Pour une histoire des institutions de la vie littéraire
p. 143-155
Texte intégral
1Par-delà son apport capital à l’histoire de la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles, l’œuvre d’Alain Viala constitue une contribution majeure à la sociologie du fait littéraire, de l’étude des institutions et instances spécifiques au monde des lettres, à l’analyse des stratégies littéraires et aux réflexions sur la réception ou sur la classicisation. S’il souscrit à la théorie du champ littéraire élaborée par Pierre Bourdieu, il a contesté la datation, proposée par le sociologue, du processus d’autonomisation de ce champ au milieu du XIXe siècle, la faisant remonter quant à lui au Grand Siècle1. Sans rouvrir ici tout le débat, on pourrait suggérer un compromis. Selon Pierre Bourdieu, trois conditions doivent être réunies pour que se forme un champ littéraire relativement autonome : l’apparition d’un corps de producteurs spécialisés, l’existence d’instances spécifiques et l’émergence d’un marché2. Les travaux d’Alain Viala ont montré que les deux premières conditions se font jour en France dès le XVIIe siècle. Cependant, ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que se forme un marché des biens symboliques qui va se libéraliser au début du siècle suivant. Cette chronologie permet de repenser la sociohistoire de l’autonomisation du champ littéraire par rapport à l’État et au marché3. C’est ce qu’on se propose de faire ici, en esquissant une histoire de ce qu’Alain Viala nomme les « institutions de la vie littéraire »4.
2L’autonomie relative du champ est en effet étroitement liée à l’existence de ces instances spécifiques, qui jouent un rôle régulateur de la vie littéraire, tant du point de vue de la sociabilité et de l’organisation professionnelle que de celui des mécanismes de consécration. Elles sont en retour un bon révélateur du type de contraintes qui pèsent sur les créateurs. Les institutions de la vie littéraire (académies, prix littéraires, revues, listes de meilleures ventes, festivals, etc.) peuvent en effet être classées, à chaque époque, selon leur degré d’autonomie par rapport à ces contraintes.
3Un des phénomènes auxquels on est confronté lorsqu’on appréhende le fait littéraire comme fait social est à la fois l’absence d’une institution monopolistique comme il en existe dans le champ religieux catholique (l’Église)5 et la multiplicité des formes d’agrégation spécifiques plus ou moins institutionnalisées qui jouent le rôle d’instances de consécration ou d’autolégitimation : académies, cénacles, revues, sociétés d’amis, groupes d’avant-garde, etc., sans parler du système d’enseignement dont on sait la fonction majeure dans le processus de canonisation des auteurs6. Le faible degré de codification et l’absence de réglementation du métier d’écrivain7 renforcent encore leur importance en tant qu’instances régulatrices de la vie littéraire. Constituant par ailleurs, comme l’écrit Alain Viala, une « charnière entre les structures propres du champ et les structures de la sphère sociale où il se situe », elles sont des « lieux de dialogue et de conflit entre l’espace littéraire et les pouvoirs politiques, financiers et religieux »8. On peut ainsi esquisser à gros traits une histoire structurale de l’autonomisation du champ littéraire à travers la manière dont ses institutions lui ont permis de se libérer des contraintes qui pesaient sur elles dans une configuration socio-historique donnée, tout en entraînant de nouvelles formes de dépendance. Ainsi que Lucien Karpik l’a analysé pour la profession d’avocat, cette configuration tient au type de relations que les écrivains entretiennent avec l’État, le marché et le public9. Seront abordés successivement l’Académie française, les sociétés d’auteurs, les revues, les prix littéraires et les festivals.
Une instance de consécration étatique : l’Académie française
4La « naissance de l’écrivain » date, selon Alain Viala10, de l’âge classique, marqué par la différenciation de l’activité littéraire des autres activités intellectuelles, par les premières revendications du droit d’auteur et par l’apparition d’instances spécifiques comme les palmarès d’écrivains et les académies. À la différence des artistes, descendants de la corporation des « peintres et tailleurs d’images », les gens de lettres ne constituent ni une corporation, ni un groupe statutaire (corps), ni encore une profession11. Les académies incarnent le principe de collégialité entre pairs et constituent un lieu de légitimation réciproque.
5Ouvrant aux gens de lettres les portes de « l’immortalité », l’officialisation de l’Académie française comme corps constitué en 1635 marque la reconnaissance par l’État d’une instance littéraire à laquelle elle délègue le pouvoir de légiférer en matière langagière, en contrepartie du service du roi12. Contribuant à l’unification linguistique et politique de la France du XVIIe siècle, cette fonction sert l’entreprise de centralisation de la monarchie absolue. Ainsi, par l’histoire de sa fondation et par les fonctions qui lui sont dévolues, l’Académie française est étroitement liée à la constitution de l’État et à l’émergence de l’identité nationale. Au pouvoir délégué sur la langue s’ajoute bientôt un pouvoir de consécration littéraire : l’Académie décerne à partir de 1671 un prix annuel d’éloquence, puis, à partir de 1701, un prix de poésie.
6L’Académie libère ainsi l’activité littéraire du clientélisme, mais c’est au prix d’une dépendance renforcée vis-à-vis de l’État13, qui scelle l’alliance entre le pouvoir absolutiste et les gens de lettres engagés dans une lutte contre les clercs et les doctes, pour faire advenir, contre l’ancien ordre érudit européen, un ordre littéraire mondain et français accessible aux « honnêtes gens », dont elle illustre le « bon sens »14.
7Cependant, si le statut d’académicien confère une véritable position sociale, il faut attendre les Lumières pour voir assimiler le métier d’homme de lettres à un « état ». Retournant la responsabilité pénale de l’auteur sur son discours en un droit à s’approprier son produit, les écrivains obtiennent, avec l’arrêt de 1777, la reconnaissance de la propriété littéraire comme le fruit d’un travail et comme une source de revenus15. Pour autant, l’idée de faire de la littérature un commerce est loin d’être admise par ces écrivains stipendiés par l’État, qui cumulent charges, fonctions officielles, sièges académiques. En effet, à un moment où le marché du livre est en plein essor, les académiciens sont prompts à dénoncer la « canaille écrivante » condamnée à vivre de sa plume16. Ils appliquent les recommandations de Boileau qui, dans son Art poétique, met en garde contre ceux qui font d’un « art divin » un « métier mercenaire »17.
8Aux suffrages du public, ils préfèrent le jugement des gens de goût qu’ils fréquentent dans les salons18, ou celui de leurs pairs pour le pôle le plus autonome. On a donc dès ce moment une polarisation entre la sanction du marché et la consécration mondaine, dont le jugement des pairs commence à se démarquer en s’inscrivant dans des lieux comme les académies et les revues, même si les écrivains appartiennent encore pour la plupart à cette élite mondaine.
9Au même moment, en Allemagne, Kant élabore sa théorie du jugement esthétique désintéressé, qui se distingue de l’utile et de l’agréable. Comme l’a montré Marta Woodmansee19, cette théorie n’est pas étrangère à la réflexion qui se développe à l’époque sur la valeur artistique et les modes de consécration, opposant aux suffrages d’un large public le sentiment de perfection de l’artiste. Dans ce contexte, le désintéressement devient un des fondements de l’éthique de l’artiste qui doit refuser de s’ajuster aux attentes du plus grand nombre pour n’obéir qu’à ses propres critères20. C’est aussi le moment d’unification des arts sous un même concept21. La littérature ne va pas tarder en effet à se différencier des sciences et de la philosophie auxquelles elle était étroitement associée.
10Lieu de médiation entre la Cour et la Ville (les salons), l’Académie, qui reste la principale instance de consécration, se dégage après 1760 de la double tutelle du trône et de l’Église en s’adjoignant une majorité d’encyclopédistes, jusqu’à faire figure de contre-pouvoir. En s’alliant avec la Ville contre la Cour, les académiciens vont contribuer à terme à la perte du monopole de l’Académie sur la réglementation de l’activité littéraire et à la constitution d’une « sphère publique littéraire » pour reprendre les termes de Roger Chartier22. Les poursuites et persécutions par le pouvoir deviennent, à cette époque, une marque du courage et des risques pris par l’écrivain indépendant et soucieux de sa responsabilité envers son public, comme le note Voltaire dans l’article « Gens de lettres » de l’Encyclopédie. Elles apporteront, sous la Restauration, reconnaissance et gloire à des écrivains marginaux comme le pamphlétaire Paul-Louis Courier et le chansonnier Béranger, qui acquerra le titre de poète national23. Une solidarité se crée au sein du monde des lettres, Victor Hugo rendra visite à Béranger en prison après son troisième procès en 1828.
Les limites de l’organisation professionnelle des écrivains
11Mais c’est surtout l’avènement du marché régulé par la sanction du public qui libère l’activité littéraire de l’emprise étatique. Le XIXe siècle est en effet marqué par le retrait de l’État de la sphère littéraire, avec la libéralisation économique, puis la libéralisation politique. La suppression du régime des privilèges et des permissions signifie en effet le retrait de l’État de la régulation du marché du livre en développement et en voie de s’industrialiser.
12C’est à cette époque que la catégorie d’écrivain ou d’homme de lettres prend le sens restreint d’auteur littéraire qu’on lui donne aujourd’hui. Elle coïncide avec l’apparition de l’idéologie romantique du créateur incréé. Si elle emprunte au registre religieux à la faveur du transfert de sacralité de la religion aux activités artistiques, cette idéologie est aussi, comme l’avance Pierre Bourdieu, l’expression de la liberté purement formelle née du renversement de l’ordre temporel entre l’offre et la demande, laquelle est devenue impersonnelle24. La « création » s’oppose ainsi à « l’exécution », cependant que la concurrence induite par la logique du marché favorise l’imposition du principe de l’originalité comme manière de se distinguer.
13Centré sur le style et sur la forme, le principe de l’originalité apparaît en effet comme une triple réponse aux nouvelles conditions de la concurrence intellectuelle. En premier lieu, sur le plan juridique, c’est l’originalité de la forme, à savoir le style, plutôt que le contenu (les idées), qui est protégée du plagiat par le droit d’auteur25, dont les écrivains réunis à la Société des gens de lettres, fondée en 1838, voudraient étendre l’application. Deuxièmement, dans le contexte de la laïcisation et de l’étatisation de l’Université ainsi que de la formation d’un marché du livre scolaire, l’originalité permet aux écrivains de se démarquer du pôle savant du champ intellectuel, selon l’opposition entre auctor et lector, qui véhicule une série d’antinomies : invention vs répétition, intuition vs raison, génie vs compétence, don vs application, l’inné vs l’acquis26. Enfin, le principe d’originalité est surtout une réponse au développement de ce que Sainte-Beuve a appelé en 1839 la « littérature industrielle »27, littérature standardisée selon des recettes, contre lequel il affiche la valeur de la rareté. À l’opposé de ces produits industriels entièrement déterminés par la demande, qui doivent être rapportés aux propriétés sociales de leurs publics, les écrivains, en affirmant leur différence et leur originalité, se réapproprient leurs œuvres, qui portent la marque de l’habitus du créateur.
14Cette conception de l’originalité du génie créateur renforce en retour la représentation de l’écrivain individualiste et libre, qui fait obstacle aux tentatives de professionnalisation de l’activité littéraire jusqu’à ce jour28. Ces tentatives se font pourtant jour à la même époque avec la fondation par Balzac, en 1838, de la première instance professionnelle spécifique, la Société des gens de lettres, pour défendre les droits des écrivains (elle vise notamment à faire valoir le droit de propriété de l’écrit dans la presse) et pour garantir les conditions morales d’exercice de la profession. Balzac incarne alors la figure de l’écrivain entrepreneur, qui supplante celle de l’académicien ou de l’écrivain d’État. Les sociétés d’auteurs chargées de la défense des intérêts professionnels ainsi que de la déontologie du métier caractérisent cette période de libéralisation économique, l’écrivain « professionnel » s’opposant autant à l’amateurisme éclairé des élites qu’à la figure de « l’écrivain mercenaire » ou à ce que Sainte-Beuve a appelé la « littérature industrielle ».
15Cependant, les deux principes qui fondent l’éthique professionnelle de l’écrivain indépendant en l’opposant à l’amateurisme d’un côté, à la logique économique de l’autre, peuvent entrer en contradiction, voire en conflit. La figure de l’écrivain est tiraillée entre celle de l’entrepreneur, qui risque de lui faire adopter des pratiques « mercenaires » en l’absence d’une déontologie professionnelle (risque que matérialise le succès du roman feuilleton dont Balzac est un des initiateurs, mais qui va susciter une vaste querelle dans le monde des lettres29), le modèle des professions libérales (les avocats), dont la déontologie se fonde sur les principes d’autonomie, de responsabilité et de désintéressement30, et le modèle vocationnel et prophétique né du transfert de la fonction sacrée du monde religieux au monde des lettres avec la libéralisation et la laïcisation de la société31.
16Contre l’amateurisme, le mouvement de professionnalisation du métier d’écrivain, initié avec l’apparition des sociétés d’auteurs, connaît un nouvel essor après la libéralisation politique sous la Troisième République, notamment à la suite de la promulgation du droit à l’association (loi de 1884 autorisant les syndicats professionnels et loi de 1901 sur les associations), et se développera dans l’entre-deux-guerres, de même que les autres professions intellectuelles et libérales. Il se traduit d’un côté par la multiplication des instances représentatives de la profession (Société des Poètes français, Association des écrivains combattants, Syndicat des gens de lettres, Confédération des travailleurs intellectuels, etc.), de l’autre par l’obtention d’une série d’acquis sociaux (extension du droit d’auteur, droit au logement, sécurité sociale, statut fiscal, jusqu’à l’élaboration d’un statut social de l’écrivain en 1977) et par l’ébauche d’une politique culturelle en direction de la création littéraire (Caisse nationale des lettres, fondée en 1930, recréée en 1946, remplacée en 1973 par le Centre national des lettres, rebaptisé en 1992 le Centre national du livre) qui témoignent de la reconnaissance du statut d’auteur par l’État32.
17Or la définition professionnelle de l’écrivain indépendant se fonde uniquement sur le critère des revenus tirés de la production littéraire, ce qui exclut les écrivains exerçant un second métier. Ce problème a longtemps empêché l’unification de la profession et favorisé le maintien de la définition vocationnelle du métier d’écrivain, et donc la prégnance des instances de consécration dans l’accès à la reconnaissance, voire à la professionnalisation.
Au pôle de production restreinte du champ littéraire : les revues
18D’autant que, contre les pratiques dites « mercenaires » et l’imposition de la loi du marché, le champ littéraire a, dès le milieu du XIXe siècle, fondé son autonomie sur une éthique du désintéressement et sur une économie des biens symboliques qui dissocie la valeur esthétique de l’œuvre de sa valeur marchande, comme l’a montré Pierre Bourdieu33. En privilégiant le regard des pairs et leur jugement, la littérature, à son pôle le plus autonome, se libère de la sanction du public. Le modèle est celui de l’artiste, dégagé de toute contrainte sociale, hormis les exigences de son art. La théorie de « l’Art pour l’art »34 développée sous le Second Empire illustre parfaitement ce refus de la subordination du jugement esthétique à toute logique extra-littéraire, qu’il s’agisse de la loi du marché ou du jugement moral et politique, à une époque où la censure morale et politique est encore en vigueur, comme en témoignent les procès de Baudelaire et de Flaubert35. Victor Hugo écrira à Baudelaire que sa condamnation est la meilleure décoration que peut lui accorder le régime du Second Empire36.
19L’instance la plus représentative de la logique esthétique est la revue, lieu où la critique et le jugement des pairs peuvent s’exercer à l’abri des contraintes extérieures. À la faveur de la libéralisation politique, les revues prolifèrent sous la Troisième République. Cependant, l’expansion sans précédent des professions intellectuelles et de l’imprimé à la fin du XIXe siècle37 pose à ces petites entreprises, fragiles et vouées à péricliter en l’absence de ressources, le problème de leur survie. Souvent financées grâce à la fortune personnelle d’un de leurs animateurs, elles dépendent de l’engagement bénévole de quelques individualités.
20En s’associant une maison d’édition, Le Mercure de France, revue des symbolistes, inaugure un modèle original pour pérenniser l’entreprise et permettre aux collaborateurs de la revue de publier leurs œuvres sous forme de livres38. Ce modèle sera suivi par d’autres revues, le cas exemplaire étant La Nouvelle Revue française, qui a donné naissance à la maison d’édition ayant connu le développement le plus spectaculaire du XXe siècle tout en conservant son capital symbolique initial et sa forte identité littéraire : la maison Gallimard. Cependant, même si les revues conservent, par rapport aux maisons qu’elles ont initiées, le rôle de « vitrine » et d’instance de consécration, l’association à une entreprise commerciale a nécessairement un coût, et un compromis doit être trouvé entre les exigences purement esthétiques et les intérêts de la maison d’édition, comme en témoigne l’histoire de La NRF39.
Les prix littéraires
21Si sa fondation a participé, à l’origine, du processus d’autonomisation du champ littéraire, l’Académie française y représente, à partir du XIXe siècle, plutôt une source d’hétéronomie. Structurellement liée aux fractions dominantes de la classe dominante, elle est par excellence le lieu où ces fractions exercent un contrôle sur la littérature, suspectée d’être un ferment de « désordre » social et moral40. Gardienne de l’orthodoxie littéraire, l’Académie se situe ainsi à contre-courant du mouvement qui, depuis le romantisme, a imposé la vision de la littérature comme révolution permanente.
22Explicitement constituée comme une contre-académie, moins conservatrice et plus ouverte à la littérature de son temps, l’Académie Goncourt, fondée à titre de Société littéraire en 1902, reconnue d’utilité publique en 1903, apparaît, au premier abord, comme l’incarnation d’un véritable principe d’autonomie du champ littéraire face au marché en expansion : instance charnière entre le pôle de production restreinte et le pôle de grande production, elle avait pour vocation première de défendre la légitimité littéraire contre les lois du marché en orientant le goût du public, au moyen d’une sélection fondée sur des critères spécifiques et sur le jugement des pairs. En effet, sur le modèle des prix académiques d’Ancien Régime adapté au nouveau marché capitaliste du roman41, la nouvelle académie décerne un prix annuel de 5000,00 francs au « meilleur ouvrage d’imagination en prose », la préférence étant donnée au roman, devenu le genre dominant à cette époque. Le donateur souhaitait néanmoins que la récompense soit octroyée « à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme »42.
23Comme son aînée du quai Conti, la jeune académie est une assemblée réunissant un nombre fixé une fois pour toute de membres cooptés à vie, dix en l’occurrence, auxquels le seul fait de la cooptation confère une autorité et un pouvoir de consécration. Toutefois, elle ne tire pas son pouvoir de sa reconnaissance par l’État, mais du capital légué par son fondateur, Edmond de Goncourt, qui lui donne une certaine indépendance économique et juridique. En outre, se faisant l’expression de la professionnalisation du métier d’écrivain, son testament précise que pour faire partie de la société, « il sera nécessaire d’être homme de lettres, rien qu’homme de lettres, on n’y recevra ni grands seigneurs, ni hommes politiques »43, ce qui la démarque de sa rivale. Bannissant « hommes du monde » et « amateurs », la société doit être un cénacle d’hommes de lettres libéré de l’emprise des salons et de la politique. Elle leur oppose, sur le modèle des « mardis » de Mallarmé ou des soirées de Médan, la convivialité d’un dîner ou d’un déjeuner périodique destiné à favoriser « la formation entre les membres d’un lien intellectuel et moral, les tenant à de plus étroites relations de confraternité, et les unissant dans le goût commun de la littérature »44. En leur assurant une rente viagère, Edmond de Goncourt entendait « libérer nos académiciens des besognes de fonctionnaires ou des œuvres basses du journalisme »45. Cette indépendance matérielle devait garantir les conditions de désintéressement nécessaires à l’ouvrage littéraire comme à l’autonomie du jugement esthétique des jurés.
24La création du prix Goncourt modifie durablement les règles du jeu de la consécration et, partant, la structure des rapports entre un pôle de production restreinte et un pôle de grande production en pleine expansion. En témoigne la multiplication d’instances de consécration concurrentes qui se définissent par rapport à la jeune académie. Dès 1904, vingt-deux femmes de lettres fondent le prix Femina pour protester contre la misogynie des Goncourt. L’Académie française se dote elle-même d’un Grand Prix de littérature en 1912, puis d’un Prix du roman en 1915. Deux autres prix seront fondés respectivement en 1926 et 1930 par des journalistes, révélant l’interpénétration des circuits de diffusion et des circuits de consécration.
25Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, la transformation du prix Goncourt en événement médiatique en fait un enjeu économique pour l’édition. Elle fait en un même temps de l’académie une instance de consécration officielle. Pris entre les pressions de la presse, celles de l’édition, et les impératifs de cette position officielle, qui génère une propension à l’orthodoxie littéraire redoublée, le jury tend de plus en plus à conformer ses choix à la présumée « opinion publique ». Après la guerre, les éditeurs inaugurent un mode de captation plus direct du prix par l’intermédiaire de leurs représentants au sein des jurys. Les enjeux symboliques masquent désormais à peine l’enjeu économique que sont devenus ces prix, à commencer par le Goncourt, qui demeure le plus prisé parce qu’il entraîne le plus de ventes. Notons que l’effet du Goncourt n’est pas mécanique, et, sans étude chiffrée, on peut supposer que l’effet démultiplicateur est proportionnel aux ventes antérieures à l’obtention du prix. C’est pourquoi les jurés sélectionnent généralement des ouvrages à fort potentiel de vente, tout en ayant obtenu un certain succès critique, forme de compromis entre les critères de la valeur littéraire et ceux du marché. Face à des compromis qui apparaissent de plus en plus aux yeux de certains comme des formes de « compromission », le pôle de production restreinte a constitué ses propres instances de consécration comme le Prix des critiques (1945) et le prix Médicis (1962).
Le festival de littérature : une nouvelle instance de diffusionet de consécration
26La persistance du poids des instances de consécration traditionnelles n’a pas empêché l’apparition de nouveaux modes de diffusion et de consécration de la littérature, qui ne sont pas seulement liés aux nouvelles technologies. Le festival en est un qui a pris une certaine importance depuis les années 1990. Le terme de festival s’est imposé, à l’étranger comme en France, pour désigner les rencontres publiques où les œuvres littéraires sont lues, commentées et discutées par des spécialistes, auteurs, critiques, éditeurs, traducteurs. Cette forme de médiatisation de la lecture s’est d’abord développée, en France, dans les genres dits de paralittérature – c’est-à-dire situés aux marges de l’institution littéraire –, comme la bande dessinée et le polar, pour lesquels elle a constitué un mode de légitimation46.
27Associée aux arts de la performance (théâtre, musique) et aux arts visuels, la forme du « festival » peut paraître incongrue s’agissant de la lecture, pratique culturelle la plus solitaire qui soit. Pourtant, les réunions dédiées à la lecture à voix haute et aux discussions sur la littérature ne constituent pas un phénomène nouveau. Des salons mondains aux académies, puis aux cénacles d’initiés, tels que les mardis de Mallarmé ou le grenier des frères Goncourt, elles demeuraient cependant confinées à la sphère privée. Si les avant-gardes désargentées ont investi l’espace public des cafés, elles pratiquaient une stricte sélection des membres de leur communauté. Les décades de Cerisy-Pontigny inaugurent un nouveau type de rencontres littéraires apparu dans la première moitié du XXe siècle, qui s’ouvre vers un public encore limité à une petite frange de lettrés.
28L’émergence des festivals de littérature tient à la convergence de plusieurs facteurs : les nouvelles formes de promotion développées par l’industrie du livre afin d’atteindre le public (salons, foires, festivals de livres), les politiques culturelles en faveur de la lecture, et l’engagement d’un groupe d’intermédiaires culturels. Liés à l’actualité littéraire, ils constituent des lieux de découverte et d’initiation aux œuvres nouvelles ou à des écrits inédits, en présence ou non de leurs auteurs. L’intermédiaire, commentateur, critique, traducteur, interprète ou autre, joue un rôle plus ou moins important dans ce parcours initiatique. Comme les formes antérieures de rencontres, ils ont une fonction rituelle, qui consiste à conforter l’illusio, à savoir la croyance dans la valeur de la littérature ; mais, à la différence des précédents, qui entretenaient la cohésion du groupe des pairs, les festivals de littérature visent avant tout à alimenter la croyance du public des profanes.
29Réinscrivant l’œuvre littéraire dans sa dimension collective en introduisant une médiation qui suscite la réflexivité, tout en offrant un mode de sociabilité public inédit autour de la lecture, la forme festival s’oppose d’un côté aux académies, cercles, et autres formes de sociabilité privilégiant l’entre-soi pour aller à la rencontre du public, de l’autre aux manifestations les plus soumises à la logique du marché (salons du livre, signatures en grande surface). Les festivals de littérature se distinguent de ces dernières par leur « programmation », c’est-à-dire par une proposition sélective, centrée sur un thème, un genre (polar, bande dessinée) ou une région du monde (festival America), ou par l’affirmation d’un goût littéraire exigeant, comme le festival Les Correspondances de Manosque47, ainsi que par leur format, le temps accordé à la discussion et à la lecture en public, le cadre convivial, la dimension festive, qui donnent son contenu à la notion de « festival ». La forme festival relativise « l’autorité » critique pour laisser place à l’échange et au débat autour de l’interprétation de l’œuvre, tout en jouant un rôle de légitimation par son caractère sélectif et prescriptif. Dans un contexte de précarisation du métier d’écrivain, ce type de manifestation, soutenu par l’État à travers les politiques en faveur de la création et de la lecture, joue un rôle croissant dans la carrière des auteurs, comme instance de professionnalisation et de consécration à la fois48.
30En conclusion, ce parcours socio-historique montre que les institutions de la vie littéraire ont évolué en fonction des transformations des conditions de production, de la forme académique qui prédominait sous l’Ancien Régime, aux sociétés d’auteurs qui visaient à protéger leurs membres face aux contraintes du marché, aux revues qui étaient le lieu privilégié d’exposition du jugement des pairs contre la censure politico-morale et les sanctions du marché, puis aux prix qui entendaient orienter le goût du public à partir d’un avis spécialisé, et enfin au festival qui se veut un lieu de prescription plus démocratique et à l’abri des lois du marché. Or, comme on l’a vu, tout en prétendant incarner et défendre l’autonomie du champ littéraire, ces instances n’ont pas échappé aux pressions extérieures et ont toutes plus ou moins véhiculé des formes d’hétéronomie. Si le marché a permis au champ littéraire de se libérer du contrôle étatique exercé à travers la censure et l’Académie, l’État protège désormais les écrivains des rudes lois du marché en soutenant le pôle de production restreinte du champ littéraire et ses instances49.
Notes de bas de page
1 Denis Saint-Jacques, Alain Viala, « À propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1994, vol. 49, n° 2, p. 395-406.
2 Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, 1971, vol. 22, p. 49-126 ; « Disposition esthétique et compétence artistique », Les Temps modernes, 1971, n° 295, p. 1345-1378 ; et Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
3 Gisèle Sapiro, « The literary field between the State and the Market », Poetics. Journal of Empirical Research on Culture, the Media and the Arts, 2003, vol. 31, n° 5-6, p. 441-461.
4 Alain Viala, « Effets de champ, effets de prisme », Littérature, 1988, n° 70, p. 64-72, ici p. 66.
5 Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de Sociologie, juillet-septembre 1971, vol. XII, p. 295-334.
6 Il n’en sera pas question ici ; voir le livre que lui ont consacré Paul Aron et Alain Viala, L’Enseignement littéraire, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2005.
7 Sur cette faible réglementation, voir Eliot Freidson, « Les professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique », Revue française de sociologie, 1986, n° XXVII-3, p. 431-444 ; Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000 ; Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme : les écrivains dans la première moitié du XXe siècle », dans La France malade du corporatisme ?, Steven Kaplan et Philippe Minard (dir.) Paris, Belin, 2004, p. 279-314.
8 A. Viala, « Effets de champ, effets de prisme », op. cit., p. 66.
9 Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995.
10 Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985.
11 Éric Walter, « Les auteurs et le champ littéraire », Histoire de l’édition française, t. 2 : Le Livre triomphant 1660-1830, Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Paris, Fayard/Promodis, 1990, p. 499.
12 Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit.
13 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.
14 Voir Marc Fumaroli, « La Coupole », Les Lieux de mémoire, t. 2, vol. 3, La Nation, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, 1986, p. 323-388.
15 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), Dits et écrits, t. 1, 1954-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 789-820, et Roger Chartier, « Figures de l’auteur », L’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992, p. 57-58.
16 Robert Darnton, Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Seuil, 1983, chap. 1.
17 Boileau, L’Art poétique (IV, v. 125-132).
18 Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.
19 Martha Woodmansee, The Author, Art, and the Market : Rereading the History of Aesthetics, New York, Columbia University Press, 1994.
20 Gisèle Sapiro, « La formation de l’éthique de désintéressement de l’écrivain », dans Intellektuelle Redlichkeit / Intégrité intellectuelle. Mélanges en l’honneur de Joseph Jurt, Michael Einfalt et al. (dir.), Heidelberg, Winterverlag, 2005, p. 383-393.
21 Martha Woodmansee, The Author, Art, and the Market, op. cit.
22 Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française [1990], Paris, Seuil, « Points », 2000, p. 220 sq.
23 Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2011.
24 Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, 1971, vol. 22, p. 53-54.
25 Roger Chartier, L’Ordre des livres, op. cit., p. 57-58.
26 Voir Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 27.
27 Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, septembre 1839, Période initiale, t. 19, p. 675-691.
28 Voir G. Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme », op. cit. ; Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? Les écrivains français en quête de statut », Le Mouvement social, 2006, n° 214, p. 119-145.
29 Voir La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Lise Dumasy (dir.), Grenoble, Ellug, 1999.
30 L. Karpik, Les Avocats, op. cit.
31 Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne [Paris, José Corti, 1973], Paris, Gallimard, 1996.
32 Voir G. Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme », op. cit.
33 P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
34 Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes [1906], Paris, Champ Vallon, 1997.
35 G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit.
36 Charles Baudelaire, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. I, p. 598.
37 Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman. Théâtre. Politique, Paris, PENS, 1979.
38 Anna Boschetti, « Légitimité littéraire et stratégies éditoriales », Histoire de l’édition française, t. 4 : Le Livre concurrencé. 1900-1950, Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Paris, Fayard/Promodis, 1991, p. 511-550.
39 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999, chap. 6.
40 Ibid., chap. 5.
41 Voir C. Charle, La Crise littéraire, op. cit., p. 70.
42 Testament d’Edmond de Goncourt, reproduit dans Jacques Robichon, Le Défi des Goncourt, Paris, Denoël, 1975, p. 333.
43 Ibid., p. 332 (c’est E. de Goncourt qui souligne).
44 Séance du 7 avril 1900, « Article premier », « Registre PV des réunions des membres de la Société littéraire des Goncourt », Archives Goncourt, Fonds Geffroy, Archives municipales de Nancy, p. 2.
45 Cité par Roger Gouze, Les Bêtes à Goncourt. Un demi-siècle de batailles littéraires, Paris, Hachette, 1973, p. 77.
46 Le festival international de la bande dessinée d’Angoulême a été fondé en 1974. Le premier festival de polars à Reims s’est tenu en 1986.
47 Gisèle Sapiro, Myrtille Picaud, Jérôme Pacouret, Hélène Seiler, « L’amour de la littérature : le festival, nouvelle instance de production de la croyance. Le cas des “Correspondances” de Manosque », Actes de la recherche en sciences sociales, 2015, n° 206-207, p. 108-137.
48 Voir Profession ? Écrivain, Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2017.
49 Gisèle Sapiro, « The literary field between the State and the Market », op. cit.
Auteur
EHESS Centre Européen de Sociologie – GRIHL
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