Stratégies argotières des écoliers débauchés (1596-1842)1
p. 271-279
Texte intégral
1Suivre entre 1596 et 1842 l’histoire des œuvres de fiction et des textes documentaires plus ou moins littérarisés qui font place à l’argot, compris dans son sens premier, comme langage secret, servant à la fois de protection externe et de reconnaissance interne, des marginaux, de la mendicité au banditisme, met en évidence sa richesse et sa complexité, ses variations et sa cohérence. L’Histoire, tant sous la forme superficielle (mais souvent révélatrice de phénomènes majeurs) du fait divers que sous la forme des lentes évolutions sociales, y joue un rôle majeur, déclenchant des effets de mode qui permettent à cette langue illégitime et clandestine de trouver une place dans l’espace littéraire. Car les écrivains s’en sont emparés comme d’un instrument, dangereux car jamais banalisé, mais très efficace dans la recherche de la distinction.
Variations historiques
2Suscitant, selon l’aveu des écrivains eux-mêmes, l’intérêt et la curiosité du « public », l’actualité leur signale une clientèle potentielle à satisfaire, prête, sous la pression de cette curiosité, à admettre des choix de sujets et de thèmes jusque-là condamnés, ainsi légitimés par leur prégnance sociale. Cela se manifeste sous deux formes : celle du fait divers, qui en fait cristallise, condense, représente et révèle une transformation, jusque-là latente, dans un phénomène de crise et celle de la « préoccupation » sociale profonde, consciente mais diffuse, parvenue à un point tel que le corps social exige qu’une « réponse » lui soit donnée.
3Deux faits divers eurent une efficacité immédiate : l’affaire du bandit Cartouche (1720-1721) et l’affaire Vidocq (1828-1830). Écriture médiatisée dans le cas de Cartouche où « l’interview » du criminel emprisonné par un écrivain2 joue le rôle du moyen de transfert à la littérature, directe dans une écriture à la première personne pour Vidocq3 – à chaque fois de manière extrêmement efficace : il y a réellement prolifération d’œuvres, immédiatement engendrées par la « révélation » – ou du moins la publication – de la réalité sociale de l’argot et des argotiers. Mais ces faits divers ne prennent tant de relief que parce qu’ils révèlent une évolution et un malaise social majeurs. L’affaire Cartouche est contemporaine de la crise de la Régence : la libéralisation soudaine des mœurs engendrée d’en haut par les changements des valeurs aristocratiques rend possible une libéralisation esthétique qui est vécue aussi comme un encanaillement, une débauche, une liberté certes avidement saisie mais plus ou moins consciemment ressentie comme pécheresse, illégitime – d’où le choix volontaire de l’illégitime, pour assumer jusqu’au bout la condamnation, dimension incontournable de la liberté. L’affaire Vidocq, au-delà des difficultés du passage de l’Ancien Régime restauré à un régime parlementaire, témoigne surtout des problèmes de l’achèvement de la restructuration sociale après les bouleversements immenses de la Révolution et de l’Empire : la société bourgeoise cherche alors un bilan et une remise en ordre qui lui imposent de redéfinir sa régulation et sa morale, en particulier face aux attitudes agressives ou contestataires du peuple, qu’il lui faut désormais renvoyer « en marge », en leur déniant toute dimension politique. La nouvelle classe dirigeante veille donc à recréer une hiérarchie sociale et des valeurs qui la protègent, donc à repenser la situation sociale, morale, esthétique des « classes dangereuses », mise en relief par les années noires du choléra et de la révolution manquée de 1830.
4Mais aucun fait d’actualité ne semble avoir provoqué la floraison argotique des débuts du XVIIe siècle4. Elle est cependant liée à un fait historique, qui est l’exacerbation des questions sociales, morales, religieuses que pose la présence aux marges de la société de fractions numériques croissantes, à cause des difficultés économiques, des évolutions technologiques, des guerres, de gueux, mendiants et vagabonds. Cet accroissement tend à rendre caduque la forme de tolérance « chrétienne » dont ils disposaient au Moyen Âge, ainsi que le rôle social qui leur était dévolu. Tout leur statut est en phase de restructuration, et les agents sociaux sont dès lors susceptibles d’accepter que la littérature les aide à formuler les questions auxquelles il leur semble nécessaire de définir de nouvelles réponses.
5Il apparaît donc que les trois phases de plein développement de la littérature argotique – 1600-1630 ; 1720-1730 ; 1830-1842 – sont coordonnées à trois phases de reformulation et de réajustement des rapports sociaux généraux, et tout spécialement des rapports hiérarchiques et idéologiques. Lorsqu’une évolution sociale entraîne la nécessité d’une réévaluation de la description et de l’analyse des classes marginales, on observe, à la suite d’un élément déclencheur (qui peut être déjà un texte littéraire, dont l’impact dépasse alors ce qui était a priori prévisible), un effet de mode : le texte argotique obtenant du succès rend possibles et « efficaces » d’autres textes argotiques qui bénéficient souvent d’un succès comparable tant que la société générale n’a pas retrouvé un nouvel équilibre qui déclasse l’écriture argotique comme inactuelle, et qui la dévalorise tant socialement qu’esthétiquement.
6Cependant on observe que chaque retour de mode ne se fait pas sur nouveaux frais. L’autonomie du fonctionnement du champ littéraire lui permet d’offrir au monde social les représentations dont il a besoin en utilisant les éléments de sa tradition propre. Car ce n’est pas seulement (pas réellement ?) le réel que la littérature réinterprète, mais également sa propre tradition. D’où, à chaque phase de mode, reprise ou relecture (avouées ou non) des acquis des phases précédentes, jamais oubliées malgré leur (apparente) disparition : ce qui dort au fond des bibliothèques ne dort jamais tout à fait… L’effet de l’introduction pour ainsi dire contrainte par l’actualité de l’argot dans le champ littéraire, malgré son illégitimité de nature, au nom de la peinture, historiquement et socialement nécessaire, du « réel », apparaît alors comme perverti par une autre nature et une autre fonction de l’argot, internes au champ littéraire, et maintenues disponibles par le travail des savants et des littérateurs initiés.
7Cette autre nature est d’être à la fois instrument et objet de savoir. Il suffit d’observer, même dans les œuvres de large diffusion, combien fréquente est la posture didactique : lexiques, notes, traductions, commentaires paratextuels ne cessent de mettre en évidence et en relief le statut de connaisseur, d’initié, d’« archisuppôt »5 des écrivains argotiers. L’argot est la preuve de leur maîtrise linguistique ; c’est une langue savante en ce qu’elle est savoir réservé à une minorité, difficile d’accès, susceptible d’un effort (méritoire) de déchiffrement, et objet technique, outil (rare) qu’il faut savoir manier. On ne lit donc pas l’argot seulement pour découvrir une langue réelle, basse, dominée, importée des bas-fonds du monde social dans le monde de l’écriture, mais aussi pour jouir en public averti d’une langue savante et « poétique », exercice de style élitiste qui distingue tout à la fois lecteur et écrivain. Ainsi l’argot se trouve-t-il, par son utilisation en littérature, hiérarchiquement aux extrêmes, au plus bas et/ou au plus haut dans les classements linguistiques, littéraires, éditoriaux.
8Les circuits éditoriaux de la littérature argotique sont en effet multiples (circuits de très large diffusion, dévalorisés par la nature « basse » de la majorité de leur public, à faible capital culturel, circuits « moyens » qui impliquent un certain capital économique, et circuits de public restreint, défini par l’importance de son capital culturel) ; la nature même de l’objet livre, où sont inscrites les intentions commerciales des éditeurs, montre l’extension du lectorat potentiel de l’argot6. Si toute littérature se définit, entre autres, par le public qu’elle vise et par l’aspect matériel des volumes qui la diffusent, comment définir l’argot littéraire ?
9En période de mode, tous les circuits sont utilisés ; aux époques de silence, où l’argot a une audience très réduite, par suite d’une condamnation linguistique et/ou historique, le circuit moyen l’exclut complètement, tandis que le circuit de la Bibliothèque bleue et des formes éditoriales voisines persiste à l’éditer, et que le circuit docte manifeste parfois son intérêt pour des formes que leur rareté ou leur charge historique valorise comme objets d’étude, d’autant que sa situation symbolique forte lui permet de s’intéresser à ce qui est bas sans déchoir.
10Ainsi l’argot, jamais banalisé, se trouve-t-il à la fois motif très populaire – au point de sortir de ce qui est reconnu comme littérature – et très savant – au point de paraître réservé à une étroite minorité de privilégiés du savoir. De là un statut extrêmement ambigu, qui valorise son utilisateur si sa puissance de dévalorisation est sciemment utilisée ; qui peut fonctionner aussi comme exercice de style illusionniste, élitiste et poétique dans la mesure même où l’argot paraît arraché à un réel colonisant l’espace littéraire… qui s’encanaille : l’argot réussit alors ce que Jules Janin appelle l’« alliance étrange et d’un intérêt si cruel, de l’élégance et du crime »7.
Carrières littéraires argotiques
11L’argot se définit comme un langage où sont transgressés les valeurs et codes linguistiques dominants. Qu’en est-il alors de celui qui, tout en adoptant une posture d’écrivain, et non celle, plus « facile » en quelque sorte, de « journaliste » (au travers des études de mœurs ou des études historiques), ou de savant (lexicologue), ose « donner la parole » à cette parole illégitime, de celui par qui le scandale arrive, qu’il accepte d’assumer la mission de révélateur nécessaire, mais honni, ou qu’il revendique une charge de provocation et de révolte sociale en prenant le parti des défavorisés, ou encore qu’il se donne le droit de jouer – jeu dangereux et étroitement surveillé – avec les mots ? Mais il n’est pas facile de définir ce qu’est exactement un « écrivain argotier », autrement dit, celui qui conjugue une carrière d’écrivain à la pratique de l’argot.
12D’une part, peut-on considérer sur le même plan tel texte qui accueille plus d’une centaine de termes, et tel autre qui n’en contient qu’une dizaine, voire moins ? En fait, la proportion d’argot ne suffit pas à exclure comme non-pertinent un cas d’écriture : n’en risquer même que quelques mots peut avoir un très important impact sur la réception et le classement du texte. Cela est fonction à la fois du contexte esthétique – plus ou moins grand libéralisme lexical, tendances plus ou moins ouvertes au « réalisme » – et du contexte historique – plus ou moins favorable. Quelques mots d’argot chez Louvet8 ou chez Fougeret9, ostensiblement avoués comme tels, à une période où celui-ci a totalement disparu de toute édition (en dehors des rééditions de la Bibliothèque bleue) sont significatifs, mais les quelques mots présents dans Le Rouge et le Noir10 n’eurent, dans une période de mode de l’argot, ni signification ni retentissement pour la carrière de Stendhal.
13D’autre part, comme écrire de l’argot, écrire en argot, reste toujours une entreprise périlleuse, on constate un nombre important de textes anonymes ou pseudonymes, révélateurs de la nécessité de les justifier par un rapport « organique » (« Péchon de Ruby »11, le « forçat »12, ou le « forban philosophe »13) à cette langue secrète, donc ignorée de l’« innocent ». Même les « signatures » sont parfois complexes. Un problème se pose par exemple pour les Mémoires de Vidocq : ils fonctionnent non comme fiction, mais comme témoignage de quelqu’un qui n’a jamais prétendu faire « carrière » d’auteur. Pourtant Vidocq ne s’en est pas tenu à ce récit de vie rédigé avec l’aide de deux nègres (il l’avoue, et précise qu’il n’est pas le seul « auteur » à ne l’être qu’officiellement) : six autres ouvrages paraissent sous sa signature, de 1830 à 1846 ; il a donc au moins laissé d’autres14 utiliser son nom et lui créer une (pseudo) carrière littéraire. Lorsque Les Mémoires d’un forçat commencent à paraître, l’éditeur se décharge de la responsabilité de ce qui est dit et de la langue dont il est fait usage en arguant de la personnalité de ce « Malgaret » qui raconte sa vie. Mais le texte est si violemment attaqué que soudain, dans un curieux post-scriptum, « quelqu’un » finit par avouer :
Et puis si mes trois volumes n’étaient qu’un roman ? […] Je ne dis pas que cela soit ; mais enfin si cela était, ne serait-il pas déplorable qu’un homme de votre mérite, Monsieur J. J. [Jules Janin] ait été pris pour dupe, et que votre éloquence, comme la lance de Don Quichotte, ait été se briser contre un moulin à vent ? [...] Ce serait berner le public… J’accorde cela ; mais berner le public est-il un crime digne de la corde ?… Mieux vaut d’ailleurs le berner que le scandaliser.15
14Victor Hugo quant à lui fait d’abord paraître Le Dernier Jour d’un condamné (récit donné pour autobiographique) de manière anonyme avant de s’en avouer l’auteur, puis de développer ses intentions dans une longue préface pour la réédition de 1832 : « l’auteur ne jugea pas à propos de dire dès lors toute sa pensée. Il aima mieux attendre qu’elle fût comprise et voir si elle le serait. Elle l’a été. L’auteur aujourd’hui peut démasquer l’idée politique, l’idée sociale qu’il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire »16, c’est-à-dire le plaidoyer contre la peine de mort. Il a joué là un jeu subtil d’authentification réaliste justifiant l’audace esthétique de l’argot, puis d’aveu, au nom des valeurs humanistes, tout autant compensateur de l’argot, dont il se garde pourtant de parler dans sa préface. Il y a donc bien eu, dans l’anonymat de la première édition, une stratégie d’évitement d’un auteur qui veut profiter d’une mode nouvelle, mais qui entend continuer à postuler à une haute place institutionnelle, donc apprécier (et compenser d’avance) le coût possible d’une audace.
15Lorsque le texte est assumé par un auteur identifiable, dont on peut définir l’ensemble de la production, le public visé et la réussite, matérielle et symbolique – institutionnelle et/ou commerciale –, on peut essayer de répondre à la question suivante : dans quel(s) type(s) de carrières s’est historiquement incluse l’utilisation de l’argot littéraire ? Quel contexte « professionnel », pourrait-on dire, accompagne un texte argotique ? En fait, là encore l’argot brise les différences de genre, puisqu’on le trouve dans des contextes extrêmement variés, dans des types de carrières fort éloignés les uns des autres. On peut en définir quatre : les écrivains occasionnels (ceux d’un seul texte) ; les polygraphes et les spécialistes des écritures « comiques » ; les provocateurs ; les grands stratèges.
16Les plus intéressants sont les auteurs de ce dernier groupe ; ils se distinguent en ce qu’ils ont recherché à la fois le succès public et la reconnaissance par les instances légitimantes. Pour « réussir », ils ont pratiqué les « grands genres », de haute valeur esthétique, théâtre tragique ou opéras, poésie de style élevé, roman psychologique et social…, tandis qu’ils n’hésitaient pas à utiliser, pour obtenir aussi des succès auprès du public élargi, ce que la mode mettait en relief. C’est dans ce contexte que s’inscrit leur utilisation de l’argot : comme un élément esthétique valorisé par la mode, dont l’effet dévalorisant (qui n’est qu’atténué par la mode, faute de quoi l’argot perdrait toute signification) est compensé soit par d’autres textes ressortissant aux genres de forte valeur esthétique (stratégie de compensation externe), soit, à l’intérieur même du texte argotique, par le contexte où il s’insère, les significations d’ensemble de l’œuvre (stratégie de compensation interne). Cette dernière stratégie est observable chez les trois « grands » du corpus, Balzac17, Eugène Sue18 et Victor Hugo – selon trois procédures.
17La première consiste à éviter de faire du héros principal un « véritable » argotier (un argotier « d’origine ») : le narrateur du Dernier Jour est certes un criminel, mais non un pègre (c’est-à-dire un professionnel du crime) et il ne parle pas l’argot, il y est confronté ; le Rodolphe d’E. Sue est un prince qui se mêle au peuple pour retrouver sa fille et qui n’a appris l’argot que dans ce but ; Vautrin n’est, ni dans Le Père Goriot, ni même dans Splendeurs et misères des courtisanes, le héros principal de Balzac. L’argot n’a donc alors qu’une présence secondaire, non première.
18La seconde consiste à soumettre la peinture du monde criminel à une entreprise totalisante de peinture sociale, à la rendre en quelque sorte nécessaire dans le cadre d’une enquête générale sur la société, dont elle sert en retour à garantir l’exhaustivité et l’honnêteté. Les Mystères de Paris sont une sorte de Comédie humaine : nous passons des salons aristocratiques à la loge du concierge, de l’étude du notaire à l’atelier de l’artisan, de la ferme au château, des colonies à la vie provinciale. E. Sue avoue d’ailleurs ouvertement au lecteur cette stratégie de compensation : « hâtons-nous de l’avertir que, s’il pose d’abord le pied sur le dernier échelon de l’échelle sociale, à mesure que le récit marchera, l’atmosphère s’épurera de plus en plus »19. Ce n’est certes pas vrai du Dernier Jour, mais là encore le thème argotique n’est qu’un des éléments d’un tout, une des souffrances infligées au malheureux qui se trouve jeté en prison (son histoire est volontairement effacée, mais tous les indices concordent à en faire un criminel par hasard, en quelque sorte) et confronté à la mort ; le roman ne se donne pas ainsi pour un roman argotique, mais à la fois pour une étude psychologique et un plaidoyer contre la peine de mort – ambitions autrement plus hautes !
19Enfin, le troisième procédé de compensation consiste à accompagner l’emploi de l’argot (par les personnages20) d’un discours métatextuel assumé par le romancier qui implique à la fois une mise à distance, une capacité d’analyse, une interprétation esthétique de l’argot en tant que langage qui ne peuvent être le propre que de producteurs possédant un fort capital culturel, et qui ne peuvent concerner que des lecteurs disposant eux aussi d’un capital culturel tel qu’ils soient capables d’une attitude réflexive. L’argot est ainsi à la fois moyen de l’illusion réaliste, et instrument d’une réflexion propre à la littérature sur le langage, adressée au lecteur cultivé qui « sait posséder la compétence esthétique nécessaire au bon usage des textes, apanage d’un groupe social qui domine assez les modes de la représentation pour se livrer au plaisir de la transgression et s’abstraire (illusoirement) de l’idéologique »21. C’est peut-être la faiblesse d’E. Sue sur ce point – il est celui qui « disserte » le moins sur l’argot – qui le place à un rang hiérarchique moins élevé. V. Hugo et Balzac se posent en théoriciens de formes novatrices, pour un progrès à la fois esthétique et social : Balzac insère dans Splendeurs et misères des courtisanes un « Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l’argot, les filles et les voleurs », et Hugo, dans sa « Réponse à un acte d’accusation », exprime nettement ce lien entre la provocation stylistique et l’ambition humaniste, toutes deux « révolutionnaires », ainsi qu’entre les « grandes questions d’art et de liberté » : « Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire./ Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! »22. Que cette stratégie ait été ressentie comme efficace par les producteurs, la reprise par Balzac de l’ébauche que constitue sur ce plan Le Père Goriot dans « La dernière incarnation de Vautrin » (une centaine de mots d’argot contre cinq ou six, un chapitre entier consacré au discours métatextuel) en 1847, et une reprise comparable du Dernier Jour dans Les Misérables (avec un discours métatextuel qui atteint la taille du livre23), le démontrent. Quant à sa réussite institutionnelle…
20Mesurée au succès tel qu’il se matérialise par les rééditions, l’efficacité de l’argot comme instrument de distinction paraît assez forte : près de 14 % de textes réédités plus de dix fois, près de 40 % de textes réédités au moins trois fois jusqu’en 1900. L’argot est donc susceptible de contribuer à produire un succès de vente. Cependant, son efficacité mesurée en termes de réussite symbolique est nettement inférieure. Les auteurs qui en ont usé ne sont que peu nombreux à figurer dans l’histoire littéraire, et leurs textes argotiques encore moins (ou pas parce qu’ils le sont). À l’analyser de près, cette réussite ne paraît acquise qu’à ceux chez lesquels l’utilisation de l’argot peut être effectivement rattachée à une théorie esthétique… Écrire en argot n’est donc littérairement rentable qu’à condition de prouver qu’on l’écrit en (grand) écrivain.
Notes de bas de page
1 Cet article est un (petit) extrait de ma thèse, soutenue en 1992, et qui ne fut pas publiée ; je remercie Alain d’avoir accepté ce sujet un peu « hors normes » et de m’avoir aidée à le mener à bien – ce que je n’ai jamais regretté, puisqu’il m’a non seulement ouvert la carrière universitaire, mais aussi permis de me spécialiser dans des domaines peu explorés du littéraire. La première date correspond à la publication de La VIe généreuse des mercelots, gueux et bohémiens, contenant leur façon de vivre, subtilité et gergon [jargon], mis en lumière par M. Péchon de Ruby, gentilhomme breton ayant été avec eux en ses jeunes ans, où il a exercé ce beau métier, Lyon, J. Julliéron, 1596 ; la seconde à celle des Mystères de Paris d’Eugène Sue (Journal des débats, juin 1842-oct. 1843).
2 Marc-Antoine Legrand, pour sa comédie intitulée Cartouche, ou les voleurs, Paris, J. Musier, C. L. Thiboust, J. Lepingue, 1721.
3 Eugène-François Vidocq, Mémoires de VIdocq, chef de la police de sûreté jusqu’en 1827 […], Paris, Tenon, 1828-1829.
4 Outre La Vie généreuse, inaugurale, il faut citer Olivier Chéreau, Le Jargon ou langage de l’Argot réformé [...], Paris, Vve du Carroy, [1628] – et quelques autres (voir Claudine Nédelec (éd.), Les Enfants de la Truche. La vie et le langage des argotiers : quatre textes argotiques (1596-1630), Toulouse, Société de Littératures classiques, 1998).
5 Les archisuppôts, catégorie de mendiants, sont des hommes cultivés qui ont mal tourné, et qui veillent sur la langue argotique.
6 En ce qui concerne le théâtre, il faudrait y ajouter la classification hiérarchique de la scène choisie.
7 Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, Paris, Michel-Lévy frères, 1841, 6 vol., t. 4, p. 235.
8 Jean-Baptiste Louvet de Couvray, Six semaines de la vie du chevalier de Faublas, Londres et Paris, Bailly, 1788.
9 Louis-Charles Fougeret de Monbron, La Henriade (de M. de Voltaire), travestie en vers burlesques, Berlin [Paris], 1745.
10 Lorsque Julien rencontre en prison deux galériens (2e partie, chap. 44).
11 « Enfant éveillé » en argot (La VIe généreuse, op. cit.).
12 Mémoires d’un forçat, ou VIdocq dévoilé, Paris, H. Langlois fils et Cie, 1828.
13 Mémoires d’un forban philosophe, Paris, Moutardier, 1829.
14 Pour les attributions, voir Jean Savant, La Vie fabuleuse et authentique de VIdocq, Paris, Seuil, 1950.
15 Mémoires d’un forçat, op. cit., t. 3, p. 331.
16 Œuvres romanesques complètes, Paris, J.-J. Pauvert, 1962, p. 181.
17 Le Père Goriot (1835), et « La dernière incarnation de Vautrin » (1845), dernière partie de Splendeurs et misères des courtisanes.
18 En son temps, il est toujours cité à l’égal de Balzac et Hugo.
19 Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1989, p. 32.
20 L’emploi de l’argot par un narrateur à la troisième personne est extrêmement rare dans le corpus : on ne le trouve guère que dans l’Histoire des brigands, chauffeurs, et assassins d’Orgères, Chartres, Lacombe, an VIII [1800], d’un certain P. Leclair, écrivain occasionnel.
21 Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien : lecteurs et lectures populaires à la Belle époque, Paris, Le chemin vert, 1984, p. 55.
22 Victor Hugo, Les Contemplations (1856), Livre premier, VII.
23 Les Misérables (1862), 4e partie, Livre VII.
Auteur
Université d’Artois
Textes et Cultures
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