Pour qui ? – Préface à L’Enfant, de Jules Vallès (1990)
p. 283-286
Texte intégral
1Aux yeux de qui ? Pour qui Vallès écrit-il ? Pour lui-même, sans nul doute. L’Enfant, en faisant dialoguer le « je » du narrateur et celui du personnage, est un long dialogue d’un homme avec son passé, avec son être profond. Dialogue qui ne se fait pas en toute franchise pour autant : ce ne sont pas Les Confessions, mais un roman qui se revendique comme tel. Qu’il soit densément autobiographique n’est pas seulement un effet de style : c’est une réalité vérifiable, flagrante quand on regarde la biographie de Vallès. Mais bon, il y a aussi des déformations sensibles par rapport à sa « vraie vie ». De sa sœur Marie-Louise, qui fut, toute jeune, envoyée dans un asile d’aliénés, il ne parle pas ; de ses autres frères morts en bas âge non plus. Et puis, il y a l’évidente déformation des noms : Jacques Vingtras – Jules Vallès, les initiales sont les mêmes et le masque semble transparent ; masque quand même ; et d’autres noms de personnages sont « trafiqués » aussi : la pension Lemeignan devient par exemple (chapitre xxii) « la pension Legnagna »… On voit bien dans ce cas comment s’opère le travail stylistique de caricature.
2Lui en a-t-on assez fait, quand le livre parut, de reproches mal fondés sur ce mélange de vérité et de caricature. Qu’il ne respectait pas la famille, même pas sa mère, etc. Mais un écrivain n’est pas censé tenir un compte exact des faits de sa vie, ni transcrire trait pour trait une réalité vérifiable. Il construit une image globale, celle d’une vérité qu’il croit, lui, signifiante et pertinente. Qui l’est sans doute pour lui. Mais s’il publie, il suppose un lecteur, des lecteurs ; il suppose donc cette vérité recevable et reconnaissable par d’autres que lui.
3Alors dissocions, maintenant, Jacques Vingtras personnage et narrateur, et Jules Vallès, écrivain. Pour quels lecteurs écrit ce Vallès, au-delà de lui-même ?
4Les abonnés des journaux, d’abord : L’Enfant fut publié en roman-feuilleton dans Le Siècle. Cette destination éditoriale première contribue à expliquer l’allure du récit et ses divisions et subdivisions en chapitres et fragments, c’est certain. Mais cette contrainte de l’énonciation littéraire (le mode de publication), Vallès ne l’a pas seulement subie : il se l’est appropriée et l’a dépassée vers une écriture par scènes, sensations et mots d’ironie. Et les lecteurs du Siècle, s’ils aimaient le feuilleton, n’aimèrent guère celui de L’Enfant : le directeur du journal écrivit à Vallès que bon nombre d’abonnés, et donc le conseil d’administration, avaient été choqués par son récit, et qu’il n’en publierait pas la suite.
5Ainsi la réponse que fournit à la question « Pour qui ? » la façon dont le roman fut publié est à la fois trop vague, et révélatrice de quelques points très précis. Vallès n’a pas trouvé comme auditoire tous les lecteurs de journaux et de feuilletons, mais quelques-uns seulement. Cela suppose, au moins, qu’il s’agissait, dans tous les cas, de gens qui disposaient d’un certain capital social : un peu – au moins – de capital financier, pour être des acheteurs de livres et de journaux ; et surtout un certain capital culturel, pour être des usagers de la presse et de l’édition. Donc des gens ayant une assez bonne instruction : une élite, dans une époque où l’école n’était pas ouverte à tous. Là encore, son style est révélateur : sous ses apparences de simplicité, il est en fait calculé, travaillé, retors. Si Vallès se moque à diverses reprises des exercices scolaires de rédaction, reste qu’il fut un bon élève, et qu’il en a fait son profit. C’est parce qu’il a sué pendant des années sur les phrases « à périodes », sur les métaphores convenues (on lui a appris à écrire « un verre de vin qui rit dans la fougère » plutôt qu’« un bon verre de vin »), sur le « beau » style, qu’il peut, qu’il sait, par contraste, jouer de la saccade, de l’image, de l’ironie.
6Si Vallès se sent attiré par le peuple, par le monde de l’échoppe ou de la ferme, il n’écrit pas pour des lecteurs populaires. Notons en passant que la seconde moitié du XIXe siècle vit se développer toute une littérature et des préoccupations sur la condition des classes populaires, en particulier sur celle des enfants (voir l’enquête du médecin Vuillermé par exemple) : mais l’enfant de Vallès n’est pas un petit pauvre, ouvrier et paysan, et les images qu’il donne de la campagne et des familles ouvrières, parce qu’elles sont dans sa mémoire associées à des sensations heureuses, sont un peu des images d’Épinal.
7Donc Vallès n’écrit pas pour le peuple (en ce sens, le qualifier de « populiste » est faux), ni pour des bourgeois bourgeoisement abonnés des journaux, les « Monsieur Prudhomme » caricaturés par Daumier. Qui reste-t-il ?
8La dédicace inscrite en tête de son roman désigne des lecteurs « idéaux » en quelque sorte :
Tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège
ou
qu’on fit pleurer dans leur famille
qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres
ou
rossés par leurs parents.
9Ce sont là des semblables pour Vallès. Et au début du roman, un mot indique une parenté : « Vlin, Vlan, Zon, Zon ! – Voilà le petit Chose qu’on fouette ».
10L’allusion à Daudet (Le Petit Chose) est nette : Daudet, un autre déclassé, lui aussi, mais vers le bas, un fils de bourgeois ruiné qui dégringole l’échelle sociale. D’autres semblables… Il ne pouvait les atteindre tous, et se les attacher : nombre d’ex-battus deviennent batteurs, on le sait, et des collégiens malheureux ont fourni des bataillons de pions aigris. Et il ne songeait pas à se limiter à eux : à ceux-là il « dédie » son livre, que bien d’autres pouvaient lire. Mais il désigne ainsi un noyau de son lectorat : ceux qui ne se sentent pas bien dans leur peau sociale, ceux qui ne veulent pas rester, aveugles ou cyniques, enfermés dans leur classe d’origine. Les fils de bourgeois ou de petits-bourgeois qui ne se leurrent pas sur leurs privilèges et ne s’y enferment pas douillettement ; mais aussi une élite populaire, faite d’artisans et d’ouvriers autodidactes, comme on en voyait d’assez nombreux parmi les membres de la Commune, en position de refus, de rupture, effective ou symbolique, avec la fatalité des clivages de classe, les inclassables de tous bords.
11L’intelligentsia, elle, n’aima guère L’Enfant quand il parut : les écrivains, les journalistes, les confrères de Vallès, le trouvèrent excessif, déplacé, sacrilège même. On le compara à Zola et on le trouva moins puissant ; on le compara à Rochefort et on le trouva moins plaisant. Quelques-uns, comme Barbey d’Aurevilly, eurent une attention plus aiguë. Mais ils restèrent minoritaires. Vallès était connu, célèbre même, en tant que journaliste : mais il est clair qu’il n’écrivait pas pour ses confrères, ses semblables en profession ; il les défiait plutôt.
12Il faut dire aussi qu’il y avait entre eux un sérieux contentieux ! Vallès écrivit et publia L’Enfant dans les années qu’il passa en exil à Londres, après que sa participation à la Commune l’eut obligé à s’enfuir, après qu’un tribunal militaire l’eut condamné à mort par contumace. Rude fardeau que cela : L’Enfant en porte aussi le poids. Vallès exilé l’écrit d’abord pour subsister : eh bien oui, la littérature inclut cette réalité… Mais il écrit aussi pour que la France ne l’oublie pas et n’oublie pas avec lui tous ces exilés, tous ces exclus, ces condamnés, et puis surtout tous ces morts du printemps de la Commune. Cette insurrection que ses confrères les écrivains, pratiquement tous, ont honnie, vilipendée, salie ; ces semaines d’espoir que les bourgeois et les bienpensants ont fait finir en bain de sang, il les porte en lui. Elles marquent son image sociale, ses pensées et même sa chair ; sa vie. Il écrit pour que cette révolte, que les possédants ont broyée, que les gens de bonne volonté n’ont pas su (voulu ?) comprendre, ne soit pas à jamais objet d’opprobre et de rejet. Quand il rédige son roman, l’ordre moral s’est réinstallé en France ; la République s’est maintenue, mais de justesse, devant la poussée de la réaction monarchique. Les souffrances, les frustrations, les rébellions qu’il a vécues, elles peuvent bien recommencer pour d’autres : la Commune est passée, morte au temps des cerises, et rien n’a changé dans la répartition des forces, des pouvoirs, des contraintes. Alors Vallès n’écrit pas tant pour ceux qui furent enfants quand lui-même l’était, que pour d’autres, enfants plus jeunes, qui ont entrevu sans la vivre, cette école communarde de la vraie vie. Pour qu’ils sachent d’où était née cette révolte, pourquoi lui, Vallès, s’est trouvé aux premiers rangs de l’insurrection, et pour que les rébellions qui sourdent dans les êtres à qui l’on interdit l’équilibre des sensations trouvent un sens à la lumière de cette histoire-là. Il écrit pour les jeunes gens, insurgés à venir.
13Et même si le projet n’en fut pas sur-le-champ clair et bien déterminé, L’Enfant ne prend toute sa signification que dans la trilogie qui conduit à l’insurrection, vers la figure de L’Insurgé.
14Ce roman est bien un roman politique. Mais pas de politique politicienne, de « politicaillerie » comme dirait Vallès. Pas plus qu’il ne fait de psychologie psychologisante. Il va à l’essentiel, au nerf, au vif : le ressac du quotidien, en face de quoi on s’use, on plie, ou l’on s’insurge. Et pour ma part je trouve fort ce « réalisme » qui n’en est pas, qui ne cherche pas plus à faire une peinture exacte de la réalité que du prêchi-prêcha, mais qui exprime, au fil des perceptions, la vertu d’être scandalisé. Et tant pis pour ceux qui s’en scandalisent…
15Par-dessus le flot d’une génération, un autre romancier entendit la voix de Vallès, en retrouva le fil de la plume. Ce fut Céline, un écrivain qui « a du style », lui aussi ! Et ce fut cet autre grand roman de l’enfance qu’est Mort à crédit ; un tel titre dit tout l’essentiel du sens d’un récit comme L’Enfant : une jeunesse sous le joug de l’interdit, interdit de ressentir, de bouger, de désirer, d’exister. C’est pour cela aussi que chez de tels romanciers plus ou moins autobiographiques le livre consacré au temps d’enfance importe particulièrement : non parce qu’il fait s’attendrir sur l’enfance malheureuse, mais parce qu’il offre l’image des instants où une vie se décide, et où le choix est terriblement simple : se soumettre, ou alors oser dire non, avoir la volonté et le courage du refus, s’insurger. Tout le reste n’est plus qu’affaire d’honnête fidélité à soi. Romans foncièrement éthiques.
16Préface à L’Enfant de Jules Vallès, Paris, Presses Pocket, 1990
17(Extrait, p. 19-24)
Auteur
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