L’Occitanie galante : Suzon de Terson et Antoinette de Salvan de Saliès
p. 115-127
Texte intégral
1Sous l’Ancien Régime, la littérature en langue occitane est une affaire d’hommes. Pour les trois siècles de l’époque moderne, on compte sur les doigts d’une seule main les femmes ayant écrit en occitan, tellement perdues dans cette masse d’auteurs masculins qu’on les distingue à peine1. Pour expliquer ce phénomène aussi étonnant que massif, plusieurs critères doivent être pris en compte. À un niveau général, dans le Midi occitanophone, pendant longtemps, ce sont traditionnellement les hommes qui sont en contact avec le français puisque c’est à eux qu’incombent les relations avec l’espace public. Les femmes, elles, repliées sur la cellule familiale et locale, n’ont pas besoin de cette langue. Ce schéma s’applique à de larges pans de la société. On connaît l’anecdote de Mlle de Scudéry à Marseille qui se plaint de ne rencontrer que peu de femmes de la bonne société capables de s’exprimer en français2. J’ai mentionné ailleurs un témoignage, également marseillais, concernant les années 1720, soixante ans plus tard, par où l’on voit que les choses n’ont alors que peu changé3. Aux hommes le français et l’écriture, aux femmes le vernaculaire et l’oralité. Cette situation ne s’inversera que progressivement, selon le processus lumineusement analysé par Daniel Fabre4, qui accompagne la « civilisation des mœurs » et, favorisée par l’instruction obligatoire, la prise de conscience par les femmes que l’ascension sociale de leur progéniture ne peut se faire que par la maîtrise de la langue nationale5.
2À l’époque moderne, tous les hommes, absolument tous, qui écrivent en occitan ont été alphabétisés en latin ou en français. Ce sont des individus bilingues, français-occitan, dans l’ordre qu’on voudra, trilingues, si on ajoute une dose de latin. Les femmes, elles, sont moins alphabétisées, moins bilingues ; le syllogisme est imparable : il est donc normal qu’il y ait, dans le Midi, moins de femmes auteures et auteures de langue d’oc. Et si l’écriture féminine, en France et en Europe, occupe, à l’époque moderne, comme on sait, une marge, l’écriture occitane, dans le Midi, en occupe une autre. L’écriture féminine occitane, si elle existe, ne peut être qu’une marge dans la marge.
3Deux femmes, au XVIIe siècle, font exception. Elles sont contemporaines et originaires toutes les deux de la même région, l’actuel département du Tarn, Albi et Castres.
Une jeune protestante : Suzon de Terson
4L’œuvre de Suzon de Terson n’a jamais été imprimée de son vivant. On la connaît par un manuscrit de 115 pages6, non autographe, intitulé simplement Poemes de Suzon de Terson. Il a été copié par un greffier de Puylaurens, Pons, qui y a apposé son nom. Le manuscrit a été découvert en 1920 par l’écrivain de langue occitane Antonin Perbosc chez un libraire de Montauban. Plusieurs projets d’édition se sont succédé (Perbosc, René Nelli, Pierre-Louis Berthaud) jusqu’à celle procurée, en 1968, malheureusement sans traduction des pièces occitanes, mais avec une introduction riche de renseignements biographiques, par Christian Anatole7.
5Suzon de Terson est née en 1657 à Puylaurens dans une famille de notables protestants. À cette époque, 90 % de la population de cette localité est de confession protestante. La famille de Suzon de Terson semble très attachée à sa foi au moment où celle-ci a à subir l’hostilité du pouvoir royal. Le père de Suzon est avocat. Il a épousé une Bordelaise et ils ont eu neuf enfants dont Suzanne (Suzon, en diminutif occitan) est l’aînée. Parmi ses frères, Jean, l’aîné des garçons, et Thomas, émigreront et serviront dans l’armée anglaise tandis qu’un autre frère, Marc-Antoine, partira aussi en Angleterre où il sera naturalisé. David, qui restera sur place, sera persécuté après la révocation de 1685 et il sera emprisonné à Carcassonne en 1712. André deviendra pasteur à Rotterdam en 1702. Seuls les deux derniers frères resteront en France après la révocation de l’édit de Nantes, officiellement convertis au catholicisme.
6Suzon de Terson se marie en 1677, à l’âge de vingt ans, avec un pasteur protestant, Élie Rivals. Un enfant naîtra de cette union, mais il mourra jeune. Son mari, probablement né vers 1640, a été formé à l’Académie protestante de Puylaurens. Il exerce la charge de pasteur à Calmont, près de Saverdun, en pays de Foix, puis à Castelnaudary, avant d’être nommé à Puylaurens où il prend également part au fonctionnement de l’Académie protestante, destinée à former les futurs pasteurs, précédemment installée à Montauban mais transférée dans cette petite ville par le pouvoir central afin d’affaiblir l’institution. Dans le courant de l’année 1684, l’étau se resserre autour des protestants. Le temple est fermé, il sera démoli et ses pierres serviront à l’agrandissement de l’église. L’Académie est également fermée l’année suivante. Élie Rivals est poursuivi pour avoir permis à un couple d’anciens protestants convertis au catholicisme d’entrer dans le temple et il est emprisonné à Toulouse. Peu de temps après, il s’exile aux Pays-Bas en emmenant avec lui la mère de Suzon, sa propre sœur et le fils qu’il a eu avec Suzon. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, celle-ci reste à Puylaurens. Dans ses derniers poèmes, elle laisse échapper quelques confidences – peu – sur sa maladie et les souffrances physiques qu’elle endure. On peut conjecturer que son état de santé ne lui permettait pas d’entreprendre un long voyage et on peut estimer, vu l’absence de documents la concernant, qu’elle a dû mourir en 1685, voire à la fin de 1684.
7La formation de Suzon de Terson ne nous est pas connue. On peut supposer sans aucun risque d’erreur qu’elle a été très tôt familiarisée avec la connaissance de l’Écriture Sainte – en français. Son père, avocat, et son oncle, pasteur à Bruniquel, dans le Quercy, assistent aux séances de l’Académie de Castres, fondée en 1648 par Pellisson et ses amis, active jusqu’en 1670. En guise de divertissement, on y pratique la poésie galante, on écrit des Vers pour Iris, alias la comtesse de La Suze, des Stances à Philis (Jacques Ranchin)… L’air – galant – de Paris, porté par les amis de Pellisson, souffle sur Castres et l’ambiance familiale est propice à l’écriture poétique.
8Les poèmes de Suzon de Terson sont au nombre de 81, dont quinze en occitan, le reste en français. La part de l’occitan est donc minoritaire. Ils ont été composés entre 1671 et 1684. L’inspiration est galante au possible. La narratrice est une bergère exposée aux dangers de l’amour. Le personnel pastoral s’inscrit dans la tradition virgilo-astréenne : Tircis, présent dans 21 poèmes, Daphnis, Philandre, Amarante, Sylvanire (Urfé, Mairet), Damon, Philis, un Clidamis qui pourrait bien venir de La Suze-Pellisson (1663), un Dorimont de Madame de Villedieu… En occitan, un Tamiro, berger astréen vêtu à l’occitane. Au niveau des genres pratiqués, tous relèvent de la tradition galante, mais on constate des différences entre les deux langues. Dans l’ordre d’apparition dans le recueil :
Français | Occitan | |
Élégie | 10 | |
Madrigal | 22 | 3 |
Stances | 14 | |
Sonnet | 1 | |
Fable | 3 | |
Bouts-rimés | 3 | |
Conte | 1 | |
Chanson | 1 | 10 |
Dialogue | 1 | 1 |
Rondeau | 2 | |
Églogue | 1 | |
Autres | 9 |
9En français, Suzon de Terson privilégie les genres consacrés par l’écriture galante de son temps, sous une forme longue (élégie, stances, églogue) ou plus concentrée (sonnet et bouts-rimés, madrigal, rondeau). L’influence de La Fontaine se fait clairement sentir dans la fable. L’occitan, très clairement, sert à la chanson et un peu, très peu, au madrigal. Un conte et un dialogue, absents de la partie française, complètent la panoplie d’oc.
10L’amour n’est pas forcément malheureux, au sens où la configuration n’est que rarement celle d’une bergère amoureuse d’un berger qui ne l’aime pas ou se montre insensible. On rencontre cependant quelquefois cette situation. La bergère est amoureuse d’un homme volage (VIII, XXXVIII, XLI) ou le berger ne l’aime plus (IX). Le thème est également présent en occitan :
Tu nou n’aymos gaire,
Tant de mal m’en sap.
Cap que tu nou me pot plaire,
Et tu m’aymos mens que cap.
Nou’n troubaras gaire
De cor coumo l’meu.
Beleu commo ez trop amayre,
Aquo fa bergouigno al teu.8
(XLV, éd. Anatole, p. 71)
11La douleur amoureuse survient en fait plus fréquemment en raison de la séparation des deux amants. Dans ce cas, on constate que l’amour est réciproque entre les deux jeunes gens. Ainsi dans le poème 31 (stances) en français, suivi d’une chanson en occitan :
Quand t’ey perdut de bisto,
Ey perdut mous plazez,
N’ey rez.
Tanbez souy pallo et tristo
Ey lou teint tout marfit.
Petit.
Sans tu rez n’es poulit.
Sans tu rez n’es poulit.9
(XXXII, éd. Anatole, p. 63)
12L’acceptation – douloureuse – du plaisir et du désir se vérifie dans le traitement que Suzon de Terson fait subir au motif traditionnel du songe érotique. Dans la tradition, initiée en France par Ronsard, l’amoureux rêve qu’il possède physiquement la femme aimée, il se réveille et comprend qu’il a été abusé par un songe, la solitude qu’il constate le (re)plonge dans son désespoir. Ici, le mécanisme est inversé. Ainsi dans le madrigal XLVII (même thème en français dans le poème XVIII) :
Cruel pastou, que bos que fasso ?
Pertout me siegués jusqu’al lieit.
Mory de son almens a neit,
Laisso m’esta, certes sou lasso.
As moun amo, as moun cor coubez
Que pos boulé de ta pastouro ?
Bay t’en, que fas aqui ? ma sembla que i a’ n’houro
Qu’ez segut costo moun cabez…
Reby, n’ez pas bertat, l’amour ba me fa creire,
N’ez que trop len de moun oustal.
Ay ! beleu, s’eros prep, que te pouguessi beire,
Nou te dirio pas tant de mal.10
(XLVII, éd. Anatole, p. 72)
13L’espace onirique, dans les v. 1-8, abrite une scène qui n’est pas la satisfaction du désir érotique, mais son refus par la femme. Celle-ci cherche à échapper à l’insistance de son amoureux et elle le chasse (« Bay t’en »). Le réveil est synonyme de désillusion, mais celle-ci revêt une autre dimension : il y a séparation physique (« len de moun oustal »), donc impossibilité, comme dans le schéma traditionnel, de consommer l’union physique mais, à la différence de la convention courante, la réalité n’exclut pas cette consommation physique. Seule la distance matérielle l’empêche, pas un manque d’amour. La réalité est l’espace de la réalisation possible et non celui de la réalisation impossible.
14Au niveau thématique, rien ne distingue à première vue les poèmes français et occitans. Dans l’introduction à son édition, Christian Anatole affirme que « le chant de Suzon de Terson est plus gauche – à notre avis du moins – lorsqu’elle emploie l’occitan. C’est comme si elle trouvait moins bien à placer sa voix »11. Selon lui, les modèles auxquels a recours la poétesse sont empruntés au « folklore » et il cite, à l’appui, de son affirmation cette chanson :
Dilus ben lou meu fringaire,
Dilus quitto sous balons.
Helas ! coussi pourion faire
Per acourcha s’autres jouns ?
Aquesti jouns, ieu languissy,
Pauro ! que noun pody pus.
Se sans moury lous souffrissy
Es que menoun al dilus.12
(XIX, éd. Anatole, p. 54)
15Le fait est qu’une différence est sensible au niveau stylistique entre la plupart des poèmes en occitan de Suzon de Terson et ceux qu’elle compose en français. Dans cette dernière langue, le lexique est abondant et il comprend de nombreux termes abstraits, issus pour la plupart du registre galant de langue française. En occitan, le lexique est plus réduit. Du moins dans les chansons et les madrigaux qui composent l’essentiel de l’œuvre en occitan. Il convient toutefois de remarquer que ces deux genres se caractérisent par leur brièveté et que l’abondance lexicale y est très rarement la règle.
16Du reste, Suzon de Terson compose aussi un poème long en occitan. C’est le conte « Un cop ero un parpailloulet » [il était une fois un petit papillon], long de 86 vers hétérométriques (vers de 7, 10 et 12 syllabes) selon la pratique du conte versifié lancée par La Fontaine. Aucune pauvreté lexicale dans ce poème qui se signale au contraire par une certaine profusion, ni plus ni moins importante que celle qu’on observe dans les pièces de longueur comparable composées en français (les élégies notamment). Le sujet du conte mérite qu’on s’y arrête. Le récit expose la conversion d’un papillon qui était tout d’abord volage, volant de fleur en fleur, avant de rencontrer une tubéreuse sur laquelle il n’ose pas se poser. La fleur est cueillie par un berger, le papillon se désole et il finit par rencontrer une amarante. Méfiante, celle-ci refuse son amour mais le papillon l’assure de sa conversion (vers finaux) :
Per tu, la meuno flou, camby de naturel,
E d’un boulagge fas un galan eternel.13
(XVI, éd. Anatole, p. 52)
17Cette insistance finale sur l’éternité s’oppose bien sûr au caractère éphémère de l’existence du papillon et elle s’accorde à la signification originelle du nom de l’amarante (ἀμάραντος, sans se faner). Or le papillon-parpaillol n’est pas un mot neutre, surtout sous la plume d’une jeune fille protestante. Le mot sert à désigner en français, depuis le début du XVIIe siècle (première attestation 1621 selon l’ATILF) les protestants, sous la forme parpaillot, dérivée de l’occitan parpalhòl. Un protestant converti à la galanterie éternelle ? Est-ce d’elle-même que parle Suzon ? Ou bien plutôt ne décrit-elle pas le galant qu’elle se souhaite ?
18La prédilection pour la chanson s’explique par les plaisirs de la sociabilité. La chanson en occitan se signale sous l’Ancien Régime par son extraordinaire vitalité. Ce n’est pas un plaisir solitaire, c’est une activité partagée. Ainsi une des chansons en occitan porte après l’intitulé « chanson » la mention « à table, après plusieurs autres » (XLVIII, 1675). L’occitan est la langue de la sociabilité joyeuse. Il est d’ailleurs absolument remarquable que la plupart des poèmes en occitan traitent d’un sujet où l’amour apparaît sous un jour positif, source de joies pour l’amoureuse :
IV, XV, XXXII : amour réciproque
XVI, XVII : la conversion du papillon
XIX : joie de revoir l’aimé
XXVII : idée fixe de l’amour.
19Un doute pourrait subsister sur le sens à donner au poème en forme de dialogue indirect (XXX) où deux bergères aux noms occitans, Margarideto et Antougneto, argumentent pour savoir s’il vaut mieux garder un troupeau avec un berger ou sans. Globalement, cependant, la tonalité des pièces occitanes semble plus positive, plus associée à l’amour heureux et réciproque, plus empreinte de joie, comme cette chanson lyrique, galante certes, mais dont on se demande s’il ne faudrait pas carrément la verser parmi les nombreuses chansons bachiques du siècle :
Tu nou n’aymos gaire
Que quand as trinquat.
Se toun Bachus ez aymaire T’en deby ieu senti grat.
Lou paure Tamiro
M’aymo tout à jeun.
Lou foc que Bachus inspiro
Ez un foc que s’en ba’n fun.14
(XLVI, éd. Anatole, p. 71-72)
20La tonalité des pièces en français est plus sombre, c’est celle des élégies plaintives et des stances douloureuses. L’occitan semble correspondre pour Suzon à un espace davantage associé à une façon heureuse, joviale, de vivre l’amour.
21Le premier texte conservé de Suzon date de 1671. Elle a alors quatorze ans. Cette précocité dans l’écriture n’a rien de rare. Elle mérite toutefois d’être relevée puisqu’elle donne sans doute une clef sur les circonstances qui ont présidé à la création de cette œuvre juvénile. Observons le rythme de sa production poétique :
22Elle reste d’abord modeste (1671). Aucun poème en 1672. Elle reprend en 1673 dans les mêmes proportions (cinq poèmes). On constate que, dès le départ, l’occitan est présent (1671), sous la forme d’un madrigal, mais l’essai n’est pas poursuivi. Les années fastes de la production se situent en 1674 et 1675. C’est à ce moment que Suzon écrit le plus de poèmes (25 chaque année), mais dès 1675 on voit que la part de l’occitan diminue. Pas de poèmes en 1676, une reprise d’activité en 1677 mais avec une baisse significative qui continuera à s’accentuer jusqu’à la fin (pas de poèmes en 1679 et 1680 et un rythme de un à trois poèmes par an). En fait, un seul poème est composé en occitan, c’est en 1678, une chanson de six vers. L’occitan a toujours été minoritaire chez Suzon de Terson mais il disparaît quasiment à partir de 1676-1677. Or c’est précisément en 1677 (10 avril) qu’intervient son mariage avec le pasteur Élie Rivals, mariage précédé nécessairement d’une période de fiançailles (à placer en 1676). Il est tentant d’établir un lien de cause à effet entre ce mariage et, d’une part, la baisse générale de l’activité poétique, et, d’autre part, la disparition quasi totale de l’emploi de l’occitan. On peut penser – simple conjecture toutefois – que la vie d’épouse d’un pasteur protestant s’accommodait peu de l’emploi d’une langue que l’exercice du culte ne favorise notoirement pas.
23Dans le même ordre d’idées, la thématique galante reflue après le mariage. Les derniers textes sont des « Stances chrétiennes » (1683, LXXIX à LXXXI) d’où les bergers ont disparu. Dès 1678, il est frappant de relever dans trois poèmes, le caprice « L’on me donne un époux qui peut plaire et qui m’ayme » (LXX), le dialogue entre Amarante et Aminte (LXXI, incomplet) et le poème « Le Phoenix amoureux » (LXXIII), qu’un vers revient à chaque fois, formulé exactement dans les mêmes termes : « un époux n’est pas un amant ». Le couple ne semble pas avoir été heureux15. Dans tous les cas, la célébration de l’amour galant, du plaisir réciproque entre les amants, même placée – à l’occasion seulement – sous le signe d’une réalisation impossible, ne peut guère s’accorder avec la vie de femme mariée, d’épouse du pasteur. En ce sens, on ne peut que s’interroger sur le sens à donner au dernier poème que Suzon compose en occitan, en 1678 :
Fountetos, bousquets et pradous,
Aro bous tourny beze,
Noun pas per counta mas doulous,
Noun souy pas prou de lesé ;
Ara lou meu cor a mes sen,
Et n’y songeo pas soulomen.16
(LXIX, éd. Anatole, p. 90)
24Faut-il y voir un abandon, un dernier écho de cette ligne mélodieuse que la jeune fille avait établie entre l’occitan et l’amour heureux ? Les temps ont changé, c’est maintenant une femme mariée qui n’a plus le loisir (« lesé »), la liberté, de se livrer à ces amusements galants, une femme qui ne croit plus, peut-être, à l’amour heureux. La galanterie n’a fait qu’a accompagner le rêve de la jeune fille.
Une notable provinciale des lettres : Antoinette de Salvan de Saliès
25Le milieu est tout différent. Antoinette de Salvan de Saliès (1639-1730) est née à Albi en 1639 dans une famille de notables. Son grand-père est receveur des tailles et son père est juge royal, ce qui lui donne accès à la noblesse de robe. Antoinette reçoit une éducation soignée, elle maîtrise le latin (elle traduit des psaumes) et, apparemment l’italien, peut-être le grec et l’espagnol. En 1661, elle épouse Antoine de Fontvielle, viguier d’Albi, de seize ans son aîné, également de la noblesse de robe. Dans sa charge de viguier, il est en conflit permanent avec l’évêque d’Albi contre lequel il mène des procès, notamment à Paris où il passe le plus clair de son temps. C’est d’ailleurs là qu’il meurt en 1672 ou 1673. Antoinette se retrouve donc veuve, elle vit de ses rentes avec trois enfants et quelques difficultés financières liées aux dettes de son mari et de son père.
26Sa carrière littéraire17 commence en 1678 par la publication d’un récit galant, La Comtesse d’Isembourg, qui aura un certain succès, mais ce qui assure sa notoriété auprès du grand public, c’est sa participation assez régulière au Mercure galant, de 1678 à 1707. Son implication est marquée par la publication dans le Mercure de dix poèmes, une fable (Narcisse) et quinze lettres. Car Mme de Salvan est une épistolière appréciée. Elle publie vers la fin de sa vie un opuscule religieux (Réflexions chrestiennes, 1689) et elle est admise en 1689 dans l’académie des Ricovrati de Padoue.
27Mme de Salvan de Saliès est une catholique fervente, très attachée de surcroît à la figure du roi auquel elle voue une admiration sans bornes. Son engagement pour la cause des femmes est tout aussi résolu. Dans sa correspondance, elle qualifie souvent les hommes d’« usurpateurs » et dans sa lettre de remerciement aux académiciens italiens, elle affirme aspirer à voir la fin de leur « empire tyrannique ». Pour autant, ce n’est pas une révolutionnaire. Ce qui la choque, ce sont « certaines préventions que la politique et la coutume ont mises dans l’esprit des hommes » qui empêchent notamment les femmes d’exercer des charges publiques. C’est ainsi qu’elle signe fréquemment « Viguière d’Albi ». En 1681, le Mercure galant fait état de son projet de fonder une « secte de philosophes en faveur des dames » qui aboutira en 1704 à la création de l’ordre des chevaliers et chevalières de la Bonne Foi dont l’élément fédérateur repose sur le respect des sexes. On ne saurait penser plus galamment.
28L’œuvre de Mme de Salvan18 comprend donc beaucoup de prose, ce en quoi elle est tout à fait représentative de la voie empruntée par les femmes de lettres galantes dans la France du XVIIe siècle. Elle comprend aussi quelques poèmes, pour l’essentiel publiés dans le Mercure galant. Ce sont surtout des poèmes encomiastiques, dédiés à des amis, des prières pour le roi. Elle pratique les genres du sonnet et du madrigal ainsi que l’épithalame.
29Dans les papiers rassemblés par l’amiral Henri-Pascal de Rochegude (1741-1834), immense – et fiable – érudit albigeois qui a participé à la redécouverte des troubadours au début du XIXe siècle, on trouve un petit poème en occitan attribué à Antoinette de Salvan de Saliès (BM Albi, ms. 9, f° 83). Le voici à peu près tel qu’édité en 2004 par Gérard Gouvernet :
Perque venguet aquel pastour
Tan ingrat, tan voulatge,
Din lou nostre vilatge ?
Quand el me countet son amour
Fousqueri ta mainatge
Que m’engajeri per toujours :
Ara me troumpo cado jour.
Ieu crezié qu’aquel diu d’amour
Que vezio ta mainatge
Creiscerié davantatge ;
Mès aro vezi a moun tour
Que dins un cor voulatge,
Com’ es aquel del meu pastour
L’amour ven pichou cado jour19.
(éd. Gouvernet, p. 174)
30L’histoire est celle d’une tromperie effectuée par un homme volage au détriment de la narratrice, piégée dans sa jeunesse par sa naïveté, de façon, semble-t-il, irrévocable (« m’engajeri per toujours » désigne sans guère de doutes possibles les liens du mariage). La désillusion est douloureuse. Elle semble s’accorder avec la conception de la masculinité peu positive que les écrits de Mme de Salvan permettent de dégager. Et avec, vraisemblablement, sa propre expérience.
La double marge assumée
31Cet îlot féminin occitan représente peu de choses dans l’océan galant. Il n’empêche, il existe. Il signale d’abord la diffusion des schémas scriptiques et comportementaux de la galanterie au pays même de Pellisson, même en milieu protestant. Dans chacun de nos deux cas, il se retrouve également minoritaire au sein d’une production qui est essentiellement en français. Ce déséquilibre est le reflet de la situation sociolinguistique générale, commune au royaume : au français, les grands genres, à l’occitan ceux associés à la sociabilité locale et immédiate. Mais, en même temps, la jeune Suzon, à côté de ses chansons, compose aussi un conte, des madrigaux, un dialogue. C’est le signe d’une certaine ambition pour la langue d’oc qui la fait sortir du registre commun où on l’aurait sans doute attendue. De fait, la grande galanterie française a produit sur la petite galanterie occitane un effet d’entraînement. Il n’y a alors jamais eu autant de femmes qui écrivent de la littérature20 – en français –, légitimées qu’elles sont par la valorisation de leur rôle dans le dispositif galant. Cette prise d’écriture assumée se justifie dans le cas de l’occitan peut-être aussi par la thématique pastorale, fréquemment associée au génie naturel, dans tous les sens du terme, du vernaculaire. Enfin, derrière les codes de la convention galante, on trouve l’expression d’un certain moi autobiographique. Le choix de l’occitan, dans ce contexte, peut correspondre, parmi une foule d’autres motivations, souvent malaisées à reconstruire, à une certaine modalité du lyrisme. Cela étant, quelles qu’en soient leurs raisons, deux femmes s’aventurent, carte du Tendre en main, dans un univers poétique d’oc jusque-là tenu par les hommes. Un exploit de plus à verser au mérite de la galanterie française ?
Notes de bas de page
1 Jean-François Courouau, « La littérature occitane sous le règne personnel de Louis XIV (1661-1715) », dans L’Occitanie invitée de l’Euregio. Liège 1981 – Aix-La-Chapelle 2008. Bilan et perspectives. Actes du Neuvième Congrès de l’Association internationale d’études occitanes, Aix-la-Chapelle, 24-31 août 2008, Angelica Rieger (dir.), Aachen, Shaker, 2011, p. 887-908.
2 « De tout ce grand nombre de femmes, il n’y en a plus de six ou sept qui parlent françois » (Madeleine de Scudéry, Correspondance. Sa vie et sa correspondance avec un choix de poésies, Edmé-Jacques-Benoît Rathery (éd.), Paris, Techener, 1873, Genève, Slatkine, 1971, p. 161). Le témoignage est peut-être exagéré, comme le remarque Auguste Brun (La Langue française en Provence de Louis XIV au Félibrige, Marseille, Institut historique de Provence, 1927, p. 11), mais on en connaît d’autres, de la même teneur, pour les XVIIe et XVIIIe siècles.
3 Jean-François Courouau, La Langue partagée. Écrits et paroles d’oc. 1700-1789, Genève, Droz, 2015, p. 19-20.
4 Daniel Fabre, « Introduction. Seize terrains d’écriture », dans Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Daniel Fabre (dir.), Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’homme, 1997, p. 1-56 (ici p. 15-17).
5 La question, pour l’époque actuelle, a également fait l’objet des analyses des sociolinguistes, voir par exemple Patrick Sauzet, « L’occitan : langue immolée », dans VIngt-cinq communautés linguistiques de la France, Geneviève Vermès (dir.), Paris, L’Harmattan, 1989, p. 208-260.
6 Conservé au CIRDOC (Béziers, ms. 6), consultable en ligne sur le site Occitanica.
7 Suzon de Terson, Poésies diverses de demoiselle Suzon de Terson. 1657-1685, Christian Anatole (éd.), Nîmes, Lo Libre Occitan, 1968.
8 « Tu n’es guère amoureux, / J’en conçois bien de la douleur / Nul autre que toi ne peut me plaire / Et tu ne m’aimes pas du tout. // Tu ne trouveras guère / De cœurs comme le mien. / Peut-être, comme il est trop amoureux, / Fait-il honte au tien ».
9 « Quand je t’ai perdu de vue / J’ai perdu mes plaisirs. / Je n’ai rien. / Je suis aussi pâle et triste, / Mon teint est tout flétri, / Petit [j’ai petite mine]. / Sans toi, rien n’est beau. / Sans toi, rien n’est beau ».
10 « Cruel berger, que veux-tu que je fasse ? / Partout tu me suis, jusqu’au lit. / Je meurs de sommeil, au moins ce soir, / Laisse-moi tranquille, certes, je suis fatiguée. / Tu as mon âme, tu as mon cœur, cupide, / Que peux-tu vouloir de plus de ta bergère ? / Vat’en, que fais-tu là ? Il me semble qu’il y a une heure / Que tu es assis à mon chevet ; / Je rêve, ce n’est pas vrai, l’amour me le fait croire, / Il n’est que trop loin de ma demeure. / Ah ! peut-être, si tu étais près, si je pouvais te voir, / Ne te dirais-je pas tant de mal ».
11 Éd. Anatole, p. 34.
12 « Lundi, mon amoureux, / Lundi, il quitte ses vallons. / Hélas ! comment pourrions-nous faire / Pour raccourcir les autres jours ? / Ces jours-là, je me languis, / Pauvre de moi, je n’en puis plus. / Si sans mourir je les supporte / C’est qu’ils mènent au lundi ».
13 « Par toi, ma fleur, je change de naturel / Et d’un volage tu fais un galant éternel ».
14 « Tu n’aimes guère / Que quand tu as trinqué. / Si ton Bacchus est amoureux, / Je dois t’en savoir gré. // Le pauvre Tamire / M’aime bien à jeun. / Le feu que Bacchus inspire / Est un feu qui part en fumée ».
15 L’élégie « Qu’ay-je fait cher époux que je suis criminelle » (LXXV, 1681) semble faire état d’un différend survenu au sein du couple. Le texte repose sur des ellipses, on ne sait rien du détail mais on comprend que l’épouse a empêché (ou tenté d’empêcher) son époux d’accomplir quelque mission dans l’exercice de sa charge pastorale. Le reste du poème accumule les protestations de dévotion et à l’époux et à Dieu, il sonne comme une justification a posteriori et l’expression d’un regret à la suite d’une mésentente ponctuelle.
16 « Jolies fontaines, petits bois et prés charmants, / Je vous revois à présent / Non pas pour vous conter mes douleurs : / Je n’en ai pas le loisir ; / Maintenant mon cœur est sensé / Et n’y songe même pas ».
17 Renata Pianori, « Antoinette de Salvan de Saliès. Una feminista avanti littera », Atti e Memorie dell’Accademia di Scienze, Lettere ed Arti giá Accademia dei Ricovrati, 1983, XCV-3, p. 33-63 ; Siep Stuurman, « Literary Feminism in Seventeenth-Century Southern France : The Case of Antoinette Salvan de Saliez », The Journal of Modern History, 1999, n° 71, p. 1-27.
18 Antoinette Salvan de Saliès, Œuvres complètes, Gérard Gouvernet (éd.), Paris, Champion, 2004.
19 « Pourquoi ce berger est-il venu / Si ingrat, si volage, / Dans notre village ? / Quand il m’a conté son amour, / J’étais si enfant / Que je me suis engagée pour toujours : / À présent, il me trompe chaque jour. // Je croyais que ce dieu d’amour / Que je voyais si enfant / Grandirait davantage ; / Mais maintenant je vois à mon tour / Que dans un cœur volage / Comme l’est celui de mon berger / L’amour devient plus petit chaque jour ». L’éditeur de 2004, Gérard Gouvernet, commet une erreur de lecture sur Fousqueri qu’il transcrit en Tousqueri. La consultation du manuscrit, en ligne sur Occitanica, est sans ambiguïté.
20 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008, p. 13.
Auteur
Université Toulouse - Jean Jaurès PLH - ELH
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