71. Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature, Paris, Nicolle, 1808, vol. I, p. 134-136
p. 393-396
Texte intégral
1Aujourd’hui largement oublié, Jacques Delille (1738-1813) fut considéré de son vivant comme un des plus grands poètes français et rencontra un vif succès, grâce à des œuvres qui puisaient volontiers dans les découvertes scientifiques modernes une matière inédite. Signe de l’importance accordée à ces longs traités en vers par les savants eux-mêmes, Les Trois Règnes de la nature parurent accompagnés de notes explicatives en prose signées par des scientifiques de premier plan, comme Cuvier et le chimiste Louis Lefèvre-Gineau (1751-1829). C’est à ce dernier, qui était alors membre de l’Institut et administrateur du Collège de France, que Delille rend hommage dans cet extrait. Alors qu’il s’apprête à décrire les différents vents, le locuteur invoque le savant comme un intercesseur quasi divin, capable de le guider vers une connaissance exacte du monde, à la façon dont Virgile et Béatrice conduisent Dante à travers La Divine comédie. Se construit ainsi une chaîne de médiateurs, puisque le poète éduqué par le savant se fait à son tour l’ambassadeur des savoirs auprès du public.
2Mais laissons là des vents les mystères secrets,
Et sans sonder la cause expliquons les effets :
Viens donc à mon secours, Gineau ! dont la main sûre
Organise le monde et sonde la nature ;
De ces sentiers obscurs fais-moi sortir vainqueur ;
J’aime à voir par tes yeux, à jouir par ton cœur.
De la matière morte à l’argile vivante,
Du roc au diamant, du métal à la plante,
Des ailes du condor aux pieds rampants du ver,
De l’instinct de l’aimant à la masse du fer,
Le monde à tes regards déploya ses merveilles.
Laisse-moi m’enrichir du produit de tes veilles ;
Jamais sujet plus beau n’inspira l’art des vers ;
La nature est mon plan, mon tableau l’univers.
De la terre, et des feux, et de l’air, et de l’onde,
C’est toi qui me montras l’alliance féconde ;
Mais par de plus beaux nœuds, de plus rares accords,
Le ciel qui te doua des plus riches trésors,
Du talent et des mœurs fit l’heureux amalgame ;
Oui, des combinaisons la plus belle est ton ame.
Des éléments rivaux dis-moi donc le secret :
Mon œil est curieux et non pas indiscret.
Parmi les vents divers, despote peu durable1,
L’un exerce un moment son règne variable,
S’empare en souverain de l’empire de l’air ;
Il part comme la foudre, il meurt comme l’éclair,
Et calmant tout à coup ses fougues passagères,
Dans les airs à leur tour laisse régner ses frères :
Tantôt sur l’Océan, soufflant sous un ciel pur,
De sa surface à peine il effleure l’azur ;
Et tantôt s’élançant sur ces plaines profondes,
Il frappe, élève, abaisse et tourmente les ondes,
Et troublant en tout sens cet humide chaos,
Arme l’air contre l’air, les flots contre les flots.
Malheur au nautonnier2 ! Dans sa barbare joie
Le brigand sur la côte attend déjà sa proie.
Dans son cours plus égal, l’autre plus régulier
Parcourt des mers du sud le sein hospitalier,
Et lorsque, poursuivant sa course courageuse,
Le vaisseau que battait la tempête orageuse
A laissé loin de lui le brûlant équateur,
Heureux ! il trouve enfin ce vent consolateur3,
Embaumé des parfums que le rivage exhale ;
Le nocher suit en paix sa route orientale,
Et sur les flots unis, sans crainte, sans effort,
Son souffle, ami constant, le conduit dans le port.
Notes de bas de page
1 Les vents se divisent en généraux ou constants, en périodiques ou réglés, et en variables.
Les vents généraux ou constants soufflent toujours du même côté. Tels sont les vents alizés qui se font remarquer entre les deux tropiques, et soufflent d’Orient en Occident. Cette direction des vents alizés souffre néanmoins de légères variations suivant les différentes déclinaisons du soleil : elle se tient ordinairement entre le nord-est et le sud-est. Ces vents appartiennent à l’Océan.
Les vents périodiques ou réglés soufflent périodiquement d’un point de l’horizon dans un certain temps, et d’un autre point dans un autre temps ; tels sont les moussons qui soufflent du sud-est, depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de mai, et du nord-ouest depuis le mois de mai jusqu’au mois d’octobre, entre la côte de Zanguebar et l’île de Madagascar ; tels sont aussi les vents de terre et de mer qui soufflent le matin de la mer à la terre, et le soir de la terre à la mer. Les vents inconstants ou variables soufflent tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; ils ne sont soumis à aucune loi par rapport aux lieux ni par rapport aux temps. Leur direction, leur durée, et la vitesse qui les anime éprouvent de grandes et fréquentes variations. Tels sont les vents qui se font sentir dans l’intérieur des terres, et sur mer hors des tropiques. [note du chimiste Libes]
2 Marin, pilote de vaisseau.
3 Ceux qui vont aux Indes Orientales traversent d’abord toute la zone torride et s’avancent vers le sud, plus de dix degrés au-delà, jusqu’au cap de Bonne-Espérance, où la navigation est souvent orageuse. Mais lorsque, retournant vers le tropique méridional, ils ont dépassé l’île de Madagascar, ils trouvent enfin le vent alizé et des mers plus sûres. Ce vent vient toute l’année du sud-est.
Dans le même océan, plus près des côtes, règnent les moussons, du sud-ouest et du côté opposé, alternativement pendant six mois de suite. Ces vents périodiques, souvent impétueux, sont fréquemment accompagnés d’orages. [note de Lefèvre-Gineau]
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