Fouiller le champ littéraire : Naissance de l’écrivain
p. 63-71
Texte intégral
1On se propose ici simplement d’offrir une vue plus ou moins personnelle (plutôt qu’une analyse rigoureuse) de la situation de l’histoire littéraire du XVIIe siècle au moment de la parution de Naissance de l’écrivain en 19851. Une longue série d’histoires littéraires de l’« âge classique » pesait d’un poids lourd sur le chercheur. En fait, on s’était mis à écrire l’histoire littéraire de cette époque à l’époque même : témoin l’Histoire de l’Académie française depuis son établissement jusqu’en 1652 de Paul Pellisson. Signe, si l’on veut, de l’émergence d’un champ littéraire ; mais gardons-nous d’anticiper.
2L’historien de la littérature dite « classique » devait affronter deux problèmes principaux. D’abord le rapport entre l’activité littéraire et l’histoire ; ensuite la pertinence et les implications du terme même de « littérature ». Pour comprendre comment ces deux problèmes étaient affrontés par l’histoire littéraire dominante, il est utile de consulter la grande Histoire de la littérature française au XVIIe siècle d’Antoine Adam (ouvrage où il y a toujours beaucoup à apprendre).
3L’érudition d’Adam était remarquable ; il avait vraiment tout lu. D’ailleurs son Histoire n’était pas seulement un produit de l’érudition ; c’était un ouvrage de combat, dirigé contre le mythe d’un « classicisme » éternel, « conçu comme un ordre, alors qu’il était avant tout une volonté de créer »2. Cette critique, dirigée spécifiquement contre Sainte-Beuve, vaut pour toute une tradition à laquelle Adam s’en prenait avec vigueur. En fait, pour A. Adam, « le classicisme, qui, au temps de Schlegel, apparaîtra à l’Europe comme une entrave au libre jaillissement de l’esprit, a été, à son début en France, liberté et jaillissement »3. On se demande si cette polémique littéraire n’avait pas une dimension politique significative, dans les circonstances de la parution du premier tome de l’Histoire. Loin de nager dans l’intemporel, le classicisme était d’abord un modernisme :
Ce progrès de la régularité, s’il est le trait le plus évident de l’époque, n’est pas le seul, ni peut-être le plus important. Celui qui domine tous les autres, c’est, chez les meilleurs de nos écrivains, la volonté de créer des modes d’expression nouveaux pour traduire des formes nouvelles de vivre, de sentir et de penser. C’est, en un mot, le modernisme de toute cette époque.4
4L’ouvrage d’Adam n’était donc rien moins que le ressassement d’une orthodoxie. Il ne négligeait nullement les facteurs sociaux et historiques : intervention du pouvoir dans le monde littéraire, rapports entre noblesse et bourgeoisie, remplacement de la bourgeoisie des officiers et parlementaires par la bourgeoisie des financiers et des gens d’affaires5. Il mettait en valeur aussi l’importance d’institutions telles que l’Académie française et les salons. Mais les individus occupaient toujours le devant de la scène. Tout comme Sainte-Beuve, A. Adam aime les portraits : on n’oubliera pas celui de Chapelain, malpropre, « petit et noir, avec des gestes saccadés »6. Il aime aussi juger les personnages dont il raconte l’histoire et les actes : ce jugement prend parfois une dimension nettement morale. Il n’hésite pas à attribuer aux traits de caractère qu’il signale une valeur explicative. De Vaugelas, par exemple, il dit que « cet homme bon, maladroit, un peu simple, était reçu dans le plus grand monde, où sa candeur plaisait »7. Mais dans un certain monde intellectuel, ce goût des explications psychologiques, voire morales, était passé de mode depuis du moins le moment sartrien.
5Les jugements de valeur littéraire comptaient pour beaucoup dans la méthode d’Adam (en quoi son ouvrage n’était nullement atypique). Voici comment il s’explique :
L’histoire littéraire ne se justifie que si elle donne aux lecteurs de nouveaux moyens de comprendre, de nouvelles raisons d’aimer les œuvres vivantes, celles qui, à travers les siècles, continuent d’éclairer, d’enchanter ou d’émouvoir. Tous les gens de lettres qui ont noirci le papier de leur prose ou de leurs vers n’ont pas un droit égal à figurer dans l’histoire. Il faut qu’ils restent pour nous des écrivains vivants, ou tout au moins qu’ils aient joué un rôle dans le mouvement littéraire, et que leurs livres jettent une utile lumière sur les ouvrages des plus grands.8
6Mais cette approche ne tendait qu’à renforcer les hiérarchies de valeur établies. D’ailleurs l’historien qui la pratiquait risquait toujours de faire de la valeur une catégorie explicative : comme si le succès de Racine ou de Molière s’expliquait tout simplement par le mérite supérieur de leurs ouvrages. En outre, quand on appliquait le terme de « littérature » à une époque antérieure à la nôtre, la tentation était (d’autant plus grande qu’elle était souvent inconsciente) de supposer que les auteurs de cette époque partageaient notre conception de la littérature, de même qu’en écrivant ils croyaient faire œuvre de littérature, tandis que souvent ce qui comptait surtout pour eux étaient les vérités qu’ils essayaient de communiquer de la façon la plus efficace (songeons à Bossuet ou même à La Bruyère).
7Pour un chercheur en quête d’autres modèles d’histoire littéraire, le marxisme, soucieux de relier l’œuvre littéraire à l’histoire, avait toujours bien des attraits. Mais quel marxisme ? Le marxisme vulgaire cherchait à mettre en rapport l’appartenance de classe d’un écrivain et son idéologie. Dans certains cas, celui, par exemple, des philosophes des Lumières, ce rapprochement ne manquait pas de plausibilité. Diderot, d’origine bourgeoise, invente le drame bourgeois et propage, à l’aide de l’Encyclopédie, une vision du monde bourgeoise, qui privilégie le développement de la science et de la technologie. Le petit-bourgeois Rousseau s’en prend au luxe aristocratique et aux relations de dépendance personnelle indispensables au fonctionnement de l’Ancien Régime ; il met la souveraineté dans une communauté politique d’individus régie seulement par des lois qu’elle s’est imposées de son plein gré. CQFD. Même en ce qui concerne le XVIIe siècle ce rapport se laisse parfois facilement apercevoir ; la présentation de la première édition (anonyme) des Maximes de La Rochefoucauld signale la relation entre les qualités stylistiques du texte et le rang de son auteur :
J’y rencontre […] le tour de l’expression noble, et accompagné d’un certain air de qualité qui n’appartient pas à tous ceux qui se mêlent d’écrire. […] Je préférerai toute ma vie la manière d’écrire négligée d’un Courtisan qui a de l’esprit à la régularité gênée d’un Docteur qui n’a jamais rien vu que ses livres.9
8Sans doute, mais étant donné que la plupart des écrivains du XVIIe siècle étaient d’origine bourgeoise, il n’était pas du tout facile de voir dans leurs ouvrages l’expression d’une idéologie manifestement bourgeoise, contraire à celle de la noblesse. Déjà en 1948 Paul Bénichou avait décelé dans le théâtre du bourgeois Corneille l’expression d’une éthique de la gloire d’origine tout aristocratique10. D’ailleurs, on l’a vu dans le cas d’A. Adam, la critique dite « bourgeoise » était bien capable de reconnaître l’importance que pouvaient avoir dans la culture les rapports de classe.
9Une tentative plus ambitieuse et plus systématique de repenser les rapports entre écrivain et société au XVIIe siècle avait été faite par Lucien Goldmann11. À la différence de beaucoup de critiques marxistes (par exemple Lukács), qui prêtaient attention surtout aux romans réalistes du XIXe siècle, l’approche de Goldmann embrassait à la fois la tragédie et la philosophie, unifiées par sa conception potentiellement très riche de « vision du monde »12.
10Hélas, les défauts de sa méthode ne frappaient pas moins que son ambition. La notion de « vision du monde » était employée d’une manière dogmatique et réductrice ; elle était censée justifier un schéma téléologique du développement de la pensée (reste de cet hégélianisme qu’Althusser devait chercher à balayer). Il imposait à l’œuvre de Racine une conception de la tragédie entièrement anachronique, en suite de quoi il résultait que Racine, croyant écrire des tragédies, n’avait quelquefois enfanté que des drames13. Il y a néanmoins beaucoup de choses à admirer dans Le Dieu caché ; ce qu’on vient de dire vise seulement à indiquer quelques raisons pour lesquelles cet ouvrage ne pouvait pas servir de modèle théorique pour l’histoire littéraire14.
11D’ailleurs, comme on l’a signalé, le marxisme tel que L. Goldmann l’entendait avait été bousculé par la révolution althussérienne. Dans les années 1980 l’influence d’Althusser et de ses disciples sur l’étude de la littérature restait considérable. Elle tendait à mettre en cause le concept même de littérature. Althusser, lui, avait consacré des réflexions importantes à la littérature, surtout dans la « Lettre sur l’art », où il expliquait que la littérature, quoique incapable de remplacer la théorie en ce qui concerne la compréhension des relations et des processus sociaux, pouvait utilement la supplémenter, dans la mesure où elle rendait visibles les idéologies en jeu dans une situation historique donnée15. Elle ne disait pas la vérité de la situation, mais elle nous donnait accès au vécu des participants. Pierre Macherey avait développé et systématisé cette approche dans Pour une théorie de la production littéraire (1966) ; il repérait dans les textes qu’il y étudiait des décalages au niveau de la forme qui réfléchissaient des contradictions au niveau de l’idéologie. En Angleterre, Terry Eagleton (Criticism and Ideology, 1976) avait suivi un chemin semblable, produisant un appareil extrêmement compliqué de concepts destinés à éclairer la vérité du texte littéraire, le débarrassant des détritus des idéologies critiques pour mieux exposer les idéologies historiques qui le traversaient. Seulement, toutes ces discussions tendaient à privilégier soit le roman (surtout le roman réaliste du XIXe siècle), soit le théâtre d’avant-garde (surtout celui de Brecht). À supposer que leurs méthodes puissent s’appliquer aux romans d’une époque antérieure, en l’occurrence l’âge dit « classique », il n’était nullement évident qu’elles puissent s’appliquer à d’autres genres, la tragédie, la comédie, l’éloquence de la chaire, la réflexion des moralistes16.
12Fallait-il quitter le terrain du marxisme pour trouver d’autres ressources théoriques ? L’œuvre de Derrida, bien sûr, visait à mettre en cause l’interprétation fondée sur le contexte historique (voir De la grammatologie, 1967) ; quand il parlait de littérature, c’était normalement de la littérature d’avant-garde du XXe siècle (Genet, Artaud). Quant à Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), il avait développé un concept, celui d’« écriture », très riche au point de vue de l’histoire littéraire, puisqu’il offrait une médiation entre l’individu et la société ; c’était justement par l’« écriture » que, dans la plupart des cas, l’individu intervenait dans le discours social17. Tout moderniste qu’il était au niveau de la théorie, Barthes avait d’ailleurs une réelle sensibilité pour la littérature du XVIIe siècle ; ses lectures de La Rochefoucauld et de La Bruyère en témoignent, autant ou plus que Sur Racine. Mais après les années 1950 il s’était progressivement désintéressé de l’interprétation de la littérature dans un cadre historique. Foucault offrait une histoire de la pensée, ou de l’impensé, du plus haut intérêt, ainsi qu’une nouvelle perspective sur la notion de pouvoir, et d’importantes réflexions sur la notion d’« auteur », mais il s’intéressait peu aux comportements individuels ; il opérait au niveau des époques et des épistémès, ce qui rendait difficile l’application de sa méthode à l’interprétation des ouvrages dans le contexte immédiat de leur production.
13En ce qui concerne le statut du concept « littérature », Foucault tenait à en souligner l’historicité, mettant radicalement en cause sa pertinence à l’âge classique.
Enfin la dernière des compensations au nivellement du langage, la plus importante, la plus inattendue aussi, c’est l’apparition de la littérature. De la littérature comme telle, car depuis Dante, depuis Homère, il a bien existé dans le monde occidental une forme de langage que nous autres maintenant nous appelons « littérature ». Mais le mot est de fraîche date, comme est récent aussi dans notre culture l’isolement d’un langage singulier dont la modalité propre est d’être « littéraire ». C’est qu’au début du XIXe siècle, à l’époque où le langage s’enfonçait dans son épaisseur d’objet et se laissait, de part en part, traverser par un savoir, il se reconstituait ailleurs, sous une forme indépendante, difficile d’accès, repliée sur l’énigme de sa naissance et tout entière référée à l’acte pur d’écrire. La littérature se distingue de plus en plus du discours d’idées, et s’enferme dans une intransitivité radicale ; elle se détache de toutes les valeurs qui pouvaient à l’âge classique la faire circuler (le goût, le plaisir, le naturel, le vrai) et elle fait naître dans son propre espace tout ce qui peut en assurer la dénégation ludique (le scandaleux, le laid, l’impossible) ; elle rompt avec toute définition de « genres » comme formes ajustées à un ordre de représentations, et devient pure et simple manifestation d’un langage qui n’a pour loi que d’affirmer – contre tous les autres discours – son existence escarpée ; elle n’a plus alors qu’à se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme.18
14Ce qui rend plus frappante cette thèse sur l’émergence historique de la « littérature » autour du commencement du XIXe siècle, c’est qu’elle est confirmée par d’autres historiens qui ne partageaient nullement les vues foucaldiennes en général. Témoin Marc Fumaroli, qui fait siennes les conclusions du Sacre de l’écrivain de Paul Bénichou. Étudiant l’époque qui précède immédiatement celle qui a vu naître l’histoire littéraire, il y établit en effet que la « littérature », dans son acception moderne et contemporaine, n’a fait son apparition qu’au XVIIIe siècle et n’a été « sacrée » qu’au XIXe siècle19.
15Il semblait donc que la notion de littérature ne pouvait qu’entraver la compréhension historique des ouvrages antérieurs à 1800. Cela voulait-il dire qu’il était impossible d’écrire l’histoire littéraire du XVIIe siècle ? Or en 1985 Naissance de l’écrivain donna à cette question une vigoureuse réponse négative.
16Nous avons tenté jusqu’ici d’esquisser le contexte dans lequel le livre d’Alain Viala est intervenu. Il s’agit maintenant d’indiquer quelques-uns des traits distinctifs grâce auxquels il a transformé nos idées de l’histoire littéraire. D’abord Alain Viala mettait entre parenthèses les jugements de valeur ; ils ne jouaient plus aucun rôle explicatif. Le but de l’histoire littéraire n’était plus de justifier les jugements de valeur consacrés par la tradition, d’approuver ou de condamner tel ou tel développement (par exemple l’assujettissement aux « règles » de la création théâtrale). Il s’agissait de comprendre l’activité littéraire dans le cadre d’un « champ », catégorie qu’avait empruntée Alain Viala à l’œuvre de Pierre Bourdieu (qu’il cite dès la première page de son livre). Il peut être utile de citer ici la définition de ce terme, et du terme connexe « habitus », tels qu’ils sont utilisés par Pierre Bourdieu, que nous offre Loïc Wacquant :
Un champ consiste en un ensemble de relations objectives historiques entre des positions ancrées dans certaines formes de pouvoir (ou de capital), tandis que l’habitus prend la forme d’un ensemble de relations historiques « déposées » au sein des corps individuels sous la forme de schèmes mentaux et corporels de perception, d’appréciation et d’action.20
17Selon cette conception, les sujets de l’histoire littéraire ne sont plus des individus dotés d’une certaine quantité de talent, dont on doit chercher à comprendre l’activité à partir de leurs traits psychologiques. Mais ce ne sont pas plus des « sujets » au sens althussérien, condamnés à reproduire, par leurs actions et par leurs discours, les relations sociales au niveau de l’idéologie. Doués en fonction de leur position sociale de départ d’un certain capital social et/ou culturel, porteurs de certains « habitus » en vertu desquels ils peuvent investir ce capital dans leurs activités avec plus ou moins de bonheur, ils se lancent dans une « carrière » au cours de laquelle ils se voient obligés de faire certains choix (entre la polygraphie ou la spécialisation, entre tel ou tel genre, tel ou tel public) qui peuvent tourner bien ou mal, c’est-à-dire qui consolideront ou qui affaibliront leur position dans le champ21. Le champ naissant doit son existence à un clivage à l’intérieur du monde des doctes, c’est-à-dire à une rupture avec les traditions de l’encyclopédisme humaniste de la part des « puristes », ceux qu’A. Viala appelle les « nouveaux doctes », qui choisissent plutôt la spécialisation, se préoccupant à la fois des questions de langue et des genres d’écriture où compte le plus la qualité de la langue (plutôt que la vérité du discours) : la poésie, le théâtre, l’art épistolaire ou oratoire. Par là ils démarquent un domaine qui correspond largement (sinon totalement) à ce qu’on appellera plus tard la littérature. On voit déjà que le nominalisme qui interdirait d’appliquer le terme « littérature » à la production culturelle d’une époque antérieure à la généralisation de ce terme dans son acception moderne risque d’obscurcir ce développement.
18Les nouveaux doctes marquent aussi les frontières de leur domaine par la création de nouvelles institutions, surtout les académies, où peuvent se rencontrer les spécialistes de la langue et de l’écriture. Les académies sont en principe une instance de légitimation intérieure au champ. Mais leur fonctionnement en tant que telles est à la fois favorisé et compromis par des pressions extérieures. La création de l’Académie française par Richelieu, faisant d’une société privée une instance de la politique culturelle de l’État, le montre assez. D’ailleurs pour que leur consécration par d’autres littérateurs puisse valoir en dehors des institutions littéraires, il faut que les membres de ces institutions bénéficient du prestige d’une autre espèce de consécration, c’est-à-dire qu’ils soient reçus par la bonne société. La légitimation intérieure au champ doit se doubler de la légitimation extérieure. Le monde des lettres ne peut donc échapper à l’emprise de la noblesse ; au contraire, il en a besoin pour affirmer sa propre « noblesse ». Son autonomie a donc pour contrepartie un fort degré d’hétéronomie ; tension qui, comme le montre A. Viala, se reproduit à tous les niveaux. Par exemple, le fait de figurer sur la liste des gratifications rédigée par Chapelain à l’usage de Colbert apporte à l’écrivain du prestige et une certaine sécurité économique, mais oblige à ne rien faire qui puisse compromettre sa position aux yeux du pouvoir. De même, on constate l’émergence d’un marché de la littérature (l’apparition des droits d’auteur), mais ce marché n’est guère capable de libérer les auteurs du régime du mécénat.
19Il ne saurait être question ici de résumer tout le contenu d’un livre d’ailleurs si bien connu. Qu’il suffise de mentionner une autre opposition, qui jette une vive lumière sur un fait qui ne peut que frapper tout lecteur du théâtre du XVIIe siècle comme paradoxal : on sait l’importance des règles imposées par les nouveaux doctes, mais on voit en même temps que de grands écrivains en parlent avec une certaine désinvolture, Molière, par exemple, dans La Critique de l’École des femmes, Racine, dans la préface de Bérénice. « Je voudrais bien savoir, dit le porte-parole du premier, si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ; et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin », tandis que pour le second « la principale règle est de plaire et de toucher ». Ce n’est pas qu’ils rejettent les règles, c’est qu’ils autorisent les spectateurs mondains à se fier à leurs propres sensations, sans se sentir obligés de déférer au jugement des savants. Mais cette position théorique ne se comprend pleinement qu’à la lumière de l’analyse que présente A. Viala de l’opposition entre deux stratégies de carrière. La première, c’est la quête de la réussite par le « cursus », c’est-à-dire par « des acquis successifs et cumulés de positions dans les secteurs institutionnalisés »22. La seconde, c’est la recherche directe de l’approbation du public élargi, la conquête du « succès ». Or c’est sur cette seconde stratégie qu’ont misé Racine et Molière, et c’est elle qu’ils cherchent à justifier par leurs prises de position en matière de critique. Il faut se garder de croire qu’il ne s’agisse là que de choix conscients, cyniques même : « Une stratégie mêle toujours du conscient et de l’inconscient, du calcul et de l’irrationnel, des choix libres et des contraintes, souvent même pas perçues comme telles »23.
20Naissance de l’écrivain a donc renouvelé notre compréhension de ce que pouvait être l’histoire littéraire. On pouvait, sans tomber dans le piège de l’anachronisme, faire l’histoire littéraire d’une époque où le terme « littéraire » dans son acception moderne ne s’était pas encore établi, du moment qu’on y reconnaissait l’existence d’une sphère de la culture où la pratique de l’écriture s’était séparée de la quête d’un savoir encyclopédique, où au lieu d’obéir à un impératif de vérité elle avait le droit de viser carrément le plaisir du lecteur ou du spectateur. Désormais certains genres d’écriture devaient être jugés d’après des critères spécifiques que les écrivains eux-mêmes imposaient et s’imposaient. Un champ littéraire avait pris forme, prétendant à une certaine autonomie ; mais en constatant ce développement, on ne pouvait pas se laisser aller à un idéalisme facile, comme si la littérature était après tout une essence intemporelle, puisqu’il fallait aussi reconnaître que la condition même de l’existence de ce champ était sa subordination à des instances extérieures (les hiérarchies sociales, l’Église, la royauté). La littérature n’était nullement coupée du social, même si on ne devait pas concevoir son rapport avec le social à l’aide des catégories de « reflet » et d’« idéologie ». C’était par son enracinement dans le monde social qu’elle avait peu à peu conquis un statut qui lui permettait d’y intervenir.
Notes de bas de page
1 Si de temps en temps on se permet certaines observations critiques sur la méthode d’un ouvrage dont on parle, ce n’est nullement dans un but polémique, mais seulement pour attirer l’attention sur un problème de méthode d’importance générale.
2 Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, Domat, 1948-1956, 5 vol., t. I, p. 586.
3 Ibid., t. I, p. 579.
4 Ibid., t. I, p. 578.
5 Ibid., t. I, p. 222-232 ; t. I, p. 589-595 ; t. II, p. 390.
6 Ibid., t. I, p. 234.
7 Ibid., t. I, p. 261.
8 Ibid., t. I, p. 1.
9 [Henri de La Chapelle-Bessé], « Discours sur les Réflexions ou sentences et maximes morales », dans La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et maximes morales et Réflexions diverses, Laurence Plazenet (éd.), Paris, Champion, 2005, p. 406.
10 Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.
11 Lucien Goldmann, Le Dieu caché : étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine [1955], Paris, Gallimard, 1979.
12 Pour l’exposition de cette conception, voir Le Dieu caché, op. cit., p. 13-94, p. 347-352.
13 Il est parfaitement légitime, si l’on veut, de juger les œuvres du passé à la lumière de nos concepts actuels, de dire, par exemple, que, selon notre compréhension courante de la tragédie, Phèdre est une tragédie et Iphigénie ne l’est pas ; mais si l’on cherche, comme Goldmann, à interpréter les œuvres à la lumière de leur contexte historique, il faut prendre en compte aussi le contexte conceptuel, le sens que les acteurs du passé donnaient à leurs actions.
14 Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la présentation goldmannienne du jansénisme.
15 Louis Althusser, « Lettre sur la connaissance de l’art (réponse à André Daspre) », Écrits philosophiques et politiques, Paris, Stock/IMEC, 1995, t. II, p. 559-568.
16 Pour éviter de donner l’impression de contempler toute cette histoire d’une position d’extériorité, ou de donner dans les complaisances du regard en arrière, je dois préciser que mon propre travail s’est déroulé d’abord dans le cadre du marxisme althussérien (Taste and Ideology in Seventeenth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 1988).
17 Alain Viala utilise justement ce terme, en précisant qu’il l’emploie dans le sens barthésien (Naissance de l’écrivain, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 168, n. 10).
18 Michel Foucault, Les Mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 312-313.
19 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence : rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 17.
20 Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant, Réponses : Pour une sociologie réflexive, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p. 24.
21 La notion de « carrière » avait été utilement exploitée déjà par Raymond Picard, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1961 ; son travail est cité dans Naissance de l’écrivain, p. 8.
22 A. Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 184.
23 Ibid.
Auteur
Université de Cambridge
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