Molière auteur galant : an inconvenient truth. Conditions d’émergence d’une « vérité qui dérange »
p. 193-202
Texte intégral
1« Molière galant ? oui » assène Alain Viala dans un des premiers chapitres de sa France galante1. Le coup est rude pour ceux qui en sont restés aux idées ayant prévalu tout au long du siècle dernier : celles qui, au nom de la saine nature, de l’aurea mediocritas ou du good sense attribuaient à l’auteur des Précieuses ridicules un irrépressible penchant à clouer au pilori tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une ruelle, une question d’amour ou un madrigal. Et ce ne sont pas les auteurs2 de la nouvelle édition de la Pléiade qui lui donneront tort : au moment où Alain Viala faisait paraître son ouvrage, ils mettaient ordre à la documentation3, rédigeaient les notes et les notices qui les amenaient, de leur côté, à déclarer qu’« à des degrés divers, mais sans exception aucune, les comédies de Molière reflètent les composantes de [la] culture et de [l’]idéologie mondaines »4. Le constat est sans appel : les jugements émis par les contemporains, le contenu même des pièces, l’attitude de Molière à l’égard de la publication imprimée, son indifférence affichée aux principes de poétique, tout renvoie continuellement et obstinément à la culture galante. Et cela ne se restreint pas aux pièces qui affichent les signes extérieurs de la galanterie5 ou à certaines scènes égarées au milieu d’une vigoureuse comédie de caractère : de la phobie du pédantisme à la revendication d’un comportement modéré dans les affaires humaines (qu’il s’agisse de cocuage ou de foi religieuse), des plaisanteries récurrentes sur les aléas du mariage à l’assimilation de la dramaturgie musicale, du recours aux émotions amoureuses élégiaques (nostalgie, sentiment de l’irrémissible) à l’usage du lexique « précieux » en vogue, la culture galante des années 1660 est partout chez Molière. Il n’est pas jusqu’aux prétendues « farces » moliéresques qui n’en soient profondément imprégnées : l’inspiration du Médecin malgré lui ou du Mariage forcé résulte directement des « gauloiseries » que les auteurs galants s’amusent à puiser dans la littérature facétieuse du début du siècle et non d’une mythique tradition scénique qui mettrait Molière en contact avec ses prédécesseurs de tréteaux.
2Il n’y a aucune raison de s’en étonner. De même que son épigone et partenaire Donneau de Visé, Molière était issu des milieux périphériques de la Cour6, adonnés au service des grands, et à ce titre il était rompu à saisir et à suivre les tendances qui gouvernaient le goût des élites du royaume. Nul mieux que le titulaire d’une charge de tapissier du roi n’était à même de percevoir l’émergence puis la domination des valeurs galantes et de les faire siennes par mimétisme délibéré ou inconscient. Pourquoi, du reste, en aurait-il été autrement pour Molière que pour tous ceux qui, dépourvus de fortune ou de naissance, tentaient de se faire leur place dans l’orbite de la Cour et des cercles éminents de la Ville : les Racine, Quinault, Pierre et Thomas Corneille, et autres Scudéry, Desjardins, Boursault, Somaize, La Fontaine, Robinet ?
3Il existe, en revanche, une autre raison de s’étonner. Comment est-il possible qu’un constat qui s’affirme de manière aussi flagrante ait pu mettre si longtemps à s’imposer ? Pour quiconque est un tant soit peu familier du recueil Suze-Pellisson, des conversations de Mademoiselle de Scudéry, des nouvelles de Mlle Desjardins ou de Boursault, l’évidence pourtant saute aux yeux. Prenons L’Avare et plongeons-nous dans la lecture. Est-ce bien le bon texte ? Le dialogue par lequel débute la pièce serait mieux à sa place dans L’Esprit de Cour de René Bary. Rebondissons sur Les Fourberies de Scapin et écoutons raisonner Zerbinette : « Le changement du cœur d’un amant n’est pas ce qu’on peut le plus craindre. On se peut naturellement croire assez de mérite pour garder sa conquête ». Passons au Festin de pierre : difficile de ne pas reconnaître, dans l’éloge de l’inconstance auquel se livre Don Juan, une variation sur une élégie d’Ovide en vogue dans la littérature galante. Revenons au Cocu imaginaire : « Ah ! que j’ai de dépit que la loi n’autorise, / De changer de mari comme on fait de chemise » nous dit la femme de Sganarelle, en connivence avec un public acquis aux idées « modernes » sur l’union conjugale.
4Admettons néanmoins qu’il faille un œil exercé de sexadix-septiémiste7 pour repérer ces phénomènes et acceptons l’idée que le recueil Suze-Pellisson (pourtant à portée de clic sur Gallica ou Google books) ne compte pas parmi les lectures de tout un chacun. Demeure toutefois l’évidence des pièces ouvertement galantes, des Amants magnifiques au Sicilien, que les recueils d’œuvres complètes ramènent en pleine lumière. À cela s’ajoute la forte dépendance de plusieurs comédies à l’égard des romans des Scudéry, qui s’est révélée dès les premières explorations des sources de Molière8. – Certes, certes, néanmoins distinguo : Molière, subissant le joug royal, enrégimenté malgré lui au service de la Cour et des mondains, n’avait pas d’autre choix, n’est-ce pas ? Et justement il subvertit ! il mine le discours galant tout en feignant de le servir (comme La Fontaine, vous savez, celui qui critique le roi en sous-main dans ses fables).
5Autant convaincre Madame Pernelle que Tartuffe est un hypocrite. Les humains ne croient que ce qu’ils veulent croire. Une vérité qui dérange n’est pas une vérité qu’on accepte. Montaigne, Francis Bacon, La Mothe Le Vayer, lectures favorites de Molière, ne disent pas autre chose.
6Et pourtant ! D’autres avant Alain Viala s’étaient déjà employés en vain à nous démontrer que « Molière galant ? oui ».
7En 1924, un certain Francis Baumal avait publié un Molière auteur précieux9, qui, en un peu moins de cent quatre-vingts pages, déployait une grande part des arguments qui de nos jours emportent la conviction. Certes la notion de galanterie y demeurait totalement ignorée (Alain Viala et Delphine Denis n’étaient même pas nés alors) et celle de préciosité, telle qu’on pouvait la comprendre à l’époque de Marcel Proust, induisait un biais dans l’appréhension des phénomènes identifiés (la mise au point sur « galanterie et préciosité » de La France galante10 n’était pas encore disponible). Mais Baumal avait vu juste et il n’hésitait pas à soutenir qu’« on a avancé, à mon avis, un peu trop légèrement, que le “gaulois” que [Molière] était répugnait instinctivement aux sujets précieux, aux idées précieuses, au style précieux »11. Son essai figure régulièrement dans les bibliographies moliéresques jusque dans les années 1960, sans pour autant que ses thèses soient jamais reprises ni discutées, alors même que les autres ouvrages qu’il consacre à Molière12 sont eux largement pris en compte.
8Faut-il trouver une explication à ce curieux effacement ? On la cherchera dans la conjonction de deux événements qui viennent successivement modifier la configuration du champ moliériste. En premier lieu, la parution de la somme de Gustave Michaut13 qui fixera la doxa moliéresque pour plusieurs décennies. Le professeur de Sorbonne conçoit Molière comme un observateur génial de la vie humaine14. Tout ce qui dans les comédies ne peut être mis au service de la peinture des caractères excède dès lors son horizon. Il n’est pas pensable que l’auteur de L’Avare ait pu sérieusement se préoccuper de « bergeries » et de « galanteries », si ce n’est pour en tirer de savoureux portraits des individus abusés par ces valeurs d’un autre temps. Les thèses radicalement opposées qu’avait développées le journaliste et poète Baumal15, même fondées sur des démonstrations documentées, ne pèsent dès lors pas lourd face à l’autorité de l’institution. D’autant qu’à ce premier obstacle majeur s’en ajoute un second qu’impose la publication du Molière. A New Criticism16 de Will Grayburn Moore. Le close reading auquel s’adonne le maître d’Oxford17 déterminera pour longtemps la manière dont les comédies seront étudiées sur les campus anglo-saxons. Or en repliant l’analyse des textes théâtraux sur l’examen méditatif de leur forme artistique, Moore ferme la porte à toute prise en compte du contexte de création. L’humeur galante des contemporains de Molière n’est aucunement un paramètre qui mérite d’être pris en compte dans l’analyse de l’œuvre. Le constat de Baumal ne présente dès lors aucun intérêt pour Moore, qui n’en fera nulle mention. Pour plusieurs générations de chercheurs anglophones, Molière sera étranger à toute réalité galante.
9Il y aura certes des exceptions notables. En 1969, John Humphreys Whitfield, professeur de littérature italienne à l’Université de Birmingham, publie un article18 d’une intelligence sidérante qui, en remontant la filière pastorale, aboutit aux liens étroits qui unissent le théâtre de Molière, la traduction du Pastor fido par l’abbé de Torche et les romans des Scudéry. La « natural submissiveness of the lover » est certes envisagée sous l’angle des « feminist elements of Molière’s ideas »19, mais l’auteur en conclut bien que « the amour gynécentrique of Mlle de Scudéry is an obvious part of Molière’s world »20. Mais Whitfield publie dans une revue anglaise consacrée aux études italiennes. Pour repérer sa contribution il faut un balayage fin que seul le balbutiant Klapp peut offrir à l’époque. Le cloisonnement des disciplines, l’étanchéité des milieux académiques nationaux occultent l’horizon d’un lectorat plus enclin à tendre l’oreille aux sonorités de « Que je t’aime » qu’à celles de « Get back ».
10Mais la vérité qui dérange poursuit son chemin et de « inconvienent truth » se mue en « unbequeme Warheit ». En 1996, Renate Baader, romaniste adepte de la Frauenforschung, révèle ce que sa fréquentation au long cours des auteurs féminins du XVIIe siècle français21 lui a fait découvrir sur Molière : dans un article visionnaire22, que vient compléter l’année suivante une excellente édition bilingue des Précieuses ridicules23, elle avance des conclusions fort semblables à celles de Baumal, mais plus solidement documentées (elle est une lectrice assidue du Grand Cyrus et de la Clélie). Las ! cercles intellectuels éloignés de Paris, langue flexionnelle, lexique germanique, n’en jetez plus : les révélations de Renate Baader demeureront confinées aux territoires d’outre-Rhin.
11Les deux derniers cas de figure n’ont rien de surprenant en eux-mêmes. Les propositions de l’italianiste britannique et de la romaniste allemande cumulaient les handicaps résultant du fonctionnement imparfait de la collectivité scientifique : circulation hasardeuse des informations par-delà les frontières nationales et disciplinaires, difficultés d’acribie dans l’appréhension du champ immense de la recherche dix-septiémiste, hiérarchie des priorités qui amène le chercheur à porter son attention sur les discours généralistes ambitieux au détriment de l’enquête sur le terrain (« d’abord lire Foucault avant de s’intéresser à de telles minuties, hein ? »).
12Mais ces explications ne satisfont guère lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’étrange destin de l’ouvrage de Baumal, paru à Paris auprès d’un éditeur largement diffusé et pourvu d’un certain crédit dans le domaine de l’essai littéraire. De fait, en dépit de l’indifférence affichée de Michaut, Molière auteur précieux n’est pas resté inaperçu, y compris au sein des cercles de la recherche académique. Et pourtant Baumal crie dans le désert. Comme Sganarelle face à Marphurius, il s’époumone à clamer que Molière est en affinité totale avec ce qu’il appelle la préciosité. Personne ne l’entend. Personne ne reprend ses conclusions, personne n’approfondit ses recherches. Personne même ne leur accorde le crédit de contester les résultats auxquels elles parviennent.
13On nous fera remarquer que le terrain n’était pas préparé. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que, dans le sillage des travaux d’Alain Viala et de Delphine Denis, sur le fond plus lointain des perspectives qu’avait ouvertes Jean-Marie Pelous24, on commence à saisir l’importance du paradigme galant. Il est dès lors parfaitement concevable qu’une vingtaine d’années soient nécessaires pour que l’attention se reporte sur l’objet Molière, qui compte parmi les moins sensibles aux nouvelles orientations de la recherche – résistance qui s’explique par le poids de l’institution (ce dispositif étonnant, propre à la France, qui fait se prolonger dans un fondu-enchaîné école et université) et la place majeure qu’y occupe l’auteur du Misanthrope. Je vois Alain Viala me faire la leçon et, l’œil en coin, se lancer dans une démonstration du formatage que l’école républicaine a fait subir à Molière : un set d’idées à valeur formatrice – la condamnation de l’excès, la correction fraternelle des vices, les bonnes valeurs de la consommation (foin de l’avarice !) et de l’humilité (pas de bourgeois gentilhomme parmi nous !), la juste place accordée à l’épouse et mère dans l’édifice social (haro sur les femmes savantes !) etc. Et l’université ? elle n’est qu’une extension de l’école, ne serait-ce que par la continuité des programmes. L’interaction s’exerce du reste dans les deux sens. Les objets et les méthodes de la formation supérieure influent sur ce qui s’enseigne au secondaire, mais, à l’inverse, les souvenirs du secondaire conditionnent la recherche universitaire. Pas seulement au niveau des pratiques intellectuelles (tous ces dissertateurs reconvertis en enseignants-chercheurs !), mais aussi au niveau des paradigmes. Le Molière scolaire vient au secours des collègues dix-septiémistes, débordés par l’immensité des connaissances à maîtriser, néanmoins appelés régulièrement à tenir un discours sur l’auteur français le plus célèbre, et dès lors prompts à s’économiser des forces pour retourner le plus vite possible à leur sujet de recherche privilégié : Molière, c’est réglé une fois pour toutes, un kit d’idées bien assorties, qu’on souhaiterait conserver à tout jamais entre deux pages d’un manuel aux pages jaunies. Un parfum d’enfance aussi : la découverte du Médecin malgré lui ou des Fourberies de Scapin au collège, en jupe plissée (ou jeans baggy, selon l’époque), les origines d’une vocation. Ne froissez pas ces fleurs séchées.
14L’explication est-elle suffisante ? On peut la compléter d’autres éléments qu’on fera reposer sur la valeur connotative de certains termes étroitement liés aux valeurs de la galanterie. Et là encore c’est Alain Viala qui me viendra en aide. Ai-je bien retiendu la leçon ?
15Le qualificatif de « mondain », tout d’abord. Il est fréquemment utilisé en concomitance ou en substitution de « galant ». Les dix-septiémistes glissent aisément de l’un à l’autre selon qu’ils veulent mettre l’accent sur la dimension sociologique ou idéologique du phénomène. Les valeurs « galantes » sont de fait une des caractéristiques définitoires des milieux « mondains ». Reconnaître que Molière a totalement fait siens les codes de la culture galante implique dès lors d’admettre qu’il est en parfaite affinité avec ces « mondains ». Or s’il est vrai que le terme « galant » est accompagné d’un relent d’élitisme (qui peuvent bien être ces gens qui ont le loisir de cultiver une telle attitude ?), celui de « mondain » évoque encore plus clairement, dans l’univers culturel français, le fonctionnement de milieux étroitement sélectifs. Difficile ainsi d’occulter le fait que les comédies de Molière, non moins que les textes littéraires du XVIIe siècle qu’a retenus la postérité, sont destinées à une minorité de privilégiés25. Molière conçu pour les élites ? Molière reproduisant les valeurs des élites ? Molière complice des élites ? Peut-on imaginer un auteur national, qu’on célèbre de toutes les manières possibles dans le second XIXe siècle, qui est devenu une référence cardinale au sein de l’enseignement public du XXe siècle, dont la réussite professionnelle est conquise en surmontant vaillamment des difficultés financières que partagent les couches populaires26, devoir son succès à la fréquentation des « mondains », en promouvant des valeurs « galantes » ? Un Molière aussi « antirépublicain » est proprement inconcevable. On comprend qu’on ne veuille pas en entendre parler, qu’on ne veuille pas voir cette évidence inconvenante.
16Pourtant, objectera-t-on, on éprouve bien moins de réticence à l’égard de l’imprégnation galante de Racine, ou de l’inspiration incontestablement « mondaine » de Mme de La Fayette, deux contemporains qui prétendent à un statut presque équivalent à celui de Molière dans le canon français ? Le fait que la romancière vedette des concours de guichetiers et l’auteur favori des dissertations littéraires aient élaboré leur œuvre dans le giron de ces mêmes élites ne semble pas poser problème. – Distinguo (on ne fera pas taire le pédant si facilement), eux sont cantonnés à l’analyse des sentiments et des passions, ergo décantée de la réalité sociale et matérielle. Être capable de révéler « l’anatomie du cœur » dans un langage universel ne saurait être un privilège des élites, même si ce sont les élites qui en ont tracé le chemin (parfait ordonnancement social…). Molière, lui, touche au comique. Or le comique, ne l’oublions pas, est éminemment populaire.
17C’est le second terme et le second problème qui se pose à la prise en compte du « Molière galant ». Lorsqu’il s’agit de décrire l’esthétique de Molière ou la manière dont ses pièces produisent leur effet, c’est la notion de « comique » qui est systématiquement convoquée. Notion commode, il est vrai : elle présuppose, par l’opération magique de l’abstraction, que l’auteur des Fourberies de Scapin a lui aussi touché à l’universel. De plus, elle satisfait le tropisme théorique auquel la recherche universitaire se laisse naturellement entraîner.
18On passera sur le fait que Molière n’a jamais développé une pensée du comique ou du ridicule, mais s’est contenté de faire usage de lieux communs prétextes27. L’aporie est ailleurs. Elle réside dans le fait que, loin de se révéler uniquement par une interprétation individuelle fondée sur une entité abstraite (le texte), le « comique », selon une idée largement répandue, se vérifie par un indice concret, se manifestant à l’échelle de la communauté : le rire des spectateurs. Molière fait rire tous les publics de nos jours encore, dit-on (et on se fait fort de le constater auprès d’audiences non conventionnelles). Le sens commun nous impose de croire que, si les collégiens de tel établissement ou les citoyens de telle commune rient au spectacle d’une comédie, c’est qu’on est à mille lieues d’un phénomène élitiste. Comment se convaincre que l’auteur qui nous fait rire, dont le comique est manifestement universel, est un auteur galant ?
19Là aussi laissons de côté certains détails et ne nous demandons pas ce que les spectateurs qui rient aux Femmes savantes comprennent aux Femmes savantes. Prenons simplement acte de l’incompatibilité des notions de « galant » et de « comique ». Mais ne nous laissons pas prendre pour autant au piège qu’offre la surface lisse de ce « rire moliéresque ». L’expression fait bon marché des procédés multiples et complexes, engagés à des niveaux et degrés divers, par lesquels Molière provoque le rire. Une grande partie de ces lieux « comiques » n’est que difficilement décelable par le spectateur et le lecteur actuels, car ils reposent sur une négociation avec le public mondain des années 1660, en un ajustement continuel à l’évolution de ses goûts et de ses références. La notion de comique, dans sa raideur abstraite, est inopérante pour décrire l’expérience du spectateur originel et la manière dont Molière s’est efforcé de la créer. Elle échoue à rendre compte du subtil agencement de provocations et de clins d’œil, de traits d’esprit et de bouffonneries, de gags élémentaires ou de séquences virtuoses dont est constitué le programme humoristique des comédies28. Programme humoristique ? « Molière humoriste ? oui », assénera-t-on à la manière d’Alain Viala. Car c’est bien d’humour dont il s’agit. C’est bien ce type d’interaction continuellement négociée, prenant l’horizon du rire comme prétexte, qui se trouve au cœur de la démarche de création de Molière. Peu importe que le terme n’ait fait véritablement son apparition qu’au siècle suivant et que dans son acception originale il désigne une attitude particulière (qu’on attribue aux Anglais), qui consiste à appréhender la réalité avec une distance amusée. Et tant pis si le mot anglais approprié serait plutôt wit – un terme bien plus souple à l’usage que son homologue français « esprit »29. L’idée essentielle reste que l’activité de Molière s’apparente à bien des égards à celle de nos humoristes actuels par sa manière complexe et diversifiée de faire usage du rire pour assurer une relation forte avec le public. Molière en fait est un humoriste qui se sert du théâtre parce qu’il n’existe pas d’espace spécifique pour le spectacle humoristique dans les pratiques scéniques de l’époque.
20Argutie de pédant digne du Pancrace du Mariage forcé ? Il faut dire « humour de Molière » et non « comique de Molière », comme il faut dire la « figure d’un chapeau » et non « la forme d’un chapeau » ? Non, et j’y insiste (les pédants, on le sait, sont opiniâtres). Car on ne peut comprendre le rapport que Molière entretient avec les valeurs galantes qu’au travers de la notion d’humour. La notion de comique ne peut aucunement rendre compte des subtilités de la relation que Molière établit avec son public en l’amenant à poser un regard amusé sur le système de références qu’il partage avec lui. Le comique introduit une pensée binaire, qui oppose ce dont on rit (et qu’on dénonce) à ce dont on ne rit pas (et qu’on approuve). Reconnaît-on dans telle comédie une composante de la culture mondaine ? c’est que Molière s’en moque. On aboutit ainsi à des apories : Molière tourne en ridicule la préciosité, Molière se gausse des bergers, Molière raille le sonnet d’Oronte, Molière se joue de la galanterie30. En revanche, l’approche par l’humour, en faisant admettre que les modes du rire sont multiples et continuellement ajustés, permet de comprendre que Molière se sert du terme à la mode de « précieuses » pour offrir à son public un miroir déformant, qu’il s’amuse à provoquer spectatrices et spectateurs sur la question sensible de l’éducation féminine, qu’il parodie délicatement les conventions de l’univers pastoral, qu’il présente une version grotesque de la relation conjugale en reprenant les codes des farces tabariniques, qu’il joue de clins d’œil à l’égard du motif de la réconciliation amoureuse ; bref qu’il « plaisante » en nous rappelant, comme ses homologues du XXIe siècle, que c’est une des plus périlleuses entreprises qui soient31.
Notes de bas de page
1 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008, p. 66.
2 Œuvres complètes de Molière, Bénédicte Louvat-Molozay, Lise Michel, Laura Naudeix, Anne Piéjus, Gabriel Conesa, Edric Caldicott, Alain Riffaud (éd.), Georges Forestier et Claude Bourqui (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010.
3 Voir le site Internet « MOLIERE21 » : http://moliere.paris-sorbonne.fr. Sur les 3700 fiches que compte sa base de données intertextuelle, un bon quart est constitué de documents issus de la production littéraire galante. Le terme « galant » apparaît lui-même à plus d’un millier d’occurrences.
4 Georges Forestier, Claude Bourqui, op. cit., « Introduction », t. 1, p. XIII. Pour un développement de la question, voir l’ensemble de cette présentation de Molière. Sur les rapports qu’entretiennent les termes « mondain » et « galant », voir infra.
5 Alain Viala les passe en revue dans les deux premiers chapitres de son ouvrage.
6 Voir à ce sujet le chapitre 1 de la nouvelle biographie de Molière par Georges Forestier, Paris, Gallimard, 2018. Sur Donneau de Visé et la manière dont il exploite sa familiarité avec l’univers de la Cour, voir la récente thèse de Christophe Schuwey, Jean Donneau de VIsé, « fripier du Parnasse ». Pratiques et stratégies d’un entrepreneur des lettres au XVIIe siècle, Université de Paris-Sorbonne, 2016.
7 Un sexadix-septiémiste est un dix-septiémiste spécialiste des années 1660. Il existe aussi le terme de primosexadix-septiémiste (spécialiste des années 1660-1665), mais cette expression n’est pas encore véritablement entrée dans l’usage.
8 Les rapports entre Mélicerte et l’histoire de Sésostris et Timarète du Grand Cyrus ont été signalés dès la fin du XVIIe siècle. En 1943, un article d’Henri Cottez, « Molière et Mlle de Scudéry », Revue d’Histoire de la philosophie, 1943, n° 11, p. 350-358, est venu étoffer le dossier.
9 Francis Baumal, Molière auteur précieux, Paris, La Renaissance du Livre, 1924.
10 A. Viala, La France galante, op. cit., p. 166-170.
11 F. Baumal, Molière, op. cit., p. 49.
12 Deux monographies consacrées à « l’affaire Tartuffe » : Francis Baumal, Genèse du Tartuffe. Molière et les dévots, Paris, Éd. du livre mensuel, 1919, et Tartuffe et ses avatars, de Montufar à Dom Juan, Paris, Nourry, 1925.
13 Trois volumes parus successivement chez Hachette en 1922, 1923 et 1925 : La Jeunesse de Molière, Les Débuts de Molière à Paris, Les Luttes de Molière.
14 « La profondeur de son observation, la vérité des peintures, la délicatesse de ses analyses, ce don si rare de la vie saisie et reproduite au vif », La Jeunesse de Molière, op. cit., p. 254.
15 Francis Baumal n’appartenait pas aux milieux de la recherche académique : il vivait de ses travaux de journaliste et tenait sa réputation de son activité de poète et de chroniqueur.
16 Will Grayburn Moore, Molière, A New Criticism, Oxford, Clarendon, 1949.
17 Moore déclare sa méthode d’entrée de jeu : « the scientific study of certain texts, in the attempt to read them in something like their original proportions and features » (« l’étude scientifique de certains textes, dans le but de retrouver par cette lecture quelque chose de leurs proportions et de leurs caractéristiques originales »). C’est, selon lui, le meilleur moyen d’éviter les périls de l’anachronisme (p. 5-6).
18 « La Belle Charite : Molière, Racine and the Pastor fido », Italian Studies, 1969, n° 24, p. 76-92.
19 Ibid., p. 80.
20 Ibid., p. 86.
21 Sa thèse d’habilitation s’intitulait Dames de lettres. Autorinnen der preziösen, hocharistokratischen und “modernen” Salons (1649-1698) : Mlle de Scudéry – Mlle de Montpensier – Mme d’Aulnoy, Stuttgart, 1986. À l’époque, ce domaine de recherches est encore peu fréquenté.
22 Renate Baader, « Komische Lektionen aus dem literarischen Salon : Molière, Mlle de Scudéry und das Preziösentum », Romanistiche Zeitschrift für Literaturgeschichte, 1996, n° 20, p. 29-47.
23 Renate Baader, Übersetzt und herausgegeben von Renate Baader. Mit einer Anthologie preziöser Texte von Mlle de Scudéry, Stuttgart, Reclam, 1997.
24 Jean-Marie Pelous, Amour précieux, amour galant (1654-1675). Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980.
25 Le terme de « classique », par l’universalité qu’il présuppose, vient opportunément masquer cette réalité. Alain Viala le rappelle dans les remarques conclusives de La France galante, op. cit., p. 483-488.
26 Molière a fait faillite, puis a mangé de la vache enragée pendant des années, il faut s’en souvenir… Cette idée, popularisée par le film d’Ariane Mnouchkine, est encore très répandue dans les milieux du théâtre. Pour un démontage et une mise en perspective de ces croyances, voir sa biographie par Georges Forestier, op. cit.
27 La pensée moliéresque du comique est reconstituée artificiellement en combinant des déclarations circonstancielles tirées de La Critique de L’École des femmes, de L’Impromptu de Versailles et de la préface du Tartuffe. Voir les notices et l’annotation de ces textes dans l’édition de la Pléiade, op. cit.
28 Dans l’impossibilité d’entrer dans les détails, nous nous permettons de renvoyer aux notices et à l’annotation des diverses pièces procurées dans l’édition de la Pléiade.
29 Le terme est celui qu’on utilise pour désigner la caractéristique essentielle du théâtre de la Restauration anglaise, très fortement inspiré par le modèle de Molière. Harold C. Knutson (The Triumph of Wit. Molière and Restoration Comedy, Columbus, Ohio State University Press, 1988) en arrive même à la conclusion (p. 131) que « Molière and Restoration comedy reflected a many-faceted ideal of social practice that we have conveniently summarized under one general heading, wit, “esprit” » (« Molière et la comédie de la Restauration reflètent un idéal de comportement social polymorphe qui a été subsumé sous le terme général de wit, esprit »). Ce terme de wit par ailleurs qualifie fort bien les procédés que Charles Sorel met en œuvre depuis Le Berger extravagant au moins et dont Molière est l’héritier à bien des égards.
30 Alain Viala, La France galante, op. cit., donne un exemple caractéristique de ce genre de contresens aux p. 66-67.
31 « Dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites : mais ce n’est pas assez dans les autres ; il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens », La Critique de L’École des femmes, scène vi.
Auteur
Université de Fribourg
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