Avertissement de l’éditeur aux lecteurs - Racine. La Stratégie du caméléon (1990).
p. 59-61
Texte intégral
1Les faits relatés dans cet ouvrage sont fondés sur des documents dignes de foi : nous l’avons vérifié ; c’est pourquoi nous avons concédé à l’auteur qu’il valait mieux en effet vous dispenser, lecteurs, du fouillis des justifications pesantes et de l’inutile embarras des notes savantes. Et si de ce fait le récit prend par moments l’allure du roman, nous avons admis aussi, sans rechigner, que procéder ainsi pouvait être bon pour éveiller la réflexion en sollicitant l’imagination et la sensibilité, et que le but de toute vraie biographie d’écrivain était d’inviter les lecteurs curieux à lire mieux les ouvrages de celui dont on raconte la vie. Il est vrai que ce genre, depuis longtemps, dérive souvent, tantôt vers la « somme » érudite qui n’épargne rien sur le moindre cousin, et tantôt vers le pur roman, qui révèle bien plus sur le biographe que sur sa victime. Le ton un peu différent pris dans ce Racine peut suggérer, peut-être, une autre voie ; comme aussi sa démarche d’ensemble que nous avons, elle, acceptée sans réticer : il faut bien une biographie sociale pour éclairer les significations d’une œuvre à partir des phénomènes entrelacés qui ont fait d’un simple particulier ce personnage social singulier, un écrivain. D’autant qu’ici c’est de Racine qu’il s’agit, Racine, l’écrivain le plus mythifié par l’École et la Critique, leur modèle du « classique », leur objet privilégié d’exégèse, et le sujet favori de leurs polémiques historiques ; mais aussi celui des écrivains français qui a eu la trajectoire sociale la plus étonnante, parti de moins que rien qu’il était, et très haut parvenu.
2Après avoir de la sorte tant convenu, nous avons tout de même tiré de notre auteur la seule concession qu’il mette en fin de volume une espèce de bibliographie, que vous utiliserez si cela vous plaît. Mais comme nous en suggérions quelques autres, il coupa court, disant qu’une biographie d’auteur est faite pour tracer des liens entre l’écrivain et ses écrits (« L’écrivain et ses écrits ! s’exclama-t-il, par l’“Homme et l’œuvre”, pas mélanger ! ») et assénant enfin :
Lewis dit à peu près, à propos du Snark, que si quelqu’un doute du bien-fondé de telles entreprises, il le renvoie à ses autres travaux : j’en dis volontiers de même pour ce Caméléon !…
3Le plus sage était donc de publier celui-ci tel que le voici. (p. 9-10)
Préface
4Ici, dans ce genre de biographie que j’essaye, il faut se garder des jugements a priori, ne pas naviguer aux préjugés, aux estimes subjectives, aux prétentieuses décisions de valeurs données ou déniées à une œuvre. Juger de haut cette poésie de débutant ou, au contraire, crier aux prémices d’un « génie » naissant, quel intérêt ? Ils sont bien assez, ils sont trop, qui s’en payent à juger, classer, le nez dans l’encensoir ou la plume qui vitupère, faisant passer leurs « goûts », leurs préjugés, pour le « vrai » (et souvent, le pire : ils y croient sans distance aucune…). Ici il s’agit bien plutôt de regarder ce qui fait que Racine a été considéré par ses confrères, encouragé, admis dans le métier.
5Réponse ? Son zèle conformiste.
6Et cela n’est pas si difficile à voir si on prend la peine, le temps – et l’humilité intellectuelle vraie, de déceler leur signification en observant ce qui, dans leurs formes et thèmes, tient à leurs conditions de création, de communication : à la façon dont l’artiste anticipe les attentes des destinataires, et s’y plie.
7Ici, pour ses premiers écrits, c’est assez clair, Racine développe sa faculté de mimer avec soin « ce qui se fait ». (p. 19)
8Amour de l’art ? Inspiration ? Penchant inné ? Pas matière ! L’idée de « vocation », décidément, cacherait plus de choses, là, qu’elle n’en éclairerait.
9Et l’idée de « génie »… encore pis. Ni dans ses textes aux poncifs trop plats ou trop boursouflés ; ni dans ses manœuvres (un peu de calcul et de flair, un peu de chance, l’aide d’amis, de parents éloignés, le jeu des relations) : rien qui justifierait qu’on envisageât même la question en de tels termes. Pas même l’un ou l’autre trait de « surdoué » Pourtant « c’est Racine » ! L’écrivain mythique, grand modèle, monstre sacré ! Oui mais là, quand on lit… génie qui surgit ? génie qui s’éveille, ou même seulement qui bouge un peu avant de s’éveiller ?… Non, rien. Ça donne à penser que la conception aujourd’hui courante de l’homme génial porteur de dons et de « message », elle n’est pas bien fiable ; elle brouillerait plutôt les pistes, ferait écran aux vraies questions…, pseudo-explication plaquée sur la réalité.
10La réalité de Racine entrant dans la carrière, c’est du travail, de l’acharnement, de l’énergie qui ne rechigne pas, et de la méticulosité. Tant de soin, c’est quelque chose… Et puis c’est surtout cette contradiction – donc cette dynamique –, chez lui, entre la soumission aux destinataires, extrême soumission, le conformisme, ultra-conformisme, et l’ambition, impatiente, très impatiente, avide…
11Un tour d’esprit bien singulier…
12D’où ça vient ? Où ça l’entraîne, dans ses manières, ses écrits, sa carrière ?…
13Cette disposition à prendre l’aspect du milieu auquel on veut (on désire ou on a besoin de) s’intégrer pour y trouver de quoi subsister et se développer, cette attitude de conquérant en habit de disciple obéissant, je l’appellerai – l’image fera suggestion, et quelle intelligence des textes, et puis du monde, aurait-on sans faire bouger son imaginaire –, je l’appellerai donc, par une image – il est des imaginaires scientifiques, comme des poétiques, et d’ailleurs, pour le dire en passant, dès un certain degré de qualité, les deux ne sont pas essentiellement différents, et l’épistémologie, de toute son histoire, le montre – je l’appellerai, enfin – sans pouvoir me réfréner de marquer encore que bien des essayistes et des critiques, et puis tant de prétendus savants en -iens, en -istes, et en -logues, embusquent, hypocrites, à chaque coin de leurs discours des thèses générales non dites, pour justifier leurs explications, et qu’ici au moins, elles débordent de leurs parenthèses (y a-t-il rien de plus signifiant que les parenthèses ?) pour s’énoncer, s’annoncer, s’assumer… souligner en particulier que si l’on part en quête d’images des dispositions d’esprit, faut partir de l’idée qu’il n’y a pas d’esprits supérieurs « élus », a priori –, ouf !… la faculté de se fondre dans des milieux pour y quérir pâture, je l’appelle un ethos caméléonesque. (p. 23-24)
14Racine. La Stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990, extraits de la préface.
Auteur
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