d’un ton plus personnel et empreintes de la désillusion d’un poète vieillissant. Telle est la « Prosopopée de F.T.L. » (François Tristan L’Hermite ?), qui à l’évidence résonne d’accents autobiographiques :
Élevé dans la cour dès ma tendre jeunesse,
J’abordai la fortune et n’en eus jamais rien,
Car j’aimai la vertu, cette altière maîtresse
Qui fait braver la peine et mépriser le bien.62
17Comme le suggère E. Bury dans un article récent63, l’orgueil désabusé dont fait preuve l’auteur dans l’ensemble de son œuvre correspond peut-être à la posture de supériorité que s’arroge l’aristocrate. La distance prise à l’égard des usages du monde est peut-être en effet la manifestation ultime de l’honnête homme, qui, tout en y participant, ne saurait être dupe de la comédie sociale. La connaissance des us et coutumes de la société mondaine, la prise de conscience de l’hypocrisie nécessaire à son existence se doublent ainsi d’un regard aiguisé sur le rôle que chacun y joue, volontairement ou involontairement.
18Tristan est-il un poète galant ? Oui assurément, si l’on considère la grande place accordée dans son œuvre aux procédés et aux topoï caractéristiques de la rhétorique du même nom. Qu’il célèbre la beauté des dames ou rende hommage à ses protecteurs, il adopte l’ethos de l’honnête homme tel que le conçoit la société mondaine du XVIIe siècle, et prête à certains de ses personnages les traits qui le distinguent ainsi : à l’issue d’un long parcours initiatique, le page est devenu un véritable gentilhomme, rompu aux usages de la cour. Le discours tristanien est toutefois empreint d’une attitude critique envers les codes auxquels, paradoxalement, il se conforme par ailleurs. Il n’est pas sûr pour autant que ces deux postures soient contradictoires : l’orgueil d’un Je épris de liberté et d’indépendance est aussi la marque d’une lucidité qui empêche le courtisan de céder à la tentation de la complaisance. Telle est peut-être au fond la marque du libertin, libre de marcher sur des sentiers battus, mais libre aussi à tout moment de s’en écarter pour s’aventurer sur des chemins nouveaux. « Je me flattai toujours d’une espérance vaine, / Faisant le chien couchant auprès d’un grand seigneur »64. À la figure mouvante du caméléon répond celle du « chien couchant », à laquelle le poète ne saurait pourtant être réduit.
Notes de bas de page
1 Le premier à l’avoir qualifié ainsi est le romancier et dramaturge Ernest Serret dans un article de 1870 (« Un précurseur de Racine », Le Correspondant, 25 avril 1870, p. 334-354). Vingt-cinq ans plus tard, Bernardin fait de cette idée le fil directeur de sa thèse (Un Précurseur de Racine. Tristan L’Hermite sieur du Solier (1601-1655) : sa famille, sa vie, ses œuvres, Paris, Picard, 1895), et l’expression est ensuite reprise par de nombreux critiques soucieux à leur tour de rapporter l’auteur de La Mariane au plus prestigieux représentant de la tragédie « classique ». Voir, à ce sujet, notre ouvrage Tristan L’Hermite, « héritier » et « précurseur ». Imitation et innovation dans l’œuvre de Tristan L’Hermite, Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2006, p. 35-65.
2 Alain Viala, Racine : la stratégie du caméléon, Paris, Seghers, « Biographies », 1990.
3 Selon ce qu’A. Viala appelle respectivement la « polygraphie contrastée » et la « polygraphie intégrée » (Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, « Le Sens commun », 1985 [rééd. 1992], p. 168-169).
4 Tristan est parvenu à s’imposer malgré le caractère hétérogène de son œuvre, car prévaut alors l’idée selon laquelle « la gloire suprême pour un écrivain est de voir son nom s’identifier à la maîtrise d’un genre » (ibid., p. 220).
5 Parue pour la première fois en 1637 sans nom d’éditeur, La Mariane, par exemple, est republiée la même année chez Courbé, avant de l’être de nouveau en 1645, puis à plusieurs reprises au siècle suivant.
6 D’Aubignac, par exemple, salue La Mariane comme l’une de ces pièces fondées sur « une belle passion » (La Pratique du théâtre, II, 1, Hélène Baby (éd.), Paris, Champion, « Sources classiques », 2001 [1re éd. 1657 ; rééd. 2011]).
7 Semble l’attester le sizain qu’il compose pour Julie d’Angennes (La Lyre, XLIX, [1re éd. 1641], dans Œuvres complètes, Paris, Champion, « Sources classiques », t. 2, Poésie, Jean-Pierre Chauveau (éd.), 2002, p. 325).
8 Pierre Corneille, Mélite ou les fausses lettres [1re éd. 1633], « Examen », dans Œuvres complètes, Georges Couton (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1980, p. 5.
9 En particulier Auvray et Du Ryer, qui furent ses plus farouches adversaires. [Du Ryer et Auvray], Lettres à Poliarque et Damon sur les médisances de l’auteur du Théâtre, Paris, Targa, 1628, dans Giovanni Dotoli (éd.), Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du Cid, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane », 1997, p. 192-200.
10 Voir à ce sujet l’introduction de Claude Abraham à La Mariane [1re éd. 1637], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, Tragédies, Roger Guichemerre (éd.), 2001, p. 19.
11 Pierre Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique [1re éd. 1660], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 3, 1987, p. 140.
12 Tristan L’Hermite, La Mariane, « Avertissement », op. cit., p. 35.
13 La Sophonisbe de Mairet est créée en 1634 et la Médée de Corneille durant la saison théâtrale 1634-1635. La Mariane, quant à elle, est représentée pour la première fois au Théâtre du Marais en 1636.
14 Selon le titre du poème XXIV des Vers héroïques [1re éd. 1648], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 3, Poésie, Jean-Pierre Chauveau (éd.), 2002, p. 133-137.
15 Voir à ce sujet Florence Orwat, L’Invention de la rêverie : une conquête pacifique du Grand Siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2006, p. 287-322.
16 Comme dans l’ode « à Monsieur de Chaudebonne » (La Lyre, XXXVI, op. cit., p. 313-318) ou « La Mer » (Les Vers héroïques, op. cit., p. 51-61).
17 L’histoire de l’amante anglaise dans Le Page disgracié se termine en effet par la séparation des amants (I, 46).
18 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008.
19 Panthée, II, 3, v. 625-628 [1re éd. 1639], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 183. Tels sont les mots qu’Araspe adresse à Panthée. Cette dernière les interprétera néanmoins comme la marque d’une attitude irrespectueuse à l’égard de la reine et de l’épouse qu’elle est.
20 La Lyre, XLII, « Reconnaissance d’un bon office. Madrigal », op. cit., p. 322. Le poème est d’ailleurs repris dans les Poésies galantes et héroïques de 1662.
21 Lettres mêlées, VI [1re éd. 1642], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 1, Prose, Jean Serroy (éd.), 1999, p. 95.
22 La Mort de Sénèque, II, 3, v. 546 [1re éd. 1645], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 269. D’autres termes, comme adorer (v. 545) et soupirer (v. 556), caractérisent à leur tour le discours galant que Lucain adresse à Épicaris.
23 Selon la formule de Gabriel Conesa, La Comédie de l’âge classique (1630-1715), Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1995, p. 39.
24 La Mariane, III, 2, v. 917, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 82.
25 Ibid., v. 894.
26 Ce qu’A. Viala appelle la « galanterie licencieuse » (La France galante, op. cit., p. 204).
27 Amarillis, I, 4, v. 266 [1re éd. 1653], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 5, Théâtre, Roger Guichemerre (éd.), 2001, p. 134.
28 Ibid., I, 2, v. 432-434, p. 141.
29 Tel est par exemple le cas dans la strophe suivante :
Je n’attends pas tout le contentement
Qu’on peut donner aux peines d’un amant,
Et qui pourrait me tirer de martyre :
À si grand bien mon courage n’aspire,
Mais laissez-moi vous toucher seulement
Où vous savez.
(Vincent Voiture, « Rondeau », cité par Jean-Pierre Chauveau, Anthologie de la poésie française du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Poésie Gallimard », 1987, p. 257).
30 [Pierre Du Ryer], Amarillis, III, 1, v. 748, Paris, Quinet, 1650. Il s’agit du dernier vers du sonnet que Philidor est censé avoir adressé à Callirée, la rivale d’Amarillis.
31 A. Viala, La France galante, op. cit.
32 Nicolas Faret, L’Honnête Homme, ou l’Art de plaire à la Cour, Paris, Du Bray, 1630.
33 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, t. 2, [n.p.].
34 On y trouve néanmoins quelques occurrences du mot galant au sens amoureux, comme dans cette phrase : « C’était une femme mariée et très honnête, et qui ne laissait pas pour cela d’avoir un galant homme pour serviteur » (Le Page disgracié, II, 20, Jacques Prévot (éd.), Paris, Gallimard, « Folio classique », 1994 [1re éd. 1643], p. 189).
35 Ibid., II, 22, p. 195.
36 Si l’auteur du Page disgracié privilégie le sens général de galant ou de galanterie, c’est aussi sans doute parce que le roman raconte plus largement l’initiation du jeune héros aux us et coutumes de la cour.
37 Le Page disgracié, I, 24, op. cit., p. 83.
38 Voir à ce sujet À la recherche du style de Tristan L’Hermite, Claire Gracieux-Fourquet (dir.), Cahiers Tristan L’Hermite, Paris, Classiques Garnier, 2016, n° 38.
39 Le corail a précisément l’avantage, du point de vue du poète, d’appartenir aux domaines végétal et minéral à la fois.
40 Pierre de Ronsard, « Préface sur La Franciade, touchant le poème héroïque » [1re éd. 1578], dans Œuvres complètes, Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. 1, p. 1163.
41 La Mariane, « Avertissement », op. cit., p. 35.
42 Les Amours, « Avertissement » [1re éd. 1638], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 45.
43 Lettres mêlées, LXXXVIII, op. cit., p. 177.
44 Ibid.
45 La Folie du sage, I, 1.
46 C’est par ce dernier nom qu’est parfois appelé le héros du Page disgracié.
47 « La Servitude », Les Vers héroïques, XXIV, v. 61-66, op. cit., p. 135.
48 Les Amours, I, « Le Prélude », v. 14, op. cit., p. 46.
49 Le vers de Tristan « J’y dépeins seulement les pleurs dont je me noie » (ibid., I, v. 5, p. 45) rappelle ainsi celui de Du Bellay « Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret » (Les Regrets, I, v. 9 [1re éd. 1558], dans Œuvres poétiques, Daniel Aris et Françoise Joukovski (éd.), Paris, Bordas, 1993, t. 2, p. 39).
50 Tristan en effet suivit Gaston d’Orléans dans son exil.
51 « Je m’assure que les honnêtes gens y trouveront au moins des choses assez agréables pour avouer que tous les exilés qui ont écrit d’amour, depuis l’ingénieux Ovide, n’ont pas moins employé de tristes loisirs » (« Sujet des Plaintes d’Acante », Les Amours, CVI, op. cit., p. 172).
52 Le Page disgracié, I, 1, op. cit., p. 23-24.
53 Selon la métaphore musicale introduite par le narrateur : « Les cœurs blessés en même endroit sont comme les luths qui sont accordés à même ton : l’on ne saurait toucher une corde en l’un qu’on ne fasse branler celle qui lui répond en l’autre » (ibid., II, 7, p. 162).
54 Voir à ce sujet notre ouvrage, Tristan L’Hermite, « héritier » et « précurseur », op. cit., p. 324.
55 Les Vers héroïques, « Avertissement à qui lit », op. cit., p. 29.
56 Ibid.
57 La Mort de Chrispe, ou les Malheurs domestiques du grand Constantin, « À Madame la duchesse de Chaulnes » [1re éd. 1645], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 358.
58 Nous entendons ici le libertinage aux sens philosophique et littéraire à la fois : est libertin celui qui se méfie de la religion et de toutes les idéologies établies ; mais, s’il est un écrivain, l’est aussi celui qui refuse de se plier aux modèles littéraires dominants.
59 Le Page disgracié, II, 55, op. cit., p. 262.
60 Les Vers héroïques, « Avertissement à qui lit », op. cit., p. 29.
61 Le Parasite, « L’imprimeur à qui lit » [1re éd. 1654], dans Œuvres complètes, op. cit., t. 5, p. 223.
62 Les Vers héroïques, CXXVII, op. cit., p. 255.
63 Emmanuel Bury, « Tristan, entre la plume et l’épée », Cahiers Tristan L’Hermite, 2014, n° 36, p. 49-57.
64 Les Vers héroïques, XCVI, « Prosopopée d’un courtisan », op. cit., p. 225.
Auteur
Université de Strasbourg
Configurations littéraires. Centre d’Étude des Littératures d’Ancien Régime
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