Présentation
p. 7-12
Texte intégral
… la littérature c’est aussi fait pour oser penser, oser douter, oser interroger,
ça vit d’autant mieux que c’est un espace de critiques et de questions.
Et tout le reste, discours de célébration, rituel,
c’est croyance, religion ou grimace, ce que l’on voudra,
en tout cas tout ce reste n’est plus littérature.
Alain Viala, « Rue Racine », Traces 5, 1993.
1Comment rendre hommage à Alain Viala, à la fécondité de ses travaux, à l’inventivité de son œuvre ? Effectuer un rite sans être dupe de son rituel, mais sans en dévaluer l’efficacité ? Et comment composer des Mélanges sans transformer le destinataire en momie ou en académicien empaillé, sublimé sur un piédestal qui, l’isolant des vivants vulgaires, le met en fait au rancart dans l’immortalité1 ? Cela le ferait bien enrager.
2Puisqu’un de ses buts est de décloisonner les genres, de faire dialoguer des notions, d’éviter les prêts à penser, on pouvait tout risquer.
3Vous échappez à des rubriques dont vous verrez quelques échantillons, sur les vies d’homonymes, les vies symboliques, les signes du destin (saviez-vous, amis suisses, que vos compatriotes furent repoussés à Granson par le duc de Savoie au cri de « Viala, Viala » ? [J. Molinet, Chronique, année 1476]) et les pseudonymes. Même les notices de l’IdRef incluent sous son nom et sa biographie les ouvrages d’un Alain Viala actuel versé en médecine toxicologique. Il y a bien assez d’occurrences du nom de l’individu réel dans un ensemble éditorial qui couvre une gamme étonnante de genres, de pays et de labels scientifiques. Liste à la Prévert, dit-on. On pourrait dire « à la Viala ». Titres parodiques, titres académiques, adaptations de Walt Disney – l’auteur de Naissance de l’écrivain est aussi celui de Rox et Rouky – cohabitent avec la fondation, en partenariat avec Christian Jouhaud, du Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire (GRIHL), qui a fêté ses 20 ans en 2016, ou la direction du Groupe de Travail ministériel sur les programmes scolaires. Activités spectaculaires. Spectaculaires ? Amoureux du théâtre, il est encore au Festival d’Avignon, avec l’ANR, construisant des ponts entre recherche et création. Activités moins spectaculaires, mais militantes et fondatrices : participation au Comité de lutte contre l’illettrisme et au Conseil des Presses universitaires de France. Pas de raton-laveur, mais un caméléon : Racine, persistant, à côté de relations amicales avec des écrivains contemporains – parmi lesquels François Bon, Pierre Michon, Assia Djebar, Paul Fournel. Et encore une double carrière, parisienne et oxonienne, des amitiés et des collaborations nouées au Canada, en Belgique, aux États-Unis, en Suisse, en Corée, des doctorants d’ici et d’ailleurs, et toujours l’Aveyron.
4Le présent recueil rassemble des contributeurs enthousiastes et nombreux, qui ont tous travaillé avec Alain Viala à un moment ou à un autre de leur carrière, pour organiser, rassembler, rédiger, réfléchir, dans l’une ou l’autre des institutions auxquelles il a apporté travail obstiné et présence : doctorants, collègues, combattants des mêmes causes. Tout en gardant la mesure nécessaire à la communication imprimée, leurs hommages prennent une forme choisie, allant du poème ou du témoignage affectueux à la biographie imaginaire et la réflexion érudite qui s’inscrit dans le prolongement des concepts qu’il a imposés en histoire et théorie de la littérature. Chaque section contient tous les tons, et leur rencontre espère suggérer la diversité et la fécondité d’approches qui se veulent libres, libératrices. Sociologie de la littérature, figures et places de l’écrivain, sociopoétique, réévaluation historique de la notion de galanterie à travers le temps, questionnement critique sur l’emploi des termes, regard sur l’intérêt littéraire, et surtout, toujours, le désir de partager, de transmettre, avec le courage de se colleter avec les formes très incarnées de cette transmission, scolaire, universitaire, éditoriale, écrite, prononcée, défensive et offensive.
5On trouvera pour commencer la liste chronologique complète (?) des publications d’Alain Viala. Puis, pour servir de support orchestré au parcours de ce recueil, quelques-uns de ses textes en ponctuent les étapes et, comme on le verra, fournissent les slogans qui scandent l’organisation des sections. Chaque approche souligne ses idées fortes sur le caractère vivant du littéraire, les circulations et interactions qui l’animent, les conflits et tensions qui le traversent, les investissements et engagements qui le fondent, le croisement des regards qu’il convient de porter sur lui.
6Sans surprise, ce volume prend comme point de départ l’idée imposée dès l’abord par les travaux d’Alain Viala : qu’écrire, c’est une manière d’occuper une (ou des) position(s) dans la gamme des positions possibles (y compris à inventer) à une époque donnée. Définir ainsi le fait littéraire comme un fait social appelle un certain angle d’attaque critique : relire le canon, et lire les minores, en s’attachant à identifier les « postures » adoptées par les écrivains, les « stratégies » choisies, les « anticipations » opérées, les « trajectoires » empruntées, et rapporter ainsi les effets de sens et de style à la dialectique permanente – les « effets de prismes » – entre l’œuvre et les diverses strates du contexte social. Dépoussiérage : on vit de la sorte le « classique » Racine doté d’un éthos caméléonesque. Il fallait oser ; sans doute est-ce là le choc le plus retentissant, et le plus revigorant, dont le prisme vialesque ébranla l’histoire littéraire. Car sa démarche revient à dépiédestaliser les panthéonisés, à redonner une place aux disqualifiés, et dans tous les cas à bousculer certains mythes, parmi lesquels celui, tenace, de l’inspiration, de la vocation, de la clôture du texte, du grand écrivain de la France ; « et l’idée de “génie”… encore pis ! » (Racine. La Stratégie du caméléon, 1990).
7Cette conception des relations prismatiques entre l’écriture et le social impliqua une refondation radicale de l’histoire littéraire. Celle-ci serait désormais attentive aux façons dont la valeur des Lettres se fabrique, à travers le temps, à la faveur du jeu croisé et réticulaire des multiples institutions qui les investissent. Elle serait attentive, également, aux dispositifs, tant affectifs qu’intellectuels, par lesquels tout texte transmet lui aussi des valeurs, artistiques, culturelles, politiques, qu’il médiatise, modifie donc parfois, et institue à son tour, en les faisant partager, en les rendant « intéressantes » aux yeux de son (ses) public(s). Pas de littéraire, donc, hors des configurations sociales où il est situé, ni hors du partage et de l’adhésion qu’il génère. D’où le mot d’ordre d’Alain Viala, aussi impérieux qu’exigeant, aussi programmatique que fécond, pour saisir cet entrelacs – ces « concaténations » – d’actions et de médiations qui font l’ouverture constitutive des textes : « L’histoire littéraire sera interactive, globale, sociale, et osera courir sa chance d’être iconoclaste… ou ne sera pas » (« L’histoire des institutions littéraires », 1990).
8Approche forcément plurielle : d’un objet l’autre, le travail d’Alain Viala met en évidence que toute chose a au moins deux faces – une contradiction, qui est sa dynamique propre – et que rien ne se construit dans le champ littéraire si ce n’est par la tension latente, ou son expression ouverte, la dispute. Il faut donc être résolument complexe. Et cela, parce qu’une œuvre, comme une conduite sociale, est toujours poreuse aux différents mouvements de son époque, travaillée par des pensées concurrentes, investie de visées polémiques, traversée d’affleurements contrastés, parfois en opposition, mais pas toujours. Pour le dire plus simplement : rien ne va de soi ; aussi faut-il n’avoir de cesse de déplier la complexité, de repérer les combinaisons – les « combinatoires » –, de mesurer les effets des querelles, de saisir la diversité des usages, des modèles, des destinataires. Ne pas manquer de voir, par exemple, qu’« un écrivain engagé a de la chance et du malheur en parts égales » (Préface à L’Enfant de Jules Vallès, 1990).
9Traquer les doubles faces, c’est aussi savoir regarder de part et d’autre. De fait, tracer l’histoire sociale du littéraire exige d’interroger les frontières établies, de s’aventurer sur les lisières, de décloisonner les approches, de rendre perméables les clôtures. Qu’est-ce à dire ? Qu’il est utile et pertinent de mettre en dialogue, ou en série – des cas, des figures, des domaines d’activité –, de déceler les circulations de personnes, de motifs et de formes – entre les genres, les époques, les aires géographiques –, de s’intéresser aux dérives et aux passages – d’une langue, d’une sphère sociale, d’une institution, d’une pratique culturelle, d’une tradition littéraire à l’autre. Alain Viala est un passeur de frontières, un chantre de la traversée. Il n’est qu’à considérer son parcours, sa trajectoire à lui, l’Aveyronnais à l’Université, le Français à Oxford ; et plus encore son travail, dont chaque fraction est une invite, incessante, à regarder ce qui se passe « quand les frontières sont floues, ou se déplacent, bougent, se brouillent, ou se troublent » (Introduction au colloque « Fêtes galantes », 2014).
10À la source de cette réflexion qui (se) déplace se tient, fortement enracinée chez Alain Viala, une préoccupation, ou plutôt une revendication : celle de lire, écrire et transmettre, autant de pratiques engagées et réparatrices, autant de manières de prendre part au partage de nos biens culturels, en enjambant le fossé qui séparerait supposément le littérateur de l’action. L’urgence et la nécessité demeurent, pour l’universitaire, de s’engager dans les lieux où se transmettent les savoirs et les compétences, où se construisent les normes et les valeurs, où se partagent plaisir et connivence – c’est-à-dire là où l’on façonne et fait circuler la culture : les enseignements de l’École, les planches du théâtre, les structures de la recherche, les écrits critiques ou créatifs. Et dès lors, puisque nul ne l’ignore, il est bon de le rappeler : « il ne faut pas attendre pour agir » (« Le français, discipline cruciale », 1996).
11Action s’il en est, l’approche sociologique du littéraire est le fossoyeur des hiérarchies arbitraires. Elle impose non seulement d’interroger le canon, mais aussi de ne pas laisser à la condescendance ce qui est traditionnellement jugé comme n’étant pas « de la littérature ». Plus de sujets dérisoires en histoire littéraire ; plus d’objets médiocres jugés à l’aune de prétendus critères esthétiques. Deviennent dignes d’intérêt toutes les « marges », soit une foule de symptômes et de cas qui ne sont pas forcément « autorisés » ni « valorisés » par les institutions critiques, mais qui existent dans la sociologie des écrivants (des pharmaciens poètes, par exemple) ou dans les réalités matérielles de l’écriture, y compris chez les auteurs notoires (comme des cartes à jouer qui servent de missives à Voltaire). Au fond, Alain Viala avait déjà trouvé le principe de sa révolution du littéraire dans ce « fouillis » des Mazarinades qui fit l’objet, quelques années après Mai, de son premier article, en proclamant : « Il n’y a plus ni Prince ni sujets » (« Les Mazarinades », 1972).
12Ces six groupements-strates dessinent un trajet possible : un trajet menant des postures d’écrivains qui font la dynamique centrale du champ littéraire jusqu’aux bizarreries qui occupent les marges de ce champ ; le trajet d’une révolution qui refuse (l’histoire littéraire des grands hommes), revendique (une méthode), désordonne et brouille pour créer du nouveau. Ce trajet suit le fil des opérations critiques qui, chevilles ouvrières de la démarche d’Alain Viala, ont marqué de manière décisive la pratique des études littéraires : historiciser la littérature, mettre au jour les mécanismes de la valeur, exhiber les tensions et leur fécondité, traverser les frontières, s’engager. Mais comme toujours, proposer un cadre – car il le faut bien – ne veut pas dire unicité du cadrage, loin de là. Il est aussi loisible au lecteur de construire son propre chemin, de dessiner à son gré les parcours qui ressemblent le plus à sa curiosité. Il pourra suivre le fil de la galanterie, belle ou (et) libertine, jusqu’au-delà de nos frontières ; ou observer les progrès de la théorie littéraire et ses mises en cause. S’il est de l’humeur d’Alain Viala, il y comptera peut-être les références à tel ou tel auteur. Et s’il compte bien, il découvrira que Racine est l’auteur le plus mentionné ici (talonné par Corneille et Molière ?) : signe qu’on ne déracine pas les mythes sans contribuer à leur bouturage. Il trouvera des querelles et des polémiques à tous les étages, de l’engagement et de la politique là où il s’y attendait le moins. Il verra à l’œuvre le dialogue des arts – théâtre, musique, peinture – et des langues – allemand, anglais, argot, auvergnat, italien et occitan. Il pourra y repérer, selon son plaisir, des cartes (allégoriques ou à jouer), un bestiaire (un caméléon, une chèvre, trois chiens), un recueil de jeux poétiques (sonnets, acrostiches ou anagrammes) ou un récit biographique ; un miroir, non pas du prince (souvenez-vous, « il n’y a plus ni prince ni sujet »), mais du lecteur : celui-là à qui nous l’adressons, mais aussi toutes et tous qui s’y réfléchiront chacun à sa manière. Un miroir prismatique, comme il se doit.
13Les membres du comité de rédaction ne souhaitent pas s’étendre longuement en apologies, mais donner à lire la gratitude et l’amitié de toutes et de tous. Le comité adresse, avec reconnaissance, des remerciements aux institutions qui ont rendu possible ce recueil improbable et volumineux en le soutenant : la Faculty of Medieval and Modern Languages d’Oxford, le Centre de recherche Formes et Idées de la Renaissance aux Lumières de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, l’équipe d’accueil Textes et Cultures de l’Université d’Artois et Artois Presses Université, avec le regard précieux de Claudine Nédelec. Mais les contributeurs adressent leur profonde reconnaissance au chercheur qui les a guidés. Du hugolien « passeur de siècles » au trivial « dérouilleur », tous disent à loisir le renouvellement qu’Alain Viala a su apporter à la théorie littéraire comme aux pratiques critiques, aux pratiques d’enseignement et aux institutions trop fermées.
14 Après tout, puisqu’il n’a pas craint de comparer (Horresco referens, mais ce fut devant témoins) le meilleur outil pédagogique à une serfouette, la présence du passé intertextuel à la dégustation d’une Bavaroise Nénette, un grand Classique à un caméléon (tout un volume que vous avez déjà lu), prouvant ainsi qu’on peut théoriser sans perdre cette éminente qualité de sociabilité qu’est l’enjouement, nous lui offrons ce phénomène oxymorique : une galanterie universitaire.
15Il l’a bien cherché. Il sera (et vous aussi) peut-être étonné.
16 Anyway, comme il dit souvent pour écarter une difficulté.
17Il va continuer à écrire.
Notes de bas de page
1 Soyons cuistres, citons les articles sur le genre pratiqué : Françoise Waquet, « Les Mélanges, honneur et gratitude dans l’université contemporaine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 53, juillet 2006, p. 100-121. Ce genre mériterait sa place dans les études sur la consécration littéraire, Contextes n° 7, (Actes du colloque de Liège 2008), La Consécration en littérature [en ligne], 2010 et Contextes n° 17 (Actes du colloque de Poitiers 2012), Reconnaissance et consécration artistiques [en ligne], 2016, autant que dans les études sur la relation professorale et l’influence formatrice.
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