Racine est-il le tissu de lui-même ?
p. 109-113
Texte intégral
1Les études sur Jean Racine n’en finissent pas d’étudier ce phénomène littéraire, plein de douceur et d’émotion ou – pour le dire autrement avec le mot de son siècle – empreint de galanterie. Racine est-il décelable dans son texte, dans cet entrelacs d’alexandrins moelleux ou au milieu de ce tissu de répliques teintées de souffrances retenues ? Comment se compose cet art si enveloppant que tout esprit critique est emporté au-delà de l’horizon du raisonnable ? La réponse est peut-être dans son alexandrin, dans ce petit fait autonome et insécable, coincé dans son entre-deux, sur cette vaguelette de douze syllabes au milieu du flux poétique dont les crêtes écumantes sont des rimes aux sonorités harmonieuses.
2Rendons donc à cet alexandrin son autonomie, coupons-le de son contexte et libérons-le. Faisons une cueillette de ces coquelicots, de ces violettes, de ces roses littéraires et assemblons-les en un bouquet que chaque lecteur pourra arranger à son humeur, ou alors demandons au hasard de lui proposer un surprenant et improbable sonnet.
3La proposition poétique est issue de l’Oulipo et, ici, au lieu d’offrir les vers de Raymond Queneau pour composer cent mille milliards de poèmes, on peut proposer cent mille milliards de poésies de Jean Racine. Fantaisie hérétique ou exploration numérique, vaine prétention ou proposition amusante, il y a un champ de possibles qui se laisse lire et cette modeste facétie permet de trouver sans forfanterie la source alexandrine de Jean Racine.
Premier quatrain
4Vers 1
Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.
Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.
Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,
Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle,
Mes remords vous faisaient une injure mortelle,
Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,
Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle,
La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle.
Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle,
5Vers 2
Dissimulez. Calmez ce transport inquiet.
Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret
Je vais de vos bontés attendre les effets.
Rien ne vous engageait à m’aimer en effet.
Mon cœur, je l’avouerai, lui pardonne en secret,
Autant que je l’ai pu, j’ai gardé son secret.
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
De peur qu’en le voyant quelque trouble indiscret
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Il faut pour seconder votre injuste projet
6Vers 3
J’ai craint, j’ai soupçonné quelques ordres secrets.
Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet.
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets.
Commandez à vos yeux de garder le secret.
Et pour mourir encor avec plus de regret
Ce palais retentit en vain de vos regrets
J’entendrai des regards que vous croirez muets
Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret
J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
Que vous dirai-je enfin ? Lorsque je vous promets
7Vers 4
Trouverait dans l’absence une peine cruelle,
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
Mortelle, subissez le sort d’une mortelle.
Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle.
Il ne me traitait point comme une criminelle
On vient à mon secours. Tremblez, troupe rebelle.
Pour paraître attendez que ma voix vous appelle.
Ne tardez point. Allez où l’amour vous appelle,
Et cherchez une mort qui vous semble si belle.
À revoir un amant qui ne vient que pour elle.
Second quatrain
8Vers 5
Quand la foudre s’allume et s’apprête à partir,
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Rendons-lui les tourments qu’elle me fait souffrir,
Non tu ne mourras point, je ne le puis souffrir
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs
Des crimes, dont je n’ai que le seul repentir.
Parlez. Si je le puis, je suis prêt d’obéir.
Je ne l’accepterais que pour vous en punir,
Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.
9Vers 6
On dit que tes désirs n’aspirent qu’à me plaire,
Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.
Prêt à servir toujours sans espoir de salaire,
Quoi ? J’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire.
J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
Je vous ouvre peut-être un avis salutaire.
Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire.
Il lui fit de son cœur un présent volontaire.
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.
10Vers 7
C’est leur en dire assez. Le reste, il le faut taire.
Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire.
Condamnera l’aveu que je prétends lui faire,
N’en attendez jamais qu’une paix sanguinaire,
Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.
Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.
Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire,
Et le sang reprendra son empire ordinaire.
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Et toutefois, ô dieux, un crime involontaire,
11Vers 8
Je vais la contenter, nos portes vont s’ouvrir.
Un silence éternel cache ce souvenir.
J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.
Le perfide ! Il n’a pu s’empêcher de pâlir.
On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
Et je vous en croirai sur un simple soupir.
Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.
Je ressens tous les maux que je puis ressentir.
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
De tes faibles liens est prête à s’affranchir.
Premier Tercet
12Vers 9
Je devrais faire ici parler la vérité,
J’ai fait plus. Je me suis quelquefois consolée
Pour la dernière fois je me suis consulté.
Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié.
S’il faut le conserver par une lâcheté.
D’un lâche désespoir ma vertu consternée
Je sentis le fardeau qui m’était imposé.
Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.
Je la voudrais haïr avec tranquillité.
Je craignais mon amour vainement renfermé,
13Vers 10
Mais de ce souvenir mon âme possédée
Mais quand votre vertu ne m’aurait point charmé,
Mais enfin je consens d’oublier le passé.
Mais crains, que l’avenir détruisant le passé,
Mais ce coupable amour dont il est dévoré,
Mais qui d’entre leurs bras à la fin échappé,
Mais pardonne à des maux, dont toi seul as pitié.
Mais à te condamner tu m’as trop engagé.
Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,
Mais si j’ose parler avec sincérité,
14Vers 11
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Je sais de vos présents mesurer la grandeur.
J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,
Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,
J’essaierai tour à tour la force et la douceur.
Je n’en accuse point quelques feintes douleurs
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur.
Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur,
Je ne murmure point contre votre bonheur.
Second tercet
15Vers 12
Je fis croire, et je crus ma victoire certaine.
Du reste, ou mon crédit n’est plus qu’une ombre vaine,
Mais peut-être après tout notre frayeur est vaine,
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.
Sa mort était douteuse, elle devient certaine,
Il faut que je me jette aux pieds de l’inhumaine.
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine.
Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
Hé bien ! Sans me parer d’une innocence vaine,
16Vers 13
Mon cœur met à vos pieds et sa gloire, et sa haine.
Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine,
Il faut bien une fois justifier sa haine.
Il éteint cet amour source de tant de haine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,
Un amour criminel causa toute sa haine.
Vous devez ce me semble apaiser votre haine.
Je veux pour donner cours à mon ardente haine,
17Vers 14
Pour prix de votre mort demandera mon cœur.
Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur.
Il la viendra presser de reprendre son cœur.
Je n’ai pour lui parler, consulté que mon cœur.
Allez, en cet état soyez sûr de mon cœur.
Aux torrents de plaisirs qu’il répand dans un cœur.
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,
Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon cœur
Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur
Maître de ses destins, vous l’êtes de son cœur.
18Novembre 2016
Auteur
Bibliothèque nationale de France
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