Qu’est-ce qu’un classique ?
p. 97-107
Texte intégral
1Rassemblant le fruit de deux années de travail au sein du séminaire du Centre de Recherches sur l’Institution Littéraire, Alain Viala dirigea en 1993 le numéro 19 de la revue Littératures classiques, avec l’intitulé Qu’est-ce qu’un classique ? C’est aussi le titre du long article introductif qu’il y publie et qui a été depuis maintes fois cité, dès qu’il s’agit de prendre appui sur une tentative de définition de la notion de « classique » ou d’analyser le processus par lequel un texte ou un auteur devient « classique », processus dit « de classicisation » exploré en effet par Alain Viala dans cet article1. Il y propose de fait des « lignes de force » et des pistes indispensables à toute réflexion sur l’histoire littéraire, la consécration et l’enseignement de la littérature.
2Ce numéro s’inscrit dans une réflexion plus large menée par Alain Viala sur la valeur littéraire et les institutions qui participent à la construire. Son approche de la littérature est sans doute, aujourd’hui encore, minoritaire au sein des études littéraires (peut-être parce qu’elle exige une interdisciplinarité à laquelle peu se risquent), mais elle est fondamentale en ce qu’elle permet de saisir les textes et les auteurs en contexte, c’est-à-dire en lien avec leur situation de production mais aussi de réception : Alain Viala propose de saisir le littéraire comme un objet situé socialement et historiquement, qu’on gagne à aborder avec les outils de l’histoire et de la sociologie.
3 L’objet « classique » est particulièrement intéressant à cet égard puisque le terme désigne des textes ou des auteurs construits comme incontestables, c’est-à-dire reconnus, transmis, connus, et consensuels – sans que l’on s’interroge sur ce consensus – voire sacrés. Le consensus dont ils font l’objet est considéré comme le produit naturel de la puissance de textes qui s’imposeraient par leurs propriétés formelles et la vision du monde qu’ils proposent : la valeur serait ainsi une propriété exclusivement intrinsèque des textes et plus particulièrement des textes des « grands auteurs », qu’il s’agirait de savoir reconnaître et admirer, l’histoire littéraire elle-même étant alors la liste de ces grands noms qui se seraient imposés par la seule force de leur talent. Une telle perspective est largement admise, et diffusée par l’enseignement des lettres dans les classes. Pas seulement dans l’enseignement des lettres tel qu’on le concevait à l’époque d’un Jules Vallès – lequel met en scène, dans un extrait de L’Enfant cité par Alain Viala, un professeur qui, après lecture d’extraits de tragédies raciniennes, s’écrie « À genoux ! À genoux devant le divin Racine ! ». Mais aussi dans bien des classes des lycées d’aujourd’hui, où l’enjeu est de former l’œil et le goût de manière à faire percevoir et apprécier cette valeur vue comme une propriété des textes2.
4Plutôt que d’entrer dans une inutile polémique sur la valeur « réelle » de ces « grands auteurs », Alain Viala choisit de partir des fluctuations observables dans la manière dont ils ont pu être perçus selon les époques, et des usages du terme « classique ». Force est alors d’admettre qu’il n’est de classique qu’à condition d’une reconnaissance et d’une institutionnalisation qui impliquent tout un ensemble d’instances de ce qu’on pourrait appeler le champ littéraire3, mais aussi tout un appareil d’État visant la constitution d’un patrimoine national. Alain Viala rejoint en cela, pour le prolonger, le travail de Jacques Dubois sur les instances de légitimation littéraire4 :
Si, à présent, on se reporte au système des lettres, on voit entrer en jeu des instances spécifiques dont le rôle est trop souvent minimisé. Ces instances possèdent une influence multiple et décisive dans le procès d’élaboration littéraire. […] Elles sont dépositaires d’une orthodoxie, qui permet de délimiter le champ du littéraire et qui oriente les sanctions en matière de reconnaissance, de consécration et de classification. Ce sont elles enfin qui assurent la circulation des œuvres et leur « bon usage ». En résumé, leur fonction majeure est d’assumer la légitimité littéraire et de la reproduire à travers le crédit culturel dont elles font profiter les produits et les agents de production. D’une façon fort schématique, on peut se représenter chacune d’elles comme exerçant sa juridiction à un point précis de la chaîne qui permet l’entrée d’un écrit (ou d’un écrivain) dans l’histoire : 1° le salon ou la revue supportent l’émergence ; 2° la critique apporte la reconnaissance ; 3° l’Académie (sous toute forme) engage, par ses prix ou ses cooptations, la consécration ; 4° l’école, avec ses programmes et ses manuels, intègre définitivement à l’institution et garantit la conservation.
5Tentons de continuer à démêler l’écheveau et de reprendre ici cette réflexion inaugurale sur la notion de classique en la développant de manière à identifier les différentes composantes de sa définition, littéraires, pédagogiques et éditoriales, mais aussi, plus largement, sociales et politiques.
Des valeurs marquantes de l’histoire littéraire
6Les classiques se définissent d’abord du point de vue de l’histoire littéraire par leurs propriétés distinctives.
71. Excellence – Ce sont des textes de qualité éminente, i.e. dont on pose qu’ils sont en soi d’une valeur supérieure. L’étymologie latine « classicus », de première classe, suggère cette excellence.
82. Écriture – Ce sont des textes remarquables par la qualité de leur écriture, qui fait le style, éminemment singulier et donc reconnaissable entre tous, de leur auteur.
93. Vision – Ce sont aussi des textes remarquables par la vision du monde qu’ils proposent, et par ce qu’ils disent de la condition humaine, et qui participe à leur universalité.
104. Date (faire) – Ce sont des textes que l’on considère comme ayant fait date, c’est-à-dire ayant marqué l’histoire littéraire. Ce sont en tout cas les textes qui constituent le récit de l’histoire littéraire, fût-il en partie reconstruit dans une perspective téléologique.
115. Originalité – Ce sont donc des textes qui se sont démarqués. Hans Robert Jauss tentait d’objectiver ce caractère marquant en soulignant la rupture que ces textes constituaient avec l’horizon d’attente qui caractérisait le moment de leur production5.
126. Conformité – Ce sont aussi des textes d’auteurs imprégnés de la culture de leur temps et qui ont su s’y intégrer suffisamment pour trouver leurs tout premiers lecteurs, aussi rares fussent-ils. La non-conformité d’un texte risque de le faire considérer comme une sorte d’ovni difficile à lire et même à publier du fait de son caractère inclassable et de l’incapacité dans laquelle on se trouve de le rattacher à quoi que ce soit de connu, mais aussi de lui trouver un lectorat, c’est-à-dire un marché – que l’on pense au cas de Samuel Beckett refusé par les éditions du Seuil6. Les textes classiques sont donc des textes qui ont respecté a minima les règles pour pouvoir les renouveler.
137. Progrès – Ce sont des textes qui ont ainsi constitué un progrès et un enrichissement. On retrouve ici l’idée de Sainte-Beuve pour qui un classique est « un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus »7.
148. Aune – Ce sont des textes qui finissent par constituer une aune à partir de laquelle mesurer l’originalité et le talent, mais aussi la valeur de textes moins légitimes, en établissant des filiations avec tel classique.
159. Inspiration – Ce sont des textes qui, par leur qualité, constituent un préalable indispensable (une innutrition) pour tout aspirant au champ littéraire qui prétendrait ensuite les dépasser. On peut à ce titre rapprocher le classique du modèle des paradigmes scientifiques de Kuhn8 : de même qu’une théorie scientifique révolutionnaire constitue une rupture avec le paradigme existant et instaure un nouveau paradigme, de même un texte que l’on désigne comme classique est un texte qui a rompu avec l’horizon d’attente sur lequel il s’inscrivait et qui a fait paradigme.
1610. Modèle – Ce sont des textes que l’on érige en modèles d’écriture à imiter, c’est-à-dire qui ont des propriétés stylistiques remarquables, et en particulier un sens de la mesure, de l’équilibre, de l’ordre et de la clarté. Les Remarques sur Racine de l’abbé d’Olivet visaient ainsi à constituer un corpus de classiques, c’est-à-dire d’ouvrages susceptibles d’être enseignés dans les classes, dans la mesure où « ils peuvent servir de modèles et pour bien penser et pour bien écrire »9. Ainsi, alors même qu’en termes d’histoire littéraire, il caractérise des ouvrages qui se sont démarqués, le classique prend une valeur normative. Son imitation est destinée à favoriser une intégration de normes vue comme un élément essentiel de socialisation. On appelle donc en particulier classiques des textes du XVIIe siècle dans la mesure où la première constitution d’un corpus de classiques à donner en référence intervient dans le premier tiers du siècle suivant.
Des textes scolarisés
17Leur excellence et leur place marquante dans l’histoire littéraire portent à considérer que les classiques doivent être transmis et donc enseignés. Les classiques sont donc des textes fondamentalement associés à l’école, au point que celle-ci devient indissociable de leur définition.
1811. Partage – Ce sont des textes transmis à tous, en particulier par le biais de l’école, et qui, par là, constituent une culture partagée.
1912. Admiration – Ce sont des textes posés comme admirables et que l’enseignement vise à faire admirer. Cette posture d’admiration s’observe dans la manière dont est enseignée la littérature au lycée, alors même que cet enseignement s’efforce d’analyser les propriétés formelles des textes avec un maximum d’objectivité10.
2013. Censure – Ce sont des textes scolarisés donc qui doivent pouvoir être lus par le jeune public et collectivement, ce qui implique qu’ils doivent éviter certains thèmes (notamment la sexualité ou la violence) ou certaines perspectives (notamment critiques). « L’école découpe dans la littérature ce qu’elle peut gérer », écrit Michel P. Schmitt en conclusion du texte qu’il écrit dans le numéro dirigé par Alain Viala11. La sélection est donc aussi attentive à la valeur morale des textes choisis, qui ne doivent pas encourager des pratiques jugées déviantes, ni participer à démoraliser la jeunesse, ou à mettre en doute des valeurs importantes pour l’ordre social (le patriotisme, le mariage, etc.)12.
2114. Anthologie – Ce sont des textes dont on a souvent une vision morcelée, liée à leur présentation sous forme d’extraits dans des manuels ou des anthologies13.
2215. Simplification – Ce sont des textes qui font l’objet d’éditions simplifiées et même de réécritures (certains éditeurs proposent aussi des classiques abrégés pour la jeunesse) : « Au total, la légitimation suppose non seulement une sélection des auteurs, mais aussi un formatage de leurs écrits »14.
2316. Analyse – Ce sont des textes associés à un mode de lecture lent et analytique, qui construit une distance au texte15.
2417. Aridité – Ce sont donc aussi des textes perçus comme arides, voire rébarbatifs ou ennuyeux, parce qu’ils sont associés à l’effort – par opposition à des textes plus contemporains, plus proches des préoccupations des lecteurs et plus accessibles, se prêtant ainsi davantage à une lecture cursive nécessitant un moindre effort16.
2518. Concours – Ce sont des textes que l’on transmet d’abord à ceux qui doivent les transmettre, en les inscrivant au programme des concours de l’enseignement de la littérature, notamment celui de l’agrégation qui devient un des espaces de construction et de négociation du canon.
2619. Souvenirs (bons ou mauvais) – Ce sont des textes qui renvoient donc chacun à ses souvenirs scolaires ; c’est une des raisons pour lesquelles les bibliothèques les mettent peu en avant, désireuses qu’elles sont de marquer leur distance avec l’école, notamment pour que les usagers qui n’ont pas eu de l’école une expérience heureuse ne s’y trouvent pas renvoyés.
2720. Poussière – Ce sont des textes anciens et toujours déjà supposés connus, parfois même qualifiés de poussiéreux, et qu’enseignants, éditeurs et traducteurs, entre autres, se proposent de moderniser, de revivifier, de rendre attractifs et contemporains (notamment par un travail éditorial ou scénique).
Des valeurs établies
28Leur valeur littéraire, leur caractère marquant dans l’histoire littéraire mais aussi leur scolarisation (qui les rend communs) en font des valeurs établies constitutives d’un patrimoine national.
2921. Autorité – Ce sont des textes qui font autorité (par l’auctoritas de l’auctor, mais une auctoritas qui implique d’avoir été reconnue comme telle, voire construite comme telle).
3022. Sacré – Ce sont des textes incontestables donc, dont on ne saurait montrer les faiblesses sans commettre un crime de lèse-majesté. Les Remarques de grammaire sur Racine dans lesquelles l’abbé d’Olivet analyse les tragédies raciniennes en inventoriant les « petites fautes de style où elles peuvent être tombées » lui attirent ainsi les foudres de l’abbé Desfontaines qui y voit des licences poétiques plus que des erreurs et, surtout, conteste la prétention de son confrère à « juger Racine »17. Les classiques sont posés comme ne pouvant faire l’objet d’aucun jugement. On peut dire qu’ils sont sacrés. On parle d’ailleurs métaphoriquement de « consécration » littéraire, de canon et de panthéon d’auteurs18.
3123. Consensus – Ce sont des textes posés comme consensuels i.e. sur lesquels l’ensemble de la communauté est tombé d’accord et dont chacun est censé reconnaître la valeur.
3224. Garantie – Ce sont donc aussi des textes garantis, c’est-à-dire qui mettent celui qui les lit ou les cite à l’abri de l’impair19. Ils forment une culture non distinctive mais sûre, au sens où l’on parle de « valeurs sûres ».
3325. Incontournable – Ce sont des textes que l’on pose comme incontournables, donc que l’on ne peut pas ne pas connaître, et que l’institution scolaire s’attache pour cette raison à transmettre, i.e. à faire (re)connaître comme un élément du socle commun fondamental.
3426. Parler (pouvoir en) – Ce sont des textes qu’il s’agit avant tout de pouvoir citer et situer, et dont on doit être capable de parler même si on ne les a pas lus, ne serait-ce que de manière allusive20.
3527. Lus – Ce sont des textes toujours déjà lus, dont on parle comme déjà bien connus, i.e. sans explicitation mais par allusion (qu’on les ait réellement et intégralement lus ou non, que les destinataires les aient lus ou non). Ils fondent ainsi un sentiment d’entre-soi.
3628. Patrimoine – Ce sont des textes constitutifs d’un patrimoine, associé à la nation voire à l’humanité tout entière, dont le classement et la diffusion sont donc des actes politiques autant que littéraires21.
3729. Ancrage – Ce sont des textes d’auteurs dont les noms parsèment l’espace public : noms de rues, de bibliothèques, d’établissements scolaires, i.e. qui s’incarnent dans la ville.
3830. Appartenance – Ce sont des textes utilisables comme marques d’appartenance à un groupe national, ou à la partie cultivée de ce groupe (les « classici » romains sont les citoyens de première classe) – de là la place des classiques dans ce que Pierre Bourdieu a nommé la « bonne volonté culturelle » d’une petite bourgeoisie cherchant à s’approprier la culture légitime22.
Des textes profitables pour tous
39Par leur valeur littéraire hors du commun, les classiques sont censés pouvoir être lus par chacun avec un profit assuré quoique divers. Ils font de fait l’objet d’appropriations multiples et d’une multitude de discours mais aussi de rééditions, qui sont autant d’exploitations.
4031. Nourriture – Ce sont des textes dont on encourage la lecture et l’analyse parce qu’ils sont censés nourrir la pensée23, donc non seulement être stylistiquement remarquables mais proposer une vision du monde enrichissante – comme ces textes littéraires décrits par Martha Nussbaum par lesquels le lecteur acquiert une connaissance du monde à la fois plus large et plus profonde24. Les classiques doivent ainsi avoir une valeur éthique.
4132. Langue – Ce sont aussi des textes dont on encourage la lecture, en particulier des plus jeunes, comme des modèles de maîtrise de l’écrit, et des manières d’apprendre par imprégnation syntaxe, conjugaison, lexique et orthographe.
4233. Atemporel – Ce sont des textes à la valeur atemporelle, i.e. des textes dont la valeur n’est pas liée uniquement à l’époque de leur production, et qui sont censés pouvoir traverser les siècles sans prendre aucune ride.
4334. Universel – Ce sont des textes qui, au-delà de leur singularité, sont censés avoir une portée universelle, donc pouvoir être lus par tous avec profit. Sainte-Beuve définissait ainsi l’auteur classique comme celui « qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges »25.
4435. Tous (pour) – Ce sont des textes censés être lisibles par tous. De là, par exemple, la polémique suscitée par un propos du président Nicolas Sarkozy à propos de la place des classiques dans les épreuves de recrutement de la fonction publique et de l’inutilité supposée pour une guichetière de la poste de connaître La Princesse de Clèves26.
4536. Richesse – Ce sont des textes censés être si riches qu’ils se prêtent à la relecture, font voir à chaque fois de nouvelles facettes, donnent l’impression que l’on n’en a jamais fait le tour, étonnent toujours, sont susceptibles de devenir des livres de chevet. Ce sont donc des textes que l’on relit, non seulement parce qu’on est censé les avoir déjà lus, mais aussi parce que les relire est toujours un nouvel enrichissement.
4637. Appropriations – Ce sont des textes susceptibles d’appropriations multiples, ce qui signifie aussi que chacun s’approprie le texte en fonction de ses propres intérêts, en laissant de côté ce qui l’intéresse moins. Alain Viala va plus loin en indiquant que « ces textes s’offrent comme des potentiels que les lectures activent diversement »27.
4738. Discours – Ce sont des textes entourés de discours, c’est-à-dire des textes qui circulent avec leurs (nombreux) commentaires, et souvent même qui sont précédés de leurs commentaires (qui en orientent la lecture) : critique universitaire (les classiques sont notamment les textes sur lesquels ont été réalisées des recherches et des thèses)28, appareil pédagogique souvent volumineux (lié à leur statut scolaire), énonciation éditoriale29 (d’autant plus variée que les classiques font l’objet de nombreuses rééditions et que la plupart sont libres de droits).
4839. Profit symbolique – Ce sont des textes qui, par un effet de transfert de capital symbolique, bénéficient à ceux qui les commentent, les illustrent, les publient, les diffusent, prennent leur parti ou s’en emparent.
4940. Commerce (Fonds de) – Ce sont des textes qui constituent un fonds de commerce : la valeur qui leur est associée assure leur succès. D’où la tentation d’en proposer des rééditions multiples, mais aussi des adaptations sous d’autres formes, lectures, mises en scène, mises en musique et manifestations littéraires en tous genres, qui répondent au désir de les faire (re)découvrir, mais sont aussi assurées, par le choix d’un tel objet, de trouver leur public.
Un processus de « classicisation » invisibilisé
50L’apport majeur d’Alain Viala est d’avoir souligné que la valeur des classiques ne tient pas uniquement aux propriétés textuelles, mais résulte d’un processus historique impliquant les institutions du champ littéraire et que l’on peut tenter de caractériser.
5141. Élection – C’est un processus électif, dans la mesure où il concerne seulement certains auteurs (ceux qu’on appelle les classiques).
5242. Sélection – C’est aussi un processus sélectif, au sens où il sélectionne au sein de l’œuvre d’un auteur ce qui est censé être digne d’intérêt, excluant d’autres éléments, et ce même dans les œuvres complètes comme dans la Bibliothèque de la Pléiade30. On dit « lire Racine ou Balzac », mais on ne lit pas tout de ces auteurs, et toute une partie de l’œuvre de ces écrivains a été éliminée de la mémoire qu’on en a (construite).
5343. Agrégation – C’est à l’inverse un processus qui agrège tout ce qui peut avoir trait à l’auteur classicisé, c’est-à-dire qui, par extension, confère de la valeur à des éléments dépourvus de toute valeur en soi (par exemple une note de teinturier valant comme indice du style de vie d’un auteur) et, dans une démarche proche de la fétichisation, conservés pieusement de même que la maison où l’auteur a vécu31 et les objets qu’il a utilisés, qui font l’objet d’une patrimonialisation et d’une muséalisation.
5444. Luttes – C’est un processus qui passe par des luttes : Alain Viala peint les affrontements entre érudits pour la constitution d’un premier canon dans le premier tiers du XVIIIe siècle, luttes qui ont donc un enjeu littéraire, mais permettent aussi à ceux qui y prennent part de construire leur propre position au sein du champ littéraire.
5545. Étapes – C’est un processus qui passe par des étapes successives : légitimation (première reconnaissance), émergence (convergence de critiques favorables), consécration (reconnaissance supérieure et plus large), perpétuation (inscription dans la durée, patrimonialisation)32.
5646. Durée – C’est donc un processus qui se déroule sur le temps long, le classique ne se construisant comme tel que dans la durée.
5747. Fluctuations – C’est aussi un processus non linéaire avec des variations, la réputation d’un auteur et sa notoriété pouvant varier au fil des siècles.
5848. Imprévisibilité – C’est un processus que l’on ne peut pas anticiper : nul ne peut prédire avec certitude lesquels des auteurs aujourd’hui consacrés finiront par être érigés en classiques, même si l’on s’interroge sur la classicisation du contemporain33.
5949. Institutions – C’est un processus qui engage différentes institutions, la critique littéraire, l’école, les bibliothèques, les maisons d’édition, l’université34.
6050. Dissimulation – C’est enfin un processus masqué : alors même que les jugements, sélections et commentaires participent à produire la valeur du texte, tout est fait pour produire la croyance dans la seule valeur intrinsèque du texte en question dont les institutions n’auraient participé qu’à la juste reconnaissance35. Il s’agit en effet de maintenir l’illusio, inhérente au champ littéraire et donc essentielle au fonctionnement de celui-ci36.
61L’étiquette « classique » concerne des textes très divers, au-delà de ce label qui les réunit, par leur genre, leur époque, leur écriture. Les classiques ne sont donc pas tant des objets littéraires que l’on pourrait tenter de définir en soi que des objets sociaux de pratiques (lectorales, discursives, pédagogiques, classificatoires, évaluatives), dont les enjeux sont multiples (cognitifs, esthétiques, émotionnels, distinctifs, politiques, etc.). C’est vrai aussi des autres textes, mais, par leur autorité socialement reconnue, leur inscription massive dans les institutions et dans les discours, leurs usages multiples, les classiques apparaissent comme des textes éminemment sociaux. On voit bien que l’on ne peut saisir leur valeur, et plus généralement la valeur littéraire, qu’à condition de croiser les regards et les disciplines, ce qu’Alain Viala nous invite à faire pour penser les classiques, mais aussi, de manière plus générale, pour analyser la littérature comme discipline et ensemble d’objets et de pratiques articulés, historiquement situés et socialement ancrés37. Analyse heuristique pour qui s’intéresse à l’histoire littéraire, au patrimoine, à l’édition ou à l’enseignement de la littérature et qui ajoute au plaisir du texte celui de la compréhension, non seulement de son fonctionnement interne, mais aussi de ses perceptions et réceptions comme texte littéraire et comme valeur.
Notes de bas de page
1 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, 1993, n° 19, Qu’est-ce qu’un classique ?, p. 13-31.
2 Fanny Renard, Les Lycéens et la lecture : entre habitudes et sollicitations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
3 Pierre Bourdieu, « La production de la croyance », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n° 13, p. 3-43.
4 Jacques Dubois, L’Institution de la littérature : introduction à une sociologie, Paris/ Brussels, F. Nathan/Éd. Labor, 1978, p. 129.
5 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Claude Maillard (trad.), Paris, Gallimard, 1978.
6 Hervé Serry, « Comment et pourquoi les éditions du Seuil refusèrent-elles Samuel Beckett ? », Littérature, 2012, n° 167-3, p. 51-64.
7 Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Le Constitutionnel, 21 octobre 1850.
8 Thomas Samuel Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Laure Meyer (trad.), nouv. éd. augm. et rev. par l’auteur, Paris, Flammarion, « Champs », 1991.
9 Alain Viala, « Querelles et légitimations : Quand le spectre de la mort de la littérature hante les débats », Carnets : revue électronique d’études françaises [en ligne], 2017, II / 19, p. 1-13, ici p. 1.
10 Fanny Renard, Les Lycéens et la lecture, op. cit., 2011 ; Alain Viala, « Rhétorique du lecteur et scholitudes », dans L’Acte de lecture, Denis Saint-Jacques (dir.), Québec, Éd. Nota bene, 1998, p. 323-336.
11 Michel P. Schmitt, « Les cotes aux concours ? », Littératures classiques, 1993, n° 19, p. 281-291.
12 Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain : littérature, droit et morale en France, XIXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011.
13 Emmanuel Fraisse, Les Anthologies en France, Paris, PUF, 1997.
14 Alain Viala, « Querelles et légitimations », op. cit., p. 3.
15 Voir Claude Lafarge, La Valeur littéraire : figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Paris, Fayard, 1983.
16 Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Détrez, Et pourtant, ils lisent, Paris, Seuil, 1999.
17 Alain Viala, « Querelles et légitimations », op. cit., p. 2.
18 Sébastien Dubois, « Entrer au panthéon littéraire : consécration des poètes contemporains », Revue française de sociologie, 2009, n° 50/1, p. 3-29.
19 Anne-Marie Bertrand, Martine Burgos, Claude Poissenot, Jean-Marie Privat, Les Bibliothèques municipales et leurs publics. Pratiques ordinaires de la culture, Paris, BPI, 2001, http://editionsdelabibliotheque.bpi.fr/livre/?GCOI=84240100176630.
20 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Éd. de Minuit, 2006.
21 Daniel Milo, « Les classiques scolaires », dans Les Lieux de mémoire, 2. La Nation : Héritage, Historiographie, Paysages, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986, p. 517-562 ; Alain Viala, « Lire les classiques au temps de la mondialisation », XVIIe siècle, 2005, n° 228, p. 393-407.
22 Pierre Bourdieu, « La production de la croyance », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n° 13, p. 3-43.
23 Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques ?, Jean-Paul Manganaro (trad.), Paris, Seuil, 1993.
24 Martha Craven Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, New York/Oxford, Oxford University Press, 1990.
25 Augustin de Sainte-Beuve, « Qu’est ce qu’un classique ? », dans Causeries du Lundi, Paris, Garnier, 1851-1868, t. III, p. 42.
26 Catherine Henri, « L’affaire Princesse de Clèves », Club de Mediapart, 29 mai 2009.https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/290509/l-affaire-princesse-de-cleves, consulté le 31 mai 2017.
27 Alain Viala, « Querelles et légitimations », op. cit., p. 7.
28 Marie-Odile André, Mathilde Barraband, Sabrinelle Bédrane, Audrey Lasserre, Aline Marchand, « La littérature française contemporaine à l’épreuve du fichier central des thèses », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2011, n° 111-3, p. 685-716.
29 Emmanuel Souchier, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Cahiers de médiologie, 1996, n° 6, p. 137-145.
30 Bibliothèque de la Pléiade : travail éditorial et valeur littéraire (actes du colloque, Aix-en-Provence, Université de Provence, 24-26 mai 2007), Joëlle Gleize et Philippe Roussin (dir.), Paris, Éd. des archives contemporaines, 2009.
31 Daniel Fabre, « Maison d’écrivain. L’auteur et ses lieux », Le Débat, 2001, n° 115, p. 172-177 ; Aurore Bonniot-Mirloup et Hélène Blasquiet, « De l’œuvre aux lieux : la maison d’écrivain pour passerelle (France) », Territoire en mouvement – Revue de géographie et aménagement [en ligne], 2016, 31, http://tem.revues.org/3722 (consulté le 12 mai 2017) ; Marie-Ève Riel, « “Comme un poème en plusieurs chambres”. Maisons d’écrivains en France et au Québec », thèse de l’université de Sherbrooke, 2012.
32 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », op. cit., p. 25.
33 Cécile Rabot, « La bibliothèque universitaire et la valeur littéraire du contemporain », dans Du contemporain à l’université : usages, configurations, enjeux, Marie-Odile André et Mathilde Barraband (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, p. 61-74, http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/psn/256.
34 Sabine Loucif, « Sociologie de la réception et analyse du rôle de l’institution littéraire : étude contrastive de l’usage des “classiques” de la littérature française dans les universités américaines », thèse de doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1996.
35 Delphine Naudier, « La fabrication de la croyance en la valeur littéraire », Sociologie de l’art, OPuS nouvelle série, 2004, n° 4, p. 37-66.
36 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1991, n° 89, p. 3-46.
37 Le Dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (dir.), Paris, PUF, 2002.
Auteur
Université Paris Nanterre Centre Européen de Sociologie et de Science Politique
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Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017