Entretien avec Luca Ronconi
p. 223-229
Texte intégral
1Après Le Due commedie in commedia d’Andreini1 qui n’avait pas été jouée depuis quatre cents ans et que le public français a pu voir à l’automne 1985 à Paris, se succédèrent en 1984-1985 à Rome Phèdre de Racine et La commedia della seduzione2 d’Arthur Schnitzler. Un même metteur en scène : Luca Ronconi, qui, avec Georges Strehler, a dominé la scène italienne, voire internationale, pendant plusieurs années. L’interview naissait du désir de mieux comprendre les raisons de la diversité des textes montés par le célèbre metteur en scène, mais aussi de son défi lancé au théâtre italien en choisissant de représenter Phèdre de Racine. Car ce texte de paroles me semblait assez éloigné des pièces à machines, d’avant-garde, certes, auxquelles il nous avait habitués dans son exploitation savante et spectaculaire de l’espace théâtral (comme son Orlando furioso de l’Arioste représenté dans les espaces vides des anciennes Halles de Paris) ; mais éloigné aussi du jeu d’acteur « intériorisé » si peu conforme à la distanciation que Ronconi privilégiait dans sa direction d’acteurs et dans son enseignement, ou encore de celui de l’acteur italien des scènes officielles d’alors, au jeu généralement par trop déclamatoire, parfois calqué sur celui des personnages excessifs de la « commedia italiana » des années 1960-1970 (lancée en France par la revue Positif), lorsque les acteurs avaient obtenu leur succès au cinéma (Vittorio Gasmann en est un exemple).
2Le rendez-vous eut lieu dans l’un des beaux quartiers de Rome, dans les locaux du Conservatoire d’art dramatique. Ronconi en avait été lui-même l’élève à ses débuts, à l’époque où il désirait entreprendre une carrière d’acteur. Il continua à y enseigner assez régulièrement et malgré ses nombreux engagements. Au rez-de-chaussée, un groupe de jeunes élèves échangeaient des propos animés sur le cours auquel ils avaient assisté. Et lorsque je leur demandai le nom de leur professeur, ils eurent du mal à cacher leur fierté. Ils savaient qu’ils avaient de la chance ; il n’était pas donné à tout le monde d’avoir « Luca » comme professeur. Ronconi me reçut dans son bureau, dans une tenue à la fois négligée et élégante. Puis il fit mine de se boucher les oreilles en souriant car ses élèves, dans la salle voisine, se mirent à chanter à tue-tête du Barbara Streisand fortement teinté de bel canto. Enfin, le silence se fit.
3 Silvia Disegni (SD) : Commençons par aborder des questions liées à votre conception de l’acteur.
4 Luca Ronconi (LR) : Cela ne veut pas dire la même chose en Italie, en Allemagne, en France, à Bali ou en Amérique. À mon avis, on ne peut pas parler de l’acteur en général, mais seulement par rapport à une langue, à une culture théâtrale. Ce qui différencie par exemple l’acteur italien de ses collègues français ou même européens, c’est que très souvent il ne s’exprime pas dans sa langue, car le théâtre italien vit de traductions. Cela le conditionne forcément. Je ne veux pas dire par là qu’il a moins de talent que les autres mais par rapport à un acteur allemand qui établit un rapport avec le public dans sa langue, cela constitue un handicap. On l’accuse souvent, à juste titre, d’ailleurs, d’être exhibitionniste. Alors que l’acteur allemand exprime surtout sa connaissance de la langue, l’acteur italien n’exhibe que lui-même. Évidemment, les traductions sont en italien. Mais elles véhiculent une culture étrangère et, par exemple, Racine traduit en italien n’est plus Racine. De même que Goldoni traduit n’est plus Goldoni, quoique, bien sûr, les textes classiques appartiennent à un monde sans frontières. Tout en étant l’élément essentiel de toute représentation, l’acteur doit toujours renvoyer à quelque chose sans se limiter, comme cela arrive souvent même chez de grands acteurs, à la seule exhibition de soi. Alors, que véhiculer ? des idées ? des expériences ? Il est préférable que ce soit de l’objectif, de l’indiscutable, un texte par exemple. Peu importe qu’il s’agisse d’un texte fondamental de la pensée européenne ou d’un texte moins important comme peut l’être une pièce de Schnitzler ou de Tchékhov.
5SD : Il est assez surprenant de vous entendre parler de texte quand votre nom est surtout lié à un usage tout particulier de l’espace théâtral.
6 LR : À mon avis, le passage d’un texte à la scène ne se fait pas exclusivement à travers les acteurs. Le texte se transforme en espace. Interpréter un texte, c’est en interpréter la dramaturgie. De même qu’il n’existe pas d’acteur universel, il existe une infinité de formes dramaturgiques. Celle de Shakespeare est différente de celle d’Ibsen mais encore celle d’une pièce d’Ibsen est différente de celle d’une autre de ses pièces. Il n’existe pas deux textes qui se ressemblent de ce point de vue. Voilà pourquoi il faut essayer d’inventer un espace autonome pour chaque texte sans pour cela se limiter à une interprétation philologique qui choisirait de ne replacer le drame grec que dans le contexte du théâtre grec, par exemple. Il s’agit plutôt d’un travail fondé sur les mots et non sur les informations historiques sur la pièce qui nous sont parvenues.
7 SD : Pouvez-vous alors nous parler de votre travail sur les mots avec l’acteur ?
8 LR : Je préfère répondre par des exemples. Prenez ma dernière mise en scène de la Commedia della seduzione de Schnitzler. À première vue, l’écriture de cette pièce devait beaucoup à la conversation mais en réalité, elle en excluait tous les tics et tous les détours. Il s’agissait plutôt d’une conversation extrêmement essentielle que nous avons dû ramener à certaines formes musicales, à un lied parlé, sans que cela ne dégénère, sans maniérisme. J’ai ainsi proposé aux acteurs d’inventer une émission vocale, d’essayer d’établir un rapport entre cerveau, sentiment et appareil phonique qui puisse d’une certaine manière se rapprocher du lied. Pour ma mise en scène de Phèdre l’an dernier, j’ai empêché les acteurs de reproduire grossièrement le son de la langue française en essayant, par exemple, de faire volontairement plat pour mettre en évidence l’objectivité des mots, car la reproduction de l’alexandrin aurait été chez nous absolument ridicule. Il faut donc chaque fois opérer des choix sans pour cela que ceux-ci se transforment systématiquement en méthode. Car chaque pièce possède un espace scénique idéal qui m’amène à la représenter tantôt sur la scène, tantôt dans les espaces ouverts selon les occasions qui se présentent. L’occasion est fondamentale au théâtre. Sans elle tout devient routine et je n’aime pas ça.
9 SD : Que veulent dire vos élèves acteurs quand ils parlent de « jeu ronconien » ?
10 LR : Une manière de suivre la réplique selon des processus logiques un peu plus riches que ceux de l’analyse logique de nos écoles et qui n’excluent ni l’association d’idées, ni le discours incontrôlé, ni une certaine prédestination des mots. À mon avis, pour mes étudiants, « ronconien » s’oppose à « rhétorique », à savoir à l’utilisation du langage dans le seul but de convaincre. J’ai une aversion pour les choses convaincantes. Je n’aime pas le théâtre à thèse, le choix des arguments en fonction du résultat. Depuis toujours, j’ai une forte prédilection pour la liberté au théâtre et par là, j’entends liberté de l’esprit : liberté de l’acteur d’établir des liens à l’intérieur d’une réplique, liberté du metteur en scène de l’inventer, du spectateur de prendre parti.
11 SD : Pourquoi continuez-vous à enseigner au Conservatoire d’art dramatique ?
12 LR : Je n’y enseigne qu’une année sur trois. Je pense que c’est nécessaire. Et puis, j’aime ça. Il n’y a rien de mieux pour connaître les tendances des jeunes qui s’occupent de théâtre. Ceux d’aujourd’hui sont bien différents de ceux d’il y a quinze ans. Il vaut mieux savoir tout cela avant d’affronter ces problèmes en cours de travail.
13 SD : Avant de devenir metteur en scène, vous étiez acteur. Une telle expérience vous a-t-elle été utile par la suite ?
14 LR : Certainement. Vous savez, ce n’est pas facile pour un metteur en scène de suggérer un moyen d’arriver à la solution sans l’expliquer. Le fait d’avoir été acteur pendant quelque temps m’autorise à demander aux acteurs ce qu’ils sont capables de mettre en pratique et pas seulement ce que j’ai dans la tête.
15 SD : L’acteur est aussi un personnage dans certaines de vos pièces. En quoi ce thème du théâtre dans le théâtre vous fascine-t-il ?
16 LR : Ce n’est pas un hasard si tant de pièces à l’heure actuelle parlent de théâtre. Il en va de même au cinéma, qui commence à parler de lui-même dès que les thèmes qu’il a traités jusque-là lui échappent et sont repris par d’autres médias. C’est une façon de se renouveler.
17 SD : Passons maintenant au choix des pièces et à d’autres aspects de vos mises en scène. Pouvez-vous nous parler des raisons qui ne vous poussent que rarement à choisir des pièces contemporaines ?
18 LR : Je ne rejette pas du tout mon époque, mais cela n’a rien à voir avec le choix des pièces, le théâtre n’étant plus, de ce point de vue, un bon baromètre. Si l’on veut être actuel à tout prix, on a intérêt à s’exprimer à travers d’autres moyens. D’autre part, je déteste l’adaptation libre des classiques. Quand j’ai monté Les Bacchantes, j’ai préféré montrer tout ce qui nous séparait de la pièce plutôt que de souligner ce qui nous la rendait familière.
19 SD : Qu’est-ce que le cinéma a apporté à votre théâtre ?
20 LR : Dans tous mes spectacles, il y a une démarche propre au cinéma. Inutile de dire que ce n’est pas en introduisant une caméra ou de l’audiovisuel sur la scène qu’on fait du cinéma au théâtre, mais en utilisant des moyens particuliers à ce dernier. Quand on insiste sur les « machines » à propos de mon travail, on ne parle en fait que de moyens techniques traditionnels, rudimentaires, que j’utilise en fait pour faire des choses auxquelles la culture du cinéma nous a habitués : fondu enchaîné, travelling avant ou arrière, etc…
21 SD : Est-ce que, par exemple, le cinéma a modifié le rythme théâtral ?
22 LR : Non. Le rythme au théâtre sera toujours lié au son de la parole, à l’image du corps alors qu’au cinéma, il ne dépend plus de la physiologie humaine, mais d’autres moyens qui n’ont rien à voir avec celle-ci.
23 SD : Vous n’avez jamais eu envie de travailler pour le cinéma ?
24 LR : Non. Pour faire du cinéma, il faut avoir un rapport avec le public complètement différent du mien. Quand on fait de la mise en scène de théâtre, on considère le public comme un groupe plus ou moins vaste à l’intérieur duquel opérer une sélection, alors que quand on fait du cinéma, on s’adresse forcément à un public indistinct. Un film qui n’a pas de rapport immédiat avec le grand public cesse pratiquement d’être un film. Ce n’est pas du tout ce qui se passe au théâtre qui est fait pour diviser et non pour accorder les gens.
25 SD : Par contre, vous avez fait de la mise en scène d’opéra. Pourquoi ?
26 LR : Parce que l’opéra, c’est notre théâtre national. Alors pourquoi ne pas en faire ? Je dirai même que ça fait partie du bagage du metteur en scène, en Italie. Surtout à une époque où les formes musicales dominent au théâtre. J’ai souvent monté des opéras, même si depuis quelque temps je trouve ce type de travail plus répétitif que le travail sur les mots. La dramaturgie musicale est bien plus élémentaire que celle du théâtre parlé. Malgré les rapports parfois très riches entre la musique et le mot, celui-ci reste secondaire.
27 SD : Néanmoins, cela vous a servi…
28 LR : Certainement. À partir du moment où j’ai travaillé pour l’opéra, mon goût pour le grand spectacle au théâtre a diminué et j’ai commencé à m’intéresser beaucoup plus aux problèmes de la langue parlée.
29 SD : Vous avez, tout à l’heure, abordé le problème des traductions. Pourquoi alors n’avez-vous monté que peu d’auteurs italiens ?
30 LR : D’abord, il n’y a pas beaucoup de pièces italiennes, surtout à notre époque. Et si un auteur italien veut à tout prix ressembler à un auteur étranger, à Pinter par exemple, tant qu’à faire, je préfère monter une pièce de Pinter. Quant à Pasolini, c’est un peu différent. Ses drames ne sont pas excellents mais au moins ils ont le mérite d’être italiens. J’ai mis en scène avec beaucoup d’intérêt Calderon de Pasolini. C’est un texte plein de rhétorique, mais il est italien.
31 SD : Est-ce qu’il y a des constantes dans le choix de vos pièces ?
32LR : Je m’en aperçois toujours a posteriori. Après vingt ans de travail, je me suis rendu compte que j’ai toujours choisi mes pièces en fonction de certaines solutions que je n’avais pas exploitées dans mes pièces précédentes. Quoi qu’il en soit, je pars toujours d’un bilan, jamais d’un programme. Après ma mise en scène d’Orlando furioso, je me suis aperçu que j’avais laissé de côté plusieurs éléments scéniques qui me fascinaient. J’ai préféré alors monter des tragédies grecques en tenant compte des espaces ouverts imaginés dans Orlando. Autre exemple, à propos de Phèdre de Racine monté l’an dernier : après avoir supprimé l’alexandrin qui, dans le texte original, règle le rapport pensée/ émission vocale, il m’a fallu particulièrement travailler cette relation. Après une telle expérience, j’ai éprouvé le besoin de chercher autre chose dans la littérature viennoise et suis arrivé à Schnitzler.
33 SD : Vous avez déjà travaillé en France ?
34 LR : Non. Pas beaucoup. J’ai souvent représenté des spectacles créés en Italie. J’ai monté à l’Opéra de Paris Le Barbier de Séville et Moïse de Rossini. Mais j’ai quelques projets avec des acteurs français à Paris.
35 SD : Sur des textes français ?
36 LR : Non. Sur des textes italiens. Ou tout du moins ayant quelque rapport avec le monde italien.
37 SD : C’est vous qui avez choisi de monter Phèdre, l’an dernier ?
38 LR : Non, on me l’a proposé.
39 SD : Certains écrivains français vous intéressent plus que d’autres ?
40 LR : J’aimerais bien mettre en scène du Marivaux. Mais comment faire du Marivaux traduit ? Qu’en reste-t-il ? Comment le dire ?
41 SD : Et ce n’est pas la même chose pour Phèdre ?
42 LR : Non. Lorsqu’on prend Phèdre, on travaille sur une mémoire collective dont l’origine remonte à l’antiquité et qui présente de multiples facettes. En Italie, tous ceux qui vont voir Phèdre imaginent leur propre Phèdre. Et souvent, ils ne s’attendent pas à trouver une créature austère telle que je l’ai représentée, mais une femme plutôt érotomane. Alors qu’une marquise de Marivaux, personne ne sait qui c’est, même s’il existe des traductions.
43 SD : Pourquoi Marivaux ?
44 LR : Peut-être pour le rapport des personnages entre eux. Pour la dynamique de ses pièces.
45SD : Que pensez-vous de l’accueil qui vous a été réservé en France, surtout à partir de votre mise en scène d’Orlando furioso ?
46 LR : Je dois dire qu’au-delà des réactions plus ou moins favorables, il est bien agréable de sentir qu’on fait partie de la culture du pays. Alors qu’il arrive à des metteurs en scène étrangers de venir en Italie, d’y recevoir un accueil triomphant et d’y être vite oubliés.
47Propos recueillis puis traduits par Silvia Disegni à Rome, le 30 mars 1985
Notes de bas de page
1 La première de la pièce (1623) a eu lieu au Teatro Malibran de Venise le 18 octobre 1984 (XXXIIe Festival Internazionale del Teatro). Elle est le produit d’un théâtre qui joue à entretenir la confusion entre fiction et monde réel, intrigue 1 et intrigue 2. Giovan Battista Andreini est un célèbre représentant du théâtre baroque italien, particulièrement prolifique et innovateur (1576-1654). Avec sa troupe, il se rendit plusieurs fois à Paris, sur l’invitation de Marie de Médicis, d’abord. Son passage à l’Hôtel de Bourgogne a contribué à la connaissance du théâtre italien en France et l’on parle de son influence sur Molière et Lulli quant à la naissance de la comédie-ballet.
2 Luca Ronconi a monté l’une des dernières pièces d’Arthur Schnitzler, Commedia della seduzione (Komödie der Verführung, 1924) au Teatro Metastasio de Prato le 7 mars 1985.
Auteur
Université Federico-II (Naples)
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